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Les projets de transition vers l’économie circulaire, associés à des modèles d’affaires ad hoc, sont des modalités récentes de partenariats interentreprises dédiés à l’innovation. Désormais, on ne conçoit pratiquement plus que les projets d’innovation puissent être menés autrement que de manière ouverte et collaborative. Le rapprochement des trois termes – économie circulaire, modèles d’affaires et partenariat d’innovation – interpelle toutefois le gestionnaire qui en perçoit simultanément le potentiel, la complexité et les risques. Ces notions sont en effet porteuses de tensions, c’est-à-dire de conséquences négatives résultant des buts et intérêts contradictoires des acteurs qui collaborent (Tura et al., 2019). Ritala et al. (2017) distinguent deux types de tensions. Les tensions paradoxales requièrent une attention simultanée à plusieurs paramètres, par exemple devoir, dans un projet d’innovation inter-organisationnel, conjuguer autonomie de la firme et interdépendance dans un réseau d’acteurs qui est lui-même simultanément source d’opportunités et de contraintes (Möller et Halinen, 2017). Les tensions dialectiques créent des situations « soit / soit » comme, par exemple, devoir soit partager ses connaissances avec ses partenaires soit les protéger afin d’en tirer profit (Laursen et Salter, 2014).

L’économie circulaire est une notion encore ambiguë aux multiples définitions et approches (Kirchherr et al., 2017; Geissdoerfer et al., 2017). Si la littérature a identifié des facteurs favorables à son développement (Lewandowski, 2016; de Mattos et de Albuquerque, 2018), elle relève les mêmes tensions que dans tout projet d’innovation collaborative et d’autres plus spécifiques : périmètre local versus planétaire des actions à mener, réels progrès locaux versus performances globales dégradées à cause d’effets rebond. La littérature sur l’économie circulaire accorde une importance croissante aux modèles d’affaires (Lewandowski, 2016; Lieder et Rashid, 2016), notamment aux modèles d’affaires soutenables (Stubbs et Cocklin, 2008; Bocken et al., 2014), circulaires (Antikainen et Valkokari, 2016; Linder et Willander, 2017) et à leurs tensions propres (van Bommel, 2018). Le concept de modèles d’affaires est lui-même source de tensions : il est remarquablement populaire et soumis à de sévères critiques, la proposition de valeur y est considérée soit comme son premier pas soit comme son résultat (Doganova et Eyquem-Renault, 2009; Klang et al., 2014).

Ces tensions s’ajoutant à la complexité inhérente aux projets d’innovation inter-organisationnels, à l’économie circulaire et à ses modèles d’affaires, il paraît essentiel de comprendre, lorsque les trois notions sont combinées, comment s’opère la transition vers l’économie circulaire ainsi que la mutation des modèles d’affaires. La littérature actuelle ne fournit que peu d’études empiriques (van Bommel, 2018) et n’indique pas comment les modèles d’affaires pourraient contribuer à révéler et à surmonter les tensions dans ce type de projets. L’article cherche à apporter des réponses à ces lacunes.

L’étude porte sur le projet SMART[1] dont l’objectif est de créer, dans la région nantaise (France), une filière locale et circulaire de production de films plastiques maraîchers recyclés. Ces films, qui servent à protéger les cultures en formant de petits tunnels, étaient valorisés hors filière agricole une fois usagés. Le projet SMART vise à les recycler avec des qualités identiques à celles d’un film neuf (« isocyclage ») afin qu’ils retrouvent un usage maraîcher.

Dans une revue de littérature, nous examinons les notions essentielles concernant l’économie circulaire, les modèles d’affaires et leurs tensions. Nous présentons ensuite notre méthodologie pour répondre à la question « Quelles sont les tensions liées aux projets de transition vers l’économie circulaire et comment suivre leurs répercussions sur l’évolution des modèles d’affaires de leurs acteurs ? » A cette fin, nous proposons un récit du projet SMART, de son contexte, de son évolution et des tensions rencontrées. Nous proposons ensuite une typologie des tensions susceptibles d’impacter l’évolution des modèles d’affaires puis nous discutons des rôles structurants et performatifs des narrations dans leur émergence.

L’économie circulaire, ses modèles d’affaires et leurs tensions

Cette section présente les notions essentielles sur l’économie circulaire, ses modèles d’affaires et leurs tensions ainsi que le modèle RCOV de Demil et Lecocq (2010) qui servira de grille de lecture du cas.

L’économie circulaire, une notion ambiguë génératrice de tensions

L’économie circulaire est une alternative au modèle linéaire « extraire, fabriquer, consommer, jeter » (Ghisellini et al., 2016). Elle est parfois qualifiée de « concept parapluie » (Blomsma et Brennan, 2017) à cause de nombreuses définitions (Kirchherr et al., 2017) qui englobent de manière vague des phénomènes variés. Il y a malgré tout consensus au sujet de ses principaux objectifs. L’économie circulaire vise à réduire la consommation de ressources non renouvelables et à réduire les déchets grâce à des flux de matière et d’énergie cycliques dans des boucles fermées. La fermeture des boucles permet de conserver une valeur économique, aux produits et aux matières, aussi longtemps que possible, d’améliorer l’efficience de leur usage, d’allonger leur durée de vie et de transformer les déchets en nutriments qui seront réintroduits dans le cycle de production-consommation (Geissdoerfer et al., 2017; Blomsma et Brennan, 2017). Des mnémoniques tels que les R’s principles indiquent les principales opérations de transformation possibles à cette fin : réduire, réemployer, réparer, remettre à neuf, refabriquer, recycler, etc. (Ghisellini et al., 2016). Outre la recirculation des ressources, la réduction de leur demande et la valorisation des déchets, Prieto-Sandoval et al. (2018) considèrent que trois autres dimensions sont nécessaires pour établir le concept d’économie circulaire : une approche multi-niveau, une voie pour parvenir au développement durable et un lien étroit avec les innovations sociétales. Pour changer en profondeur la manière de conduire les affaires la transition vers l’économie circulaire devrait s’opérer à trois niveaux. Le niveau micro concerne les activités des consommateurs et celles des entreprises pour réduire les impacts environnementaux. Le niveau méso décrit les écosystèmes d’entreprises géographiquement proches conçus pour respecter l’environnement. Le niveau macro s’adresse aux activités qui, à diverses échelles, réorientent le tissu industriel vers des systèmes de production et de consommation soutenables (Su et al., 2013). L’économie circulaire doit répondre à des objectifs environnementaux, à travers la préservation des ressources, et sociaux, via le développement de l’emploi par exemple, tout en maintenant une performance économique (Schaltegger et al., 2012). Des auteurs considèrent ainsi qu’elle est soit un substitut au développement durable, soit un moyen de l’opérationnaliser (Kirchherr et al., 2017; Merli et al., 2018). Les expérimentations de transition vers l’économie circulaire peuvent conduire, à terme, à des changements sociétaux majeurs (Bidmon et Knab, 2018).

Des tensions sont propres à l’économie circulaire. En effet, la transition peut être impulsée soit par des organismes nationaux ou supranationaux, par le biais de la législation, de l’incitation ou du financement des actions (approche top-down) soit résulter d’initiatives d’entreprises qui coopèrent pour reconcevoir leurs produits ou pour réorganiser leurs chaînes logistiques (approche bottom-up) (Lieder et Rashid, 2016). La mise en place d’une chaîne logistique inverse va ainsi brouiller la relation classique client – fournisseur car ces acteurs deviennent simultanément client et fournisseur l’un de l’autre ce qui induit des tensions dans les mécanismes de création et de capture de la valeur. Tura et al. (2019) ont identifié vingt tensions dans les « pratiques d’affaires durables » et les ont regroupées, selon leur perception par différents types d’acteurs (maîtres d’oeuvre, fournisseurs, clients, autres partenaires) en quatre catégories. On notera, pour la suite de l’étude, qu’il n’est pas fait référence à un quelconque rôle d’intermédiaire d’innovation (Barlatier et al., 2016) ou de transition (Kivimaa et al., 2019). Les tensions économiques se réfèrent aux allocations de coût et aux logiques de captation de valeur, parfois perçues comme asymétriques ou déloyales. Les tensions structurelles ont trait aux relations inter-organisationnelles et à la gouvernance des réseaux. Les tensions psychologiques sont liées aux attitudes, motivations et perceptions d’acteurs hétérogènes. Les tensions comportementales se manifestent par des pratiques qui peuvent être actives versus passives ou bien coopératives versus concurrentielles dans un projet (Tura et al., 2019).

La transition vers l’économie circulaire est une innovation organisationnelle. Une littérature variée a montré les liens étroits entre innovation et proximités de diverses natures (Cooke, 1992; Su et al., 2013; Torre, 2009, 2014). L’échelle régionale est appropriée à l’économie circulaire car les acteurs se connaissent et peuvent expérimenter des boucles locales vertueuses à partir de leurs flux de matières. Ces initiatives peuvent toutefois être contraintes par des facteurs globaux (cours des matières premières, crises économiques). Torre (2009, 2014) distingue la proximité géographique, qui est spatiale, de la proximité organisée qui ne l’est pas. La proximité géographique peut être recherchée ou subie, permanente ou temporaire. La proximité organisée fait référence aux manières qu’ont les acteurs d’être proches en dehors de la relation géographique. En identifiant cinq formes de proximité (cognitive, organisationnelle, sociale, institutionnelle et géographique), Boschma (2005) confirme la multi-dimensionnalité de la notion et montre qu’aussi bien trop que trop peu de proximités peuvent s’avérer néfastes.

Des objectifs contradictoires au coeur des modèles d’affaires circulaires

Des modèles d’affaires novateurs ayant pu entraîner des changements systémiques dans des secteurs tels que ceux de la mobilité ou de l’hébergement (Bidmon et Knab, 2018), des auteurs les considèrent comme la pierre angulaire ou l’outil déterminant de la transition vers l’économie circulaire (Boons et Lüdeke-Freund, 2013; Lieder et Rashid, 2016). Une littérature prend corps au sujet des modèles d’affaires soutenables (Stubbs et Cocklin, 2008; Boons et Lüdeke-Freund, 2013) ou circulaires (Linder et Willander, 2015; Antikainen et Valkokari, 2016). Les modèles d’affaires soutenables visent à réduire les impacts négatifs pour l’environnement et/ou la société. Ils prennent en compte un large éventail de parties prenantes dans une perspective de long terme. Leur proposition de valeur vise un équilibre entre les dimensions économiques, environnementales et sociales (Stubbs et Cocklin, 2008; Bocken et al., 2014). Les modèles d’affaires circulaires fondent la logique de création de valeur sur le flux retour des produits usagés possédant une valeur économique résiduelle. Des matières premières secondaires se substituent ainsi à des matières premières vierges (Linder et Willander, 2017). La fermeture des boucles de matériaux ainsi que le ralentissement et la réduction de leurs flux contribuent, grâce au réemploi, à la réparation, au recyclage, etc., à prolonger la durée de vie des produits, à améliorer l’efficience des matières et à réduire les déchets (Nuβholz, 2017). Les modèles d’affaires circulaires sont interconnectés par nature car ils requièrent la coordination d’acteurs interdépendants dans des réseaux complexes (Antikainen et Valkokari, 2016). Leur proposition de valeur peut concerner des systèmes produit-service (Tukker, 2015), lorsque des services complètent les produits. Dans l’esprit de l’économie de fonctionnalité (Stahel, 2005), ce sont alors les usages ou les résultats que permettent ces systèmes produit-service qui sont vendus plutôt que les produits eux-mêmes. Le fabricant alors conserve la propriété du système produit-service qu’il met à disposition du client (location…) (Tukker, 2015). Cela permet d’imaginer des propositions de valeur autour de systèmes produit-service réutilisables ou à usage intensifié (véhicule loué à l’heure) (Stahel, 2005). Le client peut toutefois estimer que cela restreint son autonomie et sa liberté de choix (Tukker, 2015).

Les objectifs de soutenabilité ou de circularité accroissent la complexité des modèles d’affaires (Nußholz, 2017; van Bommel, 2018). Les tensions qui y sont observables peuvent aussi bien stimuler qu’inhiber le changement dans les organisations (Klang et al., 2014). Les tensions principales portent sur l’attention conjointe à accorder aux préoccupations économiques, environnementales et sociales et sur les couples court terme / long terme, profit / éthique, parties prenantes / actionnaires (Tura et al., 2019; van Bommel, 2018). Van Bommel (2018) a mis au jour quatre tensions dans les modèles d’affaires soutenables. Les tensions de mise en oeuvre résultent de la pluralité des parties prenantes et de l’antagonisme de leurs buts et stratégies. Les tensions d’appartenance ou d’identité sont dues aux conflits, individuels ou collectifs, au sujet des questions d’identité et de valeur. Les tensions organisationnelles apparaissent quand les objectifs sociaux et environnementaux se heurtent aux structures, aux processus, aux pratiques et à la culture en place. Les tensions temporelles et cognitives sont dues à la nécessité de conjuguer plusieurs horizons temporels (routines stables à court terme et préparation des changements à long terme). Van Bommel (2018) a également identifié la manière dont ces tensions étaient gérées. Tout d’abord, les acteurs peuvent les éliminer, soit en les évitant, soit en les ignorant, soit en parvenant à les aligner, le progrès sur une dimension ne s’opérant alors plus au détriment d’une autre. Ensuite, les tensions peuvent être acceptées, leurs dimensions contradictoires persistent bien qu’elles soient reconnues. Enfin, une tension peut être résolue de deux manières : ses dimensions opposées sont séparées, dans le temps ou dans l’espace, ou une nouvelle perspective la résout avec une synthèse qui en renouvelle les termes.

Si les modèles d’affaires doivent présenter une cohérence interne, entre leurs différentes composantes (Demil et Lecocq, 2010), ils devraient également, en économie circulaire, montrer une cohérence externe, c’est-à-dire une compatibilité et un alignement entre les modèles d’affaires de toutes les organisations impliquées dans une boucle. Hélas, la littérature ne propose pas encore de modèles théoriques satisfaisants de ce point de vue. La quasi-totalité des modèles d’affaires soutenables ou circulaires sont des extensions du modèle d’Osterwalder et Pigneur (2011). Leurs auteurs ont complété ses briques traditionnelles avec des attributs soutenables ou circulaires, ont ajouté au modèle de base de nouvelles briques dédiées à ces dimensions (Antikainen et Valkokari, 2016; Lewandowski, 2016; Bocken et al., 2018) ou ont créé des couches nouvelles (Joyce et Paquin, 2016).

Le modèle RCOV pour mettre au jour les tensions dans les modèles d’affaires

Le modèle RCOV (Demil et Lecocq, 2010) est intéressant dans une perspective circulaire (Beulque et al., 2018). Ce modèle parcimonieux permet de représenter les changements, dans les organisations concernées, à partir de trois grandes composantes seulement en interaction : les « Ressources et Compétences » (RC) que l’organisation acquiert et développe, l’« Organisation interne et externe » (O) qui reflète les choix opérés au sujet des activités à réaliser en interne, au sein de la chaîne de valeur, ou en externe, pour permettre la coordination des parties prenantes dans le réseau de partenaires, et la « Proposition de valeur » (V) qui consiste à spécifier les offres élaborées par l’organisation sur la base de modèles de revenus et à caractériser leurs clients potentiels ainsi que les canaux permettant de les atteindre. Par ailleurs, les flux de trésorerie et la marge révèlent la performance (économique) de l’organisation (Warnier et al., 2012). Le modèle RCOV fournira le cadre pour l’étude des tensions dans le projet SMART.

Méthodologie

La recherche a été menée au sein du projet SMART présenté en introduction. Le tableau 1 en liste les partenaires.

Pour avoir une compréhension fine des phénomènes complexes (Corbin et Strauss, 1990) qui se jouent lors d’une transition vers l’économie circulaire, une recherche qualitative avec immersion en situation s’imposait. La méthodologie de recherche est une étude de cas unique et longitudinale (Yin, 2009), depuis la candidature du projet à une labellisation par le pôle Végépolys (2013) jusqu’au terme du contrat (2016). L’étude de cas est adaptée à l’examen de phénomènes contemporains réels sur lesquels le chercheur n’a que peu prise. Le cas étudié est unique par la spécificité du projet et se prête bien au test des théories présentées et au progrès des connaissances au sujet de la transition vers l’économie circulaire. Il permet d’explorer les tensions sur plusieurs années (Yin, 2009, p. 47-49).

Pour répondre à la question « Quelles sont les tensions liées aux projets de transition vers l’économie circulaire et comment suivre leurs répercussions sur l’évolution des modèles d’affaires de leurs acteurs ? », nous avons combiné trois techniques : une analyse de documents, une participation observante (Soulé, 2007) lors des activités du projet et des entretiens de recherche. Les entretiens, d’une heure en moyenne, ont été enregistrés, à une exception près pour cause de refus, puis retranscrits. Les données primaires sont constituées des retranscriptions et des documents associés aux revues du projet. Les données secondaires émanent de documents sectoriels et de la presse (tableau 2). La validation des données a été établie par multiangulation des sources et des techniques de recueil de données.

Un codage ouvert (Corbin et Strauss, 1990) a permis d’établir des catégories à partir d’unités d’analyse issues des données. La catégorisation des tensions a été effectuée à partir de celles de la littérature passée en revue. Le codage axial a permis de mettre au jour des relations entre catégories. Le codage sélectif a fait émerger les thèmes objets de la discussion. Pour identifier puis interpréter les tensions rencontrées, nous avons utilisé une approche narrative (Doganova et Eyquem-Renault, 2009; Klang et al., 2014; Maucuer et al., 2018). Une narration est, selon Doganova et Eyquem-Renault (2009), un ensemble de faits, incluant les détails contextuels associés, qui décrit une situation de manière séquentielle. Ces auteures postulent que la narration fait du modèle d’affaires un objet frontière, ce qui facilite la gestion de ses tensions. Un premier traitement des données permet de présenter le maraîchage nantais, le film plastique de semi-forçage, son cycle de vie et l’organisation de son recyclage. Une analyse plus fine des données retrace la manière dont diverses tensions ont, au cours du projet, infléchi l’évolution des modèles d’affaires des acteurs. Un troisième traitement illustre les rôles structurants et performatifs des narrations dans ces évolutions (Maucuer et al., 2018; Demil et Lecocq, 2018).

Tableau 1

Les partenaires du projet SMART

Les partenaires du projet SMART

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Tableau 2

Les données collectées pour la recherche

Les données collectées pour la recherche

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Le film plastique dans le maraîchage

Cette section présente le cycle de vie du film plastique de semi-forçage dans le maraîchage nantais et les événements significatifs du projet SMART.

Le film plastique, un intrant indispensable du maraîchage nantais

La géographie offre, aux alentours de Nantes (France), des conditions favorables au maraîchage : douceur du climat, abondance de l’eau de la Loire et sols sablonneux. Une spécialisation de leur activité a permis aux maraîchers nantais de devenir, collectivement, le leader national, voire européen, pour une demi-douzaine de légumes. La mâche, le produit phare, représente, avec ses 30 000 à 35 000 tonnes de production annuelle, 85 % de la production nationale et 50 % de la production européenne. L’expertise des maraîchers nantais réside dans la production de légumes primeurs, rémunérateurs car mis tôt sur le marché au début du printemps. Deux techniques permettent d’obtenir ces légumes : la culture sur lit de sable en planches buttées et la couverture des planches pour protéger les cultures des intempéries et des maladies et pour hâter leur développement. Aujourd’hui, le principal mode de couverture est le petit tunnel de semi-forçage constitué d’un film en polyéthylène tendu sur des arceaux. Ce film doit être transparent pour permettre la photosynthèse et être très résistant pour ne pas se déchirer au moment de sa pose et de sa dépose mécaniques ou en cas de tempête.

Le cycle de vie des films plastiques maraîchers

Le cycle de vie des films plastiques suit une filière linéaire schématisée dans la figure 1.

Des entreprises pétrochimiques fabriquent des granules de polyéthylène vierge principalement à partir de pétrole. Des plasturgistes extrudent ces granules pour obtenir des films plastiques qui sont ensuite enroulés en bobines. Les films de semi-forçage sont constitués de trois couches. La couche centrale (50 % de l’épaisseur totale) a une recette de polyéthylène différente des deux couches périphériques. Les bobines de films sont livrées par palettes à des distributeurs. Chaque maraîcher achète annuellement, via sa coopérative ou son organisation de producteurs, quelques centaines de bobines. Les films sont posés dans les tenues maraîchères (parcelles), entre septembre et mars, pour un usage unique d’une durée de trois à dix semaines. Deux ou trois cycles de culture peuvent se suivre sur une même tenue. Les films sont retirés immédiatement avant la récolte des légumes. Les souillures qui les recouvrent (eau, sable, terre) représentent les deux tiers de leur masse. Les films usagés sont recyclés dans une usine proche des maraîchers, à Landemont dans le Maine et Loire, depuis l’interdiction de leur incinération et de leur enfouissement au début des années 1990. Les granules de seconde génération obtenus sont utilisés pour fabriquer des sacs poubelle et des bâches. Cela constitue un usage dégradé (downcycling), hors filière maraîchère, de films aux caractéristiques mécaniques élevées. Le projet SMART, piloté par l’entreprise Trioplast à Pouancé (Maine et Loire), cherche à « iso-cycler » ces films afin qu’ils retrouvent un usage maraîcher. Trioplast possède des équipements industriels pour fabriquer des films neufs et aussi des lignes de recyclage de plastiques usagés d’origine industrielle. Le projet SMART ouvre la voie à une économie circulaire avec de nouveaux modèles d’affaires et de nouvelles propositions de valeur. Cela étant, il doit tenir compte d’une filière nationale de collecte et de valorisation des films agricoles usagés.

Le recyclage des films agricoles usagés dans la filière APE

Le faible taux de recyclage du polyéthylène (15 %), matériau constitutif des films maraîchers, s’explique par les difficultés que rencontrent les plasturgistes et les recycleurs. L’hétérogénéité des intrants complique et renchérit le recyclage ainsi que la fourniture d’extrants stables (Deloitte Conseil, 2015). Le prix des granules recyclés suit, avec une décote, les variations du prix des granules vierges, eux-mêmes corrélés aux fluctuations du prix du pétrole. Cela peut conduire à des difficultés d’approvisionnement pour les entreprises de la plasturgie (Chapelle et Clément, 2015). Par ailleurs, le coût du prétraitement des plastiques usagés (collecte, tri, lavage…) peut dépasser le prix de vente des plastiques recyclés si le cours du pétrole est bas. Souvent, seules des éco-contributions permettent de rétablir un équilibre financier des chaînes de recyclage (Deloitte Conseil, 2015). Ce mécanisme s’applique aux films agricoles usagés pris en charge par la filière Agriculture, Plastique et Environnement (APE).

Le principe de la filière APE, fondée sur une démarche volontaire des professionnels, à l’initiative du Comité français des Plastiques en Agriculture (CPA)[2], a été adopté en 2006 par les Pouvoirs publics. Sa gestion est confiée à l’éco-organisme A.D.I.VALOR[3] lequel organise, depuis 2009, la collecte et le traitement des films agricoles usagés (FAU). Le financement de la filière est assuré par une éco-contribution qui s’ajoute au prix de chaque bobine de film. Des accords-cadres avec l’Etat fixent les objectifs à atteindre en termes de taux de collecte et de recyclage. Les films usagés sont rachetés aux maraîchers à un tarif fixé par A.D.I.VALOR. Bien que le montant de l’éco-contribution ait régulièrement augmenté, il ne couvre pas les frais de fonctionnement.

FIGURE 1

Le cycle de vie des films plastiques maraîchers

Le cycle de vie des films plastiques maraîchers

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Le système de valeur des films agricoles (figure 2) s’organise, au-delà de Trioplast et des maraîchers, autour d’acteurs qui ont des relations client – fournisseur dans un marché concurrentiel : pétrochimistes, plasturgistes, distributeurs, transporteurs et recycleurs. La filière APE mobilise, de son côté, des acteurs hors marché qui ont des relations partenariales : A.D.I.VALOR, CPA, FMN. Des acteurs institutionnels prescrivent des objectifs à la filière (Ministère) ou ont soutenu son démarrage (ADEME[4]).

Du projet SMART au film Triosmart

Outre la prise en compte du contexte décrit, le projet SMART doit affronter trois verrous : la faisabilité d’un film recyclé à partir de films maraîchers usagés et souillés, le maintien de ses performances mécaniques et agronomiques et la gestion sociotechnique de la transition vers l’économie circulaire.

Pour lever le premier verrou, Trioplast récupère des films usagés chez le maraîcher partenaire du projet pour les recycler. Les granules obtenus sont de bonne qualité mais l’opération est difficile. En effet, les lignes de lavage sont dimensionnées pour des films usagés d’origine industrielle peu souillés. Les granules recyclés sont ensuite incorporés, avec des taux allant de 10 % à 100 %, dans la couche centrale d’une série de films d’essai, les couches périphériques restant constituées de résines vierges. Les tests de qualification montrent que les films recyclés ont des caractéristiques mécaniques équivalentes à celles d’un film neuf. Des films témoins sont posés dans une tenue du maraîcher afin d’être observés en conditions réelles. Le CDDM, partenaire du projet, procède à des tests pour en déterminer les performances agronomiques. Les tests montrent de nouveau que les performances sont équivalentes en termes de rendement, de transparence et de facilité de pose/dépose au film neuf. Des entretiens ont été réalisés avec des maraîchers pour lever le troisième verrou, et notamment pour sonder leur acceptabilité vis-à-vis des films recyclés et des modèles d’affaires de l’économie circulaire. Les maraîchers sont prêts à utiliser des films recyclés à condition que leur résistance et leur transparence soient garanties et qu’ils soient moins chers que le film neuf. Les maraîchers sont en revanche plus réservés à l’égard des modèles d’affaires de l’économie circulaire. Pour eux un film de semi-forçage est un produit consommable à usage unique. Ils ont l’habitude de mettre chaque année leurs fabricants en concurrence afin d’obtenir les meilleurs prix. Ils ne comprennent donc pas l’idée de payer un usage, de leur point de vue plus cher que l’achat d’un produit. Ils sont réticents également au principe de s’engager dans un contrat à long terme avec un seul fournisseur alors qu’eux-mêmes n’ont pas de visibilité sur leur activité, même à court terme, à cause des aléas météorologiques ou du marché. Deux points opposent par ailleurs maraîchers et plasturgiste. Tout d’abord, les maraîchers considèrent que leur film est propre, comparativement au film de paillage par exemple, alors que les plasturgistes estiment qu’il est très sale, comparé aux films usagés industriels. Ensuite, les maraîchers observent qu’il n’y a pas de corrélation entre le prix des films et le cours du pétrole. Suspicieux à cause de l’opacité des prix, ils souhaiteraient conserver la maîtrise de leurs films usagés afin de les valoriser au mieux.

FIGURE 2

Le système de valeur des films agricoles

Le système de valeur des films agricoles

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Pour contourner, à brève échéance, les limites de ses moyens de production Trioplast a externalisé le lavage des films maraîchers usagés et leur regranulation auprès d’un prestataire qui a l’expérience des films souillés. Les granules recyclés obtenus sont de bonne qualité et ont un coût inférieur au coût interne. Face au troisième verrou, les partenaires du projet SMART ont décidé d’organiser une journée d’échanges et de confrontation de points de vue entre maraîchers et plasturgistes afin de co-construire des solutions acceptables par chaque partie. Cette rencontre a été annulée à deux reprises par les maraîchers, ceux-ci évoquant la priorité qu’ils devaient accorder à leurs exploitations. Après avoir établi un bilan de la situation, Trioplast décide de lancer une nouvelle gamme de produits. Le film nommé Triosmart a une couche centrale constituée à 100 % de granules recyclés provenant de films industriels usagés. Cette gamme est vendue exclusivement aux maraîchers, de manière conventionnelle et au prix du film neuf. Après usage, ce film sera récupéré par Trioplast qui pourra le faire laver et regranuler chez son prestataire. Trioplast produira ensuite, avec les granules régénérés, un film de seconde génération qui sera devenu, après un hiver passé dans les tenues maraîchères, un film d’origine agricole.

Le film Triosmart est ainsi le résultat des tensions rencontrées au cours du projet SMART. Ces tensions sont à décrypter pour comprendre leur impact sur l’évolution des modèles d’affaires et, au-delà, sur la transition vers l’économie circulaire.

L’impact des tensions sur la dynamique des modèles d’affaires

L’écosystème des films plastiques agricoles (figure 2) est d’une complexité telle qu’il n’est pas possible de l’étudier ici de manière exhaustive. Aussi, l’article se concentre-t-il sur les tensions et leurs impacts sur les modèles d’affaires de deux acteurs : Trioplast et les maraîchers. Ces tensions sont révélées sous une forme narrative (Doganova et Eyquem-Renault, 2009; Maucuer et al., 2018), avec le modèle RCOV (Demil et Lecocq, 2010) comme cadre d’analyse.

Les ressources et compétences

Les terres sont les premières ressources des maraîchers. Leur implantation près de Nantes s’explique par des proximités géographiques, permanentes et recherchées (Torre, 2009), favorables au maraîchage. Le rachat du site de Pouancé par le groupe suédois Trioplast, en 1999, est également lié à une proximité géographique recherchée, mais pas avec les maraîchers. En effet, les films de semi-forçage comptent très peu dans le chiffre d’affaires de Trioplast. Le choix de Pouancé s’explique par l’importance de marchés proches (Normandie, Bretagne, Pays de la Loire, Poitou) pour les films d’enrubannage et d’ensilage utilisés en culture et en élevage.

Le statut du film de semi-forçage a considérablement évolué en vingt ans. En fin de vie, il est passé de « ressource négative » à « ressource stratégique » (Weppe et al., 2013). Déchet sans valeur, quand il était incinéré ou enfoui, avant 1995, il est ensuite devenu une « ressource ordinaire » achetée neuve puis revendue usagée. Les maraîchers le considèrent aujourd’hui comme un co-produit de leur activité à valoriser le mieux possible. Trioplast peut s’approvisionner en résines sur le marché mondial mais, vu les caractéristiques élevées des films maraîchers, un fournisseur s’avère quasi incontournable faute d’alternatives performantes. Les extrudeuses sont les ressources physiques permettant de transformer les granules de polyéthylène en film plastique. Pour les films usagés, un prétraitement est indispensable avant recyclage. Or, la ligne de lavage, conçue pour des films peu souillés, a été un point bloquant.

Les maraîchers maîtrisent la production de légumes primeurs. Leurs compétences ont peu évolué avec le projet SMART. Les compétences de Trioplast sont doubles : élaboration de recettes de polyéthylène permettant d’obtenir des films performants et maîtrise des processus sur les lignes de production. Ces compétences ont fortement évolué grâce au projet SMART. Tout d’abord, en poussant ses moyens de production aux limites, avec les films maraîchers, Trioplast a dû résoudre les difficultés dues aux souillures. Ensuite, les expérimentations ont permis de déterminer le taux maximal de granules recyclés incorporables dans les films. Enfin, la commercialisation du film Triosmart a approfondi la compréhension des attentes des utilisateurs et le positionnement du produit sur le marché nantais. Face aux difficultés, Trioplast a pris conscience de ses compétences-clés et les a renforcées. Trioplast a ainsi consolidé son expertise dans la valorisation de films usagés ce qui lui permet désormais de produire du « plastique recyclé de haute performance ». Cette compétence émergente (Lecocq et al., 2006) est une source d’avantage concurrentiel. De plus, le « plastique recyclé d’origine maraîchère » a été un atout différenciateur du film Triosmart lors de son lancement commercial. Il a séduit les coopératives agricoles sensibles au concept d’« agriculture écologiquement intensive ».

La proposition de valeur

Avec l’incorporation de granules recyclés, le projet SMART apporte une valeur additionnelle aux films, celle-ci étant co-créée avec les partenaires du projet (Boldrini, 2018). Une couche centrale constituée exclusivement de granules recyclés permet de diviser par deux la quantité de polyéthylène vierge ce qui réduit d’autant la dépendance de Trioplast vis-à-vis de ses fournisseurs. L’activité de recyclage devient ainsi stratégique. Pour les maraîchers la propriété nouvelle du film Triosmart est surtout symbolique. Ses caractéristiques et son prix sont identiques aux films précédents, le coût du lavage des films souillés n’ayant pas permis la réduction de prix attendue. Le fait que les films usagés soient mieux valorisés que comme sac poubelle et qu’ils retrouvent un usage maraîcher est toutefois un motif de satisfaction.

Avec le projet SMART, des services nouveaux étaient possibles mais les modèles d’affaires orientés usages ou résultats n’ont pas obtenu l’adhésion des maraîchers. Trioplast espère malgré tout devenir leur fournisseur majeur grâce à la qualité de ses produits et des services apportés : écoute des maraîchers, présence régulière sur le terrain, réactivité pour répondre à leurs difficultés. La qualité des relations et la confiance sont facilitées par la proximité de Trioplast avec les maraîchers (75 km versus 700 km pour les principaux concurrents).

Les organisations internes

Les activités principales du maraîchage sont le semis, la récolte des légumes, le contrôle, le lavage, le conditionnement et l’expédition. La périssabilité des légumes implique une proximité géographique entre les lieux de ces activités et le respect de délais entre les dates de récolte, de conditionnement et d’expédition. Les maraîchers sont en concurrence pour commercialiser leurs légumes mais ils savent se regrouper pour mutualiser des achats, la distribution de leur production ou pour défendre leurs intérêts.

Dans le processus de recyclage de Trioplast, les principales activités sont le tri des films usagés, le déchiquetage en paillettes, le lavage, l’extrusion et la granulation du polyéthylène régénéré. Les deux dernières opérations ont été externalisées pour les films maraîchers trop souillés. Au début du projet SMART, pour renforcer le service développement et la direction commerciale, Trioplast a embauché une technico-commerciale. Cette collaboratrice, souvent sur le terrain, a joué un véritable rôle de boundary spanner entre les services de Trioplast mais aussi vis-à-vis des partenaires du projet.

Les relations inter-organisationnelles

Traditionnellement, les maraîchers n’achètent des bobines de films qu’après mise en concurrence annuelle des plasturgistes. Avec le projet SMART, Trioplast cherche à renforcer le potentiel des proximités géographique et organisationnelle avec les maraîchers en réponse aux aléas de l’accès aux granules et des cours du pétrole. La co-conception d’un produit innovant renforce ces proximités. Trioplast consolide ainsi sa position sur le territoire et se protège d’éventuelles velléités du groupe suédois de déplacer l’activité vers un autre site.

Des rencontres plénières ont eu lieu au début du projet SMART pour lister les activités, répartir les rôles et élaborer une vision commune du projet. Par la suite, chaque partenaire a réalisé les tâches qui lui incombaient seul ou en dyade. Le projet n’a mobilisé un nombre d’acteurs plus élevé que pour les activités atypiques ou pour lesquelles les connaissances étaient lacunaires (Boldrini, 2018). La rencontre destinée à traiter le verrou sociotechnique et la question des souillures des films n’a pas eu lieu. Elle aurait pourtant été indispensable pour échanger des connaissances complexes et tacites (Boschma, 2005), pour discuter les problèmes liés à l’incertitude et à la nouveauté et pour tenter de raccorder les dissonances cognitives (Torre, 2009).

Les flux de trésorerie

Cette section aborde les flux de trésorerie mais pas leurs montants ni la marge qui sont confidentiels. L’achat des bobines de film de semi-forçage représente souvent, avec ses quelques dizaines de milliers d’euros, le troisième poste de charges des maraîchers après les salaires et le sable. L’éco-contribution qui s’ajoute à ce prix est en hausse constante mais les films usagés recyclés dans la filière APE sont rachetés aux maraîchers. Pour Trioplast, les granules vierges sont la principale composante du coût de production des bobines (la moitié, voire bien plus). Comme l’entreprise ne peut pas toujours en répercuter la hausse dans ses prix de vente, elle doit adapter ses marges.

Malgré les économies de résine vierge permises par l’« isocyclage » des films usagés, Trioplast commercialise le film Triosmart au prix du film neuf, le lavage en interne étant non compétitif. Pour baisser les coûts, un plus grand partage d’informations entre maraîchers et plasturgiste aurait été nécessaire. Or, les données économiques et financières demeurent confidentielles. Trioplast n’est pas encline à dévoiler sa structure de coût, variable selon les prix des granules vierges. Les maraîchers, en mettant chaque année les plasturgistes en concurrence, empêchent qu’un accord soit trouvé pour garantir à Trioplast un flux régulier de plastique à recycler, permettant de rentabiliser une nouvelle ligne de lavage. Cela bloque toute avancée vers des modèles d’affaires circulaires.

Le récit du projet SMART confirme que la transition vers des modèles d’affaires circulaires est complexe et implique de gérer de multiples tensions. Les tensions identifiées (tableau 3) montrent la complémentarité, pour leur étude, des littératures au sujet des proximités (Boschma, 2005; Torre, 2009, 2014), des modèles d’affaires (Klang et al., 2014), notamment soutenables (van Bommel, 2018), et des pratiques soutenables au sein des réseaux (Tura et al., 2019).

Des narrations révélatrices des tensions dans l’évolution des modèles d’affaires

Le film Triosmart n’est qu’un résultat intermédiaire eu égard aux objectifs du projet SMART. Le projet s’est enlisé au milieu du gué malgré des conditions initiales favorables : bouquet de proximités (expertises industrielles, agronomiques et académiques, labellisation par Végépolys, financement régional), approches bottom-up et top-down combinées (initiative entrepreneuriale et incitation régionale), valeurs partagées (qualité des produits, performances techniques), objectif commun (créer une nouvelle filière), proposition de valeur coconstruite (films maraîchers usagés « isocyclés » localement). Cependant, l’alignement des partenaires n’a pas été total (Lieder et Rashid, 2016) faute de transparence suffisante. Or, dans les systèmes à haut niveau d’interdépendance, ici l’économie circulaire, le fait de ne pas divulguer les informations nuit à l’atteinte des objectifs (Su et al. 2013).

Cette section vise à mieux comprendre les freins à la mutation des modèles d’affaires et l’émergence des tensions identifiées (tableau 3). Elle montre également que l’exploration, même difficile, d’un nouveau modèle d’affaires a un rôle structurant et performatif.

La transition vers l’économie circulaire, un noeud de tensions à démêler

Les tensions économiques sont les plus fréquentes dans les partenariats (Tura et al., 2019). Leurs acteurs n’ayant pas les mêmes attentes, ils percevront différemment les résultats du projet. Aussi est-il nécessaire que chacun d’eux ait une vision claire des résultats auxquels il peut contribuer et dont il souhaite capter une partie de la valeur. Le film maraîcher, loin d’être un banal plastique, est un actant non-humain qui, selon la valeur perçue (déchet ou coproduit), structure différemment les logiques des acteurs. Le financement régional a allégé les tensions économiques mais elles n’ont pas disparu pour autant, le partage des bénéfices du projet pouvant sembler être inégal : prix des films Triosmart inchangé pour les maraîchers mais coût d’approvisionnement en granules vierges significativement réduit pour Trioplast.

Tableau 3

Les tensions impactant l’évolution des modèles d'affaires

Les tensions impactant l’évolution des modèles d'affaires

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Les tensions liées à la divulgation d’informations ne sont pas que cognitives, elles sont également comportementales car elles infléchissent la manière dont les acteurs se conduisent ou communiquent (Ritala et al., 2017). Le refus des maraîchers de signer des contrats avec Trioplast est lié à la crainte d’une dépendance accrue vis-à-vis d’un fournisseur qui en profiterait ensuite pour augmenter ses prix (Tura et al., 2019). Les maraîchers privilégient, faute de temps, les activités d’exploitation par rapport à celles d’exploration. La focalisation sur leur coeur de métier les a ainsi empêchés de se réinterroger sur de nouvelles manières d’exploiter leurs ressources et leurs compétences (Lecocq et al., 2006). Ils perçoivent bien que leurs films usagés peuvent être mieux valorisés mais ils souhaiteraient y parvenir avec les pratiques établies, en essayant de les vendre au plus offrant, et non en tentant d’élaborer une nouvelle proposition de valeur avec ses partenaires. Face aux tensions, des acteurs réagissent de manière défensive, pour éviter inconfort, frustration ou nécessité de reconnaître leurs limites, ce qui accroît encore les tensions (Klang et al., 2014). C’est sans doute une des raisons qui explique l’annulation de la rencontre de médiation par les maraîchers. L’attitude défensive peut être due également à leur pouvoir et à leur disponibilité moindres que celles de l’acteur pivot (Ritala et al., 2017). L’adoption de modèles d’affaires circulaires nécessiterait un changement dans ces façons de penser (Stubbs et Cocklin, 2008; van Bommel, 2018).

Le rôle effectif de chef de projet était vacant et la majorité des activités ont été conduites par un seul acteur ou une dyade. La séparation entre activités propres et développements conjoints ponctuels était une manière de gérer les tensions liées à l’interdépendance des partenaires (Ritala et al., 2017). Personne ne s’étant spécifiquement chargé des relations inter-organisationnelles, il ne pouvait qu’en résulter des tensions structurelles (Tura et al., 2019). Dans les projets d’innovation, cette gestion est généralement prise en charge par des agents de changement, souvent externes au partenariat (Ritala et al., 2017). Alors que les projets d’innovation ouverte ont vu se multiplier les intermédiaires d’innovation (Barlatier et al., 2016) et qu’avec les transitions sociotechniques sont apparus les intermédiaires de transition (Kivimaa et al., 2019), ces figures d’acteurs facilitateurs ont été absentes du projet SMART. Les exigences de transparence entre partenaires sont une cause fréquente de tensions structurelles (Tura et al., 2019). L’insuffisance de transparence a été une cause majeure du blocage du processus coopératif entre Trioplast et les maraîchers.

L’inertie organisationnelle et la stabilité des régimes sociotechniques sont sous-estimées dans les efforts déployés pour faire évoluer les modèles d’affaires (Bidmon et Knab, 2018). Les politiques d’achat des maraîchers ou les règles de fonctionnement de la filière APE ont ainsi été inhibitrices du changement. Trioplast et les maraîchers, via le CDDM, disposaient tous deux de laboratoires et d’expertises internes, favorables à la transition vers l’économie circulaire (de Mattos et de Albuquerque, 2018), mais ils ne les ont pas mobilisés de la même manière. Là où le laboratoire de R&D de Trioplast expérimentait de nouvelles recettes de polyéthylène à base de granules recyclés, le CDDM vérifiait la conformité des films recyclés aux spécifications techniques des films standards.

Dans les partenariats de R&D, l’information n’est révélée que de manière sélective aux autres membres (Ritala et al., 2017). Des innovations qui ne nécessitaient que le partage d’informations techniques ont, dans le passé, été menées avec succès par Trioplast et les maraîchers. Les tensions cognitives liées au dévoilement versus la conservation des informations économiques ont en revanche été très pénalisantes.

Dans la mise en oeuvre de modèles d’affaires circulaires, les tensions sont souvent liées au difficile équilibre entre objectifs économiques, sociaux et environnementaux (Bocken et al., 2014). Un film 100 % recyclé aurait été techniquement possible mais à un coût excessif et peut-être avec des caractéristiques techniques dégradées. Cette tension a toutefois été réduite avec l’externalisation du lavage et de la regranulation des films usagés.

La réticence des maraîchers à participer à la rencontre de remédiation témoigne d’une tension psychologique liée au fait qu’ils n’en auraient retiré aucun bénéfice direct (Tura et al., 2019). Les risques du projet (faisabilité non garantie de l’« isocyclage » des films usagés, qualité insuffisante) expliquent aussi leur attitude (Tura et al., 2019).

De Mattos et de Albuquerque (2018) soulignent l’importance de la proximité entre producteur et marchés de consommateurs. Ritala et al. (2017) considèrent que proximités cognitive et géographique sont en phase. Notre étude confirme l’importance de la proximité géographique mais aussi, à l’instar de Boschma (2005), son ambivalence.

Le rôle structurant et performatif d’une narration sur un modèle d’affaires émergent

Doganova et Eyquem-Renault (2009) ont observé qu’un modèle d’affaires a un rôle performatif parce qu’il véhicule une démonstration d’une réalité à venir. Maucuer et al. (2018) considèrent de ce fait que l’approche narrative est à privilégier pour comprendre le processus d’émergence d’un modèle d’affaires innovant. Le récit du projet SMART en a montré la faisabilité, malgré les tensions rencontrées, voire ses blocages. Il a mis au jour les connexions, les articulations et les coévolutions souhaitables ou nécessaires entre les modèles d’affaires d’organisations en économie circulaire. D’une certaine manière, les tensions identifiées ne sont que les révélateurs des points sur lesquels l’action collective doit porter prioritairement pour parvenir à des modèles d’affaires cohérents dans leur globalité (Joyce et Paquin, 2016). Les tensions révélées par la narration ne se résument toutefois pas aux seules tensions concurrentielles (Lecocq et al., 2018; Maucuer et al., 2018), huit autres types de tensions ont été caractérisées (tableau 3). La narration a également révélé la diversité des réactions au fil de l’élaboration d’un nouveau modèle d’affaires (Maucuer et al., 2018). La proposition de valeur de films maraîchers usagés « isocyclés » localement a emporté l’adhésion, au départ, et a facilité les collaborations, lors des expérimentations, pour en valider la faisabilité technique. Elle s’est ensuite heurtée au poids des modèles d’affaires traditionnels de l’économie linéaire, entraînant le rejet de modèles alternatifs. La narration a enfin été une source d’apprentissage pour Trioplast et de transformation du regard de ses membres sur l’environnement concurrentiel (Maucuer et al., 2018). Les réussites et les difficultés rencontrées au cours du projet, ainsi que les réactions des partenaires, ont ainsi amené l’entreprise à intégrer dans le réseau de valeur un acteur pas prévu au départ (le prestataire de lavage/regranulation), à commercialiser les films Triosmart de manière conventionnelle mais aussi à envisager des débouchés commerciaux, avec de grosses coopératives au lieu des seuls maraîchers nantais au risque d’abandonner, au moins partiellement, la filière locale et circulaire. Le modèle d’affaires, en tant que représentation performative, a, en retour, façonné les entreprises et l’environnement dans lequel elles s’inscrivent (Maucuer et al., 2018). Cela étant, un modèle d’affaires émergent peut être performatif dès les choix initiaux. Quand Trioplast a décidé, pour des questions de proximité, de recycler des films maraîchers alors qu’ils comptent peu dans son chiffre d’affaires, ce choix a entraîné de facto la sélection de certains partenaires et de l’environnement pertinent associé (Demil et al., 2018).

Les partenaires du projet SMART sont donc parvenus au milieu du gué en réussissant à coconcevoir une proposition de valeur attractive (performance de premier ordre) (Demil et al., 2018). En revanche, ils n’ont pas réussi à concrétiser un nouveau modèle d’affaires (performance de second ordre) conforme aux principes de l’économie circulaire. Un accompagnement du projet par des intermédiaires de transition aurait certainement eu des effets bénéfiques à cette fin (Kivimaa et al., 2019).

Conclusion

Cet article a étudié un projet collaboratif de transition vers l’économie circulaire, le projet SMART de conception d’une filière locale et circulaire d’« isocyclage » de films plastiques maraîchers usagés. La présentation de l’usage de ces films pour protéger les cultures des maraîchers nantais, la description de leur cycle de vie ainsi que celle des modalités de leur valorisation en fin de vie ont permis une première sensibilisation aux enjeux du projet. L’étude du cas a ainsi montré que les modèles d’affaires de l’économie circulaire sont complexes et qu’ils sont soumis à de multiples tensions. Nous montrons ainsi les difficultés de la transition, à rebours de la littérature qui souligne plutôt l’importance de nouveaux modèles d’affaires pour sa réussite (Kirchherr et al., 2017; Nuβholz, 2017).

Les études empiriques examinant les tensions associées à l’émergence d’un nouveau modèle d’affaires étant encore rares (van Bommel, 2018), la présentation du projet SMART et celle de l’évolution du modèle d’affaires de deux de ses acteurs constituent une première contribution. En effet, si la construction d’un modèle d’affaires innovant, en amont de son déploiement, s’inscrit pleinement dans les recherches sur les innovations de modèles d’affaires, la compréhension du processus a encore peu été étudiée (Maucuer et al., 2018). En reliant une série de travaux sur les proximités et sur les tensions, dans les réseaux de R&D et dans les modèles d’affaires (Boschma, 2005; Torre, 2009, 2014; Klang et al., 2014; Ritala et al., 2017; van Bommel, 2018; Tura et al., 2019), nous proposons une seconde contribution à travers une typologie de huit tensions génériques face auxquelles les entreprises déploient des stratégies variées qui conduisent soit à leur dépassement soit à des situations de blocage (van Bommel, 2018; Tura et al., 2019). La troisième contribution illustre, via le récit des choix des acteurs et des réactions de leur environnement, les rôles structurants et performatifs des narrations dans l’émergence d’un nouveau modèle d’affaires : rôle d’information par la révélation des tensions, rôle de production via les réactions des acteurs face au nouveau modèle d’affaires et rôle d’intégration traduisant l’apprentissage expérientiel des entrepreneurs dans l’adaptation du modèle d’affaires innovant (Maucuer et al., 2018).

L’apport managérial est de montrer que, dans un projet collaboratif de transition vers l’économie circulaire, les contrats et les règles de gouvernance ne suffisent pas à la réussite. Par une sensibilisation aux tensions rencontrées lors de l’évolution des modèles d’affaires, l’article devrait aider les managers à mieux comprendre l’inertie voire les conflits qui en résultent, malgré les objectifs communs et partagés des acteurs du projet, et ainsi leur permettre, à défaut de les éviter, de pouvoir au moins réduire ces tensions (Ritala et al., 2017). Il montre également l’importance de l’alignement des partenaires (Lieder et Rahid, 2016), de la transparence de l’information et l’intérêt d’un accompagnement par des intermédiaires de transition (Kivimaa et al., 2019).

L’étude présente au moins deux limites. Tout d’abord, elle ne porte que sur les deux acteurs principaux du projet SMART et non sur l’ensemble de ses partenaires. Ensuite, l’étude de cas est unique et reste exploratoire, ses résultats peuvent donc difficilement être généralisés.

Afin de mieux gérer les tensions, il conviendrait, à l’avenir, de comprendre plus finement encore la connexion, l’articulation et l’évolution des modèles d’affaires d’organisations en économie circulaire. Dans les collectifs d’acteurs hétérogènes, la notion d’écosystème s’impose malgré les critiques adressées aux métaphores biologiques s’appliquant aux systèmes artificiels. Une « ingénierie de l’écosystème » (Lecocq et al., 2018) consisterait, dans une perspective structuraliste, à configurer des activités en relevant le défi stratégique d’aligner des partenaires interdépendants qui devraient interagir, malgré les tensions identifiées, pour concrétiser la proposition de valeur centrale (Adner, 2017).