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Thomas Loilier est professeur des Universités à l’IAE de Caen. Le projet conduit dans cet ouvrage est ambitieux, puisqu’il nous propose d’expliquer le monde économique dans lequel nous vivons. Ce monde connaît des mutations importantes impulsées par la révolution digitale. Peut-on vraiment parler de l’émergence d’un monde nouveau ? Quels sont les contours de cette nouveauté ? Dans cet ouvrage, Thomas Loilier ne s’adresse pas spécifiquement à un public académique. Il convoque ses identités de chercheur, d’enseignant, de citoyen, d’acteur et d’observateur de ce monde, pour nous livrer ses réflexions sur les changements profonds qui affectent la science, l’économie et la société. Il ne s’agit pas d’un ouvrage théorique, mais d’une réflexion structurée, qui fait référence à des éléments théoriques pour expliciter les phénomènes à l’oeuvre. Le propos de l’ouvrage est clair, présenté de manière pédagogique. Si le propos est toujours sérieux, le style n’est pas dénué d’humour, ce qui contribue à rendre la lecture de l’ouvrage plaisante.

Le livre se structure autour de vingt questions, relatives aux caractéristiques du capitalisme digital, au comportement des acteurs du capitalisme digital et aux modes de cohabitation entre les acteurs établis et les acteurs émergents, dont les GAFA (acronyme qui désigne Google, Apple, Facebook et Amazone) sont d’éminents représentants. Ces derniers, encore jeunes à l’échelle de l’histoire du capitalisme, pèsent déjà très lourds dans le système économique, dont ils modifient la dynamique et les rapports de force.

Dans la première partie de l’ouvrage une série de questions interroge la pertinence des représentations classiques de la figure du capitaliste. Afin d’expliciter ce qu’est une économie capitaliste, l’auteur pose les fondements de ce qu’est une économie de marché dans la théorie économique. Ce modèle d’économie présente des avantages liés aux mécanismes d’incitation individuels et au rôle des marchés pour atteindre une situation d’équilibre. Il présente également des inconvénients. Sans régulation par l’État, il génère des inégalités croissantes, qui conduisent à l’exclusion d’une partie des individus du système économique. Depuis leur émergence, les économies capitalistes ont connu de grandes évolutions, jusqu’à l’émergence récente d’un capitalisme digital qui dessine les contours d’un nouveau monde. L’électronique, les nouveaux matériaux et les biotechnologies sont, depuis la fin du XXème siècle, au coeur de la construction d’un nouveau système technique, qui a permis l’émergence de nombreuses innovations et donc de modifications profondes du système économique.

Le développement des technologies de l’information et des activités économiques associées à des plateformes numériques a permis l’émergence de nouveaux acteurs tels que les GAFA. Ils sont capables de dominer les marchés et de peser sur la redistribution des richesses à l’échelle mondiale tant ils sont devenus puissants. La création de nombreuses start-ups par des entrepreneurs qui saisissent des opportunités d’innovation associées à la révolution technologique, ainsi que l’hyper-connexion des personnes grâce au développement d’Internet, aux réseaux sociaux et à l’apparition des smartphones, sont également des traits marquants de l’évolution du système économique. Les modes de consommation, l’organisation des entreprises, les relations entre employeurs et employés, les modes de transmission de l’information s’en trouvent totalement modifiés. Les entreprises digitales introduisent des modèles d’affaires innovants, qui présentent une grande diversité mais ont pour point commun de modifier les relations entre les parties prenantes au sein de l’entreprise et au sein du système économique.

La constatation de ces différents changements qui marquent la transition vers un nouveau modèle de développement économique conduit l’auteur à mettre en avant le rôle fondamental de la connaissance dans la transformation du système économique. La connaissance ayant les caractéristiques d’un bien public, à savoir la non-rivalité et la non-exclusion, l’État joue un rôle important dans sa production. Il intervient par le financement d’activités de recherche, mais aussi par l’élaboration de dispositifs légaux de protection de la propriété intellectuelle, tels que le brevet, afin d’encourager les entreprises à investir dans des innovations. Le défi associé à l’élaboration de ces dispositifs est de parvenir à permettre l’appropriation des bénéfices de l’innovation, sans pour autant remettre en cause les mécanismes de cumulativité des connaissances qui sont au coeur de la dynamique d’innovation. Dans une économie de la connaissance, la capacité d’innovation est un facteur majeur de la compétitivité des entreprises. La disruption, qui désigne le bouleversement d’un marché provoqué par l’introduction d’une innovation, est désormais de tous les discours. T. Loilier fait appel à la vie de Jeanne d’Arc pour expliciter ce phénomène, montrer le génie du disrupteur, le rôle de son entourage et la part de hasard qui l’accompagne.

Au coeur de ce système économique, les entreprises se transforment pour développer leur capacité d’innovation. Elles investissent en recherche et développement (R&D) et adoptent des modes d’organisation plus agiles, s’inspirant des modes de fonctionnement des start-ups. Elles cherchent à se libérer des rigidités associées à une organisation figée et à faire déborder l’innovation hors des limites de la fonction de R&D et à stimuler et laisser s’exprimer la créativité à tous les niveaux de l’entreprise. Elles ouvrent leurs activités d’innovation à des interactions avec les acteurs externes à l’entreprise et s’engagent dans des dynamiques d’innovation collectives, selon le fameux modèle d’innovation ouverte. Les acteurs sont connectés au sein de réseaux et interagissent pour innover. La notion de territoire prend alors de l’importance, car la proximité des acteurs au sein de territoires favorise leurs interactions et donc l’innovation. L’importance du facteur géographique ou physique de l’innovation, conduit T. Loilier à considérer que notre monde n’est pas simplement digital, mais qu’il est phygital. L’État, les entreprises, les universités, les intermédiaires d’innovation sont des parties prenantes importantes des dynamiques territoriales. L’État et les pouvoirs publics interviennent pour stimuler l’émergence d’écosystèmes d’innovation. Leurs leviers sont l’investissement dans la création de connaissances et de compétences, la construction d’un contexte favorable à la circulation des connaissances et des personnes.

Parmi les questions qui structurent le livre, T. Loilier s’interroge sur la peur que devraient, ou non, susciter les GAFA, entreprises emblématiques des bouleversements économiques de notre époque. Ces entreprises ont apporté de nombreuses innovations qui ont des impacts positifs indéniables par leur rôle dans la création de valeur. Elles peuvent cependant inquiéter par leur hyperpuissance et leur capacité d’influence fondée sur la masse d’informations qu’elles possèdent quant à nos comportements. Elles soulèvent des problématiques de protection des données privées, de transparence des algorithmes, de gouvernance d’Internet mais aussi d’adaptation du droit du travail. Sur ce dernier point, l’auteur s’attache aux problèmes posés par le modèle d’affaires d’Uber sur le statut des chauffeurs, en termes de précarité des revenus, de protection sociale, de dépendance à la plateforme, de pouvoir de négociation inexistant et d’impact sur la vie privée.

Dans le monde phygital, la start-up se pose comme l’archétype de l’organisation agile et innovante. L’auteur souligne que ce terme désigne un ensemble hétérogène de jeunes organisations. Trois idées reçues sur les start-ups sont battues en brèche : elles ne sont pas toujours high-tech, elles ne sont pas nécessairement innovantes et elles créent peu d’emploi, ce qui n’en fait pas une solution au chômage. Dans une logique de destruction créatrice, elles peuvent au contraire être à court terme une menace pour les entreprises établies et les emplois qu’elles fournissent. Les start-ups contribuent cependant à la dynamique des écosystèmes d’innovation et à l’évolution du système économique. En effet, leur principal point commun est qu’elles se construisent par tâtonnements. Elles jouent ainsi un véritable rôle de laboratoire de l’innovation et contribuent à stimuler la dynamique d’innovation des entreprises établies.

Alors que faire, face à ces mutations rapides et aux profonds bouleversements économiques et sociaux qui les accompagnent ? Trois axes sont mis en avant par l’auteur : l’élaboration d’un cadre légal qui assure une répartition de la richesse plus équitable entre les actionnaires et les salariés; le renforcement du rôle des syndicats en rendant la syndicalisation obligatoire, afin que les adaptations de la société et du système économique s’élaborent selon un mode participatif, plutôt qu’autoritaire ou conflictuel; au niveau de l’Europe, un renforcement des investissements dans la création de la connaissance, sans que ceux-ci ne soient contraints par les règles en matière de déficit budgétaire. Finalement, l’auteur nous rappelle que pour notre société et notre économie, le plus grand défi associé au développement de l’économie digitale est celui de l’écologie et qu’il nous reste à inventer un modèle de capitalisme digital écologique.