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Les travaux sur la défaillance organisationnelle de la décennie 1990 (Perrow, 1984 ; Roberts, 1990 ; Bourrier, 1998) ont mis en évidence que l’organisation était à même de produire des défaillances pouvant peser sur la sécurité industrielle, au même titre qu’une erreur technique ou humaine.

Ces travaux révolutionnaires pour comprendre la sécurité industrielle en lien avec les organisations ont également permis de comprendre la dimension complexe des grands accidents. Inscrits dans une époque qui annonçait déjà les grandes évolutions des organisations, ils restent cependant attachés à décrire ces dernières dans leurs formes connues et encore très bureaucratiques.

Dans le contexte contemporain de développement de l’externalisation, des nouvelles formes d’organisations, souvent liées à des projets et présentées comme des organisations temporaires, conduisent à réinterroger les résultats de ces recherches fondamentales. En effet, la dimension temporaire est-elle susceptible d’aggraver les risques organisationnels ? et dans l’affirmative quelles pratiques peuvent permettre d’en renforcer la fiabilité ?

Hollnagell (2009), à l’origine du courant dit de l’ingénierie de la résilience, précisait, en effet, que la résilience « possède une épaisseur temporelle nécessaire à son élaboration », et que les travaux dans ce domaine ne mettent malheureusement pas « l’accent sur le rôle du temps dans le développement de cette capacité organisationnelle ». Dans le contexte des organisations temporaires, la vertu du temps pour permettre aux acteurs de s’organiser paraît manquer cruellement.

Il semble donc pertinent de réinterroger les résultats de recherche de ces différents courants théoriques en les confrontant à celui des organisations temporaires

Apparu timidement dans les années 1960-1970 (Miles, 1964, 1977; Bennis, 1965; Goodman & Goodman, 1972, 1976), le concept d’organisation temporaire a fait l’objet d’une littérature plus abondante à partir des années 1990, principalement sous l’impulsion d’éditions spéciales et de groupes de travail scandinaves (Lundin, 1995; Kenis et al., 2009).

Malgré l’existence d’éléments communs, la définition donnée à l’organisation temporaire recouvre des réalités industrielles très différentes et présente des frontières conceptuelles poreuses avec des concepts voisins comme les organisations projets et les organisations éphémères. Pourtant, quelles que soient les formes qu’elle revêt, les recherches menées à ce jour la décrivent toutes comme atypique, caractérisée par d’importantes différences de cultures et de perceptions (Yakura, 2002; Packendorff, 1995; van Berkel et al., 2016) et par une forte pression exercée par son échéance (Lundin & Söderholm, 1995; Janowicz-Panjaitan et al., 2009; Bakker et al., 2016).

Il est à noter cependant que la question de sa gestion en toute sécurité s’avère quasiment absente de la littérature. Pourtant, un nombre croissant d’industriels mobilisent ponctuellement des partenaires et des entreprises externes pour porter leurs projets, y compris dans des environnements présentant des risques d’accident majeur. C’est ainsi que sont constituées des organisations le temps du démantèlement d’une centrale nucléaire, d’un forage pétrolier, ou encore du lancement d’une navette spatiale.

Dès lors, peut-on appréhender la sécurité dans ces types d’organisation comme elle l’a été dans les systèmes sociotechniques complexes des années 90 ?

La recherche présentée dans cet article s’inscrit dans une démarche compréhensive qui analyse une organisation dans laquelle un niveau élevé de sécurité est demandé. Ainsi, l’organisation temporaire que nous avons étudiée est située sur un site de stockage gazier qui présente des enjeux de sécurité majeurs. Son analyse a reposé sur la méthode des catégories conceptualisantes (Paillé & Mucchielli, 2012).

Il en résulte que ces nouvelles formes d’organisation soulèvent des enjeux de sécurité déjà bien connus de la sociologie des organisations et des sciences de gestion. Certains résultats, cependant, tels que ceux liés à la place du cadre formel de la sécurité, ou encore au rôle d’un acteur pivot entre l’organisation temporaire et son organisation mère, mériteraient d’être approfondis par de nouvelles études de cas.

Après avoir inscrit le cadre théorique dans une revue de littérature qui tient compte à la fois des organisations temporaires et de la défaillance organisationnelle, le terrain de cette étude et la méthodologie seront présentés. Les résultats seront commentés et discutés dans la dernière partie.

La gestion de la sécurité repensée dans l’organisation temporaire – cadre théorique

Cette première partie porte sur les enjeux théoriques de notre recherche. Nous présentons tout d’abord le concept d’organisation temporaire et les effets que peuvent avoir certaines de ses caractéristiques sur la sécurité. Parce que les notions d’incertitude et, parfois indirectement, de complexité, ressortent souvent de cette première revue de littérature, nous nous intéressons ensuite aux champs de recherche de la gestion de projet sous incertitude, de la gestion des projets complexes et enfin de la fiabilité organisationnelle dans une perspective systémique.

Concept et typologies d’organisation temporaire

Le qualificatif de « temporaire », lorsqu’il est associé à l’organisation, traduit le fait qu’une durée limitée est envisagée dès sa création, parce que l’objectif qu’elle poursuit est ponctuel et, qu’une fois celui-ci atteint, elle sera dissoute ou transformée. C’est le cas d’un chantier dont l’objectif est la mise en exploitation d’une usine ou encore d’une mission d’audit. L’atteinte de l’objectif conditionne la date de dissolution.

Cela ne signifie pas que la durée de ces organisations est courte – certains grands projets survivent à des organisations traditionnelles – mais que la période d’interaction limitée de leurs membres en est une caractéristique ex-ante (Grabher, 2002; Bakker 2010; Burke & Morley, 2016).

Plusieurs concepts sont associés, dans la littérature, à l’organisation temporaire, comme celui de transition, de tâche ou encore d’équipe (Lundin, 1995; Lundin & Soderholm, 1995; Turner & Müller, 2003; Modig, 2007; Müller et al, 2013; Bakker et al, 2016). Tout comme celui d’incertitude (Lundin & Söderholm, 1995; Turner & Müller, 2003; Burke & Morley, 2016) qui, bien qu’il ne permette pas de la définir, invite à s’interroger sur les difficultés particulières qu’on peut y rencontrer pour l’anticipation des risques industriels.

Ainsi plusieurs caractéristiques sont associées à l’organisation temporaire dans les différents écrits cités. Néanmoins, seule la notion de temporalité y apparait de façon constante. Ce constat déjà effectué par Packendorff (1995) le conduisait à affirmer que « malgré la grande diversité des formes et activités que les organisations temporaires peuvent prendre (...) la temporalité est le seul facteur qui leur est réellement caractéristique, tandis que les autres facteurs n’en sont simplement que les conséquences ou la corrélation. »

Selon cette perspective, l’organisation temporaire n’aurait de singulier que sa dimension collective et ponctuelle et ces deux caractéristiques ne seraient pas sans effets directs et indirects sur les individus et leurs interactions. A titre d’exemple, les recherches mettent en exergue des difficultés générées par d’importantes différences de cultures et de perceptions (Yakura, 2002; Packendorff, 1995; Modig, 2007; van Berkel et al., 2016) et par une forte pression exercée par leur échéance (Lundin & Söderholm, 1995; Janowicz-Panjaitan et al., 2009; Bakker et al., 2016).

Il est également intéressant de constater, dans cette littérature encore relativement restreinte, plusieurs typologies d’organisations temporaires.

Une des plus fréquentes fait appel aux notions de « semi » et de « purement » temporaires (Miles, 1964; Modig, 2007; Bakker, 2010; Bakker et al, 2016). Selon cette littérature, dans l’organisation « purement » temporaire, tant l’existence de l’organisation que l’interaction entre ses membres sont temporaires. C’est le cas des organisations de gestion de crise qui émergent face aux catastrophes et qui disparaissent ensuite. Dans les organisations semi-temporaires, en revanche, les individus font soit partie d’une même organisation-mère, soit d’une structure en réseau qui se maintient dans le temps. On trouve, dans cette catégorie, les projets intra-organisationnels (Mintzberg, 1982) ou les projets en réseau comme les festivals musicaux (Salaun et al, 2016).

Il apparait néanmoins, selon nous, que peu d’organisations temporaires peuvent réellement être considérées comme dépourvues de tout lien avec une organisation pérenne. Ainsi, même une cellule de gestion de crise environnementale a de grandes chances d’être sous tutelle gouvernementale.

Il est donc logique de trouver, dans d’autres recherches, des typologies qui distinguent les organisations temporaires en fonction de leur dépendance à une organisation mère, de la nature répétitive des objectifs recherchés ou encore de leur nature intra ou inter-organisationnelles (Lundin & Söderholm, 1995; Oerlemans & Meeus, 2009; Turner & Keegan, 2001; Modig, 2007).

Précisons que, dans cet article, ce sont les organisations temporaires dont il est exigé un haut niveau de sécurité qui nous intéressent et que celles-ci sont le plus souvent liées à une ou des organisation(s) pérenne(s). Ce lien, tout comme leur dimension collective et ponctuelle, en font des structures aux comportements et interactions potentiellement singuliers, susceptibles de produire de nouveaux types de défaillances.

Dans la partie suivante, nous tentons d’éclaircir les enjeux qui sous-tendent la question des organisations temporaires et de leur fonctionnement en toute sécurité. En particulier, nous explorons quels peuvent être l’effet de leurs caractéristiques clefs sur les comportements de leurs membres et nous analysons quels risques peuvent en découler.

Enjeux de sécurité associés à la nature ponctuelle de l’organisation

Quels risques d’accident industriel pourraient être associés au caractère temporaire de l’organisation ?

Une des particularités premières de l’organisation temporaire est sa durée limitée. Cette durée implique plusieurs problèmes dont le manque de temps pour développer une base de connaissance partagée, pour planifier le changement organisationnel et pour développer la confiance dans les relations interpersonnelles (Janowicz-Panjaitan et al., 2009; Ravidat, 2009). Elle peut également générer des problèmes de compréhension et de cohésion pouvant être à l’origine d’accidents (Weick, 1993, p. 644). En effet, les acteurs ont généralement peu de temps pour déterminer « qui sait quoi » et « qui fait quoi ».

Un autre élément susceptible de constituer un facteur de risque est leur caractère orienté-action (Lundin & Söderholm, 1995; Lundin et al., 2003) qui couplé à la pression temporelle, peut inciter les individus à accélérer les tâches et à baisser leur vigilance. En effet, des études montrent une tendance à l’accélération du traitement et de l’utilisation de l’information au fur et à mesure que l’échéance d’un projet approche (Kerstholt, 1994; van Berkel et al., 2016). Cette caractéristique rend les individus plus focalisés sur l’accomplissement du travail à faire et les rend moins sensibles au risque.

En conséquence, les membres attachés à un objectif ponctuel qui travaillent sous pression effectuent souvent des raccourcis dans les tâches à effectuer. Et ces derniers ne sont pas nécessairement pris en fonction de l’intérêt du projet (Austin, 2001) et de sa sécurité.

Une prise en compte des risques limités par des objectifs fixés en amont

Un des rares problèmes mis en avant dans la littérature, et relatif à la sécurité dans les organisations temporaires, est celui d’une insuffisante prise en compte des risques au moment de leur conception (Koppenjan, 2001).

En effet, la plupart du temps, comme c’est le cas des organisations temporaires liées à des projets d’infrastructures ou de démantèlement, les budgets de fonctionnement sont fixés à l’avance. Ce facteur « prédéterminé » rend difficile l’appréhension des risques, par exemple techniques, au moment où les tâches sont définies et le design du projet fixé (Koppenjan, 2001). De fait, lorsque des problèmes de sécurité émergent en cours de réalisation, il existe un risque que les individus freinent leur communication et leur prise en compte si ceux-ci mettent en péril le projet et leurs intérêts individuels.

Ainsi, le fonctionnement d’une organisation temporaire peut soulever des risques spécifiques du fait de contraintes financières fixes et de questions éthiques : en effet, comment modifier les règles opérationnelles pour prendre en compte de nouveaux types de risques lorsqu’ils requièrent des fonds supplémentaires substantiels qui n’avaient pas été intégrés ? Comment s’assurer que les managers de projets ou autres individus clefs de l’organisation vont transcender leurs intérêts personnels (Bechky, 2006; Modig, 2007) pour dévoiler les problèmes de sécurité lorsque ceux-ci apparaissent une fois la structure en place ?

L’analyse de la littérature spécifique aux organisations temporaires montre donc que les individus y sont fortement focalisés sur l’action et que cela peut nuire à l’identification et au traitement des incidents, en particulier si la structure est contrainte financièrement.

En outre, le manque d’historique peut limiter leur capacité d’analyse des situations risquées et réduire leurs capacités de réaction. Ceci semble particulièrement le cas dans les organisations parfois qualifiées de « purement temporaires » dans lesquelles les acteurs se méconnaissent. Leurs interactions sont susceptibles d’y être plus complexes, au sens d’imprévisibles, que dans des organisations où les rôles sont bien définis et connus.

Cette première analyse bibliographique met donc en exergue une possible faible vigilance en matière de sécurité dans les organisations temporaires, avec des modes d’interaction encore immatures. De plus, cette immaturité accroît l’incertitude à laquelle les individus sont confrontés. Or, l’incertitude, comme nous le développons dans les parties qui suivent, est une source de risque particulièrement difficile à appréhender et à gérer.

Vers des pratiques de gestion en sécurité adaptées à l’organisation temporaire 

Certaines pratiques managériales traditionnelles pourraient être inadaptées aux organisations temporaires, de par leur environnement incertain

Comme nous l’avons indiqué précédemment, la littérature sur l’organisation temporaire met souvent en avant l’incertitude qui porte sur les services qu’elle délivre, sur ses process (Turner & Keegan, 2001; Turner & Müller, 2003) ainsi que sur l’environnement et les tâches qui doivent y être effectuées (Howle et al., 1996; Burke et Morley, 2016).

Même si le degré d’incertitude varie d’une organisation temporaire à l’autre, il n’en reste pas moins que leur nature ponctuelle en fait des « réalités à venir » inévitablement sujettes aux imprévus (Midler, 1996; Turner & Müller, 2003). Et cette incertitude n’est pas sans effet sur le fonctionnement des organisations temporaires. A titre illustratif, lorsqu’elle porte sur la définition des tâches et sur la façon dont elles vont être réalisées (Van Berkel et al, 2016), une part d’improvisation tend à s’introduire dans le management qui devient alors « expérientiel » : il va davantage reposer sur des plannings flexibles (Oerlemans & Meeus, 2009) et sur la spontanéité et créativité des acteurs.

Ce management de type expérientiel apparait également dans les travaux de Mintzberg relatif aux organisations « adhocratiques » (1982). Ces organisations ont recours à des équipes pluridisciplinaires à forte expertise pour gérer des projets complexes et incertains. Selon l’auteur, elles ont des structures souples et leur pilotage repose sur un mécanisme d’« ajustement mutuel » visant à faire émerger des consensus au moyen d’un dialogue auquel tout le monde participe.

Ainsi, l’incertitude, que plusieurs auteurs considèrent comme inhérente aux organisations temporaires, peut nécessiter des modes de management plus changeants et expérientiels que dans les organisations traditionnelles. C’est ainsi qu’on observe le management de certaines organisations temporaires évoluer d’un type statique et rationnel vers un mode dynamique et créatif. Dans ce contexte, est-il également nécessaire d’adapter les méthodes de gestion des risques ? En particulier, les pratiques de Risk Management traditionnelles – fondées sur des listings d’incidents connus et sur un contrôle centralisé – sont-elles compatibles avec un management de type expérientiel ?

Quelques travaux se sont intéressés à ces questions et effectuent plusieurs propositions présentées ci-dessous.

Enseignements utiles de la gestion de projet en situation d’incertitude pour la gestion en toute sécurité des organisations temporaires

Si la littérature propre à l’organisation temporaire s’intéresse encore peu aux façons de gérer ses risques spécifiques, celle relative à la gestion de projet nous fournit quelques indications sur les approches de gouvernance envisageables.

Deux visions du risque sont généralement évoquées en économie et sciences de gestion : le risque prévisible, quantifiable et l’incertitude, difficile à appréhender scientifiquement (Knight, 1921). Ces deux visions correspondent à deux approches possibles de gouvernance et de gestion du risque : une traditionnelle dite de « First-order economizing » et une laissant une plus grande place à la découverte et à l’adaptation qu’on pourrait qualifier de « Second order complexity » (Tywoniak & Bredillet, 2017).

La première de ces approches correspond à une gouvernance qui limite les risques d’opportunisme et d’émergence de problèmes, minimise le coût et optimise la performance. Cette logique, dite de « first-order economizing », consiste à déterminer un mode de fonctionnement optimal à partir de calculs rationnels qui sont effectués ex-ante par les décideurs.

Or, il est désormais empiriquement établi que les projets dont la gouvernance suit ce modèle ne sont pas les plus performants (Joslin & Müller, 2016) ce qui semble plaider en faveur d’un management plus expérientiel en contexte incertain.

Par ailleurs, le mode de gestion des risques associé à la gouvernance classique dite « first-order economizing » résulte généralement des mêmes calculs rationnels réalisés ex-ante et d’une même logique descendante.

Or, les risques inconnus (donc non répertoriés ex-ante) créent des relations de cause à effet ambiguës, des effets non linéaires : c’est à dire de la complexité.

En réponse à ce constat, l’approche dite de « second order complexity », consiste à appréhender l’incertitude plutôt que des risques hypothétiquement prévisibles et mesurables. Selon cette approche, la gestion des risques devrait s’opérer d’une façon nouvelle : de l’anticipation et la prévision vers la découverte, l’apprentissage et la résolution des problèmes de façon résiliente (Hollnagel et al., 2009; Tywoniak & Bredillet, 2017).

Quels enseignements retenir de la littérature sur la fiabilité organisationnelle et la gestion des projets complexes ?

Il est intéressant de noter, suite au précédent paragraphe, que l’incertitude, lorsqu’elle est associée à la multiplicité des parties présentes (divisions, unités, niveaux hiérarchiques, entreprises, experts) et aux nombreuses interdépendances entre elles (Baccarini, 1996), rejoint la notion de complexité (Williams, 2017). Or la complexité, thème présent et à l’intérêt croissant en gestion de projet, est également associée, en matière de sécurité, aux risques dits « systémiques ». En particulier, l’étude du comportement des projets complexes montre qu’un certain nombre de problèmes naissent d’un ensemble systémique de causes et qu’il est souvent inefficace de les concevoir comme isolés (Keil & Mahring, 2010; Williams, 2017).

Cette vision systémique de l’accident se rapproche fortement de celle de Perrow (1984) dans sa théorie l’accident normal. Ce dernier considère que les systèmes sociotechniques complexes tel que les centrales nucléaires sont voués tôt ou tard à l’accident.

Face à ce constat, le groupe dit des « HRO » (Rochlin et al., 1987; Roberts, 1990; Rochlin, 1993) a répondu qu’il fallait étudier en fonctionnement « normal » ces systèmes pour mettre en évidence les caractéristiques organisationnelles qui leur permettraient d’assurer une grande fiabilité. Bourrier (1998) en cite six : la redondance des canaux de décisions, et de contrôle des acteurs; l’existence de réseaux informels, connus de tous et activables en cas de tension; les activités d’entrainement et de renouvellement réguliers du personnel qui permettent d’éviter la routine; l’accord sur les finalités de l’organisation; la capacité d’arrêter une opération en cours à tout niveau de la ligne hiérarchique sans encourir de sanction. Les HRO considèrent cependant que chaque organisation doit s’adapter au contexte et à la demande qui lui est faite en termes de fiabilité.

Les travaux de Bourrier (1998) s’inscrivent dans ce courant de recherche mais étudient les systèmes sous l’angle de l’analyse stratégique (Crozier & Friedbeg,1977). Ils accordent une importance aux stratégies mises en oeuvre par les acteurs, lesquelles sont à l’origine d’une organisation informelle, et aux relations entre cette organisation informelle et l’organisation formelle pensée ex ante pour assurer la sécurité du système. Il en résulte que les stratégies des acteurs peuvent être sources de problèmes ou au contraire de fiabilité des organisations. L’étude du démantèlement des centrales nucléaires (Martin & Guarnieri, 2013) confirme cette relation entre le formel et l’informel.

Ces travaux, quel que soit leur angle d’approche disciplinaire, ont tous eu le mérite de mettre en évidence la nécessité d’étudier les organisations indépendamment d’un contexte accidentel. Cependant ces études qui portaient sur des organisations avec peu de sous-traitance dans les années 90 sont-elles encore d’actualité pour les organisations temporaires ou semi temporaires ? Ces organisations n’ont-elles pas un niveau supplémentaire de complexité qui nécessiterait d’enrichir les études existantes ?

Il ressort de notre revue de littérature que les organisations temporaires sont souvent un métissage organisationnel qui porte en lui une complexité systémique, un univers incertain, mais qui reste souvent lié à des modèles de management de la sécurité linéaires et de premier ordre. Or les risques issus des chaines causales à travers les réactions humaines peuvent avoir les plus grosses conséquences (Williams, 2017). En conséquence, un travail d’analyse des risques de nature systémique devrait idéalement être effectué sous l’angle organisationnel. C’est l’objet de l’étude présentée dans la partie suivante.

Analyse exploratoire et compréhensive à partir d’un terrain aux forts enjeux de sécurité

Choix de l’approche et description du terrain de recherche

Au regard de la question de recherche et du cadre théorique, la méthodologie s’apparente dans sa dimension exploratoire et compréhensive à celle des HRO tant dans le choix du terrain que dans celui des méthodes qualitatives utilisées pour le recueil des données et leur traitement.

Saisir la réalité des questions de sécurité dans un système sociotechnique à risque nécessite une négociation préalable et des relations de confiance avec l’acteur industriel qui pourraient s’apparenter au journalisme embarqué (Bourrier, 2013).

C’est sous cet angle que le terrain de notre étude a été négocié. Il ne s’agissait pas de traquer des erreurs latentes ou actives des opérateurs mais de comprendre comment sur le terrain, les acteurs adaptaient leurs comportements et leurs décisions à l’environnement organisationnel dans lequel ils évoluaient.

L’organisation temporaire étudiée a été choisie en considération de ses enjeux de sécurité et de sa complexité. Elle se situe sur un site de stockage de gaz et englobe à la fois l’unité d’exploitation de ce site et un projet de construction de nouvelles installations de compression et de raccordement au réseau gazier national.

L’organisation est donc caractérisée par la coexistence, sur le même site, d’une part des équipes de construction et de conception des nouvelles machines et, d’autre part, de la continuité d’exploitation des installations destinées à être remplacées.

Le site dépend d’une maison mère. Il est classé Sevoso seuil haut selon la réglementation européenne, ce qui correspond aux installations présentant des risques d’accident majeur et implique la mise en place de procédures de sécurité et de contrôle strictes.

L’unité responsable du site est principalement composée d’une équipe de conduite qui assure la production et d’une équipe de maintenance. Au moment de notre étude, une partie du système d’exploitation en place doit être remplacée par un système plus récent qui est en construction sur le même terrain. Ce nouveau système d’exploitation raccordé au réseau est construit par des sous-traitants choisis par l’organisation mère qui travaillent sous la responsabilité d’un maître d’oeuvre, également choisi par l’organisation mère.

Le caractère temporaire de l’organisation tient à la coexistence limitée dans le temps de ces deux systèmes d’exploitation, l’ancien et le nouveau, sachant que le projet de construction est lié, pour les questions de sûreté et de sécurité, à l’unité exploitant le site.

Dans cette organisation temporaire, l’équipe de conduite du site est responsable de la délivrance des autorisations de travail qui sont nécessaires pour toute intervention des équipes du projet. En outre, chaque test ou mise en service d’un nouvel équipement nécessitant du gaz requiert tant la délivrance d’une autorisation de travail que la présence d’un agent du site.

Une équipe d’interface, qui a émergé spontanément, comme nous le verrons plus loin, intervient en appui du dialogue et des ajustements de planning entre les équipes du site et celles du projet.

Recueil et analyse des données

L’enquête est qualitative tant dans le recueil de données que dans l’analyse. Elle repose sur la méthode des catégories conceptualisantes (Paillé & Mucchielli, 2012). Inspirée de Grounded Theory (Glaser & Strauss, 1967), cette méthode propose de passer par plusieurs étapes de codage et conceptualisation à partir du corpus de verbatims, de notes de terrains et de documents secondaires. Ces catégories sont mises en relation dans le cadre d’un processus d’intégration qui conduit à repenser les questions de départ. Cette méthode est itérative et nécessite d’ajuster les entretiens individuels ou de groupes aux nouvelles hypothèses qui sont émises par l’analyse des résultats. La codification du corpus et les liens entre catégories nécessitent d’utiliser un logiciel, en l’occurrence, un tableur pour cette étude.

L‘étude a duré 7 mois de la première réunion avec les membres du comité de direction jusqu’aux entretiens finaux. Une équipe pluridisciplinaire a dans un premier temps pris connaissance du projet et de la nouvelle organisation telle qu’elle avait été pensée par la maison mère. Cette première phase d’une durée de deux mois a permis de comprendre le process industriel et l’organisation mise en place pour gérer la sécurité. Elle s’est appuyée sur la présentation formelle du comité de direction et sur des notes internes portant sur l’organisation du site d’exploitation, des rapports descriptifs du projet, des plans d’installations, et quelques comptes rendus de réunion des équipes d’exploitation et de maintenance du site.

Par la suite, trois campagnes d’observations non participantes et vingt-six entretiens semi-directifs individuels ont été menés. Afin de nous assurer qu’un large panel de perspectives était couvert, nous avons cherché à inclure dans notre sélection tant des cadres que des agents de maitrise, provenant des différentes équipes du site (direction du site, conduite, maintenance, sous-traitance) impliqués indirectement ou directement sur le projet, mais aussi des cadres de la maison mère en charge du projet.

Figure 1

Organisation temporaire

Organisation temporaire

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A chaque étape du recueil des données, l’analyse des informations ainsi que les hypothèses émises à partir du terrain ont été confrontées aux différents acteurs interviewés. Elles ont donné lieu à la consultation de documents complémentaires tels que des logigrammes de sécurité, des carnets de prescription, des procédures de traitement des dysfonctionnements et, enfin, la liste des EIPS (Éléments Importants pour la Sécurité) de l’étude de danger.

Les entretiens semi-directifs, d’une durée moyenne de 1,3 heure, ainsi que les comptes rendus d’observation ont été transcrits, codés et ont donné lieu à la création de catégories conceptualisantes qui sont présentées dans la partie résultat.

Enfin les résultats ont fait l’objet d’une restitution finale aux différents membres de l’organisation.

La méthode d’enquête a fait l’objet d’une triple triangulation : par les chercheurs, par les procédés utilisés et par les théories qui ont sous-tendu l’analyse.

En ce qui concerne la triangulation par les chercheurs, l’objectif était de pouvoir croiser des approches différentes. Il y a en matière de sécurité et de gestion des risques une nécessité d’adopter une approche interdisciplinaire. En effet, si l’organisation peut être appréhendée en termes d’organisation formelle et informelle quel que soit le domaine d’activité, les processus techniques en matière de gestion des risques nécessitent l’oeil d’un ingénieur qui connait les systèmes étudiés. Les dimensions organisationnelles, le recueil des données et leur traitement ont nécessité le contrôle de sociologues de l’organisation et de chercheurs en sciences de gestion.

La triangulation a également conduit l’équipe de recherche à recueillir les données par des observations non-participantes tant concernant la construction de la nouvelle installation que l’exploitation normale du site, à mener des entretiens non-directifs et à confronter les résultats avec les acteurs à différents niveaux de l’organisation.

Une triple approche théorique a enfin servi à analyser les données. L’univers théorique de référence des chercheurs était en effet, lié à l’analyse stratégique (Crozier & Friedberg, 1977) telle que conçue par Bourrier (1998) pour comprendre les systèmes à risque, à l’analyse des HRO (Roberts, 1990) et à l’ensemble du corpus théorique présenté dans l’état de l’art des organisations temporaires.

Ce travail d’analyse a conduit aux résultats présentés dans la partie suivante.

Résultats empiriques et contribution de l’étude de cas

Les différentes catégories qui émergent de l’analyse des données sont au nombre de cinq. Elles constituent une logique d’ensemble de l’organisation temporaire. Prises séparément, elles mettent en évidence les problèmes rencontrés et les solutions organisationnelles qui se sont finalement imposées à la direction du site. Les catégories sont présentées dans la figure 2 et décrites ci-dessous.

Une coordination des opérations de maintenance et de sécurité en tension

La réorganisation des équipes liée à la mise en place de l’organisation temporaire pose des problèmes à différents niveaux. Rappelons que les équipes qui coexistent au sein de notre organisation peuvent être regroupées en trois grands groupes : (i) la partie conduite du site, (ii) la partie maintenance préventive et curative du site et (iii) la partie construction et maintenance des nouvelles machines. Ce dernier groupe inclut les entreprises du projet, y compris les fabricants des machines qui en assurent ensuite l’entretien.

FIGURE 2

Synthèse des catégories mises en exergue sur notre terrain

Synthèse des catégories mises en exergue sur notre terrain

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L’organisation temporaire mise en place regroupe donc l’exploitation du site avec ses anciennes machines et l’installation et l’entretien des nouvelles machines. Dans cette configuration, la partie conduite joue un véritable rôle de chef d’orchestre pour délivrer des autorisations d’intervention selon les besoins du projet, tout en tenant compte des contraintes liées à la production qui n’a jamais été interrompue. En effet la maintenance du site doit continuer d’intervenir régulièrement pour entretenir des machines diesel qui ont vieilli tout en accompagnant en sécurité la mise en route et l’entretien des nouveaux équipements par les sous-traitants du projet.

Dans ce contexte, des arbitrages sur la programmation de la maintenance sont à réaliser par les cadres lors de réunions quotidiennes. Ces arbitrages qui sont le fruit d’intérêts divergents entre les acteurs de l’organisation temporaire vont contribuer à mettre l’organisation en tension.

En effet, d’un côté, parce qu’ils sont tenus par les délais et focalisés sur l’action, les acteurs du projet s’avèrent insistants dans leurs demandes prioritaires de façon à placer leurs interventions avant la maintenance préventive dans les plannings. De l’autre côté, les acteurs de la maintenance d’exploitation du site privilégient une maintenance préventive qui s’inscrit dans une culture de sécurité qui retarde l’avancement du projet.

De plus, les individus qui ne travaillaient que pour le projet (notamment ceux de la maîtrise d’oeuvre) accordaient une forte priorité à son aboutissement sans se préoccuper des autres enjeux. Focalisés sur l’action, ils ont alors encouragé les autres équipes à effectuer des arbitrages au détriment des mesures de sécurité. Ainsi, un cadre nous a expliqué que, pour ne pas trop dévier des objectifs et tenir certains délais, ils avaient « dû annuler des tâches prévues pour la maintenance préventive mais non réglementaire qui étaient sur les plans de charge » mais qu’ils avaient « naturellement gardé le réglementaire ».

Enfin, comme des interventions imprévues venaient s’ajouter à d’autres, le temps a exercé une forte pression sur les individus. Sur le terrain, ils y ont répondu en adaptant leur cadence, comme le dévoilent certains entretiens : « on travaillait comme des fous, à l’arrache », « le plus dur est de s’adapter ». Ce travail dans l’urgence est venu s’opposer à la conception du temps des salariés de l’exploitation qui inscrivaient leurs actions dans une conception temporelle plus longue. Il n’est donc pas étonnant d’avoir observé que certains acteurs menaient des stratégies pour intervenir sans permis d’intervention.

Ces différents rythmes perturbent l’organisation du projet et celle du site. Un salarié d’une entreprise du projet témoigne : « Il y avait des fois plus de trente personnes le matin, devant le bâtiment de l’exploitation, pour demander des autorisations de travail », « cela bloquait terriblement (…) Parfois on arrivait à 7h30 et on commençait à travailler à 10h ».

Les régularités de comportement que l’on retrouve naturellement sur tous les sites industriels entre les services de maintenance et l’exploitation prennent ici un visage nouveau et mettent en tension la coordination de l’organisation temporaire.

La planification des tâches et la délivrance des autorisations de travail y font l’objet de négociations entre des acteurs qui ne partagent pas la même culture professionnelle.

Une culture de l’organisation temporaire hétérogène : une culture métier opposée à une culture techniciste

Les entretiens réalisés avec les agents de maintenance du site et ceux du projet mettent en évidence un fossé entre les cultures professionnelles. Cela sera confirmé par l’observation de certaines situations de phases critiques, notamment de branchement au réseau.

Il est tout d’abord apparu que les différences de pratiques et de langages variaient beaucoup d’une entreprise à l’autre sur les nouvelles installations. L’un des techniciens du site nous indiquait à ce sujet : « quand vous parlez à un gazier, que vous lui dites quelque chose, ben il va vite comprendre, (…) pas besoin de lui expliciter tant que cela. Quand on parle à un prestataire qui ne connaît pas forcément l’opération, là il faut vraiment détailler ». Ces difficultés de compréhension entre les membres de l’organisation ont parfois perturbé leur collaboration. Pour ne citer qu’un exemple, certaines interventions nécessaires en matière de sécurité sur le site gazier n’étaient pas connues de plusieurs intervenants externes ni prises en compte dans leur conception des systèmes. De même, certains techniciens mobilisés sur le site pour alimenter de nouvelles conduites en gaz ne comprenaient pas bien le fonctionnement des équipements conçus par les autres entreprises.

La culture orale était inscrite dans les pratiques de maintenance du site. Traditionnellement le site historique reposait davantage sur le professionnalisme des salariés que sur les procédures. Or, les sous-traitants affectés au projet sont des techniciens qui connaissent très bien les systèmes qu’ils installent mais peu la culture métier des « gaziers ».

Ces difficultés de compréhension entre les membres de l’organisation ont souvent perturbé leur collaboration et renforcé la position des agents de maintenance du site en exploitation qui avaient naturellement tendance à freiner le projet en se positionnant comme les garants de la sécurité du site

Essai de consensus autour de la sécurité : un retour des acteurs aux recommandations du prescrit prioritaire

En ce qui concerne la culture de sécurité, le site en exploitation, qui a la responsabilité de prévenir un accident majeur, a une culture orientée process. Il intègre à la fois les normes de sécurité inhérentes à sa classification Seveso et les règles de prévention des risques liées à la santé et sécurité au travail de ses salariés. Il doit donc coordonner les interventions sur le site dont il est propriétaire ce qui place de fait le projet en situation de dépendance et le contraint dans son opération. Par exemple, toute intervention prévue au planning du projet nécessite la délivrance par le site d’un permis d’intervention. De même, la plupart des travaux requiert une consignation de la zone d’intervention par des salariés du site. Les salariés mobilisés sur le projet ont eux-mêmes une culture de sécurité qui est plutôt orientée vers la prévention des risques professionnels. Ils sont dans l’ensemble peu au fait des contraintes liées à l’exploitation du site. Ces différences de culture vont avoir pour conséquence d’augmenter la part de sécurité négociée sur le site au détriment du prescrit voulu par l’exploitant. A titre illustratif, l’un des cadres jouant le rôle d’interface entre le projet et le site indiquait qu’il était arrivé que lui-même et le coordinateur technique du projet (de même niveau hiérarchique) soient en désaccord sur les réserves de sécurité émises sur les nouvelles installations.

Ces types d’incident, selon ce même cadre, l’ont amené à progressivement encourager le dialogue entre les parties, en tempérant le niveau d’exigence des cadres du site vis-à-vis des éléments qui ne justifiaient pas de tout bloquer.

Cela a également conduit, au sein de l’organisation temporaire, à hiérarchiser les normes de sécurité prescrites par l’organisation pérenne pour assurer à la fois la sécurité du site et l’avancement des travaux. Ainsi, le manuel de management interne fait état de la situation suivante : « pour chaque site, les dangers (…) tant de fonctionnement normal que dégradé sont identifiés ». « Cette analyse est réalisée par les équipes associant des représentants du site et un ou plusieurs experts ». « Les EIPS (Eléments Importants pour la Sécurité) font l’objet d’une surveillance particulière ».

L’organisation temporaire a donc progressivement évolué de façon à ce que les salariés de la conduite et de la maintenance du site soient en mesure de réorganiser leurs activités sans « toucher » aux mesures obligatoires associées aux Eléments importants pour la sécurité. Il n’en reste pas moins qu’ils se sont également accoutumés à une pratique consistant à décaler, voire annuler, d’autres taches initialement prévues qui concernaient également la sécurité. La gestion du risque quantifiable a donc été perturbée dans les plannings par la nécessaire gestion de l’incertitude, c’est-à-dire des taches non anticipées. Néanmoins, une hiérarchisation claire des tâches dans le prescrit a permis d’en conserver les plus importantes.

Les leviers d’une culture partagée par les acteurs de l’organisation temporaire

L’observation des réunions et les entretiens menés auprès des différents cadres et notamment de ceux qui se sont positionnés comme cadre d’interface mettent en évidence les stratégies menées pour faire converger les acteurs vers une culture partagée de la sécurité.

Parmi ces stratégies, un cadre d’interface indiquait avoir demandé aux agents du site d’être plus autonomes dans la réalisation de leurs tâches pour permettre au projet de respecter ses impératifs de planning. Il apparaissait, en effet, que les agents gaziers faisaient preuve de moins de flexibilité que les intervenants du projet, davantage habitués à travailler en temps contraint : « Au début, les agents repassaient toujours vers leur chef avant d’accepter un changement de programme » nous confie le cadre. Lui-même est ensuite devenu progressivement plus donneur d’ordre. A la fin, le planning indiquait juste que la ressource était disponible. Ils se sont habitués à une gestion type « ressources avec des tâches susceptibles de varier un peu ».

Par ailleurs, des réunions régulières ont été mises en place pour adapter la planification des tâches de maintenance des sous-traitants à celles de l’opérateur. Ces adaptations à intervalles réguliers laissaient de l’espace pour la réalité opérationnelle et permettaient d’éviter des stratégies de contournements des sous-traitants notamment en matière de délivrance des autorisations de travail. Les adaptations de planning et les arbitrages ont donc été possibles sur les plans de maintenance du site tout en tenant compte des prescriptions réglementaires, du retour d’expérience et des contraintes d’exploitation selon quatre horizons temporels : journalier, hebdomadaire, mensuel et annuel.

Enfin en cours de projet, alors que de nouvelles installations étaient connectées au réseau gazier, les acteurs ont réalisé que la prise en main technique par les agents du site posait plus de problèmes que prévu. Les cadres du site et de l’interface projet ont alors mis en place des réunions d’information et des formations pour mutualiser les connaissances entre les salariés du site et ceux du projet.

Ces réunions se sont avérées essentielles pour que des intervenants de cultures différentes puissent faire converger leurs décisions vers la finalité de l’organisation temporaire, à savoir l’avancement du projet et la poursuite de l’exploitation.

Le rôle de l’acteur pivot facilitateur des arbitrages exploitation-projet

Une troisième réponse apportée par l’organisation pour dépasser les divergences a été de mobiliser deux cadres, à temps plein, dits « d’interface » entre les entreprises du projet et les équipes du site.

Les cadres d’interface avaient été prévus initialement dans le projet, puis supprimés. Très rapidement, un besoin de personnes extérieures aux intérêts de l’exploitation et du projet s’est fait ressentir. Les références à leur utilité sont nombreuses sur le terrain. Le chef d’équipe de la maintenance évoque leur mission : « ils font la synthèse des informations », « ils font la liaison » « cela me semble impossible sans ».

L’émergence de ce rôle « pivot » entre les différentes parties du projet s’est donc avérée utile pour aider les acteurs à communiquer et à tomber d’accord sur l’exécution des tâches et la gestion des imprévus. Il a permis de mieux intégrer le risque qualifié d’imprévisible en sciences de gestion à un mode de fonctionnement initial de « premier ordre ». Il a également facilité le dialogue et a établi une « relation de confiance » avec le maître d’oeuvre : les parties ont visiblement eu ainsi le sentiment d’être écoutées et de voir leurs intérêts pris en considération.

Les cadres d’interface ont aussi maintenu la vigilance nécessaire à la sécurité des opérations de maintenance tout en facilitant la gestion de l’incertitude. Ils ont souvent dû tenir tête aux entreprises du projet pour qu’elles revoient leurs objectifs à la baisse, pour qu’elles prévoient davantage le temps nécessaire aux exigences de sécurité et à l’intervention des agents du site. Parce qu’ils n’avaient pas d’autre fonction assignée, ils ont pu jouer pleinement ce rôle, sans conflit d’intérêt.

Logique d’ensemble

Les différentes catégories qui ont émergé de l’analyse des verbatims d’entretien et des observations mettent en évidence le lien entre les caractéristiques de l’organisation temporaire et la sécurité industrielle.

En effet, les problèmes de coordination entre le site en exploitation et le projet de construction pèsent sur la sécurité du site. Ils sont accrus par les différences de culture professionnelle entre les salariés du site, les gaziers qui ont une culture métier ancrée dans leurs pratiques souvent transmises oralement, et la culture technique des salariés des entreprises sous-traitantes.

Face à ces problèmes de coordination, les acteurs cherchent des solutions au plus près du terrain.

A cette fin, le rôle des acteurs pivot s’avère primordial pour faciliter les arbitrages nécessaires à la délivrance des autorisations de travail et pour planifier des consignations liées au projet.

Le caractère formel de la sécurité, et les documents afférents à la classification Seveso, jouent également un rôle fondamental pour distinguer les éléments essentiels à la sécurité des éléments accessoires et permettre ainsi de faire avancer le projet.

Enfin, l’organisation des formations et des réunions qui réunissent les personnels du projet et du site permet de créer une culture commune qui poursuit une même finalité : « travailler avec des équipements plus récents et plus exigeants techniquement au bénéfice du réseau gazier ».

Discussion

Les catégories qui émergent de l’analyse sont pour la plupart déjà connues de la sociologie des organisations et de l’analyse stratégique. Chaque acteur est influencé par la culture du service auquel il appartient, ici le projet ou l’exploitation du site, et adopte une stratégie qui poursuit la finalité de son groupe d’appartenance.

Par ailleurs la littérature de la défaillance organisationnelle (Roberts, 1990; Bourrier,1998) a également mis en exergue la réalité d’une organisation informelle dans les systèmes dits à risque. Là où tout semble devoir dépendre du prescrit, les négociations d’acteurs viennent suppléer à un manque ou à une inadaptation des procédures sur le terrain.

Bien que l’étude se limite à un seul site, elle apporte un premier résultat à l’étude des organisations temporaires, en croisant leurs caractéristiques avec des objectifs de fiabilité industrielle.

En effet, les catégories décrivent un site industriel où la sécurité est contrainte par les caractéristiques des organisations temporaires : la durée limitée de l’organisation va à la fois peser sur l’unité de la culture technique du site (Ravidat, 2009) mais aussi sur les logiques d’action des acteurs. En effet, les salariés du projet vont avoir tendance à accélérer le traitement de leurs tâches (Van Berkel et al, 2016), tandis que les salariés au service de l’exploitation vont être attachés à la sécurité du site et vont avoir tendance à freiner le projet. Cette difficulté à coordonner des opérations liées à un projet ou à une organisation temporaire sont elles aussi référencées par la littérature (Martin & Guarnieri, 2013), notamment dans les opérations de démantèlement de centrales nucléaires dans lesquelles s’opposent les opérations de maintenance liées à l’exploitation et les opérations de maintenance liées au projet. L’organisation temporaire renforce ainsi les négociations entre les acteurs et les stratégies de contournement. Il apparait alors une difficulté structurelle à coordonner les opérations en respectant l’organisation de la sécurité pensée préalablement à sa mise en oeuvre.

Dans ce contexte d’incertitude sur les process et les tâches à réaliser (Turner & Müller, 2003; Burke et Morley 2016), le terrain confirme donc la nécessité d’une approche dite de « second order complexity » dans laquelle le management est plus expérientiel (Tywoniak & Bredillet, 2017). L’émergence sur le site de cadres d’interface, jouant un rôle de pivot entre le projet et l’exploitation est représentatif de cette volonté des acteurs à trouver des solutions qui permettent l’avancement du projet et l’exploitation du site. Ce rôle pivot doit posséder une légitimité technique et se situer à un niveau de décision qui facilite la discussion avec l’organisation pérenne, l’organisation projet et l’organisation mère. Bien qu’il ne soit pas nécessairement déterminé au démarrage de l’organisation temporaire, tout porte à penser qu’il est essentiel dans le dispositif et que ses caractéristiques doivent être connues pour pouvoir lui permettre d’être mis en place, y compris en cours d’exploitation.

L’incertitude joue donc un rôle important dans le management de la sécurité de l’organisation temporaire. Néanmoins, les résultats de notre étude de cas mettent également en évidence que l’on ne peut se passer d’un design organisationnel et d’une gestion de la sécurité pensée en amont sur le modèle du « first order organizing ». En effet, le formalisme présent sur notre site s’est avéré être un appui fondamental à la gestion et à la prise en compte des risques dits imprévus.

La logique dite de « second-order complexity » ne vient donc pas se substituer à la première mais vient lui permettre de s’adapter au terrain.

En matière de sécurité industrielle, c’est bien dans cette relation entre le prescrit et l’informel que se nichent des écosystèmes humains vertueux pour la sécurité des systèmes (Bourrier, 1998). Ce qui s’avère vrai pour les organisations pérennes prend alors tout son sens dans les organisations temporaires et doit conduire à encourager sous cette perspective des études d’organisations temporaires industrielles.

Conclusion

Nos travaux de recherche, tant issus de la littérature que du terrain, montrent que la nature complexe et limitée dans le temps de l’organisation temporaire en fait un système structurellement à risque.

Des cultures, rythmes de travail, langages et comportements très différents s’y mélangent et la gestion de cette hétérogénéité pèse sur la sécurité. En outre, la contrainte temporelle subie a pour effet d’accélérer les rythmes de travail et d’encourager, lorsque l’imprévu s’ajoute aux tâches déjà nombreuses, des arbitrages de planification qui pèsent sur la sécurité.

L’organisation temporaire présente donc des caractéristiques qui peuvent engendrer des risques spécifiques. Elle justifie, à notre sens, une attention de la recherche sur la fiabilité organisationnelle. En particulier dans un contexte plus général où, comme l’indiquent certains travaux, « presque toutes les organisations pourraient être vues comme “temporaires” » parce que sujettes à des changements profonds et permanents (Lundin et al., 2003).

Il paraît essentiel que ce type d’organisation mette en place des mécanismes de contrôle garantissant une prise en compte neutre des exigences de sécurité. En effet, parce qu’on y trouve une tendance aux arbitrages et des difficultés de coordination plus fortes que dans les organisations pérennes, il peut être pertinent, en amont, d’anticiper ces phénomènes afin de mieux les accompagner. Ainsi, une hiérarchisation des tâches et des mesures de sécurité en fonction de leur importance et de leurs effets peut s’avérer être un outil de gestion essentiel pour pouvoir ensuite mieux décider et arbitrer. De même, des rôles clefs, détachés des contraintes du projet et de l’exploitation, peuvent aider les acteurs à converger sur la façon d’exécuter les tâches planifiées et de gérer les imprévus, tout en assurant un meilleur contrôle des dérives.