Article body

Cet article présente l’analyse d’un cas de conflit particulièrement destructeur dans un centre social en France. Beaucoup d’analyses de conflits insistent sur les stratégies d’acteurs et les enjeux de pouvoir. Elles considèrent les protagonistes comme des acteurs stratégiques, c’est-à-dire conscients de leurs buts et de leurs ressources et qui développent des démarches d’actions pensées et planifiées (Weeks, 1994, Deutsch, 1973, Deutsch et Coleman, 2012. Deutsch et al. 2006, Pondy, 1967). Une telle approche constitue une simplification excessive et un biais dans l’analyse de la perception des individus dans les relations interpersonnelles et particulièrement dans le cadre de conflits (Rondeau, 1990). Nous analysons les dynamiques de relations interpersonnelles des protagonistes et les processus d’escalade dans la communication interpersonnelle et dans les positionnements des protagonistes dans la relation. Notre modèle théorique intègre ces dynamiques relationnelles avec trois autres dimensions essentielles des vies de groupe : les phénomènes psychosociologiques tels que la facilitation sociale et les processus identitaires et de dynamique de groupe, les trajectoires individuelles en termes d’habitus (au sens de Bourdieu et modifié par Lahire) et enfin les facteurs de contextes (dont les dimensions ethnoculturelles).

Le cas présenté est celui d’un conflit dans un centre social en France. Durant les plus de 15 ans d’existence de ce Centre, sa directrice et plusieurs employés ont vécu des conflits interpersonnels. Ces conflits ont abouti à un conflit organisationnel, socialisé, qui a conduit finalement à la fermeture du Centre. Nous décrivons les caractéristiques des dynamiques de conflit interpersonnel dans ce cas : après une période de relations symétriques qui ont provoqué des escalades conflictuelles (Watzlawick et al., 1972) la directrice a tenté un changement vers des relations complémentaires avec les employés. En examinant les divergences de perception des protagonistes, nous analysons le lien entre le déni de ce changement par les employés et leurs habitus respectifs. Cette investigation nous permet de mettre en évidence les tensions à l’intérieur des dynamiques comportementales des personnes résultant de la nature plurielle de leur habitus.

Nous proposons alors une analyse de la manière dont les changements de positionnements interpersonnels dans les relations sont le catalyseur de l’escalade de conflits, conduisant à la progressive coalescence (convergences de perceptions et d’actions qui va jusqu’à des comportements fusionnels par moment) des employés en plusieurs groupes, une de ces coalescences constituant un cas particulier d’illusion groupale (“pensée de groupe ”, Janis, 1972, Royer, 2002, 2003) et d’effet de minorité agissante (Moscovici, 2000). Nous proposons ensuite une explication des manières par lesquelles les facteurs sociologiques sont à la fois intégrés dans, mais aussi modifiés par, l’histoire des relations interpersonnelles entre les différents protagonistes.

Cadre théorique et méthodologie

Relations interpersonnelles, dynamiques de groupe, habitus, et facteurs de contextes

Nous construisons une approche du conflit comme un processus d’escalade basé en premier lieu sur les comportements communicationnels humains (interpersonnels), et non pas principalement sur des facteurs organisationnels ou sociologiques. Néanmoins, plus que de questionner la primauté de telle ou telle catégorie, notre modèle propose une intégration de ces facteurs par leurs enchassements et imbrications réciproques[1].

Les comportements interpersonnels sont considérés dans notre canevas conceptuel à partir du cadre analytique de la communication interpersonnelle de « l’école de Palo Alto » (principalement Paul Watzlawick). Le conflit se construit par la disjonction dans les positionnements relationnels des protagonistes. L’analyse des processus de communications dans les relations interpersonnelles dans l’ouvrage majeur de Watzlawick et al. (1972[2]) souligne qu’elles relèvent de deux modèles, l’interaction symétrique et l’interaction complémentaires (voir aussi, Marc, Picard, 2002). Dans la première, la relation est fondée sur l’égalité, avec des comportements en miroir. Dans la seconde, la relation est fondée sur la différence, l’un des protagonistes adoptant une position « haute », l’autre une position « basse » (Kourilsky, 2004).

Les analyses de l’école de Palo Alto nous enseignent que des escalades conflictuelles peuvent résulter de deux dynamiques relationnelles particulières. Dans certains cas, un accord sur le type d’interaction peut déboucher sur des emballements. Dans d’autres cas les modalités de refus du mode d’interaction de l’une des personnes envers l’autre entrainent divers types d’affrontements (ou d’évitements) que nous analysons dans notre étude de cas. Les modalités relationnelles peuvent changer de différentes manières : l’école de Palo Alto (Watzlawick et al., 1975) distingue deux types de changements. Les « changements de niveau 1 », sont ceux où la structure du système relationnel reste la même : les types de relations (symétriques ou complémentaires) y sont renforcés et ne changent pas de nature (par exemple, emballement dans une relation symétrique, chaque protagoniste accentue le même type de comportement envers l’autre, ce que Watzlawick résume par sa célèbre formule « toujours plus de la même chose »). Par contraste, dans les « changements de niveau 2 » le système relationnel se modifie de manière structurelle : le type de relation lui-même change (passage d’une relation symétrique à une relation complémentaire, par exemple, ou bien refus ou déni de la relation complémentaire nouvellement proposée par un partenaire à l’autre[3]). Ces modalités de changements ont des conséquences importantes sur les escalades relationnelles.

La construction de ces comportements interpersonnels, dans laquelle ils sont intégrés mais dont ils sont dans le même temps facteurs structurants, est analysée à partir des concepts développés par Bourdieu (principalement l’habitus et les champs) mais dans une approche non déterministe et non monolithique (comme notamment développé par Lahire, 1998, 2004).

L’habitus est un « principe générateur de pratiques objectivement classables et système de classement (principium divisionis) de ces pratiques » (Bourdieu, 1979, p. 190). Ce « principe générateur » est un « système de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs des pratiques et des représentations » (Bourdieu, 1980, p. 88, nous soulignons). Ces dispositions sont structurantes, c’est-à-dire qu’elles constituent les manières dont l’individu tend à priori à se comporter dans des types de situation définies. Nous reprenons cependant à notre compte la proposition de Lahire (1998, 2004) qui nuance la notion d’habitus en parlant d’acteur social « pluriel ». Des dispositions sont intériorisées par les acteurs au cours de leur socialisation, mais il n’y a pas d’unité rigide de ces dispositions, et elles sont dynamiques au sens où elles ne s’activent pas toutes de manière univoque. On ne peut pas postuler leur durabilité systématique au cours de la vie, et surtout, leur activation dans la vie quotidienne relève de multiples contradictions. La subjectivité se conjugue au pluriel.

Nous n’utilisons pas seulement le cadre analytique de la communication interpersonnelle de « l’école de Palo Alto » et l’habitus pluriel, car, même articulés l’un à l’autre, ils n’épuisent pas la complexité des situations relationnelles humaines. Nous expliquons comment les processus de perception des protagonistes dans les relations interpersonnelles nécessitent de combiner ces deux principaux corpus conceptuels avec plusieurs phénomènes psychosociologiques. Les processus de perception sont caractérisés par les effets de la dissonance cognitive (Festinger, 1959) dans la ponctuation des séquences des événements par les individus (au sens de Watzlawick et al., 1972, voir aussi Watzlawick, 1978 et 1983). Diné (2007) souligne l’importance des divergences perceptives dans les conflits.

La dissonance cognitive — et son corrélat, la rationalisation perceptive — au sens de Festinger (1959) est simple dans son principe et prend tout son sens dans la tessiture des cas concrets — dans les entrelacs complexes des perceptions croisées des individus. L’existence d’éléments dissonants, c’est-à-dire qui ne s’accordent pas (dixit Festinger), entraîne de la part des individus un effort pour les faire mieux s’accorder ou diminuer la dissonance créée. L’effort peut se manifester dans la perception, l’attitude, voire le comportement.

La dissonance cognitive recouvre en partie la notion de ponctuation de la séquence des faits (ou des événements) par chacun des partenaires de la relation (Watzlawick et al., 1972). Celle-ci provient de la manière dont chacun des interlocuteurs « digitalise » le phénomène continu de la communication. « Pour un observateur extérieur, une série de communication peut être considérée comme une séquence ininterrompue d’échanges » (Watzlawick et al., 1972, p.52, ce sont les auteurs qui soulignent). Mais les protagonistes découpent leur communication en items qui peuvent être distingués les uns des autres (digitalisation), et les relient entre eux de manière logique. Chacun ayant sa propre logique, les découpages sont donc à priori différents pour chacun des interlocuteurs : « la question n’est pas de savoir si la ponctuation de la séquence de communication est dans l’ensemble bonne et mauvaise. (…) Le désaccord sur la manière de ponctuer la séquence des faits est à l’origine d’innombrables conflits qui portent sur la relation » (Ibid., p.54).

Comme ces deux phénomènes ne sont pas de nature purement individuelle, nous les complétons par les processus de vie de groupe (tels la facilitation sociale ou l’illusion groupale). Enfin, nous intégrons les facteurs contextuels, que nous considérons à l’aide de la notion de champs (« effets de milieu », forces de propagation de proche en proche, Bourdieu, 1984, 1994).

Ce canevas théorique peut être résumé par le graphique suivant (ci-contre) :

En synthèse, notre question de recherche est de spécifier les modalités d’articulation entre histoire personnelle, récente et de long terme (habitus), socialisation (construction sociale d’une identité personnelle) et facteurs situationnels, dans les relations interpersonnelles de travail dans des contextes (champs) spécifiés et emboités les uns dans les autres (du groupe de travail jusqu’aux cultures nationales).

Nous avons conduit plusieurs études de cas approfondies à l’aide de notre modèle et nous présentons dans cet article l’une d’entre elle, de manière synthétique, pour montrer comment notre cadre conceptuel permet de donner du sens aux dynamiques conflictuelles.

La Méthodologie de l’étude de cas

Le matériau de notre analyse de cas provient essentiellement de séries d’entretiens approfondis avec plusieurs intervenants dans cette organisation. Chaque série d’entretiens était basée sur un guide d’entretien construit à partir de notre canevas théorique, constitué d’environ 75 items. Il concerne tout ce qui touche à l’activité de travail y compris les éléments relationnels, mais aussi les expériences passées de toutes les personnes, et toutes leurs dynamiques et histoires de vie, depuis leur enfance. Le guide d’entretien[4] est structuré en 6 grands ensembles de thèmes : l’activité actuelle de travail, les problèmes ressentis, les relations aux collègues de travail, le parcours professionnel, l’histoire personnelle, l’environnement de travail (y compris sur des aspects culturels).

Ce guide d’entretien ne vise pas à identifier des variables séparées les unes des autres, puis à reconstruire après coup une structure « rationnelle » logique et cohérente entre ces variables. Ce guide est un support pour révéler comment les personnes construisent leurs perceptions de leurs relations aux autres dans le travail en reliant elles-mêmes des éléments de leur vie actuelle (personnelle et professionnelle) avec leurs passés (au pluriel), et ce souvent de manière non clairement consciente. Nous cherchons à comprendre la globalité de leur structure perceptive, mais sans postuler une cohérence de celle-ci : les incohérences et les contradictions dans les propos des personnes ne sont pas des erreurs ou des « dysfonctionnements », mais des expressions de leur « être pluriel » au sens de Lahire.

Figure 1

Le modèle théorique global

Le modèle théorique global

-> See the list of figures

C’est pourquoi les entretiens eux-mêmes n’étaient volontairement pas structurés pour ne pas induire notre propre « storytelling » dans les propos des personnes : nous avons évité toute directivité dans les entretiens, laissant chaque personne poursuivre le plus librement possible son cheminement.

Les entretiens ont eu lieu de manière répétée avec chaque personne (de deux à quatre entretiens), par séquences de deux à quatre heures. Ils ont constitué au total plusieurs dizaines d’heures de Verbatim. Nous nous avons mené ces entretiens avec les personnes au coeur des relations conflictuelles : cinq animateurs (ceux au centre des conflits), la directrice, deux employées administratives, un consultant en ressources humaines du Centre, et deux membres du Conseil d’administration. Nous avons complété ces entretiens par des documents internes (rapports d’activité, notes internes) et par un dépouillement systématique de la presse.

Les entretiens et documents ont fait l’objet d’un codage manuel à partir de notre grille théorique. Notre démarche est donc très clairement interprétativiste (Guba, Lincoln, 1994), non totalement inductive ni totalement déductive. Elle est interprétativiste car nous opérons une interprétation des propos tenus par les personnes. Notre canevas permet d’exprimer l’idiosyncrasie de chaque cas, et de ce fait il est relativement abductif. Il ne s’agit donc pas d’une analyse de cas au strict sens de Yin (2014).

Le Centre social en France : emballements relationnels et socialisation du conflit

Présentation synthétique du cas

Une chronologie plus détaillée se trouve en annexe.

Le Centre social Meunier[5] était un centre important par son rôle et son activité dans une ville moyenne du Nord de la France, dans un quartier populaire. Les taux de chômage et de bénéficiaires d’aides sociales sont importants (plusieurs fois supérieurs aux moyennes nationales). La population est très majoritairement composée d’enfants et petits-enfants issus de l’immigration nord-africaine. Le Centre a été ouvert sous l’impulsion de l’Etat (à travers son administration d’aide sociale, la CAF, Caisse d’allocations familiales, qui a un rôle important de financeur et d’accréditation en France). Le centre a été officiellement créé au 1er janvier 2000, mais sa construction s’est opérée en plusieurs étapes. Suite au conflit social, il a fermé fin 2015.

La même directrice a assumé la direction depuis l’ouverture du Centre. Le Centre a un statut associatif, la direction connaît plusieurs interlocuteurs : en plus des relations avec les salariés et les animateurs (dont certains sont bénévoles), et avec les adhérents, elle travaille sous la supervision d’un Conseil d’Administration (CA), et avec son émanation, le Bureau. Le CA est élu lors de l’Assemblée Générale (AG) annuelle de l’association, moment important de la vie de l’association.

Un conflit ouvert, collectif et socialisé[6] apparait en 2014. A ce moment-là, le Centre compte 26 salariés permanents et une centaine d’intervenants vacataires à temps très partiel. Les deux-tiers des salariés sont des enfants de familles issues de l’immigration nord-africaine en France. Le nombre d’adhérent au Centre est, en 2014, de 750, qui représentent plus de 300 familles.

Dans les premières années (début des années 2000), la directrice fait face à de nombreux dysfonctionnements. Elle doit intervenir pour faire respecter les règles normales (et légales) d’un Centre social, souvent enfreintes par des animateurs (y compris par un activisme politique, certains animateurs membres d’organisations politiques utilisant le centre pour développer des actions de communication sur le conflit israélo-palestinien).

Les relations sont difficiles avec un animateur en particulier, salarié de la première heure, Mounir, qui aura un rôle important lors de l’éclatement du conflit social en 2014. La directrice doit le recadrer plusieurs fois pour des insuffisances professionnelles. Mounir se dispute aussi plusieurs fois avec des animateurs. Un incident particulier important (« l’affaire de la cafetière ») l’oppose à une animatrice salariée d’origine magrébine comme lui, sur des motifs personnels liés à la vie de cette animatrice (Fatiha). L’incident est violent (agression physique, Mounir projette une cafetière pleine de café chaud sur l’animatrice). La directrice est amenée à refuser une demande d’augmentation de responsabilités de Mounir. Elle demande même son licenciement plusieurs fois, mais sans succès (refus du CA ou de l’Inspection du travail).

De 2003 à 2014, le Centre social Meunier se développe, notamment par intégration d’activités nouvelles auparavant portées par d’autres structures associatives, notamment d’une association de jeunes du quartier. De janvier 2014 à la fin 2015, le conflit socialisé va éclater au sein du Centre social, et aboutir à sa fermeture, malgré une tentative de médiation par une personne extérieure (le président de la Fédération des Centres sociaux). Une partie du Bureau et la directrice annoncent leur démission fin 2014.

Les divergences de perception sont des systèmes perceptifs

Les différents acteurs ont des perceptions très divergentes. Les principaux points de divergence dans les perceptions sont nombreux, et leurs analyses permettent de construire une première étape d’explicitation des processus à l’oeuvre dans ce conflit interpersonnel et organisationnel. Nous avons pu distinguer treize « sous-ensembles » de divergences perspectives.

« L’affaire de la cafetière » (voir ci-dessus) et une multitude d’autres événements font l’objet de perceptions divergentes, parfois totalement contradictoires voire symétriques (frontalement opposées). En voici quelques exemples : les sanctions de plusieurs salariés par la directrice durant le printemps et le début de l’été 2014 (discrimination ou sanctions de comportements abusifs ?); l’entrée dans le Conseil d’Administration (CA) en avril 2014 de plusieurs personnes venant d’une association des jeunes du quartier (« entrisme » en vue d’une prise de pouvoir ou intégration d’une population défavorisée ?); la tentation pour la directrice de quitter le Centre en avril-mai 2014, et la décision du Bureau du Centre d’augmenter son salaire pour la retenir; le management même de la directrice, perçu par certains comme autoritaire et discriminatoire, et par d’autres comme participatif; le refus par la directrice de réintégrer un salarié (Oudouma) qu’elle considère comme démissionnaire après de nombreuses absences; une réunion houleuse en juillet 2014 (les comportements des protagonistes lors de cette réunion sont perçus de manière diamétralement divergente par les participants, chacun considérant l’autre partie comme agressive et refusant le dialogue); le fait que des contrats de travail en CDD ont été remis trop tard à des salariés par un animateur responsable de service (simple erreur ou manipulation ?); la constitution par des animateurs de deux listes syndicales opposées pour les élections professionnelles de 2014. Pour chacun de ces événements, en fonction de l’interlocuteur qui nous les décrit, la manière dont certains des mêmes faits sont reliés les uns aux autres est totalement différente et souvent divergente.

Une analyse des perceptions de ces événements montre des processus qui relèvent de la dissonance cognitive au sens de Festinger (1957), et la grande importance des phénomènes de ponctuation des événements au sens de Watzlawick et al. (1972). Chaque protagoniste (re)construit une histoire cohérente de son point de vue, qui entre en complémentarité oppositionnelle et auto-renforcée par celle de l’autre. Ces (re)constructions oppositionnelles provoquent un enchevêtrement de logiques contradictoires qui, bien évidemment, construisent une incommunicabilité contribuant au conflit.

Dans les points de divergence perceptive signalés ci-dessus, ce ne sont pas tellement les événements en eux-mêmes qui sont construits de manières différentes par les différents protagonistes. Les divergences résident surtout dans la manière dont ces événementss’articulent les uns aux autres dans la construction de sens des acteurs (Watzlawick et al., 1972). Nous en avons reconstitué les dynamiques sur plus de dix occurrences précises et bien documentées. Par exemple, la directrice émet des avertissements et sanctions à l’encontre de certains salariés durant les mois d’avril à juin 2014. Pour elle, cela relève d’une logique purement professionnelle (sanctions de déficiences). Pour les salariés en cause et certains autres salariés et certains adhérents du Centre, ce sont des actions illégitimes et discriminatoires contre un certain type de personnes, notamment des hommes maghrébins et les nouveaux adhérents venant de l’association des jeunes, en vue de conforter son pouvoir managérial.

Plusieurs autres exemples de ce type sont clairs — et ne se comprennent que les uns en références aux autres. Est-ce qu’Oudouma a démissionné de fait par ses absences injustifiées, et donc il serait à l’origine d’une rupture de contrat de travail pour faute, ou bien est-il victime d’une rupture de contrat abusive qui s’expliquerait par la politique discriminatoire de la directrice ? Cette discrimination explique-t-elle que la proposition que la directrice fait à Mounir au printemps 2014 de prendre en charge les activités périscolaires serait au mieux une rétrogradation, au pire une tentative de manipulation, alors que la directrice lui fait cette proposition pour, pense-t-elle, essayer de lui trouver une place qui le responsabilise dans la structure (une « deuxième chance ») ?

Ces logiques perceptives se construisent en opposition les unes par rapport aux autres, les unes à causes des autres. Un « biais » perceptif relie ponctuation des événements et relations : un processus psychosociologique d’asymétrie perceptive (« erreur de Ross », 1977, 1981, voir aussi Ross et Ward, 1996) s’enclenche chez les partenaires et les amène à des visions globalisantes et stéréotypées de « l’autre ». L’asymétrie perceptive est le fait qu’une personne perçoit son propre comportement comme une adaptation à l’environnement, alors qu’un observateur de cette personne va expliquer son comportement par les caractéristiques de sa personnalité. Par exemple[7] la directrice, après quelques années de relations conflictuelles avec Mounir, développe une perception du comportement de Mounir comme intrinsèque à sa personnalité : son comportement devient une intention doublée de caractéristiques psychologiques (traits de caractères) en soi (il est manipulateur, non sérieux, agressif, etc.). L’attitude de la directrice envers Mounir, comme celle de Mounir envers la directrice, deviennent auto-réalisatrices.

Enchainements relationnels et escalades conflictuelles

Ce cas montre comment un conflit se construit à travers tout un entrelacs d’histoires relationnelles. Nous décrivons celles-ci sur la relation la plus significative, entre Mounir et la directrice.

Les concepts de l’école de Palo-Alto (Watzlawick et al., 1972, 1975) nous permettent d’interpréter la dynamique de relation entre la directrice et Mounir en termes d’une symétrie relationnelle à base professionnelle, qui va engendrer une escalade compétitive entre les deux, et amener la directrice à tenter un recadrage vers une relation complémentaire, déniée par Mounir.

Au début de la relation (premières années d’existence du Centre social), la relation symétrique entre la directrice et Mounir est acceptée par les deux protagonistes : style informel de relation où chacun se perçoit comme un égal professionnel de l’autre, donc symétrie relationnelle sur la base de l’autonomie et de la compétence professionnelle. Cette symétrie provoque une escalade relationnelle dans le changement progressif qui caractérise toute relation interpersonnelle (Watzlawick et al., 1972) : progressivement chacun met en avant son autonomie et sa compétence (auto-perçue) pour s’opposer aux comportements de l’autre de manière de plus en plus directe. Cette surenchère symétrique caractérise les premières étapes du conflit entre la directrice et Mounir.

Dans une relation symétrique entre deux partenaires, l’un d’entre eux peut refuser à un moment donné cette définition pour proposer de se définir en position haute d’une relation complémentaire (Watzlawick et al., 1972, Wittezaele, 2003) — ce qui est le cas de la directrice à partir de 2005 environ. Nous pouvons résumer les enchaînements relationnels entre Mounir et la directrice à l’aide du graphique suivant (nous y indiquons des éléments d’habitus et de contexte que nous décrivons plus bas) :

Figure 2

La succession des phases relationnelles entre la directrice du Centre social et l’animateur Mounir

La succession des phases relationnelles entre la directrice du Centre social et l’animateur Mounir

Dans ce graphique, les flèches indiquent lequel des deux protagonistes est à l’initiative de la poursuite ou de la modification de la modalité de relation (symétrique ou relationnelle).

-> See the list of figures

La relation devient totalement instable et il s’enclenche une spirale d’affrontement autour de la redéfinition jamais achevée de leur relation. Mounir refuse le passage de la symétrie à la complémentarité. Il renforce des comportements qui se veulent en symétrie professionnelle envers la directrice, par exemple en demandant des prises de responsabilités que la directrice refuse — demande « surréaliste » et « refus logique » sont des symptômes de l’instabilité et de l’impossible redéfinition de leur relation. Nous sommes clairement dans le cas d’une relation symétrique devenue malsaine du fait d’emballements, et qui débouche sur une infirmation du moi de l’autre (Watzlawick et al., 1972, notamment pp. 134 et 106). Entre Mounir et la directrice, les choses évoluent dans le temps à travers des événements de plus en plus conflictuels — évolution autoreproductrice dans son instabilité même (le « toujours plus de la même chose » de Watzlawick, et al., 1975, p.49).

Les enchainements relationnels entre les autres animateurs, respectivement avec la directrice et entre eux sont eux aussi caractérisés par des emballements relationnels qui contribuent à la spirale du conflit (Deutsch, et al., 2006). Ces emballements se produisent autant entre Mounir et les autres animateurs, qu’entre ces autres animateurs et la directrice. Ces divers emballements dans les relations interpersonnelles vont s’entrecroiser dans le réseau des relations, et progressivement devenir une dimension de la vie même de l’organisation.

Les relations conflictuelles interagissent avec de multiples autres phénomènes

Nous avons mené sur ce cas une analyse des phénomènes de construction d’identité sociale. Ils aboutissent à la construction de groupes restreints homogènes dont les membres vont renforcer leur sentiment d’appartenance et leur différenciation intergroupe (Tajfel, Turner, 1979, 1986).

L’homogénéité (dominance d’un type de comportements similaires) d’un sous-groupe d’animateurs provoque le renforcement de leurs comportements dominants « contre la discrimination dont nous sommes victimes au travail et dans la société ». Symétriquement, la directrice, certains personnels administratifs et les membres du Bureau de l’association se renforcent dans leurs comportements de direction managériale contre l’incompétence et les manoeuvres de ces animateurs. D’autre animateurs (surtout des femmes) développent une identité sociale en termes de minorité (féminine) dans une culture masculine maghrébine — identité complexe car à la fois contre les animateurs (masculins) maghrébins et se distinguant des actions de cadrage managérial par la directrice et le Bureau.

La construction de cette identité sociale est complexe et constitue le cadre mental dans lequel se situent les protagonistes. Il y a endogénéïsation de facteurs environnementaux socio-économiques (et aussi culturels, du moins perçus comme tels par les protagonistes). Ces facteurs ne sont donc pas déterminants, mais fournissent un cadre de légitimité et de rationalisation (Festinger, 1957) aux cohérences perceptives : un groupe d’animateurs se coalisent sous l’antienne « nous sommes victimes de discrimination ».

Ces facteurs se combinent avec plusieurs processus psychosociologiques. Toute la gamme des phénomènes repérés dans la littérature psychosociologique se retrouve dans ce cas. Nous avons pu mener une analyse approfondie montrant l’occurrence de la facilitation sociale (Deutsch, Collins, 1951, Zajonc, 1965), de la désindividuation et de la polarisation sociale (Festinger, 1959), de l’illusion groupale (Janis, 1972) et enfin des phénomènes de minorités agissantes (Moscovici, 1976, 2000). Nous pouvons les résumer de la manière suivante.

Les processus psychosociologiques qui s’enclenchent à partir des disjonctions relationnelles

Dans ce centre social certains salariés (se) constituent un groupe homogène. Nous constatons que les comportements de ces salariés s’auto-renforcent par effet de catalyse de groupe (facilitation sociale) de la dominance comportementale. Leur comportement dominant est le refus d’accepter les directives managériales de la directrice concernant leurs activités, même non réglementaires. Ils s’estiment être des professionnels autonomes et compétents qui n’ont pas, dans leurs activités d’animation, à « subir l’intrusion » de recadrages de la directrice. Le fait qu’ils aient tous la même dominance comportementale les renforce les uns les autres dans ces comportements, et cela va progressivement devenir une manifestation collective d’opposition explicite à la directrice.

Cette facilitation sociale est accentuée par un phénomène de désindividuation. Par exemple des animateurs vont développer collectivement des comportements où ils enfreignent gravement les règlements et adoptent parfois des attitudes illégales (par exemple faire travailler des enfants pour leurs propres intérêts personnels comme laver les voitures où faire du nettoyage). La désindividuation va être particulièrement importante quand le conflit va se socialiser. Certains des salariés opposants vont effectivement ne plus se considérer eux-mêmes comme des individus, ne plus se percevoir comme des personnes en relation avec d’autres personnes, mais comme des membres d’un collectif au service d’une finalité qui devient leur seule « raison d’être » — en l’occurrence le remplacement de la direction. Cette désindividuation est elle-même intensifiée par une polarisation sociale : nous avons pu constater plusieurs exemples précis de théâtralisation collective des comportements (accentuation des positions en présence des personnes similaires, agressivité exacerbée, discours et comportements de groupe contre groupe : « nous » et « eux »).

Ces processus sont accentués par deux autres phénomènes psychosociologiques « classiques », l’illusion groupale (« pensée de groupe » dans la terminologie de Janis, 1972[8], Royer, 2002, 2003) d’une part et l’influence des minorités (Moscovici, 2000) d’autre part. Un exemple du premier phénomène est le basculement soudain à un moment précis, et de manière unanime, des salariés opposants dans une seule option, la seule solution pour eux : l’éviction de la directrice. Le second phénomène explique pourquoi quelques salariés opposants, isolés au début, vont devenir le noyau d’un groupe soudé et très actif.

Nous avons articulé ces processus psychosociologiques avec une analyse en termes d’habitus, appliqué à nos principaux protagonistes (la directrice, Mounir, un autre animateur, Amin, et quelques autres).

Les habitus des protagonistes, à la fois causes et « conséquences » des disjonctions relationnelles

Nous avons retracé pour nos principaux protagonistes leurs histoires de vie depuis la prime enfance. Nous avons ensuite montré comment, selon les situations, tel ou tel élément de ce passé, reconstruit mentalement, était réinterprété dans la situation présente. C’est à la fois le passé qui resurgit, mais aussi le présent qui amène à « recycler » dans la situation présente certains points de ce passé, en mise en cohérence avec le comportement actuel.

Par exemple, l’origine ouvrière et le passé militant de la directrice (dans son enfance, dans ses expériences scolaires et ses premiers emplois dans le secteur social) sont parfois convoqués par elle-même pour justifier son engagement social. Mais dans le même temps, son rôle actuel de directrice l’amène à actualiser des valeurs familiales de rigueur et d’efficience, puis ses premières expériences professionnelles de cadre (manager en entreprise), pour les mettre au premier plan dans son auto-perception de son comportement professionnel. Selon les moments relationnels, elle se remémore de son passé des éléments qui peuvent, s’ils étaient placés côte à côte, paraître contradictoires : D’une part, exprime-t-elle, elle comprend, du fait de son propre passé « social », que ces salariés du Centre social, venant de minorités ethniques discriminées, développent des attitudes qui peuvent s’expliquer par le fait que la société ne leur donne pas toute leur place. Mais en même temps elle insiste sur le fait que les salariés opposants ont utilisé leur environnement défavorisant comme un prétexte pour ne pas assumer leurs responsabilités, ce que son passé basé sur la compétence et la rigueur professionnelle ne lui permet pas d’accepter. Son passé n’est pas statique, il change en interaction avec les situations actuelles, au premier chef relationnelles, et les comportements qu’elle est amenée à y développer.

Ainsi, la directrice incorpore dans ses propres comportements actuels d’une part des éléments de dynamique d’histoire personnelle, d’autre part des éléments de son environnement (passé mais aussi actuel). Mais il est important de souligner que ces facteurs ne sont pas des déterminants. Les comportements de la directrice dans les relations interpersonnelles ont aussi un « effet en retour » sur son habitus. Par exemple, dans les entretiens, la directrice relie la question du féminisme à son adolescence, mais elle fait le lien entre cette part de son expérience adolescente (habitus secondaire) et son action actuelle dans le Centre pour les droits des femmes. De fait, les enchainements relationnels l’amènent à « revisiter son passé ».

Nous avons mené de telles analyses, en profondeur, sur plusieurs des autres protagonistes du Centre. Par exemple, Mounir et Amin (un autre animateur) utilisent leur passé personnel de membre d’un groupe socio-économiquement discriminé dans leurs comportements actuels. Mais leur passé ne s’impose pas de manière uniforme et automatique. Amin, du fait de son comportement professionnel (il est responsable de secteur, et devient même pendant un temps nouveau directeur du Centre), va « aller chercher » dans son passé sa fierté de « s’en sortir » et « d’être professionnel ». Mounir aussi va, selon les moments et les situations, osciller entre communautarisme et individualisme.

Enfin, nous avons analysé sur ce cas la manière dont les contextes sont à la fois des environnements contraignants des comportements des protagonistes, mais aussi une résultante de ceux-ci, et comment ils n’agissent que par le double processus d’internalisation de l’externe et d’externalisation de l’interne. (Corcuff, 2011, à partir de Sartre, 1960; voir aussi, Accardo, Corcuff P., 1986[9]).

Des contextes économiques, sociaux et culturels « internalisés » dans les situations relationnelles

Nous avons pris en compte les phénomènes de contextes en utilisant la notion de champ de P. Bourdieu. Nous avons fait une analyse systématique des champs, du champ d’activité économique au champ ethnoculturel (nous intégrons plus d’une dizaine de champs). Prenons comme exemple le champ ethnoculturel, car il concerne des aspects interculturels (d’où une extension possible aux phénomènes internationaux).

Le centre social est inséré dans un quartier de culture (et d’économie) populaire. Le centre social est donc confronté, d’une certaine manière, à un double niveau de culture, enchâssées l’une dans l’autre. On peut en effet décrire ce Centre comme en tension entre deux cultures : une culture « dominante », « française », avec des repères culturels « classiques », et une culture locale de quartier, de minorité(s) ethnique(s) surtout d’origines maghrébines, qui, tout en étant subordonnée au sens de Bourdieu à la culture dominante française, est cependant dominante en terme d’environnement culturellocal du centre social. Ainsi la direction du centre social se trouve en porte-à-faux. D’une part elle est culturellement porteuse de la culture dominante, mais d’autre part elle est environnée d’une culture locale dont les individus (se) vivent « sous » la culture dominante (« française ») ou bien se pensent en résistance par rapport à celle-ci. On pourrait donc interpréter les difficultés de la direction du centre social comme provenant de l’insertion du centre dans un champ culturel, certes dominé (en termes bourdieusiens), mais dominant le Centre lui-même.

Dans une telle vision culturaliste, les tensions interculturelles seraient ainsi intériorisées dans le Centre. Les animateurs, en particulier les « opposants » à la directrice, seraient les vecteurs de cette résistance culturelle populaire et locale. Certains animateurs tiennent d’ailleurs ce discours. Une vision simpliste opposerait les animateurs d’origine familiale nord-africaine, avec leurs caractéristiques culturelles (stéréotypées), à la culture française caractérisant les modes d’organisation et de travail. Elle baserait l’analyse sur un conflit entre « groupes » culturels « nationaux » en dénotant les oppositions termes à termes des différents items des grilles culturalistes analytiques (celles de Hofstede, 1991, 1993, 2001, de Trompenaars, 2008, 1997, et du projet GLOBE, House et al., 2004; voir aussi Bollinger D., Hofstede G., 1987)[10]. Mais une telle vision relèverait de stéréotypes peu pertinents pour une analyse de terrain.

Nous en donnons ici un seul exemple. Nous pourrions souligner que selon Hofstede (1991) la culture française est nettement plus individualiste que la culture arabophone. Est-ce explicatif ?

On pourrait dire par exemple qu’Amin est d’un moins fort individualisme que la directrice. Le fait qu’il demande plus de management participatif, ce qui est un grief important contre elle, s’expliquerait-il par son « collectivisme » ? Nous avons vu que nous pouvons l’expliquer de manière bien plus pertinente par des facteurs propres à la situation. Mais de plus Amin est parfois tout autant, si ce n’est plus, individualiste que la directrice, du fait de sa trajectoire professionnelle individuelle, dans le cadre de sa « trajectoire de vie » (il cherche depuis son adolescence à « s’en sortir ») : il donne une grande importance aux compétences professionnelles, estime que l’autorité des supérieurs hiérarchiques doit être respectée, la valeur individuelle récompensée, etc. Sa demande de management participatif est en fait surtout une demande de plus de reconnaissance individuelle, elle est, paradoxalement, un trait d’un individualisme effectif — quitte à le parer d’un discours sur « le collectif ».

De plus, les comportements d’Amin diffèrent aussi, et prennent des sens différents et même divergents, selon son « milieu de vie », et en particulier, ses milieux relationnels de travail, c’est-à-dire le cadre relationnel de chaque occurrence comportementale. Ainsi, Amin est parfois « collectiviste », et parfois, il « joue solo ». Il mettra du temps avant de devenir un « opposant » (à la directrice) dans le conflit, mais ensuite, il se désolidarisera rapidement des autres opposants, jusqu’à vouloir licencier Mounir et prendre la direction du Centre. Amin est donc doublement complexe au sens de Lahire.

Discussion : Habitus et contextes intégrés dans les disjonctions relationnelles

Ce cas procure un premier résultat global important, la validation de notre canevas global d’analyse, sur trois points principaux : les disjonctions relationnelles sont au coeur du conflit, les habitus des personnes agissent par leur actualisation dans la situation relationnelle actuelle, les facteurs de contextes n’ont d’effets que par internalisation de l’externe.

Ce sont les disjonctions relationnelles entre ces personnes qui sont le moteur essentiel des phénomènes conflictuels. Les emballements relationnels dans les moments de relation symétrique sont fondateurs de la dynamique conflictuelle (Watzlawick et al., 1972). Puis une réponse d’un des protagonistes (dans ce cas précis, la directrice) en termes de changements de la nature de la relation, est le facteur décisif du basculement vers une dynamique incontrôlable de conflit. Le changement proposé par la directrice constitue une « fausse solution » et même une « terrible simplification » (Watzlawick et al., 1975, p.61).

Les relations interpersonnelles étant des « jeux à deux » (Watzlawick et al., 1972, p.134), les effets des positions officielles de pouvoir n’expliquent pas tout. Nous savons déjà que les ressources et surtout les zones d’incertitudes maniées par les personnes sont relativement indépendantes de ces positions formelles (Crozier et Friedberg, 1977). Mais notre analyse apporte sur ce point un complément fondamental : les disjonctions relationnelles au niveau des personnes elles-mêmes constituent le facteur essentiel de la manière dont le pouvoir formel peut être de peu d’effet. Les « faibles » peuvent « prendre du pouvoir » grâce aux emballements relationnels, et pas seulement par la mobilisation de ressources ou l’étendue des zones d’incertitudes.

Ensuite, notre étude de cas amène aussi à relativiser la notion de stratégie d’acteur. Les phénomènes relationnels échappent dans une large mesure à la conscience des protagonistes. La nature de leurs relations elles-mêmes n’est pas perçue. Il existe bien des éléments de « conscience partielle » (Laflamme, 2010, 2012) : les personnes développent des stratégies seulement dans le cadre de leur propre univers perceptuel.

Ce ne sont pas des phénomènes collectifs qui agissent « sur » les personnes. Ce sont les manières dont la directrice, les animateurs, les employés, des membres des instances de gouvernance (Bureau, CA), et des adhérents du Centre, construisent leurs relations symétriques ou complémentaires qui permettent de comprendre comment émergent ces processus psychosociologiques interindividuels et de groupe, et au final, ces processus proprement organisationnels.

Il apparait aussi que le passé des protagonistes est bien présent dans les étapes successives du conflit dans ce Centre, mais ne constitue pas une détermination du comportement de ces personnes. Les exemples de la directrice, de Mounir et d’Amin (et d’autres) montrent clairement que l’histoire de vie n’est pas monolithique, et que la ré-incarnation de celle-ci dans la situation vécue par les personnes dépend justement des moments de cette situation. Si Bourdieu pointe que l’habitus construit des dispositions des personnes, dispositions qui sont des « structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes » (Bourdieu, 1980), notre étude de cas manifeste clairement que ces dispositions n’ont pas d’effets automatiques, et surtout ne sont ni cohérentes entre elles, ni ne s’expriment toujours de la même manière.

Enfin, les contraintes socio-économiques et institutionnelles sont elles aussi bien présentes… Mais elles aussi ne sont pas agissantes par elles-mêmes. Une analyse concrète d’une situation humaine spécifique peut intégrer les champs au sens de Bourdieu : de la même manière que pour les habitus, il s’agit de comprendre comment les personnes endogénéisent les positions structurantes possibles dans ces champs dans leur réinvention continuelle de leurs comportements relationnels — autrement dit, comment les personnes utilisent, consciemment ou non, les rôles que permettent certaines normes ou contraintes sociales et organisationnelles dans leurs relations aux autres.

Ceci est aussi le cas pour des aspects plus institutionnels et formels. Le Centre Meunier a vécu ce conflit de nature endogène dans un contexte de « crise » des centres sociaux au niveau national. Le contexte sociétal (et économique, dans le cadre de la dégradation des comptes des administrations publiques) de remise en cause d’un certain type d’interventionnisme social, se manifeste de manière complexe dans le cas du Centre Meunier.

Les autorités de tutelle (CAF, mairie, Conseil départemental, surtout) ont soutenu le Centre depuis sa création. Lors de la socialisation publique des conflits (cf. la chronologie en annexe), ces autorités, ainsi que les partis politiques locaux et les syndicats, ont constitué un champ institutionnel particulier, dans lequel la directrice mais aussi certains salariés (notamment les délégués syndicaux) ont développé des stratégies à partir de leurs perceptions des positions de ces organismes institutionnels, ainsi que de relations plus personnalisées. La directrice et les membres du bureau ont espéré une intervention plus directe des autorités de tutelle pour les soutenir, et leurs espoirs ont été déçus. Nous n’avons pas mené d’entretiens avec des représentants de ces autorités de tutelle, ni avec des représentants des syndicats ou partis politiques impliqués dans la phase finale de la vie conflictuelle du Centre, mais la lecture des déclarations dans la presse montre que les partis et syndicats « de gauche » ont mis en cause une politique de désengagement des instances publiques dans l’intervention sociale. Les représentants de ces dernières s’en sont vigoureusement défendus, pointant le fort soutien financier au Centre jusqu’à la fin, et soulignant que le refus final d’agrément de la CAF provient de l’impossibilité du Centre de construire un nouveau projet socio-éducatif d’établissement solide et pertinent lors de ses derniers mois d’existence. Le cas de ce champ est intéressant car il montre que les positions offertes par un champ (ici le champ institutionnel) ne prennent pas le pas sur les conflits relationnels internes : la possible convergence militante des salariés du Centre avec la direction, le bureau et le CA (divisé dans le conflit interne) pour défendre l’action sociale du Centre en opposition aux autorités de tutelles menaçant le Centre d’une non reconduction de son agrément ne se produit pas. Au contraire, à partir de leurs situations relationnelles conflictuelles et des effets de dynamiques de groupe, les acteurs du Centre vont jouer de leurs positionnements envers les autorités de tutelle et les organismes extérieurs (partis politiques, syndicats) dans des stratégies (conscientes) et des postures (moins conscientes) de telles manières que les conflits relationnels et de groupes vont en être exacerbés, et précipiter l’implosion du Centre.

Sur ce champ institutionnel externe, comme sur le champ culturel que nous avons esquissé ci-dessus, il apparait clairement qu’aucun facteur de champ ne peut être considéré isolément de la globalité de la situation locale concrète — pas plus les jeux politiques, institutionnels que les « dimensions culturelles ». Une analyse de variables isolées conduit à une décomposition analytique qui fait perdre le sens de ce qui se passe dans la situation globale : « Rather than causality being attributed to variables, social actors move onto the stage of history as agents of history. » (Pettigrew and al., 2001, p.699).

Le cas analysé ici est un cas d’une unité de service social en France, mais ce qu’il montre n’est pas spécifique à ce pays. Il est courant d’estimer que le management doit s’adapter aux différences internationales, et en particulier aux différences culturelles — mais cela passe souvent par l’utilisation de stéréotypes (Faust, 2017). Nous montrons d’abord dans l’analyse de ce cas que les différences culturelles n’ont d’effet que via les relations interpersonnelles des individus. De ce fait, elles n’ont pas d’effets univoques, donc il ne peut être postulé à priori de règles générales à adopter pour telle ou telle variabilité internationale. Nous avons pu analyser le cas sans avoir à entrer dans des considérations juridiques (typiques des différences inter-nationales) ni parler de « management à la française » — quelles que soient les spécificités nationales d’un Centre social (public), les dynamiques de conflit que nous y avons décrites peuvent se retrouver dans des contextes juridiques et institutionnels différents dans d’autres pays. Nous avons aussi pu montrer que les champs sont aussi contradictoires, comme les actualisations d’habitus. Il ne peut donc pas être proposé de recommandations systémiques, de recettes, pour orienter le management des personnes au travail.

La recommandation pour tout acteur organisationnel, manager au premier chef, est que seule une analyse précise d’une situation concrète peut procurer des guides d’actions. Notre canevas théorique est ainsi aussi un cadre d’analyse de situation, qui peut être utilisé par un responsable d’unité ou de service, tout autant que par un consultant ou autre intervenant. De plus, ce cadre analytique n’est pas limité à tel pays ou tel type d’organisation.

Des recommandations de management plus appliquées peuvent être faites à la lumière de cette analyse de cas.

Quelles recommandations pour l’action ?

La première recommandation est d’accepter le conflit. Celui-ci n’est pas un état pathologique du système, mais une de ses caractérisations. Les conflits sont les expressions symptomatiques d’enchaînements relationnels plus ou moins pathologiques, ou en tout cas malsains au sens de l’école de PaloAlto, cette caractérisation n’étant jamais évidente en soi. Ce sont des symptômes au sens où ils rendent visibles des disjonctions relationnelles — et donc, ils sont un outil pour appréhender celles-ci par les acteurs de l’organisation.

La recommandation suivante est d’être conscient, et de chercher à agir contre, les comportements perceptifs par stéréotypes. Non seulement d’éviter un/des stéréotypes précis (je suis russe, il est français, c’est une femme/un homme; c’est bien un « banquier », « c’est bien un prof ») : mais surtout sortir fondamentalement, de l’idée, et surtout, du comportement perceptif qui y est lié, que nous « avons » une personnalité, « un » caractère, que nous sommes monolithiques.

La recommandation « numéro 3 » serait, avec précaution, qu’il est toujours utile d’avoir des méta-communicateurs en organisation. Avec précaution, car tout médiateur, à partir du moment où il se met en relation avec les protagonistes du conflit, dans le système relationnel local, ne peut plus être considéré comme un « membre extérieur » du système. Le rôle du médiateur est donc d’abord de mettre en place des méthodes d’explicitation des systèmes perceptifs des individus, de faire monter un certain « niveau de conscience » des identités personnelles individuelles. Ceci est pertinent à priori, quelle que soit la culture, y compris nationale.

Notre synthèse ultime en termes de recommandation relève donc d’un pari. Une démarche de résolution de conflit n’est jamais terminée, et elle fait partie du système relationnel, donc du conflit lui-même. « L’aptitude à métacommuniquer de façon satisfaisante n’est pas seulement la condition sine qua non d’une bonne communication, elle a aussi des liens très étroits avec le vaste problème de la conscience de soi et d’autrui » (Watzlawick et al., 1972, p. 51).