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Depuis quelques années maintenant s’observe dans les pays membres de l’OCDE une mutation profonde du contexte dans lequel les organisations publiques évoluent et portent le service public (Émery, 2005; Mazouz et Leclerc, 2008; Bartoli et al., 2011; Chevallier, 2014). Les sociétés contemporaines vivent en effet des transformations institutionnelles, économiques et démocratiques qui impactent leurs principes d’organisation, « transformations qui affectent peu ou prou, bien que sous des formes différentes, toutes les sociétés, par-delà la diversité des contextes locaux; transformations qui atteignent aussi tous les niveaux de l’édifice social, et partant l’ensemble des institutions » (Chevallier, 2014, p.9). Au niveau économique, la faible croissance économique et la crise de l’endettement des États (Cappelletti et Khenniche, 2017) induisent une double difficulté pour les institutions publiques : faire face à une nécessaire réduction des dépenses et un besoin d’accompagnement accru des populations exposées (Bartoli et Blatrix, 2015). Cette situation a contribué à accroitre les demandes de réforme des organisations publiques. Dans le même temps, la demande d’accountability (Pettigrew, 1992) s’est faite plus forte de la part des usagers, ces derniers exigeant plus de transparence et de lisibilité de l’action et des résultats des institutions publiques; le développement des usages numériques a renforcé ces attendus. Ainsi, s’ajoute à la nécessaire efficacité de l’action publique une injonction d’efficience (Bouckaert et Van Dooren, 2002; Bouckaert, 2005; Bartoli et Blatrix, 2015). Il s’agit d’orienter la gestion publique vers les résultats de son action et non plus seulement de s’intéresser à ses moyens. Aussi le concept de performance s’est-il répandu dans les discours des acteurs publics dans de nombreux pays (Martin et Jobin, 2004; Mazouz et Leclerc, 2008; Émery et Giauque, 2012) sans être pour autant suivi des effets escomptés. Cette quête de performance n’est pas sans générer des paradoxes troublant le sens de l’action publique à la fois chez les agents qui mettent en oeuvre les politiques publiques et chez les citoyens qui en sont destinataires. Émery et Giauque (2005) mettent ainsi en évidence au sein des organisations publiques un certain nombre de décisions paradoxales. Notamment, alors que les autorités politiques souhaitent donner à voir leur action qui, par essence, s’inscrit dans le long terme et sur des valeurs et des ambitions difficiles à mesurer, elles font prospérer des démarches gestionnaires qui, par nature, présentent des résultats immédiats et mesurables, parfois peu représentatifs de l’orientation politique prise. En lien, ces autorités ont tendance à s’emparer des résultats que les démarches gestionnaires ont produits, et à s’immiscer dans les décisions opérationnelles qui relèvent de l’autorité administrative, floutant ainsi la répartition des rôles avec l’administration. Dans cet article, nous proposons de contribuer à expliquer pourquoi il est possible d’observer un écart substantiel entre des volontés affichées d’améliorer la performance publique et leurs traductions concrètes peu probantes. Pour ce faire, nous explorons l’hypothèse selon laquelle la performance publique est un concept qui, par lui-même, est générateur de troubles quant au sens de l’action publique.

Pour explorer cette hypothèse, nous proposons un cadre théorique construit autour de deux concepts clés : la performance et les tensions de gouvernance. En nous appuyant sur une revue de littérature, nous montrons dans un premier temps que la performance publique est un « construit social contingent » (Chauvey et Naro, 2013) produit par la confrontation de différentes manières d’appréhender le concept de performance. Nous proposons de conceptualiser la performance de l’action publique comme une dynamique nourrie par quatre dimensions : politique, stratégique, organisationnelle, objectivante. Cette modélisation révèle une dynamique complexe, nous fournissant ainsi une première explication des difficultés à définir un sens partagé de l’action publique. Une lecture de cette dynamique à l’aune des « tensions de gouvernance » (Mazouz et Tardif, 2010; Mazouz et al., 2012) nous montre la grande diversité des orientations qui peuvent être associées à ces dimensions et, par conséquent, à la performance de l’action publique.

Ce cadre théorique nous offre une grille d’analyse que nous appliquons ensuite au cas d’une collectivité territoriale. À travers l’étude d’une recherche-intervention conduite durant quatre années au sein d’une commune d’Île-de-France, nous exposons comment la mise en place d’une réforme « solidaire et juste », visant à améliorer les conditions d’accès aux activités périscolaires, a pu conduire les acteurs en charge de cette réforme à restreindre leur vision de l’action publique. En mobilisant notre modélisation, nous montrons la dynamique à l’oeuvre et comment le passage du politique au stratégique puis à la mise en oeuvre organisationnelle et enfin à la mesure de résultats a dénaturé le sens même de l’action publique à mener. En lien, nous analysons comment cette dynamique a révélé des tensions de gouvernance et fait apparaître des paradoxes. Nous proposons alors d’enrichir le cadre de compréhension de la performance de l’action publique et des tensions de gouvernance qui la caractérisent par le concept de point de vue. Ce concept nous semble constituer un apport intéressant en termes théorique et pratique en ce qu’il permet l’identification des tensions de gouvernance publique et, par là-même, contribue à remédier à l’appauvrissement du sens donné à l’action publique.

Performance de l’action publique : complexe, dynamique et source de tensions

Performance : un concept complexe

Si le concept de performance publique s’est répandu ces deux dernières décennies, sa définition n’est pas précisément établie. Pour Carassus et al. (2011) ce concept est à la fois « surdéterminé à cause des multiples définitions qui se superposent et qui paraissent souvent inadaptées » en raison de leur caractère trop générique ou trop décontextualisé, mais aussi « indéterminé en raison des nombreuses acceptions formulées par les acteurs » (Carassus et al., 2011, p.2). Cela n’est pas sans lien avec le caractère équivoque de ce terme (Bourguignon, 1997), la performance désignant en effet à la fois une activité — « la mise en acte d’une compétence qui n’est qu’une possibilité » (Baird, 1986) —, un résultat d’une activité — « évaluation ex post des résultats obtenus » (Bouquin, 1986, p.114) qui ne contient pas de jugement de valeur — et un jugement positif que l’on associe à une activité. Ainsi, pour un agent public préposé à la préparation des repas quotidiens des 150 élèves d’une école, la performance pourra tout aussi bien désigner la délicate réalisation de ces 150 repas dans la matinée (la mise en acte d’une compétence), la prouesse de tenir l’objectif budgétaire de 2,90 € de coût de revient moyen par repas (une évaluation objective des résultats visés/obtenus) ou le niveau élevé de satisfaction des élèves à la fin du repas (un jugement positif de la part des usagers de ce service).

Comme le révèle Bessire (1999), ces trois acceptions méritent d’être reliées car elles ont en commun de se rapporter à la problématique de l’évaluation des activités, laquelle nécessite de mettre en résonnance trois éléments (figure 1) :

  • le projet politique, c’est-à-dire le sens, que poursuit l’activité. « La performance d’une entreprise, quelle qu’elle soit, […] s’exprime par référence à des choix politiques, compris comme des choix fondamentaux sous-tendus par une échelle de valeurs. » (pp.136-137);

  • la mise en oeuvre stratégique et opérationnelle du projet politique qui considère l’activité à travers le prisme de la progression vers un horizon et de la mise en oeuvre efficace de l’activité dans cette optique;

  • une évaluation qui rend compte de l’activité par l’explicitation d’indicateurs de mesure, à la fois en termes de progression et d’efficacité.

Figure 1

La performance d’une activité selon Bessire (1999)

La performance d’une activité selon Bessire (1999)

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L’analyse de Bessire la conduit à envisager ces trois dimensions et donc ces trois acceptions de manière conjointe, dans la mesure où les choix opérés sur l’une des dimensions ont des conséquences sur les deux autres. Ainsi, par exemple, définir le coût de revient moyen comme l’objectif principal attendu de l’activité de préparation des repas structure à la fois le sens que l’on donne à cette activité mais également de façon plus ou moins importante la manière dont on souhaite qu’elle soit mise en oeuvre. Pesqueux (2004) vient prolonger et compléter cette modélisation en proposant de considérer qu’il y a, dans toute évaluation d’une performance en gestion, une perspective objective — la mesure des moyens et de leurs conséquences, objectivée par des instruments de mesure dédiés — et une perspective subjective — un jugement de valeur qui peut porter aussi bien sur les ambitions poursuivies, que sur leur mise en oeuvre concrète ou leurs conséquences. Aussi propose-t-il une modélisation de ce qu’il appelle « la performance organisationnelle » qui met en résonnance trois éléments (figure 2) :

  • la performance « action » qui traduit le passage de potentialités — notamment de moyens matériels et immatériels — à des réalisations;

  • la performance « résultat » qui désigne les conséquences, souhaitées ou non, de ces réalisations;

  • la performance « succès » qui traduit les jugements que des évaluateurs font des actions menées, depuis leurs raisons d’être jusqu’à leurs conséquences en passant par les conditions de leur mise en oeuvre.

Figure 2

La performance organisationnelle selon Pesqueux (2004)

La performance organisationnelle selon Pesqueux (2004)

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Renaud et Berland (2007) complètent les modélisations précédentes en s’intéressant plus spécifiquement à la mesure de la performance qui, d’après eux, doit mettre en évidence trois éléments indissociables (figure 3) :

  • l’économie qui vise à rendre compte des moyens mis en oeuvre,

  • l’efficience qui désigne la capacité à maximiser les résultats obtenus à moyens constants,

  • l’efficacité qui représente la réponse aux attentes placées dans l’activité entreprise.

Figure 3

La mesure de la performance selon Renaud et Berland (2007)

La mesure de la performance selon Renaud et Berland (2007)

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De ces différentes représentations se dégage le constat que la performance est un « construit social contingent » (Chauvey et Naro, 2013) qui fait se rencontrer des projets politiques et stratégiques, des mises en oeuvre concrètes et des conséquences que ces mises en oeuvre engendrent évaluées à l’aune des projets définis et des moyens mis en oeuvre. Dès lors, nous constatons que l’observation de Carassus et al. (2011) au sujet de la performance publique trouve une résonnance dans l’analyse de la performance qui est elle-même un concept souvent indéterminé — dans le sens où il apparaît à la fois difficile à définir et difficile à inscrire dans une perspective clairement identifiée — et surdéterminé — dans le sens où il peut être rapporté à des mesures objectives ou à des jugements de valeur qui lui donnent un fort pouvoir de définition. Pour autant, il nous paraît envisageable de donner à la performance publique des caractéristiques qui lui sont propres et qui se rapportent aux particularités que revêt la performance dans le cadre de la sphère publique.

Caractérisation de la performance publique : l’approche par l’action publique

Les travaux de recherche portant sur la sphère publique ont longtemps maintenu une frontière quelque peu étanche entre d’un côté des travaux s’intéressant à la gestion des politiques publiques — portés par des chercheurs plutôt situés en sciences politiques ou en économie — et de l’autre des recherches se préoccupant de la gestion des organisations publiques — conduites majoritairement par des chercheurs en sociologie ou en droit public. Or, il semble aujourd’hui important à de nombreux chercheurs (Gibert, 1980; Émery et Giauque, 2005; Mazouz et Tardif, 2010; Bartoli et al., 2011; Chevallier, 2014) de construire des approches qui réunissent ces deux dimensions en réalité inséparables, et qui permettent ainsi d’appréhender la complexité de la situation dans laquelle les organisations publiques agissent. C’est justement ce que permet l’approche par l’action publique qui se définit comme « la dynamique productive du système politico-administratif » (Émery et Giauque, 2005, p.21). Elle recouvre :

« autant le concept plus spécifique de “politique publique”, au sens de Knoepfel et Larrue (2001), soit “un enchaînement de décisions ou d’activités, intentionnellement cohérentes, prises par différents acteurs, publics et parfois privés, dont les ressources, les attaches institutionnelles et les intérêts varient, en vue de résoudre de manière ciblée un problème défini politiquement comme collectif”, que celui de prestations publiques, utilisé couramment en management public pour désigner les biens et les services produits par les organisations publiques et qui sortent du système productif à l’attention de personnes ou de groupes de personnes externes (Schedler et Proeller, 2000) »

Émery et Giauque, 2005, p.95

Considérer l’action publique, c’est ainsi à la fois observer ce que le système public produit et les conséquences de cette production sur le territoire et auprès de la population concernés.

Dans cette perspective, les organisations publiques sont pensées comme répondant à deux fonctions de production (Gibert, 1980). La première, commune à toutes les organisations, consiste à produire des biens ou des services. La seconde marque la particularité du secteur public et le différencie du secteur privé, puisque les organisations publiques sont « dans l’obligation d’obtenir des résultats politiques, de résoudre des problèmes relevant de l’intérêt public et du fonctionnement de la société en général » (Santo et Verrier, 1993, p.14, dans Émery et Giauque, 2005). Ces deux fonctions de production confèrent ainsi deux légitimités d’action aux organisations publiques : une légitimité primaire (Émery et Giauque, 2005), externe, liée à l’efficacité, c’est-à-dire à l’évaluation des effets des politiques publiques, que l’on peut rapprocher de la performance « succès » (Pesqueux, 2004); une légitimité secondaire (Émery et Giauque, 2005), interne, liée à l’efficience dans la production des outputs administratifs (biens et services), que l’on peut rapprocher à la fois de la performance « action » et de la performance « résultat » (Pesqueux, 2004). Dès lors, au regard des modélisations de la performance précédemment décrites, il apparaît possible de modéliser la performance de l’action publique, terme que nous privilégions à celui de performance publique.

Performance de l’action publique : une approche dynamique

Les acceptions de la performance que nous avons jusqu’à présent mises en évidence présentent la performance comme la résultante d’une interaction de trois éléments indissociables. Mais, à les considérer de plus près, ces trois paramètres ne sont pas tout à fait les mêmes d’une représentation à l’autre. Ainsi, le projet politique et l’évaluation mis en exergue par Bessire (1999) semblent à la fois recouper et se distinguer de la performance « succès » et de la performance « résultat » de Pesqueux (2004), lesquelles désignent des jugements et des conséquences, souhaitées ou non. De même, l’économie, l’efficience et l’efficacité identifiés par Renaud et Berland (2007) sont des paramètres de mesure de la performance qui semblent recouper les perspectives objectiviste et subjectivise que met en valeur Pesqueux (2004) sans pour autant les définir pleinement. Par ailleurs, lorsqu’on cherche à transcrire ces modélisations dans le champ de l’action publique, nous sommes renvoyés vers une nouvelle représentation triangulaire qui ne recoupe pas non plus les précédentes : celle du « triangle de Moore (1995) » (figure 4). Avec le concept de « valeur publique », Moore définit les bénéfices que l’activité des organisations publiques produit pour la société. D’après lui, cette valeur construite au sein des organisations publiques est le résultat de l’interaction de trois éléments indissociables : les capacités opérationnelles qui peuvent s’entendre comme la mobilisation de ressources humaines, technologiques et financières; les finalités des services rendus — que Levesque (2012) envisage comme une délibération, considérant que la valeur publique est plurielle et jamais complètement définie — et la légitimation des objectifs et des actions auprès de diverses parties prenantes, à commencer par les usagers des organisations publiques considérées.

Figure 4

Le triangle de Moore (1995)

Le triangle de Moore (1995)

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Là encore, des recoupements et des écarts avec les définitions précédentes peuvent être constatés, telles que les « capacités opérationnelles » qui sont proches de la « mise en oeuvre stratégique et opérationnelle » de Bessire (1999) ou la « performance “action” » de Pesqueux (2004) sans pour autant les définir complètement. Compte tenu de tous ces éléments, mais également des caractéristiques de l’action publique telles que présentées précédemment, nous proposons une modélisation quadratique de la performance de l’action publique, dont les dimensions sont reliées les unes aux autres et entrent en dynamique (figure 5) :

  • Une dimension politique qui donne du sens à l’action publique à travers les réponses apportées à la question « pourquoi ? », aux raisons profondes d’agir qui nous animent;

  • Une dimension stratégique qui considère les orientations effectives données à l’action publique, à travers les réponses apportées à la question « pour quoi ? »;

  • Une dimension organisationnelle qui considère la manière dont l’action publique est mise en oeuvre, à travers les réponses apportées à la question « comment ? »;

  • Une dimension objectivante qui considère les manières de mesurer l’action publique, « pour quels résultats ? ».

Figure 5

Modélisation de la performance l’action publique

Modélisation de la performance l’action publique

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Cette modélisation entre en cohérence avec les définitions établies de la performance publique. Mazouz et Leclerc (2008) considèrent ainsi que la performance publique s’envisage à travers des modes de gestion par résultats [dimension stratégique] qui visent une gestion publique plus efficace [dimension politique], en favorisant la responsabilisation des équipes de gestion, la motivation des employés du secteur public et l’autonomie des managers à tous les niveaux organisationnels [dimension organisationnelle], le tout autour de la valorisation des prestations fournies aux citoyens [dimensions objectivante]. Carassus et al. (2011, pp.17-18) définissent quant à eux la performance publique comme « la capacité d’une organisation publique à maîtriser ses ressources humaines, financières et organisationnelles [dimension organisationnelle], afin de produire une offre de services publics adaptée [dimension stratégique], en qualité et quantité [dimension objectivante], répondant aux besoins de ses parties prenantes et générant des effets durables vis-à-vis de son territoire [dimension politique]. »

Ceci dit, en pratique, la conciliation de ces différentes dimensions s’avère difficile, ce qui peut expliquer que des démarches visant à développer le niveau de performance requis par les conditions économiques tout en assurant un niveau acceptable de satisfaction sociale et sociétale demeurent rares (Émery, 2005; Carassus et al., 2011; Mazouz et al, 2012; Cappelletti et Khenniche, 2017). La mobilisation du concept de tensions de gouvernance publique, en proposant une lecture des forces en jeu, éclaire les difficultés de dynamique propre à la performance de l’action publique.

Au coeur de la dynamique de performance de l’action publique, les tensions de gouvernance publique

Mazouz et al. (2012, p.95) distinguent quatre types de tensions de gouvernance publique inhérentes à toute démarche visant à développer la performance au sein des organisations publiques :

  • des tensions éthiques, qui apparaissent au niveau des institutions et qui sont « relatives aux valeurs et croyances à la base même des structures et stratégies d’offre de service »;

  • des tensions managériales, qui « découlent des différences entre un cadre de gestion bureaucratique (traditionnel), axé sur les moyens et les procédures, et celui plus entrepreneurial de la gestion par résultats »;

  • des tensions structurelles, relatives au niveau organisationnel, qui « apparaissent lors des choix et des mises en oeuvre de structures organisationnelles »;

  • des tensions artefactuelles, qui « émergent entre des mesures de rendement traditionnelles par le comportement et des mesures de rendement par les résultats ».

Considérant l’analyse des tensions de gouvernance publique, nous enrichissons notre modélisation de la performance de l’action publique en introduisant les tensions de gouvernance publique identifiées (figure 6).

Figure 6

Performance de l’action publique et tensions de gouvernance publique

Performance de l’action publique et tensions de gouvernance publique

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Cette modélisation permet de comprendre que la performance de l’action publique est animée par des tensions qui la maintiennent en phase avec un ensemble d’enjeux, tous légitimes mais potentiellement contradictoires. Cette représentation de la performance de l’action publique nous paraît être doublement utile. D’un point de vue théorique elle prolonge des travaux irréfragables visant à caractériser la performance publique dans sa complexité. D’un point de vue pratique, considérant avec Mazouz et al. (2012) que le succès des démarches de réforme de l’action publique est lié à la capacité des acteurs à détecter et à identifier de manière systématique les tensions de gouvernance publique engendrées par les démarches d’amélioration de la performance, cette modélisation offre une grille d’analyse actionnable pour les praticiens. Considérons à présent une application de cette modélisation au cas d’une organisation publique.

Quête de performance de l’action publique : analyse au sein d’une collectivité territoriale française

Pour comprendre la dynamique inhérente à la recherche de la performance de l’action publique, ainsi que les tensions de gouvernance publique qui en découlent, nous analysons une recherche-intervention conduite entre 2015 et 2019 au sein d’une collectivité territoriale, une mairie d’une commune de taille moyenne située en Île-de-France.

La méthodologie de recherche-intervention

La recherche-intervention est une méthode de recherche qui s’inscrit dans un contrat social de la science et de la société (Le Moigne, 1999) particulier qui place le scientifique dans une posture de tiers-aidant (Henriot, 2014). Pour Savall et Zardet (1996), elle est une méthode combinant recherche fondamentale et recherche appliquée afin de coproduire des connaissances avec les acteurs. Dans la continuité de cette définition, Plane (2000) la présente comme un processus d’interactions complexe et cognitif entre les acteurs d’une organisation et des chercheurs chargés d’implanter et d’acclimater des méthodes et outils de management, mais aussi de susciter des transformations durables du fonctionnement de l’entreprise. Elle permet donc, à partir d’un projet formel de transformation, de concevoir et de mettre en place des modèles, outils et procédures de gestion qui aident à obtenir des connaissances utiles à l’action et à la théorisation d’intention scientifique (Hatchuel et al., 2002). La connaissance de l’objet par sa transformation est ainsi une caractéristique clé de la recherche-intervention, ce qui la rend particulièrement propice à l’étude de réformes ou, en l’espèce, d’une démarche orientée vers la performance de l’action publique.

En pratique, cette démarche fait se succéder des observations du fonctionnement concret d’un collectif, des représentations actionnables de ces observations puis des constatations sur la manière dont ces représentations sont saisies par le collectif. Ceci permet, par itérations successives, de mieux comprendre et de théoriser de manière plus juste le fonctionnement concret du collectif étudié (David, 2003; 2004). Ces étapes s’avèrent particulièrement utiles dans le cadre de la recherche conduite au sein de la collectivité concernée. En effet, comme nous le verrons dans la section suivante, il s’est agi tout au long de la démarche de découvrir les représentations mentales (Morin, 1986) des différentes parties prenantes, de les comprendre, les partager et parfois les faire converger. Ce processus de recherche repose sur trois principes fondamentaux (Savall et Zardet, 2004). Le premier est l’intersubjectivité contradictoire qui consiste à confronter les représentations, par nature subjectives, de chacun des acteurs, en organisant et en suscitant des interactions entre acteurs dotés de représentations en partie convergentes, et en partie différentes, voire contradictoires. Ces interactions sont également propices à l’interactivité cognitive, autre principe de la recherche-intervention qui vise la création de connaissances par l’organisation d’interactions entre les acteurs. Enfin, la contingence générique « désigne la combinaison possible entre contingence et universalisme : un noyau dur de connaissances génériques, complété par des périphéries contextuelles » (Savall et Zardet, 2004, p.251). Ce dernier principe fait particulièrement écho à la performance telle que définie précédemment.

Le protocole de la recherche-intervention

Au point de départ de notre recherche, en avril 2015, figure une demande de la part d’une collectivité territoriale : l’aider à construire et développer une démarche visant à améliorer la performance de son action publique. Le design de cette recherche est le fruit de nombreuses concertations avec les principaux décisionnaires de la ville : le maire, son directeur de cabinet, l’adjoint aux finances, le directeur général des services, la direction des ressources humaines, la direction générale adjointe en charge de la performance. L’implication des différentes parties composant la gouvernance de la collectivité nous a en effet paru essentielle au processus de transformation nécessaire à l’émergence d’une approche commune et actionnable de la performance de l’action publique. La recherche-intervention s’est décomposée en différentes étapes. La première phase s’est déroulée de septembre à octobre 2015 et a consisté en la réalisation d’un diagnostic qualitatif qui a permis de faire expliciter aux membres de l’exécutif et de la direction générale leur appréhension de la performance de l’action publique de la municipalité. La deuxième étape de la recherche a permis, entre octobre 2015 et mars 2016, d’accompagner ces acteurs dans l’appropriation d’une représentation partagée et contingente de la performance de l’action publique. Cela s’est traduit par la formalisation d’une définition commune stabilisant les valeurs et les attendus que toute démarche au sein de la collectivité devait remplir. Ainsi, pour les membres de cette mairie, la performance de l’action publique correspond à la « capacité à fixer un cap et à innover pour transformer et dépasser le fonctionnement actuel de la collectivité. L’objectif est de mobiliser l’ensemble des agents autour de décisions efficientes, pour offrir un service public de qualité qui réponde aux besoins des administrés, en respectant les contraintes budgétaires. Il s’agit également de traduire en actions les ambitions fortes pour le développement et la compétitivité du territoire, ceci en préservant l’intérêt général. » Si nous observons bien dans cette définition les quatre dimensions de la performance de l’action publique que nous avons précédemment définies, le processus qui nous a conduit à cette définition nous a également permis de faire apparaître un facteur explicatif à notre hypothèse selon laquelle la performance de l’action publique est en elle-même porteuse de troubles. En effet, cette démarche a révélé qu’aucun membre de l’exécutif ou de la direction générale n’avait au départ une appréhension très claire ni globale de la performance. Autrement dit, s’il est possible d’observer des pertes de sens de l’action publique au cours d’une démarche visant à développer la performance publique, c’est sans doute en grande partie parce qu’il n’y a pas au départ de cette démarche de consensus établi sur ce qu’est la performance publique.

Des leviers de développement de la performance publique ont ensuite été définis à travers des groupes de projet politique, puis stratégique. La stratégie de la collectivité a ensuite été actualisée pour le mandat en cours. La troisième étape, entre décembre 2016 et janvier 2019, a consisté à accompagner la mise en oeuvre des leviers identifiés dans la précédente étape et à approfondir la connaissance de l’organisation, notamment au niveau opérationnel, en réalisant des diagnostics de performance au sein des directions et en accompagnant la mise en place de groupes de projet opérationnels. Lors de cette phase, plus d’une centaine de personnes a été vue en entretien à travers cinq directions différentes.

Nous nous intéressons ici à une réforme conduite concomitamment à notre recherche-intervention. Cette réforme présente un intérêt tout particulier : initiée quatre ans avant le démarrage de notre intervention, elle va se trouver interrogée par ses parties prenantes à l’aune des résultats co-construits lors de notre démarche.

La collectivité

La municipalité étudiée est une commune d’Île-de-France de taille moyenne (50 000 habitants), ancienne ville nouvelle, qui a connu un accroissement démographique rapide (7 000 habitants en 1970), accompagné d’un développement soutenu en termes d’aménagement du territoire et d’organisation de la collectivité et des services publics. La population se caractérise par sa jeunesse, des revenus relativement faibles, et un besoin fort d’accès aux services publics. Le contexte économique influence également les besoins de services publics : la collectivité est marquée par la crise financière de 2008 et la population du territoire, particulièrement impactée en termes de perte d’emplois et de ressources financières, accroît depuis lors ses demandes de services publics. Compte tenu de contraintes financières fortes, la municipalité a donc cherché non seulement à faire vivre une logique d’efficacité mais également une logique d’efficience. Par ailleurs, la municipalité a connu une mutation institutionnelle profonde liée à la loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles (MAPTAM) et à la création d’une nouvelle intercommunalité de plus de 200 000 habitants. C’est dans ce contexte que se dessine durant la campagne des élections municipales de 2014 la volonté d’orienter la gestion de la ville vers une logique de services publiques en adéquation avec l’évolution du territoire et les besoins de la population, tout en améliorant la gestion des dépenses publiques. La question de la performance publique est ainsi inscrite dans le programme municipal de l’équipe en place — « un service public sobre et efficace » — et, après les élections, cette ambition est traduite par la création d’une direction dédiée : la direction générale adjointe (DGA) « performance du service public ».

La recherche-intervention débute en septembre 2015, un an et demi après les élections municipales et alors qu’aucune stratégie ou feuille de route n’a encore pu être établie par cette DGA sur la question de la performance publique.

D’une réforme « solidaire et juste » à une stratégie de lutte contre les impayés

Le cas de la gestion des activités périscolaires, que nous avons pu observer de manière longitudinale, s’avère particulièrement utile pour comprendre comment se déploie et évolue une dynamique de performance. Pour saisir la situation de 2016, il faut remonter dans le temps. En 2011, une réforme des prestations périscolaires est votée. Sa vocation est double : sociale, d’une part, elle vise à permettre l’accès aux activités périscolaires au plus grand nombre; financière d’autre part, en s’attachant à réduire le volume des factures impayées. C’est ainsi qu’est votée une réforme tarifaire « solidaire et juste ».

Après 5 ans de mise en oeuvre, des mécontentements sont exprimés par les usagers, les élus et les agents. La DGA « performance du service public » est alors saisie afin d’établir un diagnostic global de la situation. Ce dernier est réalisé en 2016, non pas dans le cadre du protocole d’intervention de notre équipe de recherche, mais concomitamment. Partant, des échanges sont organisés entre les chercheurs et les membres de la direction en charge de la question, afin de coordonner cette démarche avec la recherche-intervention en cours.

Cette démarche est ainsi menée en mobilisant résultats et concepts issus de notre recherche-intervention. Sur le plan conceptuel, le diagnostic aborde la performance dans ses différentes dimensions — politique, stratégique, opérationnelle, objectivante — en considérant les représentations des différentes parties prenantes. Sur le plan méthodologique, l’ensemble des acteurs en charge des prestations périscolaires est interrogé dans le cadre d’entretiens visant à recueillir leurs représentations de la situation : élus en charge de l’éducation, de la solidarité, des finances, agents du pôle facturation, professionnels de l’animation, directeurs de secteurs et référents périscolaires, membres du service enfance, responsable de l’accueil, membres du Trésor public, le directeur général des services, les directeurs généraux adjoints. Pour des raisons méthodologiques, le choix a été fait par la collectivité de ne pas interroger les usagers. En cohérence avec les principes de la recherche-intervention, l’équipe de la DGA a réalisé une vingtaine d’entretiens puis des restitutions dudit diagnostic ont été organisées afin de favoriser l’intersubjectivité contradictoire et l’interactivité cognitive, propices à la génération de représentations partagées des situations de gestion. La finalité poursuivie était de créer des consensus, non pas sur les solutions à apporter mais, dans un premier temps, sur les problématiques à résoudre, dans toute leur complexité.

Ce diagnostic a fait l’objet d’une synthèse qui rend compte des divergences de vue et des difficultés rencontrées par les services en charge de conduire cette réforme. Les résultats relatifs à la dimension financière sont sans conteste positifs puisque « le stock des impayés a été réduit de moitié passant de 4 à 2 millions d’euros entre 2011 et 2016 et le taux d’impayé est passé de 60 % à 16,6 % pour les activités périscolaires et à moins de 6 % pour les prestations petite enfance ». Les résultats relatifs aux autres dimensions de la réforme sont néanmoins plus problématiques. En effet, des interrogations émergent quant à l’efficacité de cette réforme dans sa capacité à répondre aux valeurs de justice et solidarité puisque « si la mise en place de cette stratégie de lutte contre les impayés a porté ses fruits sur le volet financier, elle reste encore insuffisamment partagée sur le terrain et imprécise quant à son volet social, malgré une ambition d’accompagnement social des familles les plus fragilisées inscrite dans les enjeux initiaux de la stratégie. » La légitimité primaire (Émery et Giauque, 2005) de cette réforme est également questionnée, l’étude soulignant « la divergence des points de vue politiques quant au rôle de la ville en matière d’accompagnement social des familles qui ne font aujourd’hui pas partie du public cible des centres communaux d’actions sociales », voire mise en question puisque « le dispositif est majoritairement perçu par les familles comme répressif, complexe, avec une dimension intrusive qui génère honte et colère, fragilisant de ce fait la relation aux familles ». En outre, des difficultés plus opérationnelles, relevant de la légitimité secondaire (Émery et Giauque, 2005), sont pointées, telle la « remise en cause de cette mission d’ordre administrative perçue plutôt négativement par les professionnels de terrain qui estiment que cette dernière ne relève pas de leurs prérogatives en tant que professionnel de l’animation » ou « les incohérences quant à son périmètre d’application. Elle ne s’applique actuellement que sur le périmètre des activités péri et extrascolaires. On pourrait s’interroger sur un éventuel élargissement du périmètre aux prestations Seniors. » Ces difficultés opérationnelles apparaissent d’autant plus grandes que « les débats sur la légitimité, l’efficacité et l’efficience de l’action » sont profonds (Mazouz et al., 2012, p.95).

Comment une réforme visant justice et solidarité dans une volonté d’efficacité et d’efficience a pu aboutir à cet état de fait ? Pour le comprendre, nous mobilisons notre modélisation de la performance.

Quête de performance et perte de sens : dynamique et tensions de gouvernance publique

Différentes actions ont été menées afin de mettre en oeuvre cette réforme. Il a ainsi notamment été procédé à la refonte du quotient familial. Ce dernier est calculé, par foyer fiscal, en prenant en compte le revenu imposable divisé en un certain nombre de parts en fonction du nombre de personnes à charge. Ce quotient permet ensuite de proportionner le montant des contributions à verser pour les différentes prestations proposées par la collectivité. Cette refonte a permis de davantage considérer les revenus les moins élevés et d’abaisser leurs contributions financières pour accéder à des prestations. La réforme s’est également traduite par une lutte contre les impayés afin d’assurer le financement de cette politique. Le traitement des impayés s’est traduit par les actions suivantes :

  • adoption d’un nouveau règlement intérieur venant préciser les règles d’accès, la suspension d’accès ou le refus d’inscription aux activités en cas d’impayés;

  • mise en place d’une nouvelle organisation et de nouvelles procédures internes;

  • mise en oeuvre d’un « traitement de choc » à l’égard des débiteurs faisant l’objet d’une dette de plus de 1 000 € et qui n’ont pas réagi aux relances de la mairie et de la trésorerie principale, l’objectif étant de récupérer les 500 000 € dus par les 200 familles détenant une dette supérieure à 1 000 € et de rétablir la crédibilité de la municipalité en matière de recouvrement;

  • mise en oeuvre d’un « traitement de fond », l’objectif visé étant d’intervenir bien avant que le seuil des 1 000 € soit atteint afin d’éviter que les familles tombent dans la spirale de l’endettement (seuil abaissé à 500 € en 2012, 200 € en 2013 puis 100 € en 2015).

En analysant la dynamique à l’oeuvre à travers notre modélisation (figure 7), nous saisissons plus finement la dérive ayant conduit la réforme dite « solidaire et juste » à, selon l’expression consacrée en 2016, « une stratégie de lutte contre les impayés ».

Figure 7

Modélisation de la performance de la réforme tarifaire

Modélisation de la performance de la réforme tarifaire

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La réforme est née du constat du volume important de prestations impayées concernant les activités périscolaires; 60 % d’impayés pour un montant de 4 millions d’euros. Les causes alors identifiées correspondaient au manque d’efficience du service de facturation mais également à la difficulté pour certains foyers de s’acquitter de leurs factures du fait de leurs trop faibles revenus, mettant également en lumière une problématique d’accès aux prestations proposées par la ville pour certaines familles du territoire. La dimension objectivante a donc été le point d’entrée dans la réforme. D’un point de vue politique, qui pose la question des raisons d’agir, les élus ont alors proposé de remédier à la situation en alliant solidarité et justice. Il s’est agi de venir en aide aux familles en difficulté tout en faisant en sorte que les créances soient honorées. C’est en ce sens que la réforme fut votée. S’observent là les premières difficultés. En effet, le manque d’articulation des volets financier et social de la réforme n’est pas sans lien avec l’insuffisante définition des valeurs de justice et de solidarité à l’origine même de l’action menée au sein de la collectivité. Si ces termes ont été posés, ils n’ont jamais été explicités, ni mis en relation. Partant, certains élus ont prôné l’une ou l’autre de ces valeurs en fonction du prisme induit par le périmètre de leur mandat, tel celui de l’éducation, de la parentalité ou des finances. C’est à partir de cette dimension politique que la stratégie visant à mettre en oeuvre cette réforme a été pensée, principalement sous un angle financier avec la révision du quotient familial et les différentes mesures relatives à la gestion des impayés. L’articulation de ce volet financier avec l’action sociale, la cohérence avec les dispositifs concernant les seniors, la question des impacts sur la relation aux familles n’ont quant à elles pas été considérées. Nous voyons là une conséquence directe de l’atrophie de la dimension politique dans la définition des valeurs de justice et de solidarité de la réforme votée en 2011. Cette observation rejoint d’ailleurs les travaux de Bessire (1999), qui constate l’habituelle faiblesse des valeurs sous-tendant les démarches de performance. Concernant la dimension organisationnelle, qui interroge la manière dont l’activité est concrètement réalisée, l’observation de la mise en oeuvre des règles édictées sur les impayés montre notamment que tous les agents ne promulguent pas les suspensions de la même manière, du fait du flou entourant les valeurs en question. Par ailleurs, cette réforme d’ampleur ne s’est pas traduite par une adaptation des métiers ni des process; seul le recouvrement des factures a fait l’objet d’établissement de procédures. Enfin, la dynamique de la performance parcourant l’ensemble des dimensions sans discontinuer, il est possible d’observer à nouveau la dimension objectivante et de constater qu’en l’absence d’indicateurs autres que financiers, la représentation de la réalité couverte par cette réforme s’est peu à peu limitée à cette seule facette de la performance, tant et si bien que la réalité donnée à voir à travers les indicateurs mis en place s’est trouvée confinée à des questions de paiement de factures et de recouvrement de créances, bien loin de la volonté politique initiale. Ainsi, l’amélioration de la performance publique a été constatée uniquement sur le montant global des impayés. A l’instar d’Émery et Giauque (2005), nous observons là une forme de « myopie » des acteurs de la collectivité qui ne perçoivent que les résultats immédiatement visibles et mesurables, au détriment de ce qui est plus difficile à appréhender mais pourtant essentiel à la qualité de l’action publique, tels que les effets à moyen et long termes de la réforme, sa capacité à rencontrer l’ambition qu’elle fixait, et ses interactions avec les autres champs de l’action publique.

En synthèse, le traitement de cette question par notre modélisation montre que si les quatre dimensions de la performance ont été mises en résonnance (figure 7), la dimension objectivante a sensiblement tronqué le sens de la réforme, déséquilibrant le couple « solidaire et juste » au bénéfice de la justice entendue dans un sens restreint, celui du devoir pour chacun de s’acquitter de ses traites.

Par ailleurs, cette modélisation permet d’identifier que le passage d’une dimension à l’autre est particulièrement propice à l’émergence de paradoxes de pilotage de l’action publique (Émery et Giauque, 2005). En l’espèce, nous identifions dans le pilotage de la réforme les paradoxes suivants entre les dimensions :

  • politique et stratégique : les valeurs de justice et de solidarité, portées au niveau politique, sont uniquement traduites en résultats attendus à court terme au niveau stratégique;

  • stratégique et organisationnelle : les orientations stratégiques données à cette réforme qui recouvre des champs d’action variés (éducation, parentalité, finance, notamment) sont mises en oeuvre dans une organisation bureaucratique;

  • organisationnelle et objectivante : le pilotage de la mise en place de cette réforme transversale est réalisé sans indicateur de pilotage;

  • objectivante et politique : la réduction des impayés est l’unique indicateur de mesure d’une démarche visant à rendre compte d’une politique de justice sociale et de solidarité.

Ces résultats complètent ceux identifiés dans la littérature, avec des paradoxes situés entre :

  • les dimensions objectivante et politique dans l’observation de conflits latents entre les demandes faites aux administrations et aux collectivités locales de mesurer des gains d’efficience et les interrogations formulées sur la pertinence de ces gains eux-mêmes (Cappelletti et Khenniche, 2017);

  • les dimensions objectivante et stratégique dans le constat des difficultés à définir puis à évaluer les résultats attendus du secteur public (Laufer et Burlaud, 1980; Trosa, 1989);

  • les dimensions organisationnelle et politique lorsqu’il est demandé aux organisations publiques de gagner en efficience et d’absorber les baisses de dotations mais sans dégrader la qualité de la production de services publics ni la rétrécir dangereusement en désorientant l’usager (Cappelletti et Khenniche, 2017);

  • les dimensions organisationnelle et stratégique dès lors que certaines organisations publiques se révèlent avoir une faible capacité à dépasser la logique de bureaucratie administrative pour co-construire avec des partenaires externes les projets stratégiques qu’elles portent (Mazouz et al., 2012).

La lecture des éléments de diagnostic nous permet d’observer les difficultés exprimées par les acteurs, voire les conflits qui les opposent. Nous proposons à présent de lire la situation à travers le prisme des tensions de gouvernance afin d’affiner notre compréhension de la dynamique de performance à l’oeuvre.

Des tensions de gouvernance générées par la recherche de performance

En 2016, à la suite du diagnostic ayant révélé les différentes visions de la situation, de vifs débats ont vu le jour entre les différentes parties prenantes à la réforme tarifaire : élus concernés en charge de l’éducation, de la solidarité, des finances, agents du pôle facturation, professionnels de l’animation, directeurs de secteurs et référents périscolaires, membres du service enfance, responsable de l’accueil, le directeur général des services, les directeurs généraux adjoints. La lecture de ces débats éclaire ce qui s’est joué et permet d’identifier les tensions de gouvernance à l’oeuvre. Reprenant la typologie développée par Mazouz et al. (2012), nous pouvons identifier les tensions suivantes :

  • Éthiques :

    • laisser se positionner les autres acteurs du territoire en charge de la compétence de solidarité versus accompagner les familles en difficulté en matière d’impayés, et ce, de manière spécifique;

    • ne pas autoriser l’accès aux activités périscolaires pour les enfants dont les parents ne se sont pas acquittés des frais versus permettre l’accès en vertu de la politique « parentalité » qui vise à accompagner des familles qui peuvent avoir des difficultés à assumer leurs rôles de parents;

    • ne pas permettre l’accès à la restauration aux enfants scolarisés dont le compte présente des factures impayées versus maintenir le principe de « restauration pour tous » y compris pour les enfants dont les familles ne règlent pas les frais de restauration;

  • Managériales :

    • étendre la lutte contre les impayés au périmètre concernant les seniors versus circonscrire la lutte contre les impayés au champ des activités péri et extrascolaires;

    • appliquer la lutte contre les impayés à tous les publics sans distinction versus tenir compte des enfants et familles suivis dans le cadre de l’accompagnement à la réussite éducative;

  • Structurelles :

    • réaliser des missions de traitement des impayés sans changer la structure organisationnelle versus réorganiser le traitement de la question des impayés à travers la mise en place d’un guichet unique de gestion des prestations à destination des familles;

  • Artefactuelles :

    • centrer les indicateurs sur les thématiques financières versus élargir les indicateurs aux questions sociales.

L’analyse a posteriori des débats de 2016 valident donc les observations de Mazouz et al. (2012) des tensions de gouvernance publique. Ces tensions ont toujours été présentes dans cette collectivité, et à tout le moins depuis 2011, point d’origine de la réforme « solidaire et juste ». Simplement, dans les faits, ces tensions n’ont jamais été explicitées telles quelles. Par exemple, les tensions éthiques entre le principe de « restauration pour tous » et l’impératif de paiement des prestations publiques délivrées ne se sont pas traduites par des débats à un niveau politique, c’est-à-dire notamment entre les élus de la collectivité, laissant ainsi apparaître in fine l’atrophie de la dimension politique dans la dynamique de performance. En conséquence, des questions sont restées en suspens, aussi bien au niveau stratégique qu’organisationnel, et notamment celles-ci : faut-il interdire l’accès à la restauration aux enfants scolarisés dont le compte présente des factures impayées par justice vis-à-vis de la collectivité territoriale et des parents ayant honoré de leurs factures ou, au contraire, maintenir le principe de « restauration pour tous » en vertu du principe de solidarité vis-à-vis des parents ne pouvant s’acquitter des factures de restauration de leurs enfants ? Dans le cas ici étudié, nous constatons que des réponses à ces questions n’ont pas été formulées et que, en conséquence, des difficultés diffuses de mise en oeuvre et des conflits larvés ont été observés. Autrement dit, une situation propice à l’apparition de paradoxes a été générée.

Si cette identification des tensions de gouvernance publique nous éclaire sur la performance de l’action publique, elle a été réalisée par nos soins et a posteriori. Comment procéder à cette identification in itinere afin d’améliorer le pilotage de l’action publique et préserver le sens de cette action ? En d’autres termes, comment améliorer « la capacité des acteurs influents dans les organisations publiques à détecter et à identifier de manière systématique les tensions que génèrent leur démarche de transformation » (Mazouz, 2012, p.96) ? Il nous semble que le concept de point de vue s’avère tout à fait pertinent.

Comprendre les points de vue pour identifier les tensions de gouvernance publique

Cette analyse nous amène à considérer qu’à l’origine de ces tensions se trouvent des points de vue qui ne se superposent pas. Nous constatons en effet que, par exemple, certains élus considèrent la lutte contre les impayés comme une activité de recouvrement de créances devant s’appuyer sur des dispositifs contraignants envers les familles concernées dans le cadre de la politique budgétaire annuelle. Mais ce point de vue est contesté au sein de la collectivité, notamment par des membres de l’administration qui reprochent à ces élus de ne pas tenir compte par exemple de la relation des agents aux usagers ou des conséquences scolaires qui peuvent être attachées aux mesures de suspension d’activités. Comprendre et identifier ces différents points de vue nous semble donc constituer un moyen intéressant à mobiliser pour systématiser l’identification puis la régulation des tensions de gouvernance publique. Dès lors, nous proposons de mobiliser le concept de point de vue.

Nous entendons le point de vue comme étant la focale utilisée pour chercher à appréhender une activité. Cette focale peut donner à observer un panorama plus ou moins large, une profondeur de champ plus ou moins grande, une richesse des détails plus ou moins importante. Ce concept s’inscrit dans la lignée des travaux de Girin (1990) sur la situation de gestion, laquelle se définit comme une activité en constante construction qui se compose d’acteurs devant accomplir « dans un temps déterminé, une action collective conduisant à un résultat soumis à un jugement externe ». En tant que construction, la délimitation des éléments qui la compose est sujette à interrogation : « Qui sont les véritables participants ? A quels lieux et quels temps se limite-t-elle ? Quel résultat est-il attendu ? Quelle instance exerce le jugement ? » (Girin, 1990, p. 144). Nous retrouvons bien là les questionnements rencontrés dans l’analyse de la réforme de la collectivité étudiée. En effet, comme nous l’avons vu, la performance est un construit social contingent, mu par les représentations qu’en ont ses parties prenantes. Dans l’action publique, ce construit est d’autant plus complexe à équilibrer que les parties prenantes sont variées, que le temps dans lequel elle se déroule est multiple (Martinet, 1991) et que les informations requises pour son évaluation sont diffuses. Ces représentations cachent ainsi des points de vue qui peuvent être considérés comme le résultat de l’interaction de trois éléments (Henriot, 2012) :

  • un cadre spatial qui invite l’acteur à définir qui a un rôle à jouer dans l’activité considérée. En effet, dans les organisations, les décisions sont prises soit en la présence d’autres ou avec la connaissance qu’elles vont devoir soit être intégrées, comprises ou approuvées par d’autres (Burns & Stalker, 1961, p.118). Le participant à une activité a ainsi la possibilité de prendre en considération ou d’exclure de son champ d’analyse toute une série de parties prenantes.

  • Un cadre temporel qui amène l’acteur à envisager des instants passés, présents et futurs pour rendre lisible l’action. Ainsi sait-on que le passé est un élément important de la fabrique du sens (Walsh et Ungson, 1991), et que les significations changent en même temps que les projets et les buts (Gioia et Chittipeddi, 1991), notamment parce que les acteurs se posent constamment la question des enjeux, des objectifs qu’ils poursuivent (Eisenhardt et Zbaracki, 1992).

  • Un cadre informationnel qui permet à son jugement de s’exercer sur l’activité. Ainsi, même si les acteurs disposent de nombreuses informations, ils se focalisent sur un petit nombre pour prendre des décisions (Eisenhardt, 1989), et ce d’autant plus que la tension est importante au sein de la situation (Easterbrook, 1959).

Notre immersion au sein d’une collectivité locale pendant quatre années nous permet de constater qu’aucun point de vue ne permet à lui seul de définir la performance publique. La raison principale vient de ce que la performance publique ne s’apparente pas à un état donné — c’est-à-dire à un point de vue défini et stable — vers lequel il faudrait tendre mais plutôt à un projet en construction — un construit social — qu’il faut savoir alimenter par des points de vue différents. Ce construit dynamique génère inévitablement des tensions de gouvernance qu’il s’agit non pas de supprimer, mais de réguler ou, pour Mazouz et al. (2012), de gérer de manière prophylactique. Dans le prolongement de cette idée, les paradoxes du pilotage de la gestion publique apparaissent comme une conséquence de ces défaillances de régulation, puisqu’ils traduisent non pas un point d’équilibre négocié ou consensuel, mais plutôt un point d’équilibre par défaut, issu d’une combinaison de portions de points de vue à l’origine de la tension, sans s’assurer de leur compatibilité, de leur congruence ou pertinence, tel la mise en place d’indicateurs mais sur des questions marginales. Identifier les points de vue à l’origine des tensions de gouvernance nous semble nécessaire à leur régulation. L’identification des différents points de vue, leur positionnement sur les différentes dimensions de la performance, telles que proposées dans notre modélisation, permet en effet d’expliciter ces tensions aux différents temps de la dynamique de la performance, tel que nous l’avons réalisé dans la section précédente. En l’espèce, sur le plan managérial, cette modélisation quadratique de la performance de l’action publique, animée par des tensions de gouvernance, elles-mêmes induites par des points de vue divergents, a permis aux acteurs de se saisir de la complexité de leur action collective et de mettre en place des dispositifs de traduction des politiques publiques en action publique en phase avec la définition de la performance élaborée en commun. C’est d’ailleurs cette dernière qui a débouché sur la démarche relative à l’étude de la réforme de la gestion des activités périscolaires. Au terme de celle-ci, il a été décidé par la collectivité d’étendre les diagnostics et projet d’amélioration à l’ensemble du champ des activités éducatives, afin d’aborder la question de l’accompagnement des familles de manière plus transversale et plus globale également. Une des décisions en ayant découlé fut la mise en place d’un guichet unique pour les prestations dédiées aux familles et enfants, afin de ne plus découpler leur suivi financier et social.

Conclusion

A travers cet article, nous nous sommes intéressés à un paradoxe majeur induit par la quête de performance publique : loin d’améliorer la qualité des relations entre les organisations publiques et leurs usagers, la recherche de performance de l’action publique peut générer une perte de sens pour les agents et la population. Il s’agit d’un paradoxe dans la mesure où la contradiction qui apparaît n’est pas le fruit d’une démarche volontairement contraire aux objectifs et aux raisons d’agir initialement définies. Dans le cas que nous avons étudié, c’est en poursuivant une ambition résolument tournée vers davantage de solidarité et de justice que, collectivement, progressivement, sans nécessairement le percevoir, les membres de cette collectivité ont fait évoluer leur action jusqu’à faire coexister d’un côté des discours qui reprennent les termes de solidarité et de justice, et de l’autre des actes — en l’occurrence une stratégie de lutte contre les impayés — qui dédisent les propos tenus. Comment s’explique cet état de fait et comment, dans la mesure du possible, y remédier ? A la suite de cette étude, nous pouvons dégager quelques observations qui constituent autant d’éléments de réponse.

Notre première observation, que nous formulons en grande partie par une analyse de la littérature sur le sujet, est que la performance de l’action publique est un construit social foncièrement dynamique, que nous définissons comme issu de l’interaction de quatre dimensions : une dimension politique qui définit les raisons d’agir; une dimension stratégique qui met en exergue des objectifs concrets à poursuivre; d ’une dimension organisationnelle qui met pratiquement en oeuvre l’action; une dimension objectivante qui met en évidence les impacts, les résultats et les jugements que l’action génère. Cette modélisation, qui présente la performance de l’action publique comme un concept global, permet de comprendre pourquoi il est difficile pour les différentes parties prenantes d’une organisation publique d’en saisir complètement le sens. Pour ce faire il est nécessaire, comme nous avons cherché à le réaliser dans le cadre de notre recherche-intervention, d’appréhender la performance publique dans ses différentes dimensions et de réussir à suivre et analyser les forces qui l’animent, considérant par exemple qu’une décision prise sur une dimension (mettre exclusivement en évidence le montant des impayés relatifs aux activités périscolaires) influe nécessairement sur les trois autres.

Notre deuxième observation est que chaque dimension de la performance contient en son sein des tensions inhérentes à l’action publique, tensions que Mazouz et al. (2012) qualifient de « tensions de gouvernance ». Ainsi en est-il des tensions éthiques qui structurent la dimension politique de l’action publique. Si les valeurs de justice et de solidarité prônées par la collectivité publique étudiée semblent à première vue consensuelles, elles cachent en fait des questions éthiques (faut-il interdire l’accès à la restauration aux enfants scolarisés dont le compte présente des factures impayées ou, au contraire, maintenir le principe de « restauration pour tous » ?) dont les réponses sont très signifiantes. En pratique ces tensions sont rarement explicites. Plutôt que des tensions de gouvernance à proprement parler, les acteurs vivent des difficultés opérationnelles, des désaccords ou conflits, dont ils ne parviennent ni à saisir les causes ni à dégager des perspectives d’action, laissant par là-même se générer des situations propices à l’apparition de paradoxes. Cet état de fait se révèle particulièrement problématique puisque de la capacité à se sortir de ces situations dépend la régulation des tensions de gouvernance publique et la fertilité de la dynamique de performance de l’action publique.

Pour dépasser cette difficulté, nous proposons le concept de point de vue qui nous parait pertinent pour opérer l’identification systématique des tensions de gouvernance publique que Mazouz et al. (2012) appellent de leurs voeux. Nous définissons le point de vue comme la focale que chacun de nous utilise pour donner à voir ce qui nous semble devoir être mis en valeur sur une situation ou une activité donnée. Il nous semble ainsi qu’à l’origine des tensions de gouvernance publique, il est possible d’observer différents points de vue divergents. Appréhender ces points de vue comme la résultante de trois cadres — temporel, spatial et informationnel — qui, combinés, donnent un sens à l’objet social considéré, permettrait d’après nous d’éviter de réduire les débats autour de l’action publique à une confrontation d’arguments ou de décisions inconciliables. Car le point de vue montre au contraire que coexistent au sein des organisations publiques différentes formes de rationalisation de l’action publique, toutes légitimes, à partir desquelles il faudrait pouvoir composer. Nous touchons là une limite et une perspective de notre recherche, puisqu’il conviendrait à présent de vérifier ces observations dans différentes organisations publiques.