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Dans un contexte de globalisation des marchés, les entreprises multinationales ont tendance à accélérer leur expansion internationale en multipliant leurs investissements directs à l’étranger (IDE) (CNUCED, 2019). Par rapport aux créations ex-nihilo de filiales, les opérations de fusion-acquisition permettent aux entreprises de surmonter de nombreux obstacles liés à l’entrée sur de nouveaux marchés et de gagner un précieux temps pour s’y positionner (Slangen et Hennart, 2008). Toutefois, elles ne sont pas exemptes de risques puisqu’il s’agit du plus fort degré d’engagement à l’international et qu’elles revêtent un caractère quasi-irréversible (Chalençon et Mayrhofer, 2018). Ces difficultés sont souvent exacerbées dans les économies émergentes (Caiazza, Very et Ferrara, 2017; Kin, Meschi et Prévot, 2015).

Lorsqu’elles envisagent de réaliser des fusions-acquisitions dans ces pays, les entreprises doivent accorder une attention particulière à la localisation de la cible (García-Cabrera et Durán-Herrera, 2016). Conformément au paradigme éclectique de Dunning (1988, 2009), les études empiriques récentes soulignent l’importance des facteurs liés aux pays d’accueil et expliquent leurs effets sur les investissements des entreprises (Berry, Guillén et Nan Zhou, 2010; Jain, Kothari et Kumar 2016; Malhotra et Gaur, 2014). Bartels, Napolitano et Tissi (2014) considèrent que les caractéristiques du pays de la cible sont d’autant plus essentielles dans les choix de localisation que l’acquéreur s’implante dans un pays émergent. Les marchés émergents souffrent d’un environnement institutionnel complexifiant les relations d’affaires et contribuant à accroître l’asymétrie d’informations entre l’acquéreur et la cible (He et Zhang, 2018).

Plusieurs recherches se sont intéressées à l’influence exercée par les caractéristiques du pays d’accueil sur les choix d’investissement. Elles portent notamment sur la sélection des modes d’entrée (Arslan, Tarba et Larimo, 2015), la création de valeur (Aybar et Ficici, 2009) et le volume des fusions-acquisitions entre différents pays (Malhotra, Sivakumar et Zhu, 2009). Toutefois, la littérature existante ne permet pas d’évaluer leurs effets sur la décision de réaliser des fusions-acquisitions dans les pays émergents et de déterminer leur poids respectif dans ce contexte géographique. Pour approfondir les recherches dans ce domaine, nous avons retenu la question suivante : Quels sont les déterminants de la localisation des fusions-acquisitions dans les économies émergentes ? L’objectif est double : (1) déterminer l’influence des caractéristiques des pays d’accueil sur la décision d’entreprendre des fusions-acquisitions dans les économies émergentes; (2) évaluer l’impact relatif de ces différentes dimensions sur la décision étudiée.

L’économie institutionnelle (North, 1990, 2005; Scott, 1991, 2013) et le paradigme éclectique (Dunning, 2009; Dunning et Lundan, 2008a et b) mettent en avant l’importance exercée par les institutions, politiques et sociales, sur les organisations et les stratégies de localisation des entreprises. Nous proposons de compléter ces modèles théoriques par le cadre conceptuel de Xie, Reddy et Liang (2017) qui permet de distinguer quatre dimensions caractérisant les pays d’accueil des fusions-acquisitions : la configuration spatiale, les systèmes économiques, les institutions politiques et les institutions sociales. Notre étude empirique est fondée sur un échantillon de 395 fusions-acquisitions réalisées par des multinationales françaises, dont 114 impliquent des cibles dans les économies émergentes.

Le papier est structuré comme suit. Dans la première partie, une revue de la littérature est réalisée et les hypothèses de recherche sont développées. La deuxième partie est consacrée à la présentation de la démarche méthodologique utilisée. Dans la troisième partie, nous analysons et discutons les résultats des investigations empiriques menées.

Le développement international par fusions-acquisitions

Nous présentons l’importance de l’environnement institutionnel pour les choix de localisation des fusions-acquisitions dans les économies émergentes avant de mobiliser l’économie institutionnelle (North, 1990, 2005; Scott, 1991, 2013) et le paradigme éclectique (Dunning, 2009; Dunning et Lundan, 2008a et b) pour définir les dimensions politiques et sociales liées aux pays d’accueil. Une revue de la littérature sur les caractéristiques du pays de la cible est réalisée afin d’identifier deux autres dimensions susceptibles d’encourager ou de freiner la localisation de fusions-acquisitions dans les économies émergentes.

L’environnement institutionnel

Dans le cadre de leur expansion internationale, les entreprises multinationales doivent faire face à des coûts supplémentaires qui sont liés à leur méconnaissance de l’environnement local, aux différences entre leur pays d’origine et les pays d’accueil ainsi qu’à la nécessité de coordonner des activités géographiquement dispersées (He et Zhang, 2018; Mayrhofer, 2011). Dans les économies émergentes, les fusions-acquisitions présentent des opportunités de croissance attrayantes pour les acquéreurs, mais elles revêtent aussi des risques importants (Kin et al., 2015). Les marchés émergents souffrent d’un environnement institutionnel complexifiant les relations d’affaires et contribuant à accroître l’asymétrie d’informations entre l’acquéreur et la cible (He et Zhang, 2018). Plusieurs auteurs mettent ainsi en exergue le rôle joué par les caractéristiques du pays d’accueil lorsque les cibles sont localisées dans les pays émergents (Bartels, Napolitano et Tissi, 2014).

Selon le courant de l’économie institutionnelle, les institutions définissent le cadre d’exercice de l’activité des entreprises et peuvent contraindre ou faciliter leur développement sur les marchés internationaux (Abdi et Aulakh, 2012; Aguilera et Grøgaard, 2019). North (1990, 2005) définit les institutions comme un ensemble de règles formelles (par exemple, les constitutions, les lois et les régulations) et de contraintes informelles (par exemple, les normes de comportement, les conventions et les codes de conduite définis par l’entreprise) qui régissent les activités des organisations. Scott (1991, 2013) identifie trois piliers fondateurs pour caractériser les institutions : (1) régulateur, (2) normatif et (3) cognitif. Le pilier régulateur est fondé sur la capacité des institutions à définir les règles du jeu qui structurent les conditions dans lesquelles les acteurs économiques peuvent agir. Le pilier régulateur concerne donc les réglementations mises en place par l’Etat qui doit s’assurer de l’application des lois en vigueur (North, 1990). Le pilier normatif se réfère aux normes et aux moyens qui sont considérés comme étant légitimes pour poursuivre des objectifs. Le pilier cognitif regroupe les croyances et les valeurs partagées par un groupe de personnes et renvoie à la notion de culture. Selon Scott (2013), les processus interprétatifs au sein des organisations sont façonnés par des cadres culturels externes. Le pilier cognitif peut ainsi être assimilé aux institutions culturelles qui différencient les pays. Dans le contexte des fusions-acquisitions, l’économie institutionnelle fournit un cadre d’analyse permettant d’expliquer les choix de localisation des entreprises. En effet, si les institutions influencent les investissements internationaux des entreprises (Slangen et Beugelsdijk, 2010) et la création de valeur des fusions-acquisitions internationales (Zhu, Xia et Makino, 2015), elles peuvent déterminer la décision des acquéreurs de réaliser des fusions-acquisitions dans les économies émergentes (Chalençon, 2017).

Le paradigme éclectique est un cadre conceptuel qui est souvent mobilisé pour caractériser les pays où sont réalisées les fusions-acquisitions (Xie et al., 2017). Dunning et Lundan (2008b) rappellent que l’objectif du paradigme éclectique est d’expliquer le choix du mode d’entrée et de la localisation des entreprises multinationales. Selon ce cadre théorique, ce choix résulte des types d’avantages « O-L-I » : « O » : les avantages spécifiques de l’entreprise (Ownership advantages); « L » : les avantages de la localisation (Location advantages); et « I » : les avantages de l’internalisation (Internalisation advantages). Les choix de localisation dépendent fortement des avantages spécifiques liés à l’entreprise et aux bénéfices pouvant être dégagés de l’implantation d’une activité dans une zone géographique donnée ou de son internalisation. Le paradigme éclectique encourage donc les entreprises à porter une attention particulière à la localisation de leur activité. La version révisée du modèle intègre le poids exercé par les institutions dans les choix de localisation des entreprises multinationales. Dunning et Lundan (2008b) s’appuient sur les travaux de North (1990, 2005) et de Scott (1991, 2013) pour mettre en évidence que les institutions sont susceptibles d’influencer les trois types d’avantages identifiés de même que leur dynamique dans le temps. Concernant les avantages spécifiques de l’entreprise, les auteurs identifient des transferts de connaissances entre les pays, comme par exemple l’application de normes environnementales. S’agissant des avantages de localisation, ils intègrent les différences existantes entre les pays d’origine et d’accueil. La qualité des institutions est identifiée comme un déterminant majeur des choix de localisation des multinationales. Dès lors, elle peut être considérée comme un des éléments clés de la localisation des fusions-acquisitions. Concernant les avantages de l’internalisation, les auteurs argumentent que les institutions modifient aussi le choix du mode d’entrée, puisqu’ils découlent des bénéfices et des coûts liés à une implantation. Les avantages spécifiques des multinationales s’enracinent dans leur mode de fonctionnement et les institutions des pays où elles sont implantées. Un des enjeux de ces entreprises réside dans leur capacité à coordonner des activités dépendant d’actifs institutionnels différents entre les pays d’origine et d’accueil (Dunning et Lundan, 2008a).

Les travaux de North, de Scott et de Dunning et Lundan nous amènent à retenir deux dimensions pour étudier la localisation des fusions-acquisitions : la qualité des institutions politiques et les institutions sociales (la dimension culturelle).

La qualité des institutions politiques

Les institutions politiques dépendent de la réglementation en vigueur, et peuvent rapidement évoluer et modifier en conséquence l’environnement économique (Estrin, Meyer, Nielsen et Nielsen, 2016). Elles influencent la stabilité des pays, la protection des droits de propriété industrielle et intellectuelle, le degré de corruption (Vial et Prévot, 2013; Williams, Galesloot, Martinez, De Kerke et Gastelaars, 2011), les coûts de transaction et le choix des modes d’entrée (Malhotra et al., 2009; Meschi, Phan et Wassmer, 2016; Williams et al., 2011). Selon les travaux de North (1990), les institutions déterminent l’environnement d’affaires dans lequel les entreprises exercent leurs activités. Dans cette lignée, Dunning (2009) considère que les institutions constituent les règles du jeu de l’activité des entreprises qui attirent ou freinent l’implantation de sociétés étrangères sur un marché. Slangen et Beugelsdijk (2010) montrent que les incertitudes liées à l’environnement institutionnel ont tendance à réduire les flux d’IDE. Lamotte et Colovic (2015) expliquent qu’un environnement institutionnel instable complexifie l’implantation de filiales à l’étranger. Williams et al. (2011) précisent que les entreprises de pays développés accordent une importance particulière au contexte institutionnel lorsqu’elles souhaitent s’implanter dans des pays en développement. L’étude de Blanc-Brude, Cookson, Piesse et Strange (2014), qui porte sur les investissements directs en Chine, révèle que les mesures incitatives peuvent encourager les entreprises multinationales à investir dans les zones géographiques concernées. La dimension institutionnelle constitue ainsi un élément capital de l’attractivité d’un pays, comme l’indiquent aussi l’étude empirique de Keramidas, Le Pennec et Serval (2016) portant sur cinq multinationales s’implantant en Russie et celle de Malhotra et al. (2009) qui s’intéressent aux fusions-acquisitions impliquant 18 pays émergents.

Plusieurs auteurs montrent que les institutions influencent les choix de localisation des fusions-acquisitions internationales et le volume des opérations enregistrées dans les différents pays (Malhotra et al., 2009). Dans la lignée des travaux sur le rôle des institutions politiques, l’hypothèse suivante peut être développée :

H1 : La qualité des institutions politiques du pays d’accueil augmente la probabilité de réaliser une fusion-acquisition dans un pays émergent.

Les différences culturelles (les institutions sociales)

Dunning et Lundan (2008b) précisent que la culture peut influencer les avantages de la localisation. North (1990, 2005) s’intéresse aux différences culturelles et les intègre dans le pilier informel des institutions. Les différences culturelles peuvent influencer la localisation des investissements, la sélection des modes d’entrée et la performance des activités internationales (Ferreira, Santos, de Almeid et Reis, 2014; Slangen et Hennart, 2008). Zhu et al. (2015) mettent en relief les difficultés d’intégration liées aux problèmes linguistiques.

Les recherches existantes mettent souvent en avant l’influence négative des différences culturelles sur les flux d’investissements internationaux, bien que quelques travaux révèlent leur caractère positif pour l’innovation lorsqu’une multinationale d’un pays mature s’implante dans un pays émergent (Williams et al., 2011). Ragozzino (2009) souligne l’influence négative de la distance culturelle sur le degré de prise de contrôle dans les fusions-acquisitions réalisées par les entreprises américaines dans les pays matures et émergents. Contractor, Lahiri, Elango et Kundu (2014) confirment ces conclusions sur un échantillon de 1389 acquisitions impliquant des acquéreurs de 33 pays différents s’implantant en Inde et en Chine. Beugelsdijk, Kostova, Kunst, Spadafora et van Essen (2018) observent, dans leur méta-analyse de la littérature portant sur 156 articles publiés entre 1985 et 2015, que l’effet de la distance culturelle est d’autant plus négatif que le pays d’origine est mature et le pays d’accueil émergent. Sur le fondement de ces travaux, l’hypothèse suivante peut être proposée :

H2 : Les différences culturelles entre les pays de l’acquéreur et de la cible diminuent la probabilité de réaliser une fusion-acquisition dans un pays émergent.

Les caractéristiques du pays d’accueil

Une revue de la littérature sur l’internationalisation des entreprises révèle que deux autres variables peuvent être intégrées dans l’analyse des choix de localisation. Dans leur analyse de 151 articles publiés entre 1975 et 2015, Jain et al. (2016) identifient six variables qui sont le plus souvent intégrées pour approcher les différences entre le pays d’origine et le pays d’accueil dans les choix de localisation des entreprises : les distances psychique, culturelle, géographique, économique, administrative et institutionnelle. Xie et al. (2017) proposent un cadre conceptuel synthétique fondé sur une revue de littérature systématique intégrant 250 articles.

Xie et al. (2017) mettent en avant quatre déterminants principaux pour les choix de localisation des fusions-acquisitions : la configuration spatiale, les systèmes économiques, les institutions politiques et les institutions sociales. La configuration spatiale est liée à l’environnement géographique, que les auteurs définissent comme la distance physique entre les pays (Xie et al., 2017). La dimension « systèmes économiques » renvoie à l’environnement macroéconomique et aux marchés financiers. Elle peut être appréhendée à travers la croissance économique, notamment dans les pays émergents où il s’agit d’une des motivations principales avancées par les acquéreurs lors de l’annonce de fusions-acquisitions (Xie et al., 2017). Les auteurs intègrent quatre facteurs au sein de la dimension « institutions politiques » : l’environnement institutionnel et réglementaire, l’environnement politique et la corruption, les normes comptables et d’évaluation, et l’environnement fiscal. Ces différents éléments déterminent la qualité des institutions politiques dans les pays concernés. Les institutions sociales concernent l’environnement culturel et peuvent être appréhendées par les différences culturelles entre les pays.

A notre connaissance, le modèle proposé par Xie et al. (2017) n’a pas encore fait l’objet d’études empiriques. Par ailleurs, leur revue de la littérature intègre les nombreux travaux portant sur les fusions-acquisitions internationales. A ce jour, les choix de localisation des fusions-acquisitions dans les pays émergents restent peu étudiés.

Les deux premières dimensions que nous avons retenues en nous appuyant sur le paradigme éclectique et l’économie institutionnelle sont présentes dans le cadre conceptuel proposé par Xie et al. (2017), à savoir la qualité des institutions politiques et les différences culturelles (les institutions sociales). Nous intégrons également la configuration spatiale (l’éloignement géographique) et les systèmes économiques (la croissance économique).

La configuration spatiale (l’éloignement géographique)

L’éloignement géographique est un facteur qui est mobilisé de manière croissante dans la littérature portant sur les choix d’investissement. Il peut influencer l’exploitation des avantages spécifiques de l’entreprise (Dunning et Lundan, 2008b), en générant des coûts de transport et de communication liés à la gestion des filiales dispersées sur le plan géographique. Il peut être source d’asymétrie informationnelle et complexifier les relations et interactions entre les entités d’une même entreprise (Métais, Very et Hourquet, 2010). Ragozzino (2009) observe que l’éloignement géographique séparant l’acquéreur de la cible exerce une influence négative sur le choix des entreprises américaines de réaliser des acquisitions dans les pays matures et émergents. Malhotra et Gaur (2014) soulignent qu’en raison de l’asymétrie informationnelle, il devient plus difficile pour l’acquéreur d’évaluer la valeur de la cible et de gérer le processus d’intégration dans un pays éloigné. Leurs investigations empiriques, qui sont fondées sur un échantillon comprenant des acquéreurs de 52 pays et des cibles de 61 pays, révèlent que l’éloignement géographique a tendance à réduire le degré de contrôle dans les fusions-acquisitions internationales. Etudiant 871 entreprises américaines ayant réalisé des IDE dans les pays matures et émergents, Berry et al. (2010) observent l’influence négative exercée par la distance géographique sur le développement international des entreprises. Dans la lignée de ces travaux, nous pouvons émettre l’hypothèse suivante :

H3 : L’éloignement géographique entre les pays de l’acquéreur et de la cible diminue la probabilité de réaliser une fusion-acquisition dans un pays émergent.

Les systèmes économiques (la croissance économique)

La dynamique économique des pays détermine dans une large mesure les opportunités de développement pour les investisseurs étrangers (Goerzen, Sapp et Delios, 2010) et constitue un élément majeur des avantages de la localisation (Dunning et Lundan, 2008b). Des travaux portant sur les choix de localisation des investissements internationaux intègrent cette variable pour expliquer les modes d’entrée utilisés (Arslan et al., 2015). La recherche menée par Uddin et Boateng (2011) sur les flux d’IDE entrants et sortants au Royaume-Uni révèle que les pays ayant une situation économique favorable attirent un nombre plus important de fusions-acquisitions réalisées par des acquéreurs étrangers. Dans leur étude portant sur les fusions-acquisitions initiées par les entreprises américaines dans des pays matures et émergents, Jory et Ngo (2014) observent que les caractéristiques économiques du pays d’accueil influencent les performances des opérations réalisées. Malhotra et al. (2009) mettent en évidence l’effet positif de la distance économique sur l’activité de fusions-acquisitions internationales impliquant des entreprises de pays émergents. Dans la lignée de ces travaux, l’hypothèse suivante peut être formulée :

H4 : La croissance économique du pays d’accueil augmente la probabilité de réaliser une fusion-acquisition dans un pays émergent.

Nous proposons donc d’étudier simultanément quatre caractéristiques du pays d’accueil sur les choix de localisation des fusions-acquisitions : la qualité des institutions politiques, les différences culturelles (les institutions sociales), la configuration spatiale (l’éloignement géographique) et les systèmes économiques (la croissance économique).

Méthodologie

Nous allons expliquer la constitution de l’échantillon de notre étude empirique et l’opérationnalisation des variables utilisées avant de présenter les analyses statistiques effectuées.

Echantillon

Notre étude porte sur 395 fusions-acquisitions entreprises par 90 acquéreurs français du SBF 120, annoncées entre 2010 et 2012, et impliquant des cibles de 55 pays différents. Notre échantillon est constitué à 29 % de fusions-acquisitions réalisées dans des économies émergentes, soit 114 opérations. Nous avons choisi d’étudier les opérations ayant été réalisées après la crise économique de 2008. L’activité des fusions-acquisitions ayant également été touchée en 2009, nous avons fait le choix de débuter la collecte de données en 2010. Nous la terminons en 2012 afin de nous positionner avant le début de la dernière vague de fusions-acquisitions qui a débuté en 2013.

Les fusions-acquisitions de notre échantillon ont été recensées grâce à la base de données SDC (Securities Data Company’s). Les informations financières liées à l’acquéreur ont été recueillies dans la base de données DataStream. Une revue de presse a été effectuée grâce à la base de données Factiva afin de compléter les informations relatives à chaque opération. Nous avons fait le choix d’exclure les fusions-acquisitions réalisées dans le secteur de la banque et de l’assurance en raison des particularités de ces investissements. Le Tableau 1 présente la répartition par pays des entreprises cibles de notre étude empirique. Les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) représentent 17 % des acquisitions de notre échantillon. Le Tableau 2 indique la répartition sectorielle des acquéreurs. Il met en évidence la forte présence d’entreprises dans les industries manufacturières (38 %).

Variable dépendante

La variable dépendante « FA dans un pays émergent » est une variable binaire ayant la valeur 1 si la cible appartient à un pays émergent et la valeur 0 si elle est localisée dans un pays mature. Un grand nombre de classifications des pays matures et émergents a été développé par les cabinets de conseil, les organisations internationales et les chercheurs, et reflète les difficultés rencontrées pour définir ces deux catégories (Kin et al., 2015). Nous avons fait le choix d’utiliser le classement établi par la CNUCED (Conférence des Nations Unies sur le Commerce Et le Développement) (Aybar et Ficici, 2009). La CNUCED considère sous la terminologie de pays développés : les pays membres de l’OCDE (Organisation de Coopération et de Développement Economique) à l’exception du Chili, du Mexique, de la Corée du Sud et de la Turquie, ainsi que les membres de l’Union Européenne non compris dans l’OCDE et enfin Andorre, les Bermudes, le Liechtenstein, Monaco et Saint-Marin. Les autres pays sont alors considérés comme émergents.

Variables indépendantes

Configuration spatiale. L’éloignement géographique entre les pays de l’acquéreur et de la cible a été mesuré par la distance du grand cercle calculée à partir des longitudes et latitudes entre les villes les plus importantes en termes de population (Métais et al., 2010; Ragozzino, 2009). Afin de tester la robustesse de nos résultats, nous avons aussi retenu la distance entre les capitales des pays de l’acquéreur et de la cible (Malhotra et Gaur, 2014). Les données ont été téléchargées sur le site CEPII (Centre d’Etudes Prospectives et d’Informations Internationales – http://www.cepii.fr/).

Systèmes économiques. La croissance économique a été mesurée par le taux de croissance annuel du PIB (Produit Intérieur Brut) disponible sur le site de la Banque Mondiale. Cet indicateur est amplement mobilisé dans la littérature car il reflète le potentiel de croissance lié à un marché (Very, Metais, Lo et Hourquet, 2012). Pour effectuer un test de robustesse, les données pour le PIB par habitant ont également été collectées (Xie et al., 2017).

Institutions politiques. La qualité des institutions politiques a été estimée grâce à l’indice Economic Freedom of the World (EFW) construit par le Fraser Institute depuis 1975 sur le fondement de 42 variables de la Banque Mondiale. L’indice utilisé fait référence à cinq facteurs principaux : la taille du gouvernement, la structure légale et la sécurité des droits de propriété, l’accès à de la monnaie saine, la liberté du commerce international et, enfin, les législations relatives au crédit, au travail et au commerce. Il s’agit d’un indicateur mobilisé dans de nombreuses recherches (par exemple, Moeller et Schlingemann, 2005). Cette variable annuelle a été téléchargée sur le site du Fraser Institute (http://www.freetheworld.com). La variable «  rule of law » du Doing Business a été retenue pour effectuer un test de robustesse (Xie et al., 2017). Ce facteur permet d’évaluer dans quelle mesure les personnes font confiance aux règles de la Société et les respectent, et en particulier à la qualité de l’exécution des contrats, des droits de propriété, de la police et des tribunaux, ainsi qu’a la probabilité de crime et de violence.

Tableau 1

Le pays de localisation des cibles

Le pays de localisation des cibles

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Tableau 2

La répartition sectorielle des acquéreurs

La répartition sectorielle des acquéreurs

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Institutions sociales. Les différences culturelles ont été appréhendées par les six dimensions identifiées par Hofstede et al. (2010) : distance hiérarchique, individualisme vs. collectivisme, féminité vs. masculinité, contrôle de l’incertitude, orientation à court ou long terme, indulgence vs. sévérité. Les différences culturelles ont été opérationnalisées grâce à l’indice de Kogut et Singh (1988) : DC = forme: 2222995.jpgIij correspond à la ième dimension de la culture pour le jème pays; Vij est la variance de l’indice pour la ième dimension; u indique les valeurs pour la France; et DC est la distance culturelle par rapport à la France. La variable développée dans le cadre du projet GLOBE (House et al., 2004) est également retenue pour effectuer un test de robustesse (Xie et al., 2017). Cet index intègre neuf dimensions : affirmation de soi, orientation future, égalitarisme entre les genres, orientation humaine, collectivisme au sein du groupe, collectivisme institutionnel, orientation vers la performance, pouvoir de la distance et évitement de l’incertitude.

Variables de contrôle

Notre modèle de recherche a ensuite été complété par six variables de contrôle qui peuvent influencer les choix de localisation des fusions-acquisitions et qui sont présentées dans le Tableau 3.

Tableau 3

Variables de contrôle

Variables de contrôle

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Modèle statistique

Afin de tester la probabilité qu’une entreprise réalise des fusions-acquisitions dans des pays émergents, nous utilisons le modèle logistique suivant :

Pays émergents prend la valeur 1 lorsque l’opération est réalisée dans un pays émergent, X est le vecteur incluant les variables indépendantes, à savoir les quatre dimensions caractérisant le pays de la cible (la qualité des institutions politiques, les différences culturelles, l’éloignement géographique et la croissance économique), et les variables de contrôle qui sont liées aux caractéristiques de l’acquéreur et de l’opération.

Après avoir présenté la démarche méthodologique employée, nous procéderons à l’analyse et la discussion des résultats obtenus.

Résultats et discussion

Nous présenterons d’abord nos tests statistiques avant d’analyser et de discuter les principaux résultats de notre recherche.

Présentation de l’analyse statistique

Le Tableau 4 reprend la matrice des corrélations des variables comprises dans le modèle de recherche. Il révèle que les variables indépendantes sont toutes corrélées entre elles à l’exception de la qualité des institutions politiques et des différences culturelles. De même, l’expérience d’acquisition à l’international est corrélée avec toutes les variables du modèle. Pour autant, il ne ressort aucun problème majeur de multicolinéarité. Ce constat est confirmé par l’analyse des Variance Inflation Factors (VIF) qui sont compris entre 1,03 et 1,86.

Le Tableau 5 présente les régressions logistiques relatives à la probabilité qu’un acquéreur réalise une fusion-acquisition dans un pays émergent et le Tableau 6 les synthétise dans la matrice des confusions. La qualité des modèles s’avère satisfaisante. Le critère de ROC est correct pour le modèle (1) et très élevé pour les modèles (2) et (3). Ces constats sont confirmés par les autres indicateurs de robustesse (le test de Hosmer et Lemeshow, le pourcentage de concordance, le R² et le R² ajusté). La dernière colonne présente les odds-ratio (rapport de cote) pour le modèle complet. Ils nous permettent d’apprécier le poids de chacune des variables indépendantes pour expliquer la variable dépendante.

Tableau 4

La matrice des corrélations

La matrice des corrélations

***, **, * indiquent les résultats significatifs aux niveaux respectifs de p<0.01, p<0.05 et p<0.10.

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Tableau 5

La localisation d’une fusion-acquisition dans un pays émergent

La localisation d’une fusion-acquisition dans un pays émergent

***, **, * indiquent les résultats significatifs aux niveaux respectifs de p<0.01, p<0.05 et p<0.10.

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Tableau 6

La matrice des confusions

La matrice des confusions

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Analyse des résultats

Les tests statistiques effectués confirment l’effet positif et significatif (p<0.01) de la qualité des institutions politiques sur la probabilité de réaliser des fusions-acquisitions dans les pays émergents. Dès lors, l’hypothèse H1 est validée. L’odds-ratio associé à cette variable s’élève à 232,09. La qualité des institutions multiplie par 232,09 la probabilité de réaliser des fusions-acquisitions dans des pays émergents. Le coefficient de cette variable est aussi conséquent (5,4471) au regard de ceux observés pour les autres facteurs.

Dans nos investigations, une relation négative et significative (p<0.01) est constatée entre les différences culturelles et la probabilité de réaliser des fusions-acquisitions dans les pays émergents. Par conséquent, l’hypothèse H2 est validée. L’odds-ratio de cette variable indique que son incidence est limitée dans la mesure où les différences culturelles conduisent à réduire de 0,4 % (1-0,996=0,004) la probabilité d’entreprendre des opérations dans des pays émergents.

Les résultats obtenus mettent en évidence une relation négative et significative (p<0.01) entre l’éloignement géographique et la probabilité de s’engager dans des fusions-acquisitions dans les pays émergents. L’hypothèse H3 est ainsi validée. Toutefois, l’odds-ratio de cette variable est égal à 1, ce qui signifie qu’elle n’aurait pas d’influence sur la probabilité étudiée. Ce constat est à rapprocher de la valeur, assez faible, du coefficient de cette variable (-0,0003).

Notre recherche révèle également une relation négative et significative (p<0.01) entre la croissance du PIB du pays d’accueil et la probabilité d’entreprendre des fusions-acquisitions dans les pays émergents. L’hypothèse H4 est donc rejetée. Ce résultat signifie qu’une forte croissance économique diminue la probabilité que les acquéreurs français réalisent des fusions-acquisitions dans les pays émergents. Le coefficient de cette variable est conséquent (-0,9537) au regard de celui des autres variables explicatives. Ce constat met en exergue le poids important de ce facteur dans la décision stratégique d’une entreprise de s’implanter dans un pays émergent. L’odds-ratio précise que cette variable diminue de 61,5 % la probabilité étudiée (1-0,385=0,615).

Nous précisons que le coefficient R² s’établit à 62,66 % pour notre modèle (modèle (3), cf. Tableau 5), ce qui est satisfaisant. Ce constat est confirmé par le critère de ROC (0,99), le pourcentage de concordance (98,5 %) ainsi que la matrice des confusions (cf. Tableau 6).

Plusieurs tests de robustesse ont été effectués (cf. Tableau 7). Nous avons retenu une seconde mesure pour chacune des variables indépendantes. Les signes des coefficients et la significativité des indicateurs restent inchangés à l’exception de la variable « PIB par habitant ». La relation entre les variables « FA dans un pays émergent » et « PIB par habitant » est positive et significative, indiquant que les acquéreurs ont tendance à privilégier les fusions-acquisitions dans les pays émergents où le PIB par habitant est élevé. Ce résultat apporte un éclairage complémentaire, mais ne remet pas en cause le rejet de l’hypothèse 4 qui supposait que la croissance économique du pays d’accueil augmentait la probabilité de réaliser des fusions-acquisitions dans les économies émergentes.

Tableau 7

Les tests de robustesse

Les tests de robustesse

***, **, * indiquent les résultats significatifs aux niveaux respectifs de p<0.01, p<0.05 et p<0.10.

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Discussion

Les résultats de notre recherche contribuent à enrichir les débats sur les stratégies de localisation qui sont privilégiées par les entreprises multinationales.

Premièrement, notre étude empirique permet de mieux comprendre les choix de localisation des entreprises en matière de fusions-acquisitions. En effet, les travaux existants s’intéressent principalement à l’impact des caractéristiques du pays d’accueil sur la sélection des modes d’entrée, la performance et le nombre de fusions-acquisitions dans les différents pays (Arslan et al., 2015; Aybar et Ficici, 2009; Chalençon et Mayrhofer, 2018; Malhotra, Sivakumar et Zhu, 2009). Notre recherche contribue à cette littérature en étudiant les déterminants de la localisation des fusions-acquisitions. Elle montre que les caractéristiques du pays d’accueil jouent un rôle essentiel dans les choix de localisation qui sont effectués par les entreprises, et notamment dans la réalisation de fusions-acquisitions dans les économies émergentes. Dans un contexte mondial en mutation accélérée, il semble particulièrement important de tenir compte des avantages de la localisation qui sont mis en avant dans le paradigme éclectique (Dunning, 1988, 2009).

Deuxièmement, nos investigations révèlent que plusieurs dimensions de l’environnement local exercent une influence significative sur la réalisation de fusions-acquisitions internationales. Dans la lignée d’autres travaux (Contractor et al., 2014; Ragozzino, 2009), nos résultats indiquent que l’éloignement géographique et les différences culturelles exercent un impact négatif sur la probabilité de réaliser des fusions-acquisitions, alors que la qualité des institutions politiques a une incidence positive sur ce choix dans le contexte des marchés émergents.

Troisièmement, dans le prolongement des travaux de Williams et al. (2011), notre travail montre que la qualité des institutions politiques constitue un critère d’investissement important dans les pays émergents. Malhotra et al. (2009) précisent que la qualité des institutions politiques exerce une incidence positive sur l’activité de fusions-acquisitions, mais aussi sur le degré de contrôle obtenu par l’acquéreur. Le poids des institutions politiques met en exergue l’intérêt et l’actualité de l’économie institutionnelle (Aguilera et Grøgaard, 2019; North, 1990, 2005; Scott, 1991, 2013) et du paradigme éclectique (Dunning, 2009; Dunning et Lundan, 2008a et b) pour l’étude de la localisation des fusions-acquisitions dans les économies émergentes. Nos résultats suggèrent que les piliers régulateur et normatif – tels que décrits par Scott (1991, 2013) – qui déterminent la qualité des institutions politiques des pays influencent largement les choix de localisation privilégiés par les entreprises multinationales. Les investisseurs accordent une importance particulière aux réglementations et aux normes en vigueur lorsqu’ils envisagent des fusions-acquisitions dans les pays émergents. Ces éléments semblent déterminer les avantages spécifiques, de localisation et d’internalisation et in fine les choix effectués en matière d’investissements à l’étranger (Dunning, 2009; Dunning et Lundan, 2008a et b).

Quatrièmement, nos résultats vont dans le sens des travaux qui montrent que les entreprises cherchent à limiter leurs investissements lorsque les différences culturelles entre les pays deviennent importantes (Contractor et al., 2014; Ragozzino, 2009; Slangen et Hennart, 2008). En effet, les facteurs culturels (institutions sociales) peuvent avoir une incidence sur les avantages de la localisation (Dunning et Lundan, 2008b). Notre recherche confirme donc les effets négatifs de cette variable dans le cadre de fusions-acquisitions dans les économies émergentes. Elle souligne l’importance de dissocier les institutions culturelles et les institutions politiques, comme préconisé par le courant de l’économie institutionnelle (Abdi et Aulakh, 2012; Slangen et Beugelsdijk, 2010; Zhu et al., 2015). En effet, le pilier cognitif - mis en avant par Scott (1991, 2013) - qui regroupe les croyances et les valeurs culturelles semble aussi jouer un rôle décisif dans les choix de localisation des fusions-acquisitions.

Cinquièmement, notre étude empirique confirme les résultats des recherches qui indiquent que l’éloignement géographique a tendance à réduire le volume des fusions-acquisitions et l’engagement des investisseurs étrangers (Malhotra et Gaur, 2014; Ragozzino, 2009). La distance géographique entre le pays d’origine et le pays d’accueil a un impact sur la façon dont les entreprises perçoivent l’exploitation de leurs avantages spécifiques (Dunning et Lundan, 2008b). Nos investigations soutiennent ces résultats dans le contexte français et sur une période plus récente intégrant les opérations réalisées après la crise économique de 2008. Malgré l’utilisation de technologies de l’information et de la communication innovantes qui facilitent la gestion d’entités dispersées (Rowe et Te’eni, 2014), il apparaît que l’éloignement géographique continue à exercer une influence négative sur la réalisation de fusions-acquisitions dans les économies émergentes.

Sixièmement, et contrairement à la littérature existante (Goerzen, et al., 2010), notre étude empirique révèle que la croissance économique du pays d’accueil réduit la probabilité de réaliser une fusion-acquisition dans un pays émergent. Conformément aux travaux de Dunning et Lundan (2008b) qui considèrent les perspectives de croissance économique comme un élément majeur des avantages de la localisation, la plupart des études confirment l’impact positif de cette variable sur les investissements internationaux effectués par les entreprises. Notre résultat ne va pas dans le sens des autres recherches, qui portent sur les opérations effectuées avant la crise économique de 2008 et qui montrent que la dynamique économique d’un pays influence de manière positive le nombre de fusions-acquisitions internationales (Malhotra et al., 2009). Fondé sur un échantillon de 348 IDE réalisés entre 1990 et 2009 effectués par des multinationales scandinaves vers la Communauté des Etats Indépendants (CEI) et le Sud-Est de l’Europe, Arslan et al. (2015) observent que la croissance économique encourage les acquéreurs à privilégier les acquisitions au détriment des créations ex-nihilo de filiales. Même si une forte croissance économique se traduit généralement par un élargissement de la demande et une concurrence moins féroce entre les entreprises étrangères et locales, on peut remarquer qu’elle peut également entraîner des risques de variabilité et donc d’instabilité économique. Les entreprises multinationales ne se focaliseraient donc pas uniquement sur l’opportunité que représentent des taux de croissance élevés, mais prendraient aussi en considération les risques qui y sont liés. Elles pourraient alors renoncer à leurs projets d’investissements dans les pays visés ou privilégier d’autres modes d’entrée tels que les joint-ventures qui permettent de partager les coûts et les risques associés aux investissements effectués (Moalla, 2015; Triki, 2015). Dans ce sens, Malhotra et Gaur (2014) expliquent que la croissance économique a un impact négatif sur les opérations réalisées entre 2002-2008 par des acquéreurs originaires de 52 pays dans 61 pays cibles. Dans certains pays, la réglementation peut aussi obliger les entreprises étrangères à s’associer avec des entreprises locales (Morschett, Schramm-Klein et Swoboda, 2010).

Finalement, notre recherche contribue à la littérature appréciant le poids des différents déterminants étudiés dans le choix des modes d’entrée sur les marchés étrangers (Angué et Mayrhofer, 2011; Engsig, Chiambaretto et Le Roy, 2018). Elle révèle que les quatre dimensions analysées n’ont pas le même impact sur la décision de réaliser des fusions-acquisitions internationales. La qualité des institutions est celle qui a l’impact le plus fort sur les choix de localisation. De plus, l’écart de poids avec les autres déterminants est conséquent. Ainsi, cette variable détermine dans une large mesure les choix d’investissement dans les pays émergents. Ce résultat valide ainsi l’intérêt de la version révisée du paradigme éclectique (Dunning et Lundan, 2008b) et il est cohérent avec d’autres travaux récents qui mettent également en relief le rôle décisif que joue l’environnement institutionnel dans les économies émergentes (Keramidas et al., 2016; Lamotte et Colovic, 2015; Meschi et al., 2016). En revanche, la croissance économique, les différences culturelles et l’éloignement géographique ont une incidence plus faible sur la décision de réaliser des fusions-acquisitions dans le contexte géographique étudié, même si ces facteurs sont souvent mis en avant dans la littérature (Contractor et al., 2014; Ragozzino, 2009).

Conclusion

Notre recherche montre que les entreprises multinationales affichent des comportements différenciés selon qu’elles envisagent d’investir dans les pays matures ou émergents. Elle met en relief la nécessité de prendre en considération les spécificités des économies émergentes (Kin et al., 2015; Meschi et Prévot, 2016) pour l’étude des stratégies de localisation. L’analyse de 395 fusions-acquisitions réalisées par des multinationales françaises révèle que les quatre dimensions étudiées exercent une influence significative sur la décision étudiée. Notre travail met en exergue le rôle joué par la qualité des institutions politiques qui semble favoriser les opérations de fusion-acquisition. A l’inverse, la croissance économique produit des effets opposés. Ce résultat surprenant soulève des interrogations concernant l’impact du taux de croissance économique sur les décisions d’investissement. Les multinationales pourraient ainsi privilégier d’autres modes d’entrée dans les pays à forte croissance économique afin de réduire les risques associés aux fusions-acquisitions. Nos résultats indiquent également que l’éloignement géographique (configuration spatiale) et les différences culturelles (institutions sociales) sont susceptibles de réduire l’intérêt des acquéreurs pour les cibles localisées dans les économies émergentes. Dans la lignée du paradigme éclectique (Dunning, 2009; Dunning et Lundan, 2008a et b) et de l’économie institutionnelle (Aguilera et Grøgaard, 2019; North, 1990, 2005; Scott, 1991, 2013), la recherche menée confirme l’importance du facteur « localisation » dans les choix d’investissement effectués et la nécessité d’étudier l’environnement du pays d’accueil sous ses différentes dimensions constitutives.

Nos investigations empiriques peuvent apporter des éclaircissements aux entreprises qui souhaitent réaliser des fusions-acquisitions dans les pays émergents. Elles révèlent que les acquéreurs doivent accorder une attention particulière aux caractéristiques du pays d’accueil des cibles visées, et notamment à la qualité des institutions politiques qui constitue la dimension la plus importante de notre modèle. Il s’avère en effet essentiel d’analyser de manière approfondie les institutions politiques du pays d’accueil et de suivre leur évolution dans le temps. A titre d’exemple, on peut mentionner les modifications de la législation chinoise, qui visent à accorder la même protection aux investisseurs étrangers qu’aux investisseurs locaux, mais qui conduisent à interdire les investissements étrangers dans une cinquantaine de secteurs d’activités (Blanc-Brude et al., 2014). Si les dirigeants ont souvent tendance à privilégier les perspectives de croissance économique pour orienter leurs investissements, nos résultats suggèrent que les fusions-acquisitions ne constituent pas nécessairement le mode d’entrée le plus approprié dans ce contexte et qu’il peut être opportun de coopérer avec des partenaires locaux, par exemple dans le cadre de joint ventures. Ils montrent aussi que les dirigeants ne doivent pas négliger les facteurs géographiques et culturels, ceci malgré l’accélération du processus de globalisation et l’utilisation des technologies de l’information et de la communication (Rowe et Te’eni, 2014).

Notre travail de recherche présente plusieurs limites et permet de developper plusieurs prolongements possibles. Le modèle proposé prend en considération quatre dimensions pour caractériser l’environnement des pays émergents et il serait souhaitable de sélectionner également d’autres variables pour appréhender les différentes dimensions étudiées. Par exemple, d’autres mesures pourraient être utilisées pour caractériser les différences culturelles (les institutions sociales) en ayant recours à d’autres classifications (Mayrhofer, 2017; Ronen et Shenkar, 2013). Des travaux futurs pourraient aussi porter sur d’autres modes d’entrée, par exemple, les créations ex-nihilo de filiales et les joint ventures. Les résultats liés à l’influence négative exercée par la croissance économique sur la réalisation de fusions-acquisitions dans les pays émergents pourraient être précisés grâce à une étude qualitative réalisée auprès des acquéreurs. Enfin, compte tenu de l’hétérogénéité des marchés émergents, il paraît nécessaire de les répartir en plusieurs groupes afin de déterminer si les investisseurs adoptent des comportements spécifiques dans certains pays, par exemple dans les BRICS voire dans certaines régions au sein des marchés émergents étudiés.