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La propagation d’un phénomène et la possibilité de l’interrompre pour éviter une catastrophe sont au centre des préoccupations actuelles : en mars 2020, 3,6 milliards de personnes sont confinées dans le monde à cause de la Covid-19. Mais tout virus a son antidote : l’enjeu est de l’identifier pour en réduire les conséquences sociales, organisationnelles. Une micro perspective montre que certaines organisations résistent mieux à des chocs que d’autres (Van der Vegt, Essens, 2015). Les travaux du courant des organisations hautement fiables s’intéressent précisément aux organisations dont le potentiel de risques est extrêmement élevé et qui pourtant enregistrent un faible taux de catastrophes (Roberts et al. 1994); ce potentiel de risque est lié à des contextes où les acteurs qui exploitent les technologies avancées se retrouvent confrontés à des contextes de turbulence constante, de complexité croissante, de surcharge d’informations. Weick (1993) converge avec Roberts (1994) sur le fait que les HRO (Highly Reliable Organizations) évoluent dans un contexte politique, social et technologique où l’erreur est impardonnable. L’avantage de l’approche HRO (Roberts, 1990; Schulman, 1996; La Porte et Consolini, 1991; Rochlin, 1996) est justement de s’intéresser aux facteurs qui agissent favorablement sur la fiabilité organisationnelle. Les chercheurs du courant HRO visent ainsi à savoir si les facteurs de fiabilité qu’ils ont identifiés sont la cause de l’absence d’accidents; ils tentent aussi de pouvoir lier les facteurs observables à l’absence de catastrophe en montrant que certains facteurs peuvent maintenir la fiabilité voire même la renforcer. Par l’identification des caractéristiques des organisations hautement fiables, ce courant vise à expliquer leurs exceptionnelles performances. Pourtant, même si ces organisations font preuve d’une performance anormalement continue, ciblées sur une tolérance zéro à l’erreur, Roberts (1990), Oliver et al. (2017) convergent avec Levenson et al. (2009) pour souligner que les accidents sont néanmoins inévitables dans les systèmes complexes et étroitement couplés car la propagation d’une erreur est d’autant plus rapide au sein de ce type de systèmes (Levenson et al. 2009) parmi lesquels figurent les organisations hautement fiables; ces travaux s’inscrivent dans la lignée du modèle de Reason (1993) qui décrit le processus inexorable conduisant au sein des organisations, à un accident, où la fiabilité est plutôt analysée sous l’angle de l’échec organisationnel.

Cependant, les perspectives développées initialement à partir du modèle de Reason (1997, 2000) soulignant que les catastrophes sont rares mais qu’elles continuent néanmoins à se produire, en étudiant plus particulièrement les actes dangereux, ont été prolongées dans les travaux sur les limites humaines (Farjoun et Starbuck, 2007) et organisationnelles (Farjoun et Starbuck, 2007; Oliver et al, 2017); elles montrent que l’enjeu n’est pas tant d’appréhender les causes de défaillances organisationnelles qui peuvent, associées à d’autres dysfonctionnements (Roux-Dufort, 2010) conduire à une crise voire aboutir à une catastrophe, mais surtout d’identifier les contremesures possibles face à la propagation d’un phénomène.

Existe-t-il donc des contremesures face aux limites humaines et organisationnelles ? Ces limites organisationnelles sont en partie endogènes, relevant 1) des capacités et des ressources dont dispose une organisation telles que des capacités cognitives (compétences, connaissances et expériences) et 2) de sa capacité à les mobiliser par des mécanismes de gestion et de supervision des activités, en relation avec les ressources disponibles et les objectifs fixés (délais, règles à suivre, routines…) (Farjoun et Starbuck, 2007; Oliver et al, 2017). A ces limites endogènes s’ajoutent 3) des limites exogènes qui trouvent leur origine dans l’environnement de l’organisation (liées par exemple à la règlementation…) (Oliver et al, 2017). Or, si nous nous intéressons de plus près aux limites endogènes qui relèvent de capacités (cognitives ou de gestion et supervision), peut-on considérer à l’inverse que ces capacités — humaines — puissent agir favorablement sur le processus de fiabilité ? Bourrier (1999) souligne justement que la fiabilité et l’erreur sont deux facettes d’un même phénomène, avec des conséquences qui peuvent potentiellement nuire à la fiabilité comme lui être favorables considérant que « l’homme récupère les erreurs et les ratés » (Faverge, 1980), qu’« il s’adapte et est capable d’interpréter » (Amalberti et Hoc, 1994). Quels leviers possibles relevant d’actions individuelles ou collectives peuvent permettre de récupérer une situation dégradée avant qu’elle ne conduise à la catastrophe ? Pour Boin, Kuipers (2018), une catastrophe est un événement qui cause des dommages aux personnes et aux infrastructures, et implique la perte de vies humaines et des dommages graves et durables aux biens et aux infrastructures (Boin et McConnell, 2007). Boin (2005 : 163) souligne aussi qu’une catastrophe est une « crise qui se termine mal »; la crise étant définie par une menace perçue comme existentielle d’une manière ou d’une autre pour une organisation (Rosenthal, Boin, Comfort, 2001; Boin, ‘t Hart, Kuipers, 2017) : aucune catastrophe ne s’est encore matérialisée, mais la perspective est imminente. Néanmoins, cela sous-tend que la menace peut encore être évitée. Le terme crise généralement associé à celui de gestion de crise offre ainsi des « fenêtres d’opportunité » (Kingdon, 1984) que nous souhaitons explorer. L’intérêt est de développer une capacité de résilience organisationnelle qui représente la capacité d’une organisation 1) à identifier, supporter et absorber les chocs internes et externes de façon à préserver ses structures et fonctions critiques, 2) à se réorganiser très rapidement en cas de fonctionnement en mode dégradé et 3) à retrouver sa trajectoire initiale et/ou à développer de nouvelles trajectoires si l’écosystème dans lequel elle se trouve change radicalement (Martin, Le Bris, 2019) à partir des travaux de Walker et al. (2004), Folke et al. (2010) et Ashkenazy (2018). Notre travail porte donc sur l’identification des capacités humaines qui contribuent à la récupération de situations susceptibles de conduire à une catastrophe en prenant en compte les limites organisationnelles et en nous inscrivant, sur une échelle temporelle en phase amont d’une crise, avant une catastrophe potentielle. Il convient déjà de préciser la notion de capacité, appréhendée dans différents champs scientifiques et niveaux d’analyse (individu, équipe, organisation). Ainsi au niveau individuel, la capacité d’un individu se définit par l’aptitude d’un individu à faire quelque chose (Kyllonen and Christal, 1990). Proche de ce concept, la notion de « capability » décrit l’aptitude d’une personne à utiliser, combiner et/ou articuler ses « ressources à travers ses caractéristiques personnelles et face aux contraintes sociales, pour accomplir les fonctionnements qu’elle souhaite réaliser » (Sen, 1995, p. 77); l’aptitude étant définie comme toute caractéristique d’une personne qui permet de prévoir sa probabilité de réussite dans le cadre d’un traitement donné (Cronbach et Snow, 1977) et plus précisément selon Snow (1992) dans certaines conditions : les aptitudes constituent les états initiaux des personnes qui influencent leur développement ultérieur dans des conditions spécifiques. Au niveau de l’équipe, la spécificité des situations (risque, crise) pousse selon Burton (1972) les groupes et les individus à développer des « capacités à faire face » qui désignent « the means by which people or organizations use available resources, skills and opportunities to face adverse consequences that could lead to a disaster » (Parsons et al., 2016). Au niveau organisationnel[1], le lien entre la notion de capacité et de ressources est également mis en avant à travers le concept de « dynamic capacities » (Penrose, 1959; Teece, 1997). Dans cette étude, nous nous intéressons plus particulièrement aux capacités humaines au niveau individuel : nous reprenons comme base de définition de la capacité, l’aptitude d’un individu à faire quelque chose, qu’il nous semble intéressant d’enrichir avec la notion de ressources (relevée dans plusieurs définitions et niveaux d’analyse). Nous retenons donc dans ce travail, la définition de la capacité comme l’aptitude d’un individu à mobiliser ses ressources pour faire quelque chose. Aussi, afin d’identifier les capacités humaines qui contribuent à la récupération de situations susceptibles de conduire à une catastrophe, nous avons cherché, à partir de l’étude d’une organisation hautement fiable portant sur l’analyse de situations nautiques avec des bâtiments de surface de la Marine nationale, à identifier des configurations de situations qui constituent des situations à risque pour une organisation. L’objectif est de mieux se préparer à affronter ce type de situations et développer une capacité de résilience organisationnelle (Van der Vergt, Essens, George, 2015; Walker et al. 2004) en évitant le processus d’apprentissage essai-erreur, incompatible pour les organisations hautement fiables (Rochlin, 1993; Le Bris, Madrid, Martin, 2019). Notre travail s’est aussi porté sur l’analyse du rôle joué par les individus, au plan individuel ou collectif, dans la récupération de situations à risques. Comme souligné par Reason (2000), les organisations à haute fiabilité ne sont pas à l’abri des événements indésirables, mais elles ont appris à convertir ces revers occasionnels en une meilleure résilience du système. L’intérêt n’est pas tant de reconstituer après une catastrophe ce qui s’est produit mais d’identifier pour une organisation, ce qui relève, de situations à risques, avant une catastrophe, afin de renforcer le niveau de vigilance (Weick, 1993).

La section suivante présente ainsi le cadre théorique traitant du concept de fiabilité, et notamment du rôle de l’individu dans le processus de fiabilité, en s’intéressant aux situations et aux conséquences organisationnelles. A partir de ce cadrage théorique, nous présentons les pistes de recherche que nous explorons dans cette étude. Nous procédons ensuite à la présentation de la méthodologie utilisée puis des résultats en section suivante. Nous terminons ce travail par une discussion des résultats puis une conclusion.

Cadrage théorique et pistes d’exploration

Cadre théorique

Place de l’individu dans le processus de fiabilité

Leveson et al. (2009, p. 234) définissent la fiabilité comme la probabilité qu’un système fasse ce pour quoi il est prévu, de manière continue, et dans des conditions données. Weick, Sutcliffe et Obstfeld (1999) l’identifient comme une capacité des organisations à préserver la stabilité des routines et à traiter des situations inattendues afin d’éviter des retournements indésirables et potentiellement catastrophiques; ils la différencient de la notion de haute fiabilité appréhendée comme un processus stabilisateur permettant d’assurer la stabilité d’un résultat malgré une variation de l’environnement (Weick, Sutcliffe, 2007). Gilbert, Amalberti, Laroche et Paries (2007) rappellent ainsi à ce sujet que la fiabilité n’est donc pas l’absence d’erreurs ou de problèmes mais la tolérance aux erreurs pour assurer une continuité de fonctionnement (Hollnagel, Journé, Laroche, 2009); Roe & Schulman (2008) expliquent que de plus en plus, la fiabilité a pour signification « l’anticipation et la résilience », car la fiabilité englobe la cohérence des opérations, l’anticipation et la résilience aux chocs et aux surprises. Bourrier (1999) mentionne que ce concept a souvent été étudié soit au niveau organisationnel, mais sans tenir compte du comportement des individus et des interrelations possibles (La Porte, Consolini, 1991; Perrow, 1994), soit au niveau micro-social mais en faisant abstraction des interactions individuelles avec le cadre organisationnel (Leplat et de Terssac, 1989) ou alors uniquement au niveau individuel. Weick (1993) et Bourrier (1999) convergent pour considérer que la fiabilité doit pourtant recouvrir une double approche, à la fois individuelle et organisationnelle. L’appréhension globale du concept de fiabilité suppose donc de différencier les courants de recherche traitant de la fiabilité sous l’angle, premièrement, de l’échec organisationnel en recherchant les sources d’erreur à l’origine des dysfonctionnements et des catastrophes, et deuxièmement sous l’angle d’une performance accrue en essayant d’identifier les leviers qui améliorent la fiabilité des organisations. Ainsi, parmi les travaux qui s’intéressent aux origines des échecs, la théorie des accidents normaux (Perrow, 1994) a montré que les spécificités des organisations à haut risque (niveau de complexité élevé, faible marge de manoeuvre possible des acteurs et relation d’interdépendance entre différentes activités) sont à l’origine des défaillances. D’autres courants, selon cette approche, considèrent que les organisations à haut risque sont vouées à l’échec (Bourrier, 1999) comme le courant de la gestion de crise (Shrivastava, 1987; Kovoor-Misra, 1995) ou encore celui du facteur humain (Rasmsussen, Leplat, de Terssac, 1989; Reason, 1993) car ils expliquent que les dangers, les accidents et les risques sont enactés par l’action humaine et causés par la variabilité humaine qui ne peut être planifiée : ils remettent ainsi en cause l’action humaine pour expliquer dans quelles conditions organisationnelles et managériales des accidents prennent naissance et se transforment en crise. Autre point de convergence entre ces trois courants, ils considèrent tous trois l’individu comme une source d’erreur plutôt que de fiabilité. Perrow (1994) explique en effet que la complexité accrue des systèmes réduit la capacité des individus à comprendre, prévoir ou prévenir les échecs potentiels. Farjoun and Starbuck (2007) expliquent d’ailleurs que les limites des organisations liées notamment aux capacités cognitives des acteurs ajoutent à la difficulté de la gestion de situations à risque (Dunbar et Garud, 2009). Ces approches étudiant la fiabilité et les raisons de défaillance des organisations cherchent à comprendre dans quelles conditions organisationnelles et managériales des accidents prennent naissance et se transforment en crise, elles n’hésitent pas à remettre en cause la pertinence de l’action humaine. Reason (1993) explique ainsi par l’existence de conditions latentes — constituées en premier lieu de facteurs organisationnels et managériaux, puis en second temps de facteurs relatifs aux lieux de travail — que la progression vers l’accident se poursuit avec des défaillances actives, provoquées par des facteurs individuels. Son modèle du « Swiss cheese » décrit ce processus conduisant inexorablement à un accident sous une forme représentative de tranches de gruyère qui correspondent chacune à des défenses organisationnelles et qui contiennent des failles — présentées par les trous du gruyère — en expliquant que les accidents se produisent lorsque se crée un alignement des « trous » résultant de l’agrégation de conditions latentes et actives (Reason 1993). Roux-Dufort (2010) explique également, à partir des travaux de Turner (1976) et de Shrivastava (1995), que les crises ne doivent pas être conçues seulement comme des évènements d’exception mais aussi comme le résultat de processus longs issus du fonctionnement quotidien des organisations, révélateurs d’une accumulation de dysfonctionnements organisationnels ancrés depuis longtemps, dans un contexte particulier mais souvent ignorés. Toutefois, ce processus inexorable décrit par Reason (1997, 2000) ne peut-il être endigué ? Alors que les courants théoriques divergent quant à la place de l’individu dans le processus de fiabilité, ne peut-on identifier comme sources de résilience, en phase initiale d’une crise, des actions individuelles ou collectives permettant justement de récupérer des situations dégradées, et éviter que le processus « d’alignement des trous » n’aboutisse à une catastrophe. L’accident évité par C. Sullenberger sur l’Hudson River en 2009 montre que pourtant l’intervention humaine peut jouer favorablement sur la fiabilité (Hoc et Amalberti, 1994). Telle est la posture de deux approches théoriques abordant le concept de fiabilité sous l’angle d’une fiabilité accrue : le courant des organisations hautement fiables (HRO) (Schulman, 1996; La Porte et Consolini, 1991; Roberts, 1990, 1994; Rochlin, 1996) et l’approche sensemaking (Weick, 1993; Eisenberg, 1990; Brown, 2004). Ces deux approches, qui convergent sur la place accordée à l’individu dans le processus de fiabilité ont analysé des organisations dans des environnements à hauts risques (centrales nucléaires, porte-avions, sous-marins nucléaires, etc..) en s’intéressant aux sources de fiabilité et de résilience organisationnelle. Roberts et al. (1994) montrent ainsi que les organisations hautement fiables sont dotées de technologies très complexes interdépendantes où le potentiel de risques est extrêmement élevé, qui enregistrent pourtant un faible taux de catastrophe (Roberts et al. 1994). L’approche HRO a montré que les mécanismes des organisations hautement fiables permettent de détecter les signes avant-coureurs des crises suffisamment tôt pour pouvoir réagir (Weick, Sutcliffe et Obstfeld, 1999). Ces organisations réussissent à créer et à entretenir un état de vigilance collective grâce à la qualité des interactions de leurs membres (Weick, 1993; Boudes, Laroche, 2009), au coeur de l’approche sensemaking (Weick, 1993). Les deux approches HRO et sensemaking placent en effet l’individu au centre du processus de fiabilité. Weick (1993), Roberts et al. (1994) soulignent de plus que les HRO évoluent dans un contexte politique, social et technologique où l’erreur est impardonnable et les acteurs qui exploitent ces technologies avancées se retrouvent dans des contextes de surcharge d’informations, de complexité croissante et de turbulence constante. Les contextes de surcharge d’informations vont ainsi mettre à l’épreuve les limites organisationnelles (notamment endogènes) telles que les capacités cognitives ou de gestion et supervision (Farjoun and Starbuck, 2007). Le contexte de turbulence constante va générer au sein des organisations de haute fiabilité un comportement différent des acteurs qui vont activer leur intuition et définirent les situations de façon beaucoup plus heuristique (Gigerenzer and Gaissmaier, 2011; Bingham et al., 2007) que ne le feraient les procédures organisationnelles — souvent inadaptées au traitement immédiat de la situation (Weick, 1995; Le Bris, Madrid, Martin, 2019) — soulignant par ailleurs un point de divergence entre l’approche HRO et sensemaking : le suivi des procédures constitue pour l’approche sensemaking un cadre trop rigide (Weick, 1993) alors que pour l’approche HRO, la fiabilité tient plus au respect des règles (Roberts et Rousseau, 1989; Roberts et al. 1994). Or ces conditions de surcharge d’informations, de complexité croissante et de turbulence constante (Weick, 1993) peuvent créer des situations à risque ie des situations où la possibilité qu’un évènement non souhaité survienne et que celui-ci cause des dommages plus ou moins importants à l’organisation (Lièvre, Gauthier, 2009); ces situations à risque peuvent même aboutir à des situations extrêmes représentant des situations où il existe des risques de conséquences physiques, psychologiques ou matérielles d’une ampleur considérable pour les membres de l’organisation et ses constituants (tels que des dommages physiques, des destructions) (Hannah, Uhl-Bien, Avolio, & Cavarretta, 2009).

Fiabilité et impact situationnel

Les situations peuvent en effet obliger les acteurs à dépasser leurs limites provoquant de la part de ces acteurs d’autres déviances rendant difficile la récupération de la situation (Oliver, Calvard, Potocnik, 2017; Farjoun et Starbuck 2007) et conduisant inexorablement à des accidents ou des catastrophes (Vaughan, 1997). Et certains types de situations — qui mettent à l’épreuve les limites individuelles et organisationnelles — peuvent jouer sur les capacités humaines (La Porte, 1996) en particulier lorsque ces capacités n’ont pas été entretenues (Roberts, 1990) et que les acteurs manquent de temps pour apprécier la situation et réagir (Kreps, 1990; Oliver et al. 2017). L’étude du concept de situation, développé notamment par la théorie de la cognition distribuée (Hutchins, 1995), de la cognition située (Elsbach et al. 2005) ou les théories de l’action (Suchman, 1987) a permis d’approfondir les relations entre les acteurs et la situation. Heath et Luff (1994), Hutchins (1995) expliquent que la réflexion des acteurs en situation progresse au travers de l’action, par mobilisation de ressources qui prennent la forme de discussion avec les collègues ou par l’activation de dispositifs techniques ou de textes (procédure, documentation…) ce qui diverge de la pensée de Simon (1979) pour lequel la prise de décision ne fait pas de place à l’action, ni à la situation. Le concept de situation, défini par Girin (1990) par trois éléments : des participants, une extension spatiale et une extension temporelle, a été complété par Journé et Raulet Crozet (2008); ils ont précisé qu’une situation peut être associée à des contraintes — un temps défini, des participants engagés dans une action collective et pas forcément souhaitée, des lieux spécifiques autour d’un projet. D’un point de vue différent, Goffman (1987) explique quune situation est plutôt liée à des interactions car elle correspond à des zones dans le cadre desquelles deux personnes ou plus se trouvent mutuellement à portée de regard et d’oreille. La situation n’a de sens, en fait que par rapport aux points de vue (subjectifs) des acteurs (Goffman, 1991). Girin (1990) converge avec Goffmann (1987; 1991) sur le fait que la situation est collective et fait intervenir la communication car la situation pousse les acteurs à se demander ce qui se passe et à mobiliser des cadres d’interprétation. Cette vision rejoint aussi celle de l’approche sensemaking (Weick, 1998; Ben Romdhane et al. 2018) qui souligne que les interactions permettent aux acteurs de les relier à la situation et de faire appel à d’autres interprétations pour donner un sens aux situations qu’ils affrontent (Weick, 1993). Les travaux de Journé et Raulet-Crozet (2008) ont justement étudié la spécificité des situations au sein des HRO (centrale nucléaire) faisant émerger trois catégories de situations 1) les situations normales où tout se passe conformément aux attentes des opérateurs, 2) les situations incidentelles ou accidentelles correspondant à des situations dégradées couvertes par des procédures spécifiques, 3) des situations normalement perturbées, liées à des évènements imprévus, non couvertes par des règles spécifiques. Ces trois types de situations sont gérés différemment : dans les deux premiers cas, le cadrage de la situation est préétabli et essentiellement porté par les dispositifs techniques (alarmes, déclenchement d’automatismes de sûreté…) et par les procédures (règles générales d’exploitation…). Pour le troisième cas, les acteurs s’inscrivent dans un processus de construction de sens de la situation par mobilisation et confrontation de ressources cognitives. Cette troisième catégorie peut aboutir à des situations évolutives, incertaines et risquées caractérisant les situations extrêmes (Lièvre, 2005) qui dépassent souvent les protocoles de catastrophes ou d’urgences prévus (Hallgren et al., 2018) et transgressent ainsi la limite des risques prévus (Oliver et al., 2017). Hannah et al. (2009) ont montré justement que les organisations hautement fiables sont particulièrement confrontées à ce type de situations.

Pistes d’exploration

Identification de configurations de situations à risque

Les accidents et les catastrophes résultent, selon l’approche de Reason (2000) de la conjonction de conditions latentes et actives : les conditions latentes représentent les « agents pathogènes résidents » au sein d’un système (Reason, 2000) et résultent de décisions prises par les concepteurs, les constructeurs, les rédacteurs de procédures; les conditions actives apparaissent sous diverses formes : des défaillances (quand un système cesse d’accomplir une fonction requise), d’erreurs[2], de déviances, écart par rapport à la norme ou aux règles (Honoré, 2006). Les travaux complémentaires d’Oliver (2017) et du modèle de Reason (1993, 1997) expliquent aussi avec la notion de limites endogènes et exogènes, la manière dont les différents éléments d’une situation peuvent interagir et conduire inexorablement à un accident voire à une catastrophe. Il nous semble intéressant de prendre en compte ces limites en identifiant des configurations de situations dont le processus d’alignement des « trous » (Reason, 2000) a été enclenché, constituant ainsi des situations à risques, mais a été néanmoins interrompu selon la logique des approches HRO et sensemaking ie dans une logique de fiabilité. Miller (1996) définit une configuration comme un ensemble au sein duquel les éléments d’une organisation sont organisés et reliés par un thème unique, permettant de révéler quand et comment des traits dominants apparaissent, et d’examiner comment leurs éléments sont liés et se complètent les uns les autres pour produire une caractéristique principale au sein d’une organisation. Reason (2000) rappelle que le même ensemble de circonstances peut provoquer des erreurs similaires, quels que soient les acteurs impliqués, il souligne donc l’intérêt de relier les origines individuelles des erreurs de leur contexte systémique. Cette piste nous semble intéressante à explorer : identifier les erreurs, en les qualifiant en fréquence et en gravité, mais aussi les circonstances dans lesquelles elles apparaissent. Nous ciblons donc notre travail sur l’identification de configurations de situations à risque, au sein d’une organisation hautement fiable (compte tenu de la spécificité de ces organisations) sur les points critiques recommandés par Ensdley (1995) adapté en contexte HRO (Saghafi, Ghofrani, 2016). L’enjeu est de s’inscrire en amont d’une crise potentielle pour identifier les signaux avant-coureurs d’une crise.

Exploration a) des limites et b) des sources de fiabilité dans la configuration de ces situations à risques

  1. Les travaux portant sur les limites organisationnelles (Farjoun et Starbuck, 2007) qui sont de type endogène (représentée par 1/des capacités et ressources dont dispose une organisation telles que des capacités cognitives et 2/de sa capacité à les mobiliser par des mécanismes de gestion et de supervision) ou de type exogène qui trouvent leur origine dans l’environnement de l’organisation (Oliver et al, 2017) n’ont pas précisé pour quel type de limites, les conséquences sont les plus lourdes et sur lesquelles il convient d’apporter une vigilance prioritaire dans un objectif de fiabilité; ils soulèvent des questionnements sur l’identification des types de limites, endogènes ou exogène, associées aux situations les plus critiques.

  2. De plus, le questionnement théorique portant sur la confrontation des courants traitant de la fiabilité qui, pour les uns considèrent que l’intervention humaine est source d’échec alors que pour les approches HRO et sensemaking, elle peut être source de fiabilité nous conduit à étudier ce point de contradiction sur la place de l’individu, au sens individuel ou collectif, dans le processus de fiabilité. L’objectif est de savoir s’il est possible d’identifier des configurations de situations qui constituent des situations à risque et si elles ont pu être déviées du processus décrit par Reason (1993) dans la phase ultime des conditions actives par une action humaine (individuelle ou collective). L’identification de contremesures face aux limites organisationnelles (Farjoun et Starbuck, 2007) s’inscrit dans la logique des approches HRO et sensemaking qui cherchent à comprendre et à identifier les sources de fiabilité et de résilience plutôt que d’étudier les causes de dysfonctionnement. Ainsi, ce qui nous intéresse, compte tenu de l’importance accordée aux interactions en situation (Goffmann 1987; 1991) ou au rôle favorable des individus dans le processus de fiabilité (Cros, Gaultier Gaillard, 2015; Faverge, 1980) et notamment du leader (Weick, 1993) est d’explorer si les sources de fiabilité relèvent en dernier recours d’un processus collectif ou plutôt d’une action individuelle (de type leader).

Méthodologie

Source et collecte des données

Le terrain étudié est celui de la Marine nationale française et de ses bâtiments de surface, terrain également observé par le courant HRO auprès des homologues américains (Roberts et al. 1994). La marine nationale française comporte quatre grandes unités opérationnelles (sous-marine, commando, aéronautique et de surface). Les bâtiments de surface sont placés sous l’autorité de la force d’action navale qui dirige une flotte composée de divers types de bâtiments (avisos, frégates, porte-avions…). Les missions variées (surveillance maritime, soutien aux opérations) sont confiées aux bâtiments suivant leurs spécificités (équipements radars, possibilité d’embarquer des hélicoptères, chars, avions). Dans le cadre d’une démarche qualité, la force d’action navale a mis en place une cellule de sécurité nautique, composée d’une équipe d’experts (sélectionnés par la Marine). Chaque fois qu’il y a dysfonctionnement à bord des navires, il revient à cette cellule sécurité nautique d’analyser ce qui s’est passé; les équipages adressent donc ces informations vers la cellule sécurité nautique qui recueille, centralise, analyse les dysfonctionnements survenus en mer en vue de les comprendre et aussi d’émettre des recommandations pour les éviter. Les conséquences de ces dysfonctionnements peuvent être très variables : légères (dégradation du bâtiment, du matériel) à graves (blessures, décès). Le résultat de l’analyse est publié sur le réseau interne Marine, via un espace dédié au retour d’expérience et destiné aux praticiens de la navigation et de la manoeuvre : il peut déclencher un rappel au respect des règles quand les procédures n’ont pas été respectées ou une modification des textes de référence — s’il s’avère qu’un cas était mal couvert, mal compris ou insuffisamment traité. Sont aussi recensés les incidents qui ont failli se produire (avec une visée pédagogique). L’objectif est d’enrichir la réflexion des praticiens, grâce au retour d’expériences et de favoriser la fiabilité à bord des unités de surface. Il existe ainsi deux types de base de données, le premier correspond à la base de données recensant les incidents nautiques évités dans les Fiches d’Action Qualité d’Incident Nautique Evité (FAQINE), cette base de données est nommée BDD 1 pour cette étude. La BDD 1 décrit l’ensemble des cas relevés soit 79 situations nautiques[3] analysées par des experts de la cellule sécurité nautique de la force d’action navale. Un premier exemple extrait de cette base de données traite d’un incident relatif à une situation de proximité avec un navire de commerce : le risque est alors la collision, avec des conséquences possibles pour le navire, l’équipage, le matériel; en étudiant ce cas, la cellule sécurité a relevé un dysfonctionnement sur le réglage du radar, incohérent par rapport à l’état de mer, sans qu’un rapprochement n’ait été réalisé entre ce qui était observé et ce qui était indiqué sur le radar; la collision a été évitée de justesse, la cellule sécurité a émis des recommandations sur les doublons d’informations à recueillir. Le second type de base de données correspond aux accidents survenus au sein des bâtiments de surface dans la Marine (ils correspondent à un niveau de gravité supérieur par rapport aux évènements de la BDD 1 traitant des incidents évités) et sont recensés sous la forme de Bulletins de Sécurité Nautiques (BSN). Si l’incident n’entraîne pas de perte ou de blessure, l’accident, lui, peut en provoquer selon la classification Marine, qui est en cohérence avec la définition d’Hollnagel (2016) : un accident est un événement ou une circonstance, imprévu et non planifié, qui se produit de manière imprévisible sans intention humaine discernable ou cause observable et qui entraîne perte ou blessure. Les cas étudiés dans cette base de données peuvent aussi avoir des conséquences catastrophiques puisqu’ils peuvent entraîner des dommages aux personnes et aux infrastructures, impliquant la perte de vies humaines et des dommages graves et durables aux biens et aux infrastructures. L’ensemble des accidents sur les bâtiments de surface sont recensés sous la forme de Bulletins de Sécurité Nautiques (BSN); cette seconde base de données est nommée BDD 2 dans notre étude. La BDD 2 contient l’ensemble des cas recensés soit 158 situations nautiques analysées par des experts de la cellule sécurité nautique de la force d’action navale. Pour illustrer ce type d’événement, un second exemple issu cette fois de la BDD 2 traite d’un incendie survenu à bord d’un navire lié à la présence d’une bâche de protection dans le conduit de cheminée à l’issue d’une période d’entretien du navire. Le bâtiment et le matériel ont été endommagés, avec des blessés en salle machine. A la suite de cet accident, la cellule sécurité a modifié le protocole de mise en disponibilité des navires.

Stratégie d’analyse des données

Ces deux bases de données sont intéressantes car elles présentent les écarts entre les situations qui n’ont pas suivi le processus décrit par Reason (1993) conduisant à un accident — correspondant aux situations qui ont été récupérées de justesse et recensées dans la BDD 1 — et celles qui ont suivi ce processus conduisant effectivement à un accident (recensées dans la BDD 2). Il nous semble intéressant de mettre en lumière les différences qui apparaissent entre ces deux bases de données en nous intéressant particulièrement aux raisons qui ont permis d’éviter l’accident. Ces deux bases de données offrent en effet l’opportunité de pouvoir analyser des situations (nautiques), comparables et étudiées par une cellule d’experts, mais avec des issues différentes sur la fiabilité des bâtiments. Elles nous permettent par exemple d’analyser si avec des configurations proches, il est possible d’avoir des issues différentes. Les éléments de la revue de littérature sur les pistes intéressantes à explorer (p.13) nous incitent aussi à explorer les types de dysfonctionnements et les circonstances dans lesquelles elles apparaissent : une première étape consiste donc à identifier les types d’erreurs à bord des bâtiments de surface dans les 2 bases de données, une seconde étape à relever s’il existe des configurations de situations dans lesquelles ces erreurs apparaissent et enfin une troisième étape à analyser s’il y a des issues différentes sur la fiabilité (maintien ou non de la fiabilité selon la récupération ou pas de la situation) en relevant les sources de fiabilité. Ces étapes nous permettent d’explorer, sur le terrain étudié, la question de recherche qui porte sur le rôle des acteurs dans le processus de fiabilité, et sur ce qui fait l’objet de débat, à savoir leur action favorable ou pas dans ce processus.

Déclinaison de la stratégie d’analyse des données

Etape 1 : Classification par types et proportions des erreurs identifiées sur bâtiments de surface

L’analyse de la BDD 1 s’effectue pour chaque situation nautique, en relevant les types d’erreurs commises par triangulation — 1 chercheur et 2 experts — avec la méthode des protocoles verbaux (Savall, Sardet, 2004) pour s’assurer de la robustesse de la classification. L’objectif est ensuite d’identifier si les types erreurs relevant des accidents survenus (BDD 2) sont identiques à celles des incidents évités (BDD 1). Nous utilisons donc la liste d’erreurs obtenue à l’issue de l’analyse de la BDD 1 pour analyser la BDD 2.

Etape 2 : Etude de configurations de situations dans lesquelles ces erreurs apparaissent 

L’étude des BDD 1 et 2 nous conduit à la classification des types d’erreurs, en cela les résultats nous éclairent sur la nature des erreurs mais cela nous questionne aussi sur les effets qu’elles peuvent avoir sur la fiabilité; en d’autres termes, nous nous interrogeons sur le fait que certaines erreurs puissent conduire à des situations à risques. L’objectif est donc d’identifier les points de vigilance prioritaires (points critiques) au sens d’Endsley (2000) (selon les types d’erreurs). Ainsi, au-delà de leur nature et de leur proportion, nous nous intéressons à la gravité de ces erreurs et aux situations dans lesquelles elles se produisent; cette approche nous conduit à identifier des types de situations plus ou moins à risques par rapport au terrain étudié et à notre objet d’étude. Cet objectif nous amène à rechercher des combinaisons d’erreurs par rapport à leur degré de gravité. La connaissance de ces particularités peut permettre d’agir sur les bons leviers. Pour ce faire, nous nous servons des deux mêmes bases de données BDD 1 et BDD 2.

Nous procédons à l’analyse de 40 situations les plus récentes extraites respectivement de BDD 1 et BDD 2 (par souci d’équilibre et dans un objectif de comparaison). La base d’observation est de 80 situations analysées dans les BDD 1 et 2 sur une période d’études : 1998 à nos jours.

Configurations de situations : classification par critères spatio-temporels et de risque

Identification de situations nautiques à risques 

Les travaux présentés dans la revue de littérature (p. 6) sur le concept de situation notamment ceux de Girin (1990) qui définit une situation par trois éléments : une extension temporelle, une extension spatiale et des participants, nous permettent de cibler les caractéristiques des situations nautiques dans lesquelles les erreurs apparaissent en apportant des précisions sur :

  • L’extension temporelle qui relève de la période de mouvement du navire : la manoeuvre ou la navigation. En effet, un bâtiment de surface peut être en position statique (à quai/au mouillage) ou en mouvement. S’il est en mouvement, deux périodes sont bien différenciées — la manoeuvre (ex : appareillage, ravitaillement...) et la navigation — durant lesquelles, le bâtiment, le matériel et les équipages sont sollicités induisant des risques potentiels,

  • L’extension spatiale de la situation : qui concerne pour un bâtiment de surface son environnement spécifique ie sa position par rapport aux dangers (côtes, rochers, autres navires…), et les conditions météorologiques (vent, visibilité) qui peuvent l’exposer à des risques potentiels,

  • Les participants de la situation décrite (l’équipage du bâtiment) avec des précisions sur l’état de fatigue, de stress — indiquées dans les bases de données — susceptibles d’augmenter les risques d’erreurs.

Ces informations sont répertoriées dans les fiches « Faqine » et « BSN » qui alimentent respectivement la BDD1 et la BDD2. A ces périodes correspondent des règles spécifiques comme précisé en annexe 1. Ces caractéristiques de situation traitant des aspects temporels (navigation/manoeuvre) seront notées dans notre travail « Caractéristique 1 du cadre organisationnel » et celles traitant de l’extension spatiale de la situation et des participants seront regroupées sous l’intitulé « Caractéristiques 2 du cadre organisationnel ». Dans la mesure où ces caractéristiques apportent des informations sur le degré de risque des situations, elles apportent aussi des éléments qui peuvent nous permettre d’identifier ce qui relève des conditions latentes d’un accident ou d’une catastrophe. Elles apportent aussi des informations sur les limites (ex : de l’équipage).

Situations nautiques et type de déviances relevées selon la phase d’action du bâtiment

Pour parvenir à identifier des configurations, nous différencions les déviances — écarts par rapport à ce qui est prévu (Honoré, 2006) — selon les phases d’action du bâtiment (c’est-à-dire les déviances qui ont lieu en amont ou pendant la situation); nous considérons que l’apparition d’un élément nouveau (ex : un objet flottant, un bâtiment) crée pendant la situation un écart par rapport au plan prévu; nous le classons dans cette caractéristique. Ces éléments sont regroupés sous l’intitulé « Caractéristique 3, Types de déviances selon la phase d’action du bâtiment » (Tab. 1). Ils peuvent nous permettre d’identifier ce qui relève des conditions latentes ou actives d’un accident ou d’une catastrophe.

Tableau 1

Types de déviances selon la phase d’action (avant/pendant la situation)

Types de déviances selon la phase d’action (avant/pendant la situation)

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Situations nautiques et type de défaillances relevées humaines ou techniques

Nous relevons également si les défaillances sont d’ordre technique (matériel…) ou de nature humaine : si cela est le fait d’individus, nous différencions ce qui relève d’une action individuelle ou collective. Si l’action est individuelle : nous relevons si elle vient d’un des « leaders » du bâtiment que nous nommons « acteur de la structure hiérarchique » Si l’action est collective : nous relevons si elle provient d’un défaut de communication et d’interaction. Nous choisissons ce critère tout d’abord car il est mentionné dans le cadre théorique de Weick (1993) comme une des sources de résilience et aussi parce que des erreurs de communication/coordinations figurent parmi les 4 erreurs les plus importantes (Etape 1 de notre étude). L’ensemble de ces éléments sera noté dans notre travail « Caractéristique 4, Type de défaillance humaine (collective ou individuelle) ou technique ». Ces défaillances peuvent nous permettre d’identifier les conditions actives qui ont pu contribuer à l’accident; quand elles relèvent aussi de limites organisationnelles portant sur les capacités des individus ou du fonctionnement du bâtiment, nous le précisons. Cette étape 2 nous permet de relier l’ensemble des dysfonctionnements (erreurs, déviances et défaillances) à leur contexte permettant de faire émerger des configurations de situations (nautiques) à l’aide des caractéristiques identifiées.

Etape 3 : Identification des sources de fiabilité dans les situations nautiques 

Compte tenu de la question de recherche, nous relevons les facteurs/acteurs qui ont permis d’éviter un accident : ils sont notés sources de fiabilité et classés comme facteurs clés de succès (FCS). Ils sont identifiés dans la BDD 1 car les incidents ont été évités; ils ne sont pas identifiés dans la BDD 2 car les accidents se sont produits. Ces sources de fiabilité seront intitulées dans notre travail « Caractéristique 5 : source de fiabilité, Facteur clé de succès ».

En résumé, nous étudions à partir de deux bases de données (BDD1 et BDD2), les caractéristiques des situations dans lesquelles les erreurs apparaissent en relevant premièrement les caractéristiques des situations nautiques selon des critères temporels et environnementaux et sur l’équipage, deuxièmement en identifiant les types de déviances selon les phases d’action puis les défaillances, troisièmement en relevant les sources de fiabilité qui permettent de « corriger » la situation. Cette approche par identification des caractéristiques de situations nautiques nous sert de grille d’analyse (Tab. 2) nous permettant de regrouper des éléments de similitude pour chaque situation nautique étudiée constituant des configurations de situations. L’intérêt de cette démarche est de relier les sources de dysfonctionnement (erreurs, déviances, défaillances) aux circonstances dans lesquelles elles apparaissent pour observer les effets des dysfonctionnements sur la fiabilité des systèmes (bâtiments) en relevant aussi les sources de fiabilité.

Tableau 2

Configurations de situation selon les caractéristiques définies

Configurations de situation selon les caractéristiques définies

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Résultats 

Après analyse de 40 situations nautiques dans la BDD 1 et 40 dans la BDD 2, nous obtenons un taux de saturation qui permet de constater que le tableau regroupe l’ensemble des caractéristiques opérationnelles recensées.

Résultats de l’étape 1 : après analyse des bases de données, nous parvenons à une liste des erreurs détaillées (Tab. 3) et leurs proportions au sein des bâtiments de surface :

Tableau 3

Types d’erreurs et proportions dans les bases de données 1 et 2

Types d’erreurs et proportions dans les bases de données 1 et 2

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Résultats des étapes 2 et 3 : les résultats de l’analyse des 40 situations nautiques respectivement dans la BDD 1 et 2 sont les suivants :

Tableau 4

Caractéristiques pour l’élaboration des configurations de situations selon occurrences[4][5]

Caractéristiques pour l’élaboration des configurations de situations selon occurrences4 5

Tableau 4 (continuation)

Caractéristiques pour l’élaboration des configurations de situations selon occurrences4 5

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A partir des résultats du Tableau 4, nous identifions les configurations de situations les plus fréquentes correspondant aux occurrences les plus élevées dans la BDD 1 notées « Configuration de situation 1 » et aux occurrences les plus élevées dans la BDD 2 notées « Configuration de situation 2 ». Nous relevons également les situations qui présentent les conséquences les plus graves (ayant entraîné des dommages sur les personnes et les biens) notées « Configurations de situation 3, 4 et 5 ». Nous obtenons comme résultat, à partir des caractéristiques 1, 2, 3, 4 et 5 des configurations de situations articulées comme suit :

Configurations de situations les plus fréquentes

Les situations 1 et 2 reprennent les occurrences les plus élevées respectivement dans les bases de données 1 et 2 :

Tableau 5

Configuration de situation 1 : occurrences les plus élevées BDD 1

Configuration de situation 1 : occurrences les plus élevées BDD 1

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Tableau 6

Configuration de situation 2 : occurrences les plus élevées BDD 2

Configuration de situation 2 : occurrences les plus élevées BDD 2

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Configurations de situations avec les conséquences les plus sévères sur la fiabilité

L’étude des 80 situations nautiques fait ressortir 3 types de situations caractérisées par un degré de gravité élevé en termes d’effets (dommages corporels, bâtiment endommagé). La gravité de ces conséquences est représentée par les situations archétypales 3, 4 et 5. Une première configuration est relevée :

Tableau 7

Configuration de situation 3 — degré de gravité des erreurs élevé

Configuration de situation 3 — degré de gravité des erreurs élevé

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Une seconde configuration :

Tableau 8

Configuration de situation 4 — degré de gravité des erreurs élevé

Configuration de situation 4 — degré de gravité des erreurs élevé

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Une troisième configuration :

Tableau 9

Configuration de situation 5 — degré de gravité des erreurs élevé

Configuration de situation 5 — degré de gravité des erreurs élevé

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Discussion

Discussion des résultats

L’étude de la gestion de situations à risques au sein des HRO fait ressortir des configurations de situations à risque dans le cas spécifique d’une organisation hautement fiable à partir des points critiques comme recommandé par Ensdley (1988; 1995) sous la forme de conditions latentes et actives susceptibles de provoquer un accident ou une catastrophe au niveau de l’organisation telles que décrites par Reason (2000). En effet, les configurations de situations à risques qui présentent les occurrences les plus élevées dans les BDD 1 et 2 correspondent aux mêmes types de caractéristiques 1, 2, 3 et 4 à savoir « caractéristique 1 : manoeuvre/caractéristique 2 : proximité danger/caractéristique 3 : défaut d’exécution/caractéristique 4 : défaut d’interactions et de coordination ». Comme elles représentent les occurrences les plus élevées dans les deux bases de données, la conjonction de ces quatre caractéristiques semble engendrer des situations à risques. En outre, les configurations de situation 1 et 2 sont identiques sur la nature des caractéristiques, la seule différence réside dans l’intervention ou pas d’un acteur de la chaîne hiérarchique (cf caractéristique 5 du Tab. 5 et caractéristique 4 du Tab. 6) ce qui montre que le processus décrit par Reason (1993) peut être endigué avec un acteur de la structure hiérarchique. Ces résultats soulignent que le rôle de l’acteur de la structure hiérarchique semble significatif. Les résultats montrent aussi que les caractéristiques 1 et 2 des situations archétypales peuvent représenter des conditions latentes par rapport aux modèles de Reason (1993) et les caractéristiques 3, 4, 5, les conditions actives : l’intervention d’un individu peut néanmoins arrêter l’escalade vers la catastrophe (configuration de situation 1) apportant un élément contradictoire à ce modèle théorique et révèle qu’une contremesure aux limites endogènes, de nature individuelle, peut être également identifiée. Ces résultats remettent en question d’une part, le postulat de Reason (2000) sur le processus inexorable conduisant à une catastrophe; d’autre part, Reason (2000) souligne que ce processus se produit « quels que soient les acteurs impliqués », ce que les résultats semblent aussi nuancer. Enfin, face aux limites, il semble possible d’identifier des contremesures possibles, liées à des capacités humaines individuelles relevant d’un acteur de la chaîne hiérarchique. De plus, les résultats montrent que, si à partir d’une configuration à risques (configuration de situation 2), un accident peut être évité (configuration de situation 1), cela peut aussi conduire à une catastrophe (configuration de situation 3) si des conditions latentes et actives sont accentuées (configuration de situation 3 : une caractéristique 2 et une caractéristique 3 de plus — par rapport à la configuration de situation 2) car les mêmes caractéristiques associées à la dégradation de l’état de l’équipage et à un élément nouveau ajoutent à la perte de contrôle de la situation et provoquent une catastrophe (dommages physiques et matériels). L’existence de limites endogènes (état équipage) et exogènes (élément extérieur au bâtiment) et l’agrégation de ces limites augmentent le risque d’accident et rendent difficile la possibilité de contremesures. Les résultats montrent aussi que les conditions latentes associées à des défaillances actives contribuent également à des accidents (configurations 2, 3, 4, 5) ce qui converge avec le modèle de Reason (2000) mais en rajoutant que des défauts d’interaction/coordination peuvent accentuer les conditions actives d’un accident ce qui diverge de l’approche sensemaking (car elles ne sont pas toujours sources de fiabilité); en revanche la configuration de situation 1 révèle que même avec un défaut d’interactions et de coordinations, la situation peut être corrigée, par un membre de la ligne hiérarchique : l’action individuelle vient en soutien d’un éventuel manquement collectif. Ensuite, les similitudes identifiées dans les configurations de situation 4 et 5 montrent aussi que l’agrégation des caractéristiques 1 et 2 « navigation/problème de visibilité » constitue des conditions latentes à une catastrophe (entraînant des dommages physiques et matériels) quand elles sont associées aux caractéristiques 3 (défaut d’exécution avec élément nouveau) et 4 (défaut d’interactions/de coordination et une défaillance — technique ou humaine) et constitue les conditions actives d’un accident qui se produit quand aucune source de fiabilité n’est identifiée. Dans la mesure où ces conditions latentes et actives sont relevées, elles peuvent faciliter leur repérage par les acteurs en situation s’ils y sont sensibilisés, en développant une capacité de veille collective afin de repérer, soit les signaux avant-coureurs d’une crise (conditions latentes) soit ceux qui peuvent l’aggraver (conditions actives). Après une mise en correspondance des caractéristiques servant à l’élaboration de configurations de situations (Tab. 4) avec les types de limites, endogènes ou exogènes et les types de conditions latentes ou actives, cette mise en correspondance révèle que la caractéristique 1 est associée à des limites exogènes, comme la caractéristique 2 (majoritairement) : ces deux caractéristiques constituant des conditions latentes d’un accident. Les caractéristiques 4 et 5 font référence à des limites endogènes et représentent des conditions actives d’un accident. En outre, les limites endogènes identifiées dans la caractéristique 4 de nature humaine (acteur de la structure hiérarchique et coordination/interactions) sont aussi celles qui apparaissent comme source de fiabilité dans la caractéristique 5 et de même nature (acteur de la structure hiérarchique et coordination/interactions); ces capacités humaines (individuelles et collectives) permettent de récupérer une situation dégradée soulignant que les limites organisationnelles puissent avoir, comme les deux faces d’une médaille, leurs contremesures.

Discussion théorique

Place de l’individu dans le processus de fiabilité

La configuration 1 révèle que même avec un défaut d’interactions et de coordinations, la situation peut ne pas aboutir à un accident, grâce à l’intervention d’un acteur individuel ce qui renforce les approches HRO et sensemaking (qui mettent en avant l’action humaine dans le processus de fiabilité). Néanmoins, comme le défaut d’interactions et de coordinations est relevé dans chaque configuration, ces défaillances actives méritent un point d’attention; si les interactions peuvent constituer des sources de résilience et de fiabilité organisationnelle développées dans l’approche sensemaking (Weick, 1993), elles n’en demeurent pas moins contingentées par les situations dans lesquelles elles se construisent d’autant plus que les interactions sont difficilement compatibles avec des situations d’urgence car interagir nécessite du temps (Le Bris, Madrid, Martin, 2019). L’intervention d’un acteur de la structure hiérarchique (leader, adjoint dans le cas de l’étude) reste donc centrale pour la récupération d’une situation dégradée et nuance ainsi le principe d’état de vigilance collective, qui peut être obtenu grâce à la qualité des interactions des membres d’une équipe (Weick, 1993, Vidal et Thiberghien, 2010; Roberts et al. 1994) et qui au vu des résultats de cette étude repose principalement sur un acteur de la chaîne hiérarchique. Il ressort ainsi une hiérarchisation des contremesures humaines mettant en avant le rôle individuel (acteur de la chaîne hiérarchique agissant comme contremesure endogène individuelle) en soutien du collectif.

Modèle de Reason (2000) et limites organisationnelles

Les résultats montrent que le modèle de Reason (1993) peut être approfondi comme l’avaient souligné Oliver, Calvard et Potočnik (2017) et discuté. En effet, ils montrent que dans un environnement critique, l’escalade vers la catastrophe peut être interrompue et plutôt par une action individuelle (acteur de la chaîne hiérarchique); ces résultats convergent davantage avec l’approche sensemaking sur la place des individus dans le processus de fiabilité et le rôle du leader. En outre, les travaux d’Oliver, Calvard et Potočnik (2017) sur les limites organisationnelles ont analysé le modèle de Reason (1993) et encouragé des travaux complémentaires dans d’autres environnements critiques et notamment ceux qui explorent les capacités d’intervention et de récupération d’accidents : nos travaux ont exploré cette voie; les résultats soulignent que des interventions individuelles au niveau de la ligne hiérarchique (décideur ou adjoint placé dans la situation) aident à stopper le processus conduisant à un accident ce qui permet bien d’identifier que des capacités humaines — et de nature plutôt individuelle — peuvent agir favorablement sur la fiabilité sous la forme de contremesures endogènes. Les couplages identifiés entre 1) les conditions latentes (ex : proximité dangers, problème de visibilité) et les limites exogènes (liées à l’environnement) et 2) les limites endogènes (ex : défaillance humaine) et les conditions actives (ex : défaut de coordination) montrent qu’il est peut-être possible de segmenter les zones d’approfondissement par couplage pour cibler les contremesures. Elles laissent aussi apparaître des leviers d’action possibles.

Conclusion

Sur le plan managérial, la connaissance de configurations à risque peut permettre de lever la myopie du décideur en situation permettant d’enrichir sa représentation de la situation et favoriser le passage d’un mode de gestion normal à un mode de gestion de crise. Cette prise en compte peut ainsi offrir la possibilité d’interrompre le processus inexorable conduisant à l’accident, grâce à l’intervention d’un acteur de la ligne hiérarchique. La connaissance de configurations à risque peut être un facteur favorisant la fiabilité dans la mesure où l’identification de points critiques peut neutraliser l’effet tunnel du décideur engagé dans une action et disposant de peu de ressources pour interroger la situation. Sur le plan théorique, les résultats convergent avec les approches HRO et sensemaking mais en les nuançant notamment sur le rôle des interactions comme source de résilience (car elles peuvent aussi constituer des limites de nature endogène); les résultats montrent que le modèle de Reason (1993, 1997, 2000) peut être aussi débattu. Ils enrichissent également les travaux sur les limites organisationnelles notamment sur les limites endogènes (Oliver, Calvard et Potočnik, 2017) en les associant notamment à d’autres terrains d’études et en développant le travail sur les interactions entre les limites endogènes et exogènes. La mise en évidence de contremesures endogènes de nature individuelle (agissant comme un antidote endogène) faisant écho aux limites endogènes permet également d’approfondir les leviers possibles dans des situations à risques. Ce travail offre aussi un nouveau cadre d’analyse par le croisement entre un type d’organisation (une HRO), des types d’activités au sein de cette organisation (conduite nautique), des types d’activités cognitives mises en jeu lors de ces activités (des capacités de veille) et des types d’erreurs, comme recommandé par Bourrier (1999). Néanmoins, ce travail comporte des limites liées notamment à la quantité de données collectées (la Marine étant une HRO, le nombre d’accidents est réduit). En outre, ils sont corrélés aux caractéristiques d’une organisation. Cette possibilité de récupération de situation est aussi peut-être liée aux caractéristiques des HRO, particulièrement sensibles à la redondance des contrôles. De plus, si les travaux s’inscrivent en phase 1 de la capacité de résilience — car ils alimentent la détection de signaux en amont d’une crise — ils n’apportent pas de réponses à l’éventail d’actions possibles. Nous pensons humblement que des voies futures de recherche pourraient être explorées notamment sur la période de passage entre le mode de gestion normal à un mode de gestion de crise, et également sur le moment le plus pertinent de l’intervention de l’acteur de la ligne hiérarchique. Quant à la qualité de l’individu, si ce n’est pas le décideur qui intervient, cela pose le problème de la répartition de la décision auprès des acteurs en situation, encore faut-il qu’ils se concertent pour viser une cohérence d’actions (Godé, 2015) : de tels questionnements offrent ainsi des perspectives intéressantes à explorer.