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Dans l’ère actuelle du numérique, les formes d’organisation du travail ont évolué, tandis que de nouvelles formes ont émergé, donnant naissance à ce que d’aucuns nomment un « capitalisme d’assembleurs » qui s’agrège et se désagrège en permanence (De Vaujany, 2016). Depuis, le printemps 2020, la situation pandémique a eu tendance à mettre en avant plus particulièrement le télétravail, mais dans sa forme la plus répandue et la plus traditionnelle : le travail à domicile. Pour autant, il existe d’autres possibilités de travailler à distance et notamment celle d’utiliser un espace de travail partagé : l’espace de coworking.

Le mouvement du coworking trouve son origine, au milieu des années 2000, à San Francisco, dans l’univers californien du Web 2.0 et du logiciel libre. En Amérique, en Europe et en Asie, le coworking s’est développé à partir de 2010, et est également porteur de changements importants en matière d’organisation du travail. Le coworking est un type d’organisation du travail qui désigne à la fois le partage d’un espace de travail, mais aussi une forme de mise en réseau de travailleurs au sein du même espace encourageant l’échange dans un espace de travail donné. Certains vont y chercher des réseaux d’affaires, de collaboration, qui sont parfois source de créativité. En effet, les espaces de coworking sont des lieux de socialisation des individus qui bénéficient des effets de réseaux produits dans ces espaces de travail. De véritables communautés peuvent alors se former grâce à la création de relations de confiance, d’entraide et de valeurs partagées entre les porteurs de projets ou coworkers (Fabbri, 2015, 2016; Garrett et al., 2017).

Plus généralement, le phénomène du coworking s’insère dans le contexte plus large du développement des « tiers-lieux » (Oldenburg, 1999), soit des lieux qui se situent entre le lieu d’habitation et le lieu de travail. Ces espaces de travail ne sont pas, dans un premier temps, des espaces dédiés au travail, ce sont des lieux qui ont été en partie détournés de leur fonction initiale, comme des cafés ou des bibliothèques. Cependant, progressivement, des espaces dédiés ont vu le jour, d’abord au sein des métropoles puis en dehors des centres urbains (Scaillerez et Tremblay, 2017b), qu’ils aient été créés par des individus, de grandes entreprises, des administrations publiques ou des responsables politiques. Ce sont des espaces hybrides qui offrent de meilleures conditions de travail que celles que l’on peut avoir dans un atelier ou au bureau. Pour les entrepreneurs et travailleurs indépendants qui s’y installent, l’objectif est souvent de monter son projet de façon autonome, en l’absence de tout rapport hiérarchique au-dessus de soi. C’est ainsi, pour certains, une façon de fuir l’emploi salarié dont l’organisation suscite de plus en plus de stress et de tensions, pour d’autres, l’opportunité de créer son emploi (Scaillerez et Tremblay, 2016a,b; 2017a).

Dans nombre de pays industrialisés, mais aussi des pays émergents, le coworking serait devenu, depuis une vingtaine d’années, un nouveau mode d’organisation du travail basé sur un espace de travail partagé, mis en place dans le but de favoriser les échanges et l’émulation créative entre les coworkers, pour nourrir l’innovation (Brown, 2017). Ce phénomène est ainsi appréhendé comme une véritable révolution de l’organisation du travail, comparable à celle du taylorisme et du fordisme au début du 20e siècle, qui remettrait en cause leur caractère dirigiste et autoritaire mais dans une perspective fort différente, et qui conduirait souvent à des expressions de créativité et d’innovation (Tremblay et Scaillerez, 2020).

Depuis le début des années 1980, l’entrepreneuriat est aussi perçu comme un moyen alternatif pour créer des emplois que les grandes entreprises ne sont plus en capacité d’offrir comme cela était le cas pendant les années de forte croissance d’après-guerre. L’entrepreneuriat est aussi perçu comme un moyen de relancer l’innovation et la création d’emplois. Le modèle de l’innovation planifiée par les services de R&D des grandes entreprises (Galbraith, 1968; Schumpeter, 1942) semble remis en question dans certains secteurs, notamment les technologies de l’information, le multimédia ou autres, avec des entreprises comme Microsoft, Apple, Google… Cependant, si l’entrepreneur schumpétérien (Schumpeter, 1911) devient ainsi le nouveau modèle à imiter et à développer, cela ne se décrète pas (Casson, 1990). Par ailleurs, le modèle d’innovation des entreprises a évolué, au profit d’une innovation ouverte (Chesbrough, 2003, 2006), celles-ci cherchant à tirer profit de ressources extérieures à leur organisation en intégrant des connaissances et ressources issues des réseaux et des innovations créées par de petites entreprises.

Dans ce contexte, les mesures et structures d’accompagnement à la création d’entreprise se sont multipliées dans nombre de pays. En particulier, des espaces d’incubation de nouveaux projets (ruche, grappe industrielle, cluster, pôle de compétitivité, etc.) ont été créés pour encadrer et soutenir la création d’entreprise. Le candidat à la création d’entreprise devient ainsi une pièce d’un jeu complexe dans lequel interviennent nombre de parties prenantes (conseillers, financeurs, accompagnateurs, etc.). L’entrepreneuriat est plus que jamais un phénomène collectif (Johannisson, 2002), voire socialisé (Boutillier, Uzunidis, 2016). Le porteur de projets n’est plus isolé mais il est porté par une dynamique collective (Verstraete, Fayolle, 2005). Il se trouve inséré dans un réseau (Aldrich, Zimmer, 1986; Chabaud, Ngijol, 2010) ou encore dans des équipes (Shepherd, Krueger, 2002) lui permettant de collecter les informations et ressources nécessaires à la réalisation de son projet. Au sein des espaces de coworking, la dimension collective de l’entrepreneuriat ou des projets est particulièrement marquée car, pour les personnes travaillant dans ces espaces, les dynamiques interactionnelles (Trupia, 2016) avec les différentes parties prenantes sont facilitées par la proximité géographique, qu’il s’agisse d’interactions avec d’autres personnes présentes dans l’espace de coworking qui, de façon formelle ou informelle, échangent des idées, informations ou connaissances (Krauss, Tremblay, 2019, Parrino, 2013), ou bien d’interactions avec des structures dédiées à l’intérieur de l’espace de coworking, dans le cadre d’heures de formation ou de concours d’innovation pour désigner l’entreprise ou le projet le plus innovant. Le dynamisme à l’intérieur de l’espace de coworking est porté par des réseaux sociaux entre les différentes parties prenantes. Il devient ainsi possible de mettre en évidence lesdites relations, mais aussi les noeuds entre les liens (Cohendet et al., 2003). La construction de ces réseaux est un moyen de réduire l’incertitude dans un environnement économique en perpétuel changement et très concurrentiel.

Les espaces de coworking soutiennent directement ou indirectement le développement des projets des entrepreneurs ou travailleurs indépendants qu’ils accueillent et favorisent des dynamiques de collaboration (Fabbri et Charue-Duboc, 2013) reposant sur des relations de confiance et/ou de coopération. Les échanges d’idées, le travail collaboratif donnant naissance à des innovations de toutes natures suivent des règles d’organisation socialisée, où la question de la propriété privée se pose avec d’autant plus d’acuité quand il est question, par exemple, de déposer un brevet, s’agissant d’évaluer la participation des différentes parties prenantes.

Cependant, parler du coworking au singulier ne reflète pas la réalité du phénomène. Les espaces de coworking peuvent, en effet, être créés par des entrepreneurs qui ont identifié une opportunité de marché, des responsables de collectivités territoriales qui voient ici un moyen de créer de l’emploi dans leur région, ou par des grandes entreprises privilégiant ainsi une forme de salariat nomade. Les situations sont variables selon les pays et même les régions (milieu urbain versus rural notamment) en ce qui concerne les créateurs et les personnes qui y travaillent, parfois davantage de travailleurs indépendants, en solo ou lançant une entreprise (TPE ou PME). Selon les différents cas de figure, les modalités de gouvernance seront différentes, plus ou moins conviviales, plus ou moins associées au marché et aux relations d’affaires… De plus, les modalités d’accès aux espaces sont variables. Certains pratiquent une sélection à l’entrée, selon la profession ou d’autres critères, d’autres non. Aussi, certains sont soutenus par l’État, qui veut favoriser l’insertion en activité professionnelle de certains groupes, mais ce n’est pas le cas partout; ainsi, l’État est présent en France, mais pas au Québec, au Canada ou aux États-Unis. C’est en ce sens que les espaces de coworking sont très différents selon les pays ou les régions où ils sont implantés, et selon les intérêts, les objectifs et les valeurs de leurs créateurs.

Ce numéro thématique permet de réunir des articles qui approfondissent divers sujets et contribuent dès lors à enrichir notre compréhension de l’entrepreneuriat, mais aussi du mode de fonctionnement et des usages auxquels les utilisateurs peuvent prétendre au sein des espaces de coworking. Les cinq articles retenus apportent des données originales et destinées à apporter une analyse nuancée des expériences que peuvent être amenées à connaître les entrepreneurs lorsqu’ils décident d’utiliser les espaces collaboratifs de travail en partant de l’intention d’entreprendre en ces lieux (article 1), en passant par la dynamique et la promotion du projet qui peuvent découler de leur fréquentation (article 2), ou encore la mobilité spatiale qui y est offerte (article 3). La spatialité des lieux peut aussi entrainer un rapport de domination et de hiérarchie sociale (article 4), où la créativité souhaitée n’est pas toujours observée (article 5).

Le premier article est rédigé par Stéphanie Bouchet, Jean-Yves Ottmann, Émilie Hennequin et Papa Alioune Meïssa Mbaye. Celui-ci analyse l’effet des espaces de coworking sur l’intention d’entreprendre des salariés qui s’y installent. Les auteurs ont mené une étude quantitative auprès de 126 salariés en France qui fréquentent un espace de coworking et testé un modèle conceptuel explicatif de l’intention entrepreneuriale en fonction des caractéristiques des espaces (variables contextuelles) et de variables individuelles. Les résultats montrent un effet significatif de la présence de modèles de rôle au sein de l’espace, ainsi que de l’organisation d’ateliers, mais aussi l’importance de variables individuelles, y compris en espace de coworking. Les auteurs reconnaissent que la limite du nombre de répondants invite à de nouvelles recherches et force est de constater qu’étant donné l’absence d’association ou organisme regroupant les espaces de coworking, il est difficile de rejoindre l’ensemble des espaces d’un pays, voire même d’une région. Les auteurs mettent en évidence des éléments intéressants, qui pourront être repris dans des recherches futures, notamment le fait que les échanges et la dynamique de groupe n’émergent pas automatiquement ou spontanément, comme l’ont montré d’autres travaux (voir Krauss et Tremblay, 2019). Ils notent aussi que la simple perception de ressources sociales disponibles ne permet pas toujours d’alimenter le sentiment d’auto-efficacité entrepreneuriale des salariés et ne conduit donc pas toujours à des initiatives entrepreneuriales. Grâce à l’apprentissage par observation, les espaces de coworking peuvent parfois permettre de développer et de diffuser une culture de start-up dans le contexte de laquelle les entrepreneurs peuvent effectivement assurer un rôle de modèle, et soutenir la faisabilité et la désirabilité entrepreneuriales.

Dans une perspective légèrement différente, le deuxième texte, rédigé par Didier Chabaud, Philippe Eynaud et Nathalie Raulet Croset, s’intéresse aux espaces de coworking qui assurent la promotion de projets entrepreneuriaux et qui s’inscrivent dans une perspective d’économie sociale et solidaire (ESS). Il s’agit ici d’une étude de cas unique reposant sur une méthode de recherche qualitative conduite auprès d’un espace de coworking que les auteurs considèrent comme se situant à la croisée du monde de l’entrepreneuriat et de l’ESS. Les auteurs étudient ce cas de manière approfondie et font ressortir de leur analyse l’importance d’une cohérence entre le projet solidaire et le modèle économique. Leur approche longitudinale et située leur a permis de saisir l’évolution de ce projet au fil du temps, ce qui a permis de mettre en évidence l’évolution parallèle de l’espace et la construction de la communauté associée à l’espace de coworking. L’article indique que l’espace de coworking social et solidaire contribue à créer de la valeur qui n’est pas de nature uniquement économique mais aussi de nature sociale. Dans ce cas précis, l’espace a également contribué à créer de la valeur environnementale au travers des projets qui sont accompagnés dans ce contexte. Les auteurs concluent que cet espace inspiré de l’ESS se situe clairement au centre de la création d’une “great good place” (Oldenburg, 1999), en d’autres termes d’un lieu qui peut conduire à la création de valeur pour le territoire.

Le troisième article, de Fabio Petani, Didier Chabanet et Damien Richard, s’intéresse à la mobilité des coworkers dans les villes de taille moyenne. Il compare la mobilité spatiale des communautés de coworkers dans les villes de Lille, Lyon et Rouen, en France. L’article repose sur une collecte de données dans les trois villes et couvre un millier de coworkers. Les auteurs se penchant sur les mobilités locales, nationales et internationales et aux trajectoires qui ont amené les coworkers à rejoindre ce type de lieux. Ils s’intéressent aussi à l’usage quotidien de ces espaces, à la mobilité et aux pratiques d’innovation. Il est intéressant de noter que les auteurs concluent en soulignant que les espaces de coworking contribuent à développer une nouvelle catégorie d’entrepreneurs, qui ne dépend pas des mobilités spatiales très distantes à l’échelle nationale ou internationale, mais qui repose plutôt sur des communautés aux compétences et caractéristiques diversifiées. Ils soulignent l’hétérogénéité des personnes qui occupent les espaces, dont des professionnels indépendants, mais aussi les employés d’entreprises de tailles et de secteurs différents. Les auteurs fournissent donc des informations nouvelles sur des catégories d’entrepreneurs, alors que les travailleurs indépendants semblent moins présents dans l’organisation étudiée, comparativement à ce que plusieurs travaux sur les espaces de coworking observent. Ils évoquent aussi le déplacement de salariés d’expérience de grandes entreprises de Paris vers des villes de taille moyenne. Ils soulignent surtout l’importance des espaces comme lieux riches en relations et en émotions, ou les activités entrepreneuriales peuvent se développer, mais avec une mobilité spatiale réduite et plus concentrée sur les espaces proches, mais faisant aussi appel aux plateformes pour développer des dynamiques organisationnelles plus large.

Le quatrième article rédigé par Hélène Bussy-Socrate, Olivia Chambard et Nicolas Aubouin présente une approche originale dans l’analyse des espaces de coworking. Leur article porte sur l’interaction du corps, son action, la dynamique des émotions, et l’apprentissage des normes sociales dans un contexte d’incubateurs et de coworking. En effet, les auteurs ont cherché à saisir l’organisation spatiale et sociale dans les espaces de coworking en réalisant un travail ethnographique, au sein de différents incubateurs en région parisienne. L’article se penche sur le développement de ces espaces d’incubation et leur agencement spatial et décrit aussi les expériences vécues par leurs occupants. C’est ici que se présente l’originalité de l’article puisque les auteurs s’intéressent aux expériences vécues, non seulement de manière générale, mais en particulier dans leurs corps. Ce faisant, l’article met en évidence certaines des tensions propres à ces espaces, soulignant en particulier la tension entre la recherche d’inclusivité et la (re)construction de hiérarchies sociales. Les auteurs s’éloignent des sciences de gestion ou de la sociologie, plus souvent mobilisées pour l’analyse des espaces de coworking, car ils ont choisi d’utiliser des concepts davantage associés à la géographie sociale et à la sociologie charnelle. Grâce à ces concepts et à cette méthode, les auteurs contribuent à faire émerger trois types d’expériences corporelles : en souffrance, sachant-faire et sédimentée. Les auteurs notent des formes de ségrégation et de domination dans l’espace de coworking. Ils évoquent différentes formes d’embodiment (d’incorporation) qui permettent, selon eux, de révéler la dimension centrale de l’agencement physique du lieu qui segmente les rôles et les statuts des résidents de manière à créer une hiérarchisation verticale.

Enfin, le cinquième et dernier article, de Mylène Capo-Chichi, Anne-Laure Saives et Annie Camus, s’intéresse à la créativité dans les espaces de coworking, en tentant de déconstruire les mythes associés à ces espaces sur ce plan. Il est vrai que les espaces de coworking sont souvent considérés comme des espaces de créativité et d’innovation. Sur la base d’une recherche qualitative, de nature exploratoire, et qui reste donc à valider sur une base plus large, les auteurs affirment qu’il y a rationalisation d’un mythe social de la créativité dans les espaces de coworking. L’article indique que derrière ce mythe, il existe plusieurs versions et ils mettent en évidence deux mythes individuels en tension : ‘’celui de la « communauté créative » pour les gestionnaires et celui de la « libération créatrice » pour certains coworkers dont la co-existence génère le cycle dynamique d’une boucle de renforcement qui n’engendre guère les conditions propices (ouverture, diversité, etc.) à une créativité organisationnelle’’. Comme le notent les auteurs, cela permet de contribuer à l’analyse de l’évolution de la notion de collectif alors qu’on observe actuellement une certaine fragmentation des organisations, surtout au lendemain d’une année caractérisée par une généralisation du télétravail, qui semble vouloir se maintenir dans les prochaines années. L’article renvoie aux travaux de Goermar et al. (2021) et propose de ‘’former les coworkers à l’ouverture mutuelle et aux expériences nouvelles de façon à permettre une véritable cocréation de valeur, de véritables innovations.’’ Sans doute que d’autres espaces et d’autres lieux ont déjà produit de telles innovations, comme on le note dans d’autres travaux, mais il est vrai que tous les coworkers ne semblent pas rechercher le réseautage et les échanges, présumés source de créativité et d’innovation (voir des articles dans Krauss et Tremblay, 2020).

Afin d’en savoir davantage, nous vous invitons à lire chacun de ces articles dans la suite de ce numéro thématique, ainsi que les références citées ci bas. Nous vous en souhaitons une bonne lecture et espérons que ce numéro thématique contribuera à votre réflexion sur les espaces de co-working.