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Alors que le modèle des écoles de gestion tend à s’imposer dans l’enseignement supérieur, notamment en France (Blanchard, 2013), il fait l’objet de critiques à l’intérieur comme à l’extérieur de l’espace académique (Abraham, 2007). Un diagnostic critique suggère d’opérer une transformation radicale. Les évidences managériales maintenues par le modèle traditionnel de l’enseignement ne seraient plus opératoires face à un monde changeant et complexe. Il s’agit selon ce diagnostic de rompre avec les habitudes ancrées dans les institutions, mais aussi dans les individus qu’ils soient enseignants ou étudiants : les contenus et les modalités d’enseignement dans ces écoles devraient être profondément renouvelés.

Cet article se propose de revenir sur les principaux éléments formant ce diagnostic critique de l’enseignement dans les écoles de gestion en se focalisant sur les leviers de transformation proposés par les études critiques pour y répondre. L’interdépendance de ces leviers, individuels et institutionnels, a été mise en évidence par certains auteurs des études critiques (Perriton et Reynolds, 2004; Aschcraft, 2017), en soulignant le dilemme associé à l’orientation que pourrait prendre la transformation de l’enseignement (Huault et Perret, 2011). Une issue possible consiste à réinvestir l’espace d’apprentissage en mettant en avant le rôle de la réflexivité et de la sensibilité, pour rendre compte d’aspects ignorés par le modèle traditionnel de l’enseignement. Cette proposition consistant à réinscrire les leviers de transformation de l’enseignement au niveau des pratiques pédagogiques demande une clarification conceptuelle et une étude détaillée de leurs processus.

Cet article se focalise sur l’expérience sensible d’apprentissage afin d’identifier un levier de transformation de l’enseignement dans les écoles de gestion. Pour ce faire, nous proposons un dialogue entre le courant des études critiques de l’éducation au management et la philosophie pragmatiste, en particulier celle de John Dewey. En mobilisant la philosophie pragmatiste de l’apprentissage, basée sur l’enquête, nous montrons l’importance de l’expérience sensible et de la réalisation d’oeuvres pour vivre une expérience d’apprentissage accomplie. Cet article se propose ainsi de répondre à la question suivante : face aux critiques des écoles de gestion, l’expérience esthétique peut-elle être un levier de transformation de l’enseignement ?

La philosophie pragmatiste a contribué à repenser une approche linéaire de l’apprentissage basée sur le modèle de la transmission et de l’acquisition d’un contenu. La critique de ce modèle, désormais bien connue, a été renouvelée dans les théories des organisations et du management, en pointant par exemple, les limites d’une approche « représentationaliste » de l’apprentissage pour comprendre et agir dans des « situations mouvantes » (Lorino, 2020, p. 41). Il s’agit de tenir compte des aspects sensibles de l’expérience d’apprentissage, plutôt que de privilégier des modèles abstraits et normatifs. Nous montrons que la portée critique du pragmatisme nous engage, de ce point de vue, à considérer l’épreuve du trouble, dont l’issue n’est pas prévisible, comme un vecteur de transformation. Nous proposons sur cette base trois formes sensibles de l’expérience d’apprentissage : (i) le trouble qui exprime à la fois la perturbation d’une habitude antérieure et une ouverture attentionnelle à l’imprévisible (ii) la transformation qui identifie une réorientation possible de l’expérience vers son (iii) accomplissement, c’est-à-dire une expérience achevée par le soin porté à la vitalité de l’expérience.

Notre terrain est l’observation d’un atelier dans une école de gestion. Cette expérimentation a immergé plus de deux cents étudiants dans une situation d’exploration : la conception et la réalisation en quatre jours d’une maquette en prenant pour point de départ un thème volontairement peu défini. Nous revenons sur le suivi ethnographique de cet atelier et discutons des résultats théoriques et empiriques de l’étude. Nous soulignons l’importance de l’expérience esthétique en tant que levier de transformation des modalités de l’enseignement dans les écoles de gestion contribuant au débat des études critiques de l’éducation au management. Nos contributions portent sur la transformation de l’enseignement, en montrant l’importance d’un réinvestissement de l’espace d’apprentissage, défini comme une expérience à vivre, rendant manifestes des possibilités non réalisées, mais présentes dans les écoles de gestion.

Un diagnostic critique sur l’enseignement dans les écoles de gestion : quels leviers de transformation ?

En nous basant sur les éléments formant un diagnostic critique de l’enseignement dans les écoles de gestion, nous proposons de nous focaliser sur les leviers de transformation identifiés dans le courant des études critiques en management. Nous montrons que l’interdépendance des leviers institutionnels et individuels pose un dilemme sur l’orientation et la mise en pratique de la transformation. Des courants s’intéressant aux pratiques situées et à la réflexivité offrent une issue possible permettant d’appréhender différemment les contenus et les modalités de l’enseignement en gestion. Nous montrons que l’espace d’apprentissage pourrait faire, de ce point de vue, l’objet d’un réinvestissement conceptuel et empirique.

Le diagnostic critique : enseigner la gestion au-delà des évidences managériales

L’une des motivations des études critiques en management (Critical Management Studies) consiste à enquêter et à rendre manifeste ce qui est généralement dissimulé sous les évidences managériales maintenues par les discours (Parker, 2002), les pratiques organisationnelles s’imposant comme des représentations officielles, ou dominantes d’une organisation, de sa culture, du travail, ou de ses orientations stratégiques (Fournier et Grey, 2000). Selon ce diagnostic, ces évidences s’imposent dans les écoles de gestion comme des faits « donnés et non problématisés » (Alvesson et Willmott, 2012, p. 26) en se limitant plus généralement à « une lecture strictement marchande du monde » (Beaujollin-Bellet et Grima, 2011, p. 199). Par exemple, l’évidence consistant à promouvoir le travail collaboratif peut dissimuler une « intériorisation oppressante des valeurs et des objectifs de l’entreprise » par les employés (Adler et al. 2008, p. 120). Ce qu’il s’agit de rendre visible est que l’organisation est avant tout une réalité éprouvée par les acteurs, qui est plus complexe qu’une évidence stéréotypée qui « évite l’étonnement, (…) abhorre le singulier, (et) domestique notre perception et notre émotion » (Kostera, 1997, p.168).

L’éducation critique au management (Clegg et al. 2011; Parker, 2015; Perriton et Reynolds, 2004; Taskin, 2011) a quant à elle permis d’identifier des finalités alternatives afin de dépasser ces évidences : (i) la dénaturalisation des « évidences managériales » concernant les objectifs et la performance de l’organisation (ii) la réflexivité des acteurs, à propos de leurs pratiques et de leurs discours, se distinguant par exemple, des valeurs de l’organisation (iii) l’ouverture des finalités de l’activité humaine au-delà d’une finalité instrumentale au bénéfice de l’entreprise (iv) le fait de privilégier une approche collective en se focalisant sur des formes sociales telles que les communautés, plutôt que sur des individus autonomes et isolés. Ces finalités alternatives visent moins la gestion elle-même que le managérialisme, c’est-à-dire « l’idéologie selon laquelle le savoir comment organiser se distille dans l’expertise attribuée au manager » (Alvesson & Willmott, 2012, p. 33). Il s’agit ainsi, selon ce diagnostic, de renoncer à la figure du manager incarnant le contrôle et la maîtrise sur des situations, qui a longtemps été au coeur des enseignements des écoles de gestion se destinant à former aux fonctions de direction et d’encadrement.

Ce diagnostic est en partie tributaire des contenus et des modalités de l’enseignement dans les écoles de gestion au XXe siècle, se basant sur le modèle de l’entreprise classique. Le « rapport Carnegie » a récemment mis en évidence les limites de ce modèle en montrant qu’il ne tenait pas compte de « la capacité des étudiants à appréhender les situations complexes et ambiguës — situations qu’ils rencontreront forcément dès le tout début de leur carrière — ce qui limite leur future capacité à y agir avec pertinence » (Bazin, 2020, p. 37). L’objet ne consiste pas ici à approfondir un tel diagnostic, mais à privilégier, sur cette base, les perspectives de transformation de l’enseignement des écoles de gestion.

Transformer l’enseignement : vers un réinvestissement de l’espace d’apprentissage

Des leviers interdépendants

Nous identifions deux leviers de transformation. Le premier est centré sur la transformation radicale des écoles de gestion. Le second, sur les enseignants-chercheurs prenant la responsabilité d’une transformation qui se traduit par des pratiques de résistance.

Martin Parker (Parker, 2018a; Parker, 2018b) a proposé d’opérer une transformation radicale consistant à « fermer » les « Business Schools ». Il s’agit selon Parker de transformer les écoles de gestion, pensées sur le modèle paradigmatique de l’entreprise, en écoles ouvertes à un champ disciplinaire plus large, pour appréhender la pluralité des organisations au-delà d’un modèle unique. La notion alternative de « School of Organizing » est la projection d’une école ayant abandonné le modèle traditionnel de l’éducation basé sur une « concentration d’expertises » managériales. Selon l’approche alternative, il s’agit d’enraciner l’apprentissage au niveau des relations favorisant la socialisation. La proposition prend ici le sens d’un manifeste provoquant le débat autour de la capacité de ces écoles à mieux tenir compte de l’évolution des pratiques et de la complexité des organisations.

Un autre levier de transformation se situe au niveau des individus en particulier des enseignants-chercheurs « critiques » et des responsabilités qu’ils incarnent. Face à l’implication des écoles de gestion « dans la reproduction des valeurs, des compétences et de l’état d’esprit d’une grande partie de ce qui ne va pas dans le capitalisme contemporain », il s’agit selon Alessia Contu (2017) d’endosser la responsabilité d’un « intellectuel activiste » pour produire un changement radical dans l’enseignement et la recherche en servant davantage l’intérêt public (Contu, 2019). L’intellectuel activiste ne se concentre pas uniquement sur les impératifs managériaux du monde capitaliste et se soucie par exemple des inégalités de classe, de genre en ne cherchant plus seulement à documenter et instruire le diagnostic, mais à développer aussi une « praxis académique » c’est-à-dire une lutte et une résistance pour établir une justice épistémique, sociale et économique (Contu, 2019).

Ces deux perspectives ne sont pas opposées et exclusives. Certains auteurs mettent en évidence leur interdépendance en questionnant l’orientation que peut prendre la transformation. Par exemple Huault et Perret (2011) ont montré que deux orientations sont en tension : la première est celle d’une critique radicale dépassant les croyances partagées notamment des étudiants vis-à-vis desquels l’enseignant occupe une posture de surplomb; la seconde est une critique plus progressive, mais qui risque d’être instrumentalisée par l’institution.

Certains auteurs refusent de réduire la critique à une « vision romantique » de l’émancipation en proposant de réinvestir une pédagogie critique alternative (Perriton et Reynolds, 2004). Selon cette approche, les études critiques de l’éducation au management ont pour prémisse que la transformation signifie l’émancipation « de la culture managérialiste dominante » et, qu’il s’agit de « changer la nature de cette culture par la résistance. » (Perriton et Reynolds, 2004, p. 67). Mais selon les auteurs, cette posture est illusoire et tend à dissimuler l’hégémonie et la plasticité du modèle dominant. Une perspective de transformation ne peut esquiver le fait que la critique participe du modèle dont elle cherche à s’émanciper. Il s’agit alors de prendre conscience de cette duplicité initiale des enseignants critiques envers l’institution pour envisager une perspective de transformation située au sein de l’institution.

Aschcraft (2017) montre de son côté, la contradiction apparente entre la figure d’une pédagogie critique et émancipatrice et l’impératif de « soumission » à des « règles d’excellence académique » portées par les institutions. Mais plutôt que de l’aborder comme une faiblesse, l’auteur propose de tenir compte de sa dimension située. Il s’agit pour les enseignants-chercheurs critiques de réinvestir un espace associé à leurs pratiques ordinaires et de « reformuler l’ordinaire (de la critique) comme un site vécu au contact de l’institution » (Aschcraft, 2017 p. 54).

L’interdépendance ne se réduit pas à une codépendance subie par les individus, et instrumentalisée par les écoles de gestion. Comment faire de cette interdépendance, le lieu d’un réinvestissement de l’espace d’apprentissage ?

Réinvestir l’espace d’apprentissage

La prise en compte de l’espace d’apprentissage suppose d’aborder l’enseignement dans les écoles de gestion sous un autre angle. Il a fait l’objet d’un travail conceptuel et empirique dont nous proposons ici quelques éléments.

Les études basées sur les pratiques questionnent un modèle dominant de la connaissance et de l’apprentissage centré sur la transmission d’un contenu décontextualisé (Gherardi et Nicolini, 2000; Gherardi, 2000). En dépassant ce modèle, elles soulignent le caractère processuel à la fois de l’apprentissage et du « devenir praticien » (Gherardi, 2006) en tenant compte de ses dimensions esthétique (Strati, 2007) et matérielle (Gherardi, 2012). En ce sens, il s’agit d’un espace sensible et incarné, qui ne se réduit pas à la transmission d’un contenu. On peut illustrer empiriquement cet espace avec les pédagogies se basant sur l’art et l’artisanat dont les finalités consistent à remettre au premier plan les détails d’un travail manuel et la réflexivité des personnes comme des éléments constitutifs d’une organisation se définissant comme une expérience collective (de Monthoux et Mairesse, 2017). Plus particulièrement, le travail artisanal du fait de ses aspects incarnés, matériels et sensibles, facilite l’apprentissage collectif (Gherardi, 2017).

En écho avec les finalités associées au diagnostic critique, tenir compte de l’espace d’apprentissage, permet d’accorder de l’importance à la réflexivité, en particulier dans des « moments de rupture » avec nos pratiques habituelles lorsque de nouvelles réponses sont attendues face à la complexité des situations (Zundel, 2013). La réflexivité ne vise pas à « restaurer des moyens et finalités préexistants » et se tourne vers des aspects ignorés par le modèle traditionnel de l’enseignement : « favoriser une relation différente avec le monde, en partant du principe que les êtres qui le composent sont uniques et que nous pouvons donc nous occuper d’eux pour leur propre bien, et non dans un but prédéterminé. » (Zundel, 2013, p. 121). Reconsidérer l’importance de cette expérience sensorielle et existentielle du monde questionnant les attentes et les évidences est une voie que nous cherchons à explorer. En quoi un réinvestissement de la « vitalité » de cet espace — dans ses aspects incarnés et situés — nous permet-il d’appréhender une perspective de transformation de l’enseignement dans des écoles de gestion ? Nous cherchons à apporter des éléments de clarification afin de mieux préciser les formes sensibles de ce processus à l’oeuvre dans les écoles de gestion. Nous proposons de le faire, en mobilisant philosophie pragmatiste de John Dewey, qui met en avant l’importance de l’expérience esthétique pour appréhender ce processus.

La portée critique de la philosophie pragmatiste de l’apprentissage

Cette partie revient sur la critique du modèle traditionnel de l’enseignement proposée par la philosophie pragmatiste, se basant sur l’enquête (Dewey, 1938) et souligne la place de l’expérience esthétique dans cette critique (Dewey, 1934). Nous montrons d’abord que le « schème vital » (Quéré, 2006) de l’enquête permet d’élargir l’expérience d’apprentissage au-delà de sa finalité cognitive. Nous soulignons ensuite l’importance de l’expérience esthétique pour l’apprentissage, qui s’enracine dans un trouble, suscitant une ouverture de l’attention qui transforme l’expérience vers son accomplissement. Une grille de lecture est proposée afin de clarifier ces concepts.

Apprendre dans un monde périlleux : l’enjeu vital de l’enquête

Le pragmatisme est un courant de pensée qui enracine la connaissance dans l’expérience de nos activités ordinaires et de leurs conséquences, sans la considérer comme l’unique finalité de la vie humaine. James (1911/2006) considère les conséquences pratiques comme critère d’évaluation de la connaissance. Pour Dewey (1938), l’accomplissement pratique devient la finalité de l’apprentissage qui permet de l’étendre « à tous les aspects de la vie. » (Frega, 2006, p. 70). Autrement dit, l’apprentissage ne se limite pas à une finalité cognitive se tenant à l’écart de la vitalité de l’expérience et vise à améliorer les situations vécues. Il est pour cela associé à un « faire » : « nous connaissons quelque chose, c’est-à-dire comment le faire » (Dewey, 1922, p. 177). L’expérience est un accomplissement pratique qui est à la fois la finalité de l’apprentissage et la source de sa vitalité.

L’enquête, en tant que modalité d’apprentissage, n’est pas une activité cognitive séparée d’un environnement. Il s’agit d’un processus orienté vers la transformation d’une situation plutôt que la contemplation d’un objet. L’apprentissage est « l’acte d’un participant, (dont) le véritable objet (…) se situe au niveau des conséquences de l’action dirigée. (…). » (Dewey, 1929/2014, p. 212). La théorie de l’enquête ne se fonde pas sur une logique formelle, mais sur l’hypothèse selon laquelle pour se développer et croître les humains opèrent des transactions avec leurs environnements.

L’enquête désigne toute activité de pensée provoquée par un doute éprouvé et se concluant par la transformation d’une situation : « L’enquête est la transformation contrôlée ou dirigée d’une situation indéterminée en une situation qui est si déterminée en ses distinctions et relations constitutives qu’elle convertit les éléments de la situation originelle en un tout unifié. » (Dewey, 1938/1993, p. 169). L’enquête est une recherche de continuité dans une situation indéterminée. Le trouble apparaît comme ce qui déclenche l’enquête, et par conséquent l’apprentissage, car les humains vivent selon Dewey dans un « monde précaire et périlleux » (Dewey, 1925/2012, p. 70). Le développement scientifique, technique et économique a permis « de mieux adapter le monde à nos besoins », mais « le caractère fondamentalement dangereux du monde n’en est pas pour autant (…) éliminé » (Ibid. p. 72). En ce sens, l’enquête est un « schème vital » (Quéré, 2006) consistant à trouver une orientation dans le trouble.

Pour cela, Dewey procède à une critique de l’apprentissage pensé « à partir de l’analogie entre le maître et le disciple » en le confrontant à « ce que personne n’a jamais connu. » (Dewey, 1952, p. 152). L’inconnu désigne ici l’imprévisibilité et le trouble éprouvé face aux situations indéterminées. Cette critique vise en particulier la transmission mécanique, fondée sur des savoirs tenus pour acquis qui ne sont plus opératoires face à l’inconnu. Lorino (2020) poursuit cette critique, en l’appliquant à l’enseignement traditionnel en gestion associant la connaissance à une représentation fiable du monde extérieur. Comme le souligne Lorino : « L’approche représentationaliste (…) constitue une composante majeure de la culture managériale dominante. » (Lorino, 2020, p. 44). En accordant une autorité normative et un pouvoir aux outils de gestion à représenter le réel (Lorino, 2002), elle peut « produire un excès de confiance dans les modèles formels, les analyses d’experts, les systèmes abstraits et les évaluations quantifiées » en reléguant au second plan l’expérience et « la complexité réelle des activités sur le terrain. » (Lorino, 2020, p. 44). L’apprentissage par l’expérience tient compte de nos interactions pratiques ordinaires dans des organisations qui évoluent dans un monde changeant (Elkjaer et Simpson, 2011). Enfin, la portée critique de la philosophie pragmatiste nous engage à considérer l’importance du trouble suscité par des situations indéterminées (Dewey, 1938). Cela implique pour les enseignants-chercheurs de confronter l’apprentissage à un monde en mouvement, en élaborant « de nouvelles façons de s’engager dans les situations de vie au milieu de leur pratique » (Simpson et Hond, 2020, p. 21).

Apprendre dans le trouble, c’est ainsi faire l’épreuve d’une situation indéterminée qui est une situation de désorientation initiale quant à ce qu’il y a à faire et à apprendre. L’apprentissage apparaît comme une recherche d’accomplissement et de vitalité de l’expérience, assurant une continuité dans cette situation. C’est à ce niveau que l’expérience esthétique joue pour Dewey, un rôle important en tant que levier de transformation et d’amélioration des situations troublées.

L’expérience esthétique comme source d’un apprentissage accompli

Dewey (1934/2005) évoque la notion d’expérience esthétique pour désigner l’expérience d’un accomplissement pratique consistant (i) à produire quelque chose dans une situation indéterminée, et (ii) à éprouver cet accomplissement, c’est-à-dire à faire l’expérience sensible de cet apprentissage.

De ce point de vue, le fait de vivre une expérience accomplie est associé à la réalisation d’une activité jusqu’à son terme : « […] nous vivons une expérience lorsque le matériau qui fait l’objet de l’expérience va jusqu’au bout de sa réalisation. » (Dewey, 1934/2005, p. 80-81). Toute forme d’activité peut être source d’accomplissement en se basant sur « l’expérience que l’on a du cours ordinaire ou banal des choses, pour découvrir la qualité esthétique que possède une telle expérience » (Dewey, 1934/2005, p. 41) qui sera « une forme de vitalité intense » (Ibid. p. 54). L’expérience esthétique n’est donc pas un « domaine séparé de nos expériences pratiques quotidiennes » et nous « apprend à rendre les matériaux de nos vies plein de sens » (Alexander, 1998, p. 6). L’enquête comme modalité sensible d’apprentissage vise à l’amélioration et à l’augmentation de la vitalité de l’expérience (Dreon, 2017). Elle apparaît également comme un levier de transformation de l’enseignement.

L’expérience esthétique dans cette quête de vitalité assume une fonction « critique » sans prendre appui sur des « jugements préétablis », mais en ouvrant selon Dewey : « (…) un sens des possibilités qui ne sont pas réalisées, (par lesquelles) nous prenons conscience des contraintes qui nous enserrent et des poids qui nous oppressent » (Dewey, 1934/ 2012 p. 552). Cette quête méliorative des expériences futures, amorcée par le trouble, permet ainsi de rendre sensibles des possibilités sous les contraintes, dans des situations, face auxquelles les enseignements passés ne sont pas toujours opératoires.

L’expérience esthétique comme levier de transformation de l’enseignement trouve une illustration concrète dans l’expérience éducative du Black Mountain College entre 1933 et 1957 en Caroline du Nord, fondé par John Rice sur les principes de Dewey. Il s’agissait d’une institution expérimentale d’enseignement supérieur dans laquelle les disciplines traditionnelles comme la physique, la chimie ou la géographie étaient enseignées à partir d’une activité pratique finalisée par la réalisation d’une oeuvre. Dans cette institution « en injectant l’art dans le quotidien et du quotidien dans les pratiques artistiques […] on n’enseigne pas l’art et autre chose, on enseigne toute chose comme on enseigne l’art » (Zask, 2014, pp. 17-18). Ann Rippin (2013) montre que cette pédagogie se développe encore aujourd’hui et nous permet d’appréhender l’organisation comme une communauté d’expérience possible plutôt que comme un espace qu’il s’agit d’occuper.

Le trouble joue un rôle important dans la transformation de l’expérience d’apprentissage, il n’est pas réductible uniquement à une perturbation subie. Il donne une opportunité d’orientation de l’attention vers un « sens des possibilités » contenues dans les situations. Le trouble, s’il ouvre sur une enquête, est à la fois ce qui suscite le besoin de transformation et son vecteur. Il permet de transformer l’épreuve « de la résistance et de la tension, (…) en un mouvement vers un terme inclusif et profondément satisfaisant. » (Dewey, 1934/2005, p. 113). Le trouble présente donc une opportunité de « croissance » des individus, en particulier lorsque la continuité de l’expérience est rompue.

Nous proposons une grille de lecture résumant les trois formes évolutives de l’expérience esthétique :

  1. Une situation indéterminée provoque un trouble qui peut être vécu comme la perturbation d’un équilibre initial, une expérience de désorientation. Il peut aussi amener à porter attention aux possibilités contenues dans la situation indéterminée. En ce sens, le trouble peut susciter une ouverture qui « rend disponible à ce qui arrive » (Zask, 2014, p. 22) 

  2. La transformation, qui donne une orientation dans le trouble : « l’imprévisible devient une opportunité de croissance » (Zask, Ibid.). Il ne s’agit pas d’une rupture brutale, mais d’une transformation progressive. Les individus retrouvent des moyens de participer à la situation et sont sensibles aux effets de leurs activités et de l’orientation qu’ils leur donnent.

  3. L’accomplissement par lequel la vitalité de l’expérience est atteinte et restaurée. L’accomplissement provoque une félicité d’une activité qui va jusqu’à son terme.

Nous proposons d’illustrer empiriquement ce processus en revenant sur le déroulement d’un atelier pédagogique portant sur la réalisation d’une oeuvre artisanale dans une école de gestion.

Présentation du terrain et méthodologie

Genèse et acteurs du workshop

À l’origine de ce workshop, une équipe pédagogique se forme autour d’un objectif classique et répandu dans les écoles de gestion, celui d’initier les étudiants au développement de compétences de créativité afin d’enrichir la conduite des projets entrepreneuriaux et intrapreneuriaux. Cette équipe fait l’hypothèse que l’exercice de ces compétences sur une thématique « hors champ » de la gestion pourrait en faciliter l’appropriation par les étudiants. L’équipe pédagogique s’oriente alors vers l’identification de « compétences » en dehors des « compétences métiers » et des « objectifs d’apprentissage » généralement attendus, par les organismes accréditeurs. L’idée de produire une « oeuvre » indépendante de ces objectifs par des étudiants non préparés à travailler manuellement s’est progressivement imposée. Le workshop prendra la forme d’un module intensif déployé sur quatre jours, dont la première édition se déroulera en septembre 2018 et la seconde en septembre 2019. Ce module est proposé à l’ensemble des étudiants de Master 1, quels que soient leurs profils et leurs parcours. Il s’agit d’un programme d’envergure, au sens où il impacte un volume relativement important d’étudiants (223 pour la première édition, 257 pour la seconde).

L’équipe pédagogique est composée de quatre enseignants-chercheurs en sciences de gestion et en économie, d’un doctorant en gestion, d’entrepreneurs, d’intervenants professionnels dans le secteur de l’industrie créative et d’une artisane « cartoniste ». Le caractère hétéroclite de cette équipe était contrebalancé par la convergence du rôle d’accompagnateur et de la posture de facilitateur endossée par chacun. En effet, les membres de l’équipe pédagogique devaient quitter un rôle d’enseignant-transmetteur pour se placer dans un rôle d’accompagnateur-explorateur pour la réalisation du projet, chacun des « coachs » n’étant pas lui-même expert de l’ensemble des compétences mobilisées. Cette posture expérimentale, volontairement éloignée de toute approche prescriptive dans la mobilisation des compétences, est le point central de la composition de l’équipe pédagogique.

Méthodologie et élaboration des matériaux

Nous avons adopté les modalités d’engagement ethnographique (Van Maanen 2011), à savoir un « travail de terrain » qui nous engage à vivre avec les étudiants une situation d’apprentissage; un « travail intellectuel », qui est la perspective pragmatiste qui instruit et documente l’enquête, et un « travail d’écriture » que nous déclinons sous deux aspects. Nous revenons dans un premier temps sur le déroulement factuel du workshop et, dans un deuxième temps, sur l’analyse des matériaux collectés. Nous montrons l’évolution des trois formes d’expérience pendant le workshop. S’appuyant sur une observation participante, différents matériaux ont été recueillis au cours des quatre journées : carnets de bord, photos, verbatim, notes, etc. Les matériaux mobilisés dans cet article sont les carnets de bord des étudiants et les entretiens avec l’équipe pédagogique, dont nous précisons le contenu et la structuration dans le tableau suivant.

Tableau 1

Matériaux

Matériaux

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La reconstruction de l’expérience lors d’un « workshop créatif »

Déroulement du workshop

Le thème de la seconde édition du workshop, qui débute en septembre 2019, est centré sur « l’école au-delà des clichés ». Les étudiants ont pour mission d’imaginer une école sous la forme d’une maquette, qui ne se réduise pas aux clichés associés aux écoles de gestion, se traduisant par exemple dans les choix esthétiques et architecturaux des bâtiments, des logos, des salles de cours, dans l’organisation du temps et des espaces de travail.

La première journée est consacrée à la présentation du workshop, de ses objectifs, de son organisation et du partenaire. Les équipes d’étudiants sont constituées, en prenant soin d’assurer la mixité des profils et des parcours. Chaque équipe est encadrée par un coach. Les étudiants découvrent au moyen d’ateliers successifs les compétences travaillées durant le workshop. Les ateliers d’une durée d’environ quarante-cinq minutes permettent de découvrir les compétences au travers d’activité, de jeux, de mise en situation, etc., plaçant les étudiants dans une posture active, de praticien. Apprendre à coopérer est la première compétence travaillée, permettant ainsi aux équipes de faire connaissance et de ne pas sous-estimer la difficulté à travailler ensemble. S’en suivent les ateliers consacrés à l’apprentissage du questionnement, de l’association, de l’observation et de l’expérimentation. Ces apports sont complétés par une initiation à la pratique du cartonnage. Le carnet de bord, support de l’appropriation d’une démarche réflexive, invite les étudiants à ponctuer chaque journée par un bilan individuel, retranscrit dans ce support.

Le deuxième jour commence, comme les jours suivants, par un brief présentant les objectifs de la journée, le livrable attendu en fin de journée et les techniques à mobiliser. Cette journée a pour objet d’amener les étudiants à définir le fil conducteur de leur projet. Les étudiants sont invités à questionner le projet et à observer sur le terrain l’espace à réinventer. Le livrable attendu doit permettre de préciser la finalité de l’école, son mode de fonctionnement, les activités proposées ainsi que les contraintes qu’ils imposent à cet espace, par exemple un bâtiment autonome, la présence ou non de végétation.

Le troisième jour est dédié à la création du prototype élaboré dans un premier temps à partir d’un story-board. L’accent est mis sur l’usager de l’espace réinventé. Cette étape réalisée, les équipes peuvent commencer à construire la maquette. Il faut alors accompagner les étudiants face à une situation inhabituelle de production d’une oeuvre.

Le dernier jour, les équipes finalisent leur maquette et réalisent une présentation orale. Les vingt-sept maquettes sont exposées à un jury composé des coachs et du partenaire, avant d’être présentées.

L’évolution des formes d’expérience pendant le workshop

Trouble

L’ambiance, dès le lancement du workshop, pourrait se traduire par un mélange d’agitation et de désorientation. Une phrase est régulièrement prononcée par des participants qu’ils soient étudiants ou enseignants : « On ne va pas y arriver… ». Cette phrase n’exprime pas la prévision d’un échec à venir, mais plutôt une situation dont personne ne connaît l’issue. Le trouble a pu susciter des manifestations fortes de découragements ou de stress chez les étudiants. Il a pu s’illustrer par une incompréhension des objectifs du workshop : « L’exercice était très abstrait, on ne partait de rien » ou encore, « Accepter de suivre une démarche dont on ne connaît pas l’issue : j’aime avoir un objectif en règle générale ». Un autre étudiant se questionne sur l’adéquation du module à la spécialité dans laquelle il s’engage : « Au début j’étais un peu perdu, je me disais pourquoi on fait ça alors que je suis venu pour un master en finance. ». L’habitude d’être mis en concurrence augmente aussi l’inquiétude de certaines équipes de ne pas être au même niveau que les autres.

Les coachs constatent en effet que certains étudiants paraissent dubitatifs, en raison de l’opacité des objectifs du workshop et des méthodologies employées.

Certains témoignages expriment une expérience plus bénéfique face au trouble suscité par l’impossibilité de départ : « J’étais trop fier de notre idée, et très content d’avoir mis en pratique notre idée qui nous semblait au début impossible à réaliser ». L’ambiguïté de la situation ressentie individuellement est parfois exprimée : « Mon sentiment est divisé entre la difficulté du projet et l’enthousiasme de l’équipe à le réaliser ». Les caractéristiques de la situation indéterminée apparaissent en lui associant une expérience ambivalente pour l’étudiant qui en fait l’épreuve : « Une certaine joie mêlée d’étonnement (…) Un certain doute ».

Transformation

Le deuxième jour, le trouble éprouvé la veille est encore présent. Mais les carnets de bord témoignent d’une prise de distance exprimant pour la plupart que la situation est moins subie : « Mon émotion après cette deuxième journée est la surprise du fait de la nature du travail demandé. C’est sympa et ça change de la routine des cours ».

On observe pendant la réalisation matérielle, un rythme plus soutenu dans les activités. Cette étape de matérialisation des maquettes est parfois vécue comme une « situation de crise » : « Tout a dû être pensé et construit. Nous avons dû gérer des situations de crise, et une course contre la montre ». Pourtant, des témoignages convergent vers un relâchement des tensions de départ en laissant apparaître une acceptation du trouble : « (…) ce projet et le fait de le faire en groupe me donne confiance et envie d’accepter ce flou. ». Ce relâchement de la tension s’observe également au niveau du travail en équipe, trouvant un intérêt au workshop dans sa capacité à « briser les barrières et de renforcer les liens avec des personnes ».

Certains voient autrement les ateliers sur les compétences perçues initialement comme déconnectées de leurs futurs métiers : « Cet exercice nous a permis de “voir autrement” et d’expérimenter une nouvelle démarche de réflexion »; « Pour être plus attentif à mon environnement, il faut que je prenne conscience de mes actions et également de mes émotions ». Le workshop n’est plus perçu selon une étudiante comme une épreuve subie « Être tolérante à l’ambiguïté : me faire accepter que l’on ne connaisse pas forcément l’issue du projet ».

Accomplissement

Pendant la finalisation des maquettes, les étudiants font preuve d’une grande autonomie. La pratique des coachs est plutôt celle d’un observateur dont le rôle consiste à suivre le « fil rouge » de chaque projet. Beaucoup de maquettes manifestent de nombreux détails, parfois inattendus dans l’usage de certains matériaux : cailloux, fleurs artificielles et végétales, colle solidifiée et colorée pour matérialiser une fontaine. Autant de détails qui exigent un travail minutieux dans un workshop soumis à une pression temporelle forte.

Certains témoignages issus des carnets de bord expriment une forme de quiétude et de félicité : « Ma joie est due à l’état d’avancement de notre projet qui se présente un peu bizarre, mais surtout rêveur et projeté dans le futur… ». Beaucoup d’étudiants ont découvert les possibilités de réalisations offertes par l’usage du carton, et la découverte d’autres matériaux a contribué à concrétiser ces possibilités. Des moments de stabilisation de l’expérience prennent la forme de maximes : « Ne pas avoir peur de se tromper. Me forcer à remettre en question des choses acquises ». D’après les carnets de bord, l’accomplissement n’est pas manifeste pour tous les étudiants, au même niveau et exprimés de la même manière. L’un d’entre eux semble particulièrement illustrer une expérience d’apprentissage accomplie : « S’investir totalement dans le projet et arrêter de réfléchir en termes de livrable. Savoir récupérer les pièces du puzzle au fur et à mesure qu’elles viennent pour mieux le reconstituer à la fin. »

Retour sur l’expérience vécue par l’équipe pédagogique

Trouble

Ce dont témoignent certains membres exprime des habitudes persistantes, voire une certaine distance vis-à-vis de l’expérience pédagogique. Comme l’exprime l’un d’entre eux : « j’essaie de comprendre… parfois j’ai l’impression de ne pas assez maîtriser le sujet vis-à-vis des étudiants » comme « un cours que tu n’as pas préparé toi-même ». Le trouble est ici relié à une pratique pédagogique, celle d’un enseignant consistant à « nourrir » les étudiants en connaissances ou en méthodologie. Pour l’un des membres de l’équipe, le trouble domine l’ensemble de son expérience jusqu’à la fin de l’expérimentation : « voilà j’ai gardé tout le long un “sfumato”, un flou… ». Il se sent captif de la situation sans appréhender des possibilités pour la surmonter : « j’étais un peu perdu et du coup j’essaie de m’y coller, mais je suis coincé ». Le trouble ressenti par d’autres est dû à l’anticipation de l’effet produit par l’expérimentation sur les étudiants : « Est-ce qu’ils vont trouver ça intéressant ? ». Ce trouble peut mettre en évidence des pratiques pédagogiques plus classiques : « Il y a toujours un côté de vouloir donner un peu plus guider, et donner un peu plus de méthode… ». Dans cette situation certains membres entrevoient la possibilité d’un « lâcher-prise » vis-à-vis des ateliers orientés compétences : « je l’ai géré en en attendant que ça se passe; parce que (…) je me suis rendu compte que finalement on peut s’éloigner de tout ça ». Mais ce « lâcher-prise » n’est que temporaire. Un membre appelle en renfort un professeur spécialisé dans les méthodes de créativité pour « démontrer » aux étudiants l’utilité des compétences abordées : « (…) il a une palette incroyable d’exercice, d’outils (…) et du coup ça m’a bien aidé ça ! ». L’ouverture attentionnelle semble limitée par l’existence de solutions prêtes à l’emploi.

Transformation

Cette forme d’expérience se traduit par un relâchement des habitudes pédagogiques antérieures dans une démarche exploratoire « (…) j’étais un peu dans une démarche de tâtonnements et d’exploration »; « Il faut accepter la posture de “oui je vous donne du flou” ». Cependant pour un coach expert en facilitation et accompagnement, la transformation semble plus effective, en particulier quant à la posture de la transmission : « Du coup, tu comprends (que) tu n’as pas vraiment besoin de nourrir pour faire émerger des choses intéressantes. (…) ça a nourri le fait que j’ai compris que faciliter c’est être dispensable. » 

Accomplissement

La seule forme d’accomplissement exprimée lors des entretiens est celle incarnée par l’artisane cartoniste. C’est elle qui est la plus associée à l’activité en train de se faire. Au début de l’expérimentation, elle perçoit un « contraste » entre « ce qu’on imagine d’une école de commerce et ce que je faisais avec du carton ». Ses habitudes passées d’artisane deviennent des ressources pour transformer ce constat inattendu. Étant la plus immergée dans l’activité, elle perçoit chez les étudiants des possibilités non remarquées par d’autres membres de l’équipe : « Je pense que quand je leur montrais les gestes et qu’ils voyaient de quoi il s’agissait je pense que là il y avait un moment de fascination : ils se disaient : “Ah oui on peut faire des choses aussi facilement aussi rapidement”. ».

Le trouble pour les étudiants n’est pas un obstacle à la transformation et à l’accomplissement de l’expérience d’apprentissage. Les difficultés peuvent se traduire selon le degré d’affinité avec des activités artistiques ou artisanales en décalage avec des attentes concernant l’enseignement dans une école de gestion, mais les carnets de bord témoignent que pour la plupart d’entre eux, une expérience a été accomplie. Le trouble a pu faciliter une ouverture attentionnelle à l’imprévisible.

En revanche, pour la plupart des membres de l’équipe pédagogique le trouble n’a pas permis une telle ouverture. La dimension radicalement exploratoire du workshop, le fait de ne pas poser un objectif clairement défini dès le départ, ou de ne pas mobiliser une méthode existante, a rendu manifeste le versant négatif d’un trouble, qui désoriente sans faire émerger un « sens des possibilités » contenues dans la situation.

Discussion et conclusion 

Cet article posait la question suivante : face aux critiques des écoles de gestion, l’expérience esthétique peut-elle être un levier de transformation de l’enseignement ? Nous avons souligné l’importance de la dimension esthétique concernant l’enjeu de la vitalité de l’apprentissage dans son accomplissement. La réponse au diagnostic critique des écoles de gestion nous engage à considérer un espace situé et vécu de l’apprentissage qu’il s’agit de réinvestir et « d’habiter » (Aschcraft, 2017) en se focalisant sur l’expérience des équipes pédagogiques et des étudiants. Il s’agit d’aller de modalités individuelles et institutionnelles vers des modalités sensibles de transformation de l’enseignement mettant en évidence des possibilités présentes dans les écoles de gestion. L’expérience du trouble peut, en particulier chez les étudiants, déclencher une transformation. Notre terrain illustre cependant les difficultés associées à cet apprentissage par le trouble, qu’une partie de l’équipe pédagogique n’a vécu que comme une désorientation. Mais doit-on y voir seulement le signe d’une résistance au changement ou un manque d’explicitation du rôle « d’accompagnateur-explorateur » en amont du dispositif ?

Cette expérience signale que la symétrie (enseignant-étudiant) face à l’inconnu peut être également subie. Si l’on adopte une approche plus normative de l’enseignement, il aurait par exemple suffi d’accorder une plus grande importance aux consignes lors des étapes de préparation avec l’ensemble de l’équipe pédagogique. Mais adopter une approche basée sur l’expérience à vivre sans déterminer à l’avance le résultat, nous indique une autre piste de réflexion. L’hétérogénéité des manières de vivre cette expérience exprime une pluralité d’attentes et d’intérêts, parfois incompatibles. La finalité de cette expérimentation pédagogique n’est pas de substituer la radicalité d’une transformation à l’expression de cette pluralité, qui fait partie de la vie organisationnelle et pédagogique d’une école de gestion.

La question de la genèse d’un collectif hétérogène en situation de trouble est cruciale pour le pragmatisme, et touche des enjeux « existentiels » à la fois pour les individus et le collectif. C’est ce que met en avant Lorino (2020), en proposant la notion de « communauté d’inquiétude ». Il s’agit d’une communauté dont les membres ne savent pas à l’avance ce qu’ils ont à faire ou à apprendre, mais qui partagent un trouble commun, « une situation indéterminée dont l’évolution est incertaine » (Lorino, Ibid. p. 204). Cela questionne aussi l’émergence de ces communautés, leurs modalités d’auto-organisation et le positionnement de l’équipe pédagogique à l’intérieur ou à l’extérieur de ces communautés (Wenger, 1998). Une étude de l’émergence des communautés d’apprentissage pourrait également être articulée avec la dimension matérielle de l’expérimentation pédagogique, que nous n’avons pas abordée. Comme le montrent les travaux de Fenwick (2015) sur la sociomatérialité des apprentissages, la notion de communauté peut privilégier la construction de sens au détriment de la matérialité. Une piste reste donc à explorer sur le rôle de la matérialité permettant de décentrer les leviers de transformation vers des pratiques sociomatérielles constituant l’espace d’apprentissage.

Nos résultats contribuent aux débats des études critiques portant sur la transformation de l’enseignement dans les écoles de gestion, en montrant l’importance d’un réinvestissement de l’espace d’apprentissage, défini comme une expérience à vivre, plutôt que comme un lieu à occuper. La philosophie pragmatiste de Dewey peut contribuer, en particulier, aux études critiques de l’éducation au management, en proposant une approche qui s’inscrit dans un processus de transformation de l’enseignement dont la finalité n’est pas seulement de déconstruire les « évidences managériales » analysées par le diagnostic critique, mais de questionner les vecteurs de changement qui peuvent émerger depuis l’espace d’apprentissage. Il ne s’agit pas de substituer un idéal à la réalité éprouvée dans cet espace, mais de rendre compte des changements à l’oeuvre au niveau de l’expérience, dans ses dimensions les plus sensibles. Nos résultats mettent en avant la contribution de l’épreuve du trouble et de la vitalité de l’expérience comme leviers de transformation de l’enseignement. Nous mettons en évidence trois types de contribution.

  1. La philosophie pragmatiste offre d’abord une contribution aux études critiques de l’enseignement au management, en « nous encourageant à moins penser le “management” comme une discipline que comme une enquête. » (Beyes et al. 2016, p. 1). Ce renouvellement nécessite de tenir compte de l’expérience d’apprentissage, dont l’enquête rend manifestes les aspects sensibles. Cette expérience vécue n’est pas relative à des corpus de connaissances associés à une discipline, mais pourrait contribuer à les renouveler à partir de l’expérience du trouble. Comme le montre par exemple Philippe Baumard (2012), les qualités d’un stratège résident dans une capacité à surprendre en déjouant les attentes, en incarnant « la réflexivité nécessaire à la restauration de nos capacités attentionnelles » dans des situations de trouble. En se confrontant à un monde changeant, il ne s’agit pas de substituer l’enquête aux disciplines de la gestion, mais de les aborder en maintenant une capacité d’étonnement (Lorino, 2007). L’enquête comme modalité d’apprentissage est ainsi une manière de se préparer à agir dans ce monde, en explorant l’expérience vécue dissimulée sous les « évidences managériales ».

  2. Sur le plan organisationnel, ce travail permet d’aborder différemment l’espace d’apprentissage des écoles de gestion, non pas comme une entité donnée dont il s’agit de s’émanciper, mais comme un espace qu’il s’agit de questionner et de transformer. Réinvestir l’espace d’apprentissage avec le prisme de l’enquête, nous permet d’appréhender des possibilités existantes, mais pas toujours réalisées dans les écoles de gestion. L’espace d’apprentissage n’exclut pas l’interdépendance des individus et des institutions, ni l’hétérogénéité des attentes, dont une perspective de transformation doit tenir compte. La contribution d’une approche pragmatiste de l’apprentissage consiste donc moins à opérer une transformation radicale qu’à réinvestir l’espace des pratiques pédagogiques comme un lieu de transformation individuelle et collective via l’activité en train de se faire.

  3. Enfin, sur le plan pédagogique, ce travail contribue à mettre à distance une représentation stéréotypée des individus — étudiants ou enseignants — de leurs intérêts ou de leurs attentes, que l’on ne saurait assimiler aux évidences managériales. L’accomplissement de l’expérience ne peut s’abstraire de la diversité des émotions, de la pluralité des manières de vivre une expérience incarnée et située. Il ne s’agit pas de réduire l’enquête à une « pédagogie ludique » visant à rendre l’apprentissage distrayant au détriment des contenus académiques, comme le montrent certaines pédagogies en entrepreneuriat (Chambard, 2020). Les aspects sensibles de l’enquête rendent compte de la diversité des manières de vivre une situation indéterminée et de développer une capacité d’apprentissage dans le trouble.

En conclusion, la dimension esthétique de l’apprentissage consiste à transformer une expérience depuis le trouble jusqu’à son accomplissement, pour explorer les possibilités non réalisées qui pourraient voir le jour dans les écoles de gestion. Elle pourrait sans doute permettre de développer un apprentissage sensible au sein des programmes, non sous la forme d’une méthode normative, mais en donnant une orientation possible aux expérimentations pédagogiques et en cultivant un art d’enquêter et d’explorer au sein de ces écoles.