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Intranquillité. Il ne semble pas que l’enseignement dans les business schools ait fondamentalement changé depuis la crise de 2008. Il ne semble pas qu’il ait pris la mesure de la crise écologique à venir. Il n’est pas sûr qu’il entende et réponde aux multiples crises sociales et sanitaires qui l’environnent. Les affects, l’attention aux autres (care), la société, le politique, les défis du monde sont maintenus hors les murs (Lezaun et Muniesa, 2017). Au profit de modèles abstraits, coupés des contextes, de l’histoire, de la culture : déracinés, déterritorialisés, désinfectés et désaffectés, en fait déshumanisés – et souvent clandestinement inspirés du néolibéralisme (Chamayou, 2018, Fourcade et Khuraba, 2013). S’il y a des affects, ce sont avant tout ceux liés à la peur (Letiche et al., 2017). Si la société est présente, c’est moins comme souci, que comme modèle d’un monde à l’individualisme et au cynisme grandissant. Et la business school elle-même, lorsque le capitalisme académique structure les logiques et les relations, lorsque les normes de classement promeuvent une imitation généralisée, lorsque les performances sont auditées comme un contrôle continu (Power, 1997; Strathern, 2000), répète en écho les modèles enseignés dans la salle de classe.

Complicité. Trop souvent les affects, la relation, sont chassés de la salle de classe. D’un côté l’enseignant est poussé à limiter le temps consacré à l’enseignement. Et pour lui, il est moins risqué de répéter le modèle abstrait que de s’engager dans des débats. De l’autre côté, l’étudiant ne veut pas risquer d’échouer. Pour l’étudiant le modèle est plus facile à reproduire en examen qu’une réflexion sur la société et les organisations présentes. Il demande moins d’implication, moins de confrontation, moins d’effort d’individuation. De part et d’autre, on désire autre chose qu’un accompagnement ou une formation vers la vie bonne et citoyenne dans la tradition grecque de la paideia ou allemande de la Bildung. La salle de classe n’est pas un espace liminal (Germain et Tasquin, 2017), plus un espace pour éliminer. Bien souvent, nous professons et recopions des modèles, nous présentons des cas à la signification indiscutable, mais y a-t-il transmission, échange de paroles, relation ?

Défi. Dans ce contexte isomorphisé, il semble bien difficile de faire autrement. Est-il possible d’enseigner la gestion sans participer à une telle standardisation des subjectivités ? Comment le cours pourrait-il tendre la possibilité d’une individuation, de créer les conditions favorables à certaines formes d’émancipation ? De moins couper et davantage relier aux autres et à la société ? Questions d’autant plus difficiles qu’enseigner la critique, depuis l’autorité du professeur, peut apporter finalement plus de violence que d’empowerment. Même la maïeutique, lorsque le maître sait trop bien où il veut conduire l’étudiant, est en fait peu émancipatoire (Rancière, 1987). Il s’agira ici moins de répondre à ces questions pressantes que d’explorer une voie possible et tenter de faire preuve de réflexivité : est-il possible, au moyen de projection de films, de réintroduire les affects dans la salle de classe et de tenter de créer ainsi des moments de relation et d’engagement, d’attention mutuelle et au monde contemporain ? Ceci peut-il être l’occasion d’individuations, de lignes de fuite hors du standard, d’échanges sur les formes de vie ?

Coupure et asepsie. Il y a déjà eu de nombreuses critiques de la présentation du monde dans les salles de classe et livres de référence. Mintzberg (2004) déjà dénonçait les modèles calculateurs et héroïques enseignés en MBA et March (2006) l’incapacité des managers à supporter les contradictions, paradoxes, ambiguïtés et ambivalences de la vie. Selon un rapport de la Fondation Carnegie cité par Statler et Guillet de Monthoux (2015), la faute en incomberait notamment au paradigme partagé par nombre enseignants : un rapport au monde dominé par l’empirisme logique, un modèle de décision inspiré par la théorie des choix rationnels, des relations interhumaines inspirées de la théorie de l’agence. Si bien que les diplômés tendraient à être « des penseurs purement linéaires qui ne voient que causalité à sens unique » (Colby et al., 2011, p. 31). Sans denier l’existence d’audacieuses exceptions, les étudiants sont souvent dressés au seul raisonnement logique et rationnel, à une pensée technicienne, fonctionnaliste et managériale, à trouver seuls la bonne réponse à des situations présentées d’une façon neutralisée et aseptisée (Huault et Perret, 2011). Mais le mouvement s’étend bien au-delà des business schools : en cause notre rapport technique et managérial au monde (Rappin (2015), s’appuyant sur Heidegger). Et c’est avec ce paradigme que les étudiants sont amenés à réfléchir, dans les rares cas où il est convoqué, au monde environnant avec ses crises, ses inégalités et son indénouable complexité. Si l’abstraction permet d’enseigner des solutions et des dispositifs généralisant et facilement transmissibles, il ne faut pas oublier que l’abstraction est aussi une coupure, une déterritorialisation. Les liens avec l’histoire, le social, la culture, les visages sont cassés, les situations sont déracinées et en parties coupées de ce que l’étudiant perçoit et expérimente. On apprend une seule façon de raconter les histoires.

Affecter. Les affects représentent à n’en pas douter une des voies privilégiées pour tenter de reconnecter avec son expérience, avec les autres, avec le local, avec le non familier, avec la mémoire, avec l’engagement, le désir et le pluriel. Pour cette exploration, nous nous situons ainsi dans le tournant vers les affects qui traverse les humanités et sciences sociales (Clough, 2007; Gregg et Seigworth, 2010). Plutôt que de discuter abstraitement de gros concepts comme mondialisation ou capitalisme, le point de départ est davantage les affects qui surgissent dans l’expérience ordinaire (Stewart, 2007) : les affects que le cinéma donne à vivre et qui résonnent avec l’expérience vécue, à la lisière du familier et de l’umheimlich (étrange et inquiétant) (Beyes et Steyaert, 2013). C’est ainsi à partir de l’expérience vécue, et de sa micropolitique, que se perçoivent et se lancent les débats où se mêlent l’existentiel, l’organisationnel et le macropolitique. Les affects s’adressent tout autant au corps qu’à l’esprit, aux raisons qu’aux passions (Hardt, 2007), ils sont l’un des lieux de bataille autour du contrôle des subjectivités (Hardt et Negri, 2009). S’ils s’expérimentent à même le corps, dans l’immédiateté d’un moment d’émotion, ils connectent avec l’extérieur de la salle de classe, avec le politique, le mémoriel, les enjeux existentiels (Massumi, 2015; Moriceau, 2019a), ils ravivent des fantômes et des traces en partie oubliées (Clough, 2007).

Cinéma 1 : Écarts. C’est donc avec le cinéma que nous tentons de réintroduire les affects dans la salle de classe. Quatre inspirateurs nous confortaient dans notre conviction des possibilités et des promesses du cinéma pour la business school. Tout d’abord, le cinéma s’oppose au récit et au sens univoques. Pour Rancière (2001), le film raconte une histoire au moins par deux voies : le fil narratif (fabula) décrit l’enchaînement des actions et des circonstances, les révélations et changements de fortune; l’image (opsis) contrarie ce fil, le défie, l’accélère ou le ralentit, elle l’enrichit de tout un ensemble de possibilités de sens, de plaisirs esthétiques et d’affects. Il y a toujours du sens et des signes en excès, qui surprennent nos attentes. De plus le cinéma est toujours en écart par rapport à un pamphlet politique ou une représentation du social (Rancière, 2011), son dire est toujours indirect, alourdi des corps et des destins singuliers. Loin de la confortable distance de la représentation, le régime esthétique[1] nous place au plus brut de l’expérience et en même temps il multiplie les signes, les références et les renvois comme autant d’adresses, de communications et de pistes. Il ne commande pas au spectateur ce qu’il doit comprendre, celle-ci ou celui-ci n’est pas passif(ve) : « Il lie ce qu’il voit à bien d’autres choses qu’il a vues sur d’autres scènes, en d’autres sortes de lieux. Il compose son propre poème avec les éléments du poème en face de lui. » (Rancière, 2008, p.19). Il redéfinit sa place entre activité et passivité, il prend la parole à partir de son propre poème. Il ne s’agit pas de savoir s’il a vu ce qu’il devait voir, il lui appartient de savoir et partager quoi en faire et quoi en penser. C’est en ce sens qu’il est émancipé.

Cinéma 2 : Chocs. Pour Deleuze ensuite, le film nous sort du cliché, de l’habitude de pensée. Depuis 1945, le cinéma a rompu avec l’enchainement logique et rationnel des actions. Des moments d’affects distendent ou surprennent notre attente, condensant passé et futur, formant des situations optiques et sonores pures qui heurtent nos habitudes et nous remet en pensée (Deleuze, 1985). L’affect est ce qui nous force à réfléchir, lui seul nous sort de la répétition du même. Notre oeil s’agence avec des perspectives, des percepts, des affects, des événements, un tel agencement nous entraîne dans des expériences et des devenirs, et c’est cet ensemble qui s’exprime dans la discussion. Avec Deleuze, le film n’est pas à interpréter, il est à expérimenter. Le film affecte, propose de nouvelles perceptions, s’adresse directement aux corps, expulse des routines et rengaines et force à penser.

Cinéma 3 : Cinéthique. Par ailleurs, Cavell (1984) nous encourage à réfléchir à partir de ce que nous voyons et ressentons en regardant des films. C’est pour lui un moyen de partir de sa propre expérience plutôt que de positions philosophiques abstraites. Il nous invite à reconnaître ce qui compte pour nous, les possibilités du bonheur; le cinéma peut ainsi être source de réanimation morale. Le cinéma nous force à voir des idées que nous connaissons mais que la plupart du temps nous ne voulons pas voir – des idées qui agissent en nous pourtant, qui nous gouvernent (Clémot, 2018). Ces idées forment comme des prémisses qui influencent nos pensées et nos positions et elles semblent immunisées contre tous démentis de l’expérience (idem). Les affects qui naissent avec les films nous aident à repérer de telles prémisses, à identifier tout autant ce qui nous tient que ce à quoi on tient, pour une nouvelle manière de s’attacher au monde.

Cinéma 4. Individuation. Enfin, pour Stiegler (2001), le cinéma est devenu une industrie cinématographique. Cela conduit à une industrialisation de la mémoire, et ainsi une standardisation des consciences, à une perte d’individuation pour les spectateurs. Le marketing nous a accoutumé à substituer les pulsions aux désirs, à ne plus vouloir nous individuer, conduisant à une catastrophe du sensible (Stiegler, 2005). Si le cinéma fournit des émotions prêtes à consommer, pour des étudiants consommateurs et clients, il n’individue plus, c’est la mort du cinéma (Stiegler, 2001). C’est s’il apporte de l’inattendu, de l’étrange, s’il affecte, qu’il peut devenir occasions d’individuations (Stiegler, 2006). Contre la standardisation des subjectivités, il faut des occasions d’individuations, qui demandent non pas une consommation d’émotions mais une attente de l’inattendu, des oeuvres qui oeuvrent en nous. La projection du film est ainsi à la fois l’occasion de réfléchir sur cette uniformisation et cette standardisation, sur l’industrie du film et ses effets sur les subjectivités et celle de s’interroger sur ce qui continue à oeuvrer en nous, sur ce que l’on sait encore désirer et nos possibilités d’individuation.

Sélections. Confortés par la lecture de ces quatre inspirateurs, des films ont été projetés dans la salle de classe. Il ne s’agissait pas d’une expérimentation, en suivant une méthode ou un modèle. Il s’agissait plutôt d’apprendre en tentant, d’explorer sans savoir où cela mènerait. Point de cobaye, nous apprenons tous, eux et nous, nous sommes en recherche. Les films n’avaient pas pour but d’illustrer une thèse ou une théorie, nombre d’entre eux pouvaient paraître fort éloignés de la vie des entreprises. Les choix étaient faits en fonction de nos goûts, de la capacité à affecter et avec un souci de diversité des thèmes et des esthétiques. Nous voulions des films qui montrent plutôt qu’ils démontrent, qui amènent des situations concrètes plutôt que des modèles abstraits, qui permettent de s’identifier simultanément à différents personnages. En écart avec les histoires linéaires, univoques et souvent limitées à une seule perspective de la plupart des cours, nous avons privilégié les récits et formes complexes, chorales, indécis. Les quatre auteurs précédents nous invitaient en effet à choisir des films à la communication indirecte et dont du sens déborde du fil de l’intrigue (Rancière), qui forcent à penser et déterritorialisent le regard habituel de l’étudiant (Deleuze), qui d’autres fois montrent des dilemmes que l’étudiant peut reconnaître comme possiblement sien (Cavell) et qui demande un travail au spectateur et ravive le désir (Stiegler). La discussion n’était pas contrôlée (mais elle restait initiée par des professeurs dans des salles de classe), nous disions juste que nous voulions voir ensemble ce que le film pouvait nous apprendre. En effet, au-delà de ce que le film dit et l’intention des auteurs, c’est sans doute dans l’appropriation interprétative que réside l’apprentissage (Letiche et Moriceau, 2019). Dans certains cas un essai libre était proposé à rendre la séance suivante. L’essai représentait alors une deuxième prise de parole, lorsque les affects avaient commencé à faire leur travail chez les étudiants et laissait un autre espace pour ceux moins à l’aise avec la parole en public. Pour des questions de place, nous ne décrirons que deux projections.

Film 1. Projection d’Adaptation. (Spike Jonze, 2003). Film choisi car l’adaptation est sans doute la vertu la plus louée dans les business schools. Ne pas s’adapter, dans le film, c’est s’exclure et souffrir. Mais s’adapter, c’est renoncer à ses valeurs et désirs, jusqu’à perdre le goût de ce qui nous animait. L’adaptation est omniprésente mais ambigüe, tant à épouser qu’à repousser. Le film repose sur cinq récits emboîtés d’adaptation : l’orchidée menacée d’extinction doit s’adapter pour survivre, le chasseur d’orchidée doit s’adapter pour poursuivre ses affaires, la journaliste du New-Yorker racontant ce chasseur doit s’adapter pour garder sa place, le scénariste Charlie doit s’adapter aux exigences hollywoodiennes et le film à son écosystème. Et chaque niveau tente d’adapter, d’une manière créative et productive, le niveau inférieur. Par exemple, le personnage principal, Charlie, doit adapter la livre de la journaliste pour en faire un film, qui est justement le film auquel nous assistons. Pour Charlie, qui est donc à la fois le scénariste du film et dans le film, être adapté signifierait suivre les canons hollywoodiens, ce qu’il refuse absolument. Mais le désir de réussir le travaille. Ce n’est que lorsqu’il va accepter les demandes du contexte hollywoodien, qu’il créera le film le plus anti-hollywoodien, où bien des codes de ce cinéma sont transgressés. Le film est ainsi à la fois parfaitement adapté à un univers qui lui semble aliénant et mais reste conforme à ses valeurs. Le film ouvre ainsi à la possibilité de la subversion.

La prise de parole ne commence pas immédiatement. Il y a comme une tension. Les jeunes ne sachant pas exactement comment se tenir. Certains étudiants commencent par parler de certaines scènes qu’ils ont aimées et qui les ont marqués. D’un seul coup, parviennent des paroles inhabituelles dans la salle de classe, auxquelles on ne s’attendait pas. La voie d’ailleurs n’a pas le même timbre. Parfois, une sorte d’excitation pour dire, pour exprimer. Souffrance, colère, dégoût : des étudiants, à la frontière de l’adolescence et de l’âge adulte, exprimeront leurs difficultés de se conformer au modèle du manager, de devoir porter un masque, affirmant se sentir imposteurs. On sent dans l’air quelques signes de réprobation, une bonne dose d’étonnement, mais on écoute ce que chacun veut dire. Une jeune femme reconnait l’idée précédente mais ajoute son point à elle. Elle confie un besoin de culture, de rêves, d’ailleurs. D’autres surenchérissent et décrivent leur chemin pour garder une authenticité, avec succès ou avec échec. On sent néanmoins comme une hésitation sur l’étrangeté et la confiance à accorder à cet espace de parole. Quelques témoignages rentrés sortent, quelques confidences sont lancées aux autres, mais demeure une atmosphère d’hésitation. Plusieurs remercieront juste disant qu’ils se promettent de réfléchir aux points soulevés par leurs camarades. D’autres encore soupirent, expriment une mine d’ennui, et partent vite dès l’heure arrivée. Il y avait de la subversion dans le film, (un peu) dans le cours, il n’est pas exclu qu’il y en ait eu aussi chez les étudiants.

Film 2.Requiem for a dream (Aronofsky, 2000). L’oeil à la pupille dilatée de coke s’affiche en plein écran, et revient dans une boucle chaque fois s’accélérant. Le rythme excite et obsède. Addictif. Nous sommes pris dans une machine optique et sonore qui nous capte et nous entraîne chaque fois plus au fond. Chaque fois revient l’électrisation d’un futur rêvé, rêve d’une gloire momentanée, rêve d’un enrichissement rapide, qui semble à portée, qui semble-t-il va venir avec certitude, mais qui s’échappe et se transmute en paradis artificiel. La spirale infernale emporte les quatre protagonistes vers un incrément de désespoir que seul un nouveau shoot pourra un temps compenser. La télévision désindividue, en ne proposant pour tout rêve que l’espoir chaque fois déçu d’une brève apparition dans un jeu télévisé. Il faut chaque fois une dose plus forte, une dose plus vite, pour tenir le coup. Il faut aussi s’accrocher à son rêve et ne pas voir la misère du quotidien. Jusqu’à la paranoïa, l’amputation d’un membre, les travaux forcés ou la prostitution.

Le film affecte. Pour certains presqu’à la limite du supportable. Les réactions sont vives. Un ou deux participants expriment leur inconfort, voire leur résistance. Mais très vite la discussion se focalise sur cet oeil géant, sur la pulsion de voir, de savoir l’intime des autres. Puis sur le devoir de rendre des comptes, toujours plus toujours plus rapidement. Certains disent se shooter au regard des autres. L’addiction, sous toutes ses formes, est abordée, pour ne pas lâcher. Plusieurs notent l’absence de communication dans le film, l’impossibilité de parler, l’impossibilité d’être écouté, surtout quand ça va mal. On perçoit des douleurs rentrées, mais ce n’est pas le lieu pour tout dire. Un participant nous reproche de montrer les faces obscures : « si on veut tenir il faut voir du positif ». Dans une réaction par écrit, une des participantes déplore que les comptes financiers que les managers doivent se rendre les uns aux autres, tout comme les évaluations quantifiées qui rythment le parcours étudiant, ne parviennent à rendre justice à l’expérience vécue. Et on ne parle pas des traumatismes, notamment de ceux liés à ce qui est vu de soi. Elle se demande si c’est pour cela que les comptes que l’on se rend mutuellement ne veulent pas tout voir.

Relier. Les films ne parlent pas seulement sur le mode cognitif, rationnel et logique, ils ne proposent pas seulement des représentations depuis une rassurante distance. Ils affectent depuis un langage ambigu, pluriel, parfois déconcertant. Les affects nous relient au monde, aux autres, au vulnérable, ils nous connectent avec ce qui ne peut pas toujours s’analyser (Moriceau, 2016; Moriceau et Paes, 2013). Ils nous forcent parfois à reconnaître ce que nous ne voyons plus ou ne voulons pas voir. Alors que se passe-t-il lorsqu’au moyen de films, on invite les affects dans la classe de la business shool ? Cela ne crée pas la révolution, mais nous semble apporter un ensemble de décalages, d’ouvertures et de devenirs dans la fabrique des managers qu’est la business school, pour ces jeunes d’une vingtaine d’années qui ne connaissent encore que peu la vie des entreprises et des administrations. Il s’agit de relier au monde. Expérimenter l’épaisseur de la vie et se confronter à ses propres choix. Voir les lignes de force qui structurent le monde et nous structurent. S’individuer et vouloir en prendre soin. Sans modèle ou maître, prendre la parole, accepter le différend et la différence. À l’inverse du modèle unique et univoque, les films projettent la pluralité et la fragilité des modes de vie. Ainsi plutôt qu’apprendre à manager la vie et le monde, ils invitent à faire entrer le monde et la vie dans le management.

Formes de vie, formation de soi. Les réactions dépassent nos attentes. Nous voyons l’impératif de s’adapter, l’addiction aux substances ou à la performance, le désir de réussir, le besoin de reconnaissance, l’envie et la peur du regard des autres, les relations où se mêlent érotisme et concurrence, confiance et trahison, excitation et ennui, résonner avec l’expérience vécue et se dire dans leur complexité et leur ambiguïté. Ici la question n’est pas de savoir s’il s’agit de la bonne représentation de l’entreprise ou de la réponse optimale. Les étudiants semblent s’emparer des tranches de vie présentées pour les faire vibrer avec leur propre existence, leurs propres questions. Nous comprenons ainsi mieux cette proposition de Stanley Cavell que les films sont non pas un miroir ou un modèle du réel mais une plutôt une projection du monde (Cavell, 1999). Le monde entre et se projette à l’intérieur de la salle de classe. Sur le mur se jouent les drames quotidiens, chargés de rires et de pleurs, qui nous affectent et nous défamiliarisent de l’homo economicus. Nous sommes transportés dans la diversité des modes de vie, des expériences, des choix; nous voici conviés d’abord à les ressentir et ensuite à les discuter collectivement. Il faut toujours un moment, il faut que le film nous affecte, pour que se dissolvent les figures de l’étudiant et du manager et laissent place à une pluralité de visages, d’expériences et d’attitudes, pour que la norme devienne question. Pour Cavell, les films ainsi nous permettent de nous approprier la réalité et contribuent à notre formation morale. Assister par exemple aux affres, errements et dignités liés à l’adaptation, nous invite à explorer nos vies et nos positions éthiques – non pas selon une morale normative mais dans une volonté de nous améliorer. D’une part nous nous attachons à des personnages bien différents et expérimentons une pluralité de formes de vie, d’autre part nous sommes invités à une réflexion sur nous-mêmes, retrouvant d’une certaine manière la tradition antique du souci de soi (Hadot, 1995). Une expérience du monde, et non un modèle abstrait, entre dans la salle de classe, et aide à nous rendre sensibles à la pluralité des façons de vivre, à la diversité de nos attitudes (Laugier, 2019). Une première manière de relier.

Silences. L’attention aux différentes formes de vie concrètes est cruciale car étudier le management, ce n’est pas seulement apprendre un métier, c’est aussi absorber une évaluation morale, une hiérarchie des formes de vie, une norme sur la bonne manière de vivre (Fassin, 2010). Le cinéma projette cette norme (ou non) dans la proximité avec l’expérience propre et la distance apportée par le personnage, et la dénaturalise. Or ce serait justement, selon Macé (2016), sur ce plan des formes de vie que se formulent de nos jours attentes, revendications et jugements. De même, la vision d’autres attitudes possibles, met en question cette nouvelle et unique raison du monde, qui envahit toutes les sphères de la vie, que déplorent Dardot et Laval (2009). Par exemple, lors d’une projection du film La fabrique de l’homme occidental (Caillat, 1996), les étudiants assistaient à la glorification du manager qui réussit, aux rituels et dépenses qui autrefois auraient été dirigés vers d’autres professions. Ils assistaient également au dressage du corps de la ballerine pour qu’elle réalise la performance attendue. On ne pourra oublier cet étudiant qui se lève et regrette ce qui ne figure pas dans les histoires racontées dans la salle de classe : parle-t-on de la mort, de la religion, de l’amour, de la perte, de la maladie, de l’absurde, de la trahison ?

Percepts et affects. Toutefois, les films ne font pas que projeter, ils affectent. Les films touchent, incommodent, galvanisent, heurtent, transportent, blessent. Les prises de parole s’appuient le plus souvent sur une scène, désignée comme marquante, et où l’idée ou l’action se mêle d’impressions, de couleurs, de sons, de qualité. Les films projetés affectent, provoquent des rencontres et forcent à penser (Peters, 2019). Pour Deleuze, on ne pense pas sans être d’une certaine manière forcés à penser. Les films ne s’adressent pas seulement à notre raison, ils s’adressent à notre corps, à nos sens, à nos émotions. Ils viennent comme un événement. C’est donc à un bombardement de percepts, d’affects et de concepts que nous sommes confrontés, nous sommes entrainés dans des intensités, des vitesses, des enveloppements, des ruptures, des déterritorialisations, connectés à des forces et emportés dans des expériences. Les percepts sont des complexes de sensations (visuelles, sonores, kinesthésique) produits par l’oeuvre. Les affects sont des forces impersonnelles qui s’emparent de nous et conditionnent ce que nous pouvons percevoir, sentir et faire (Massumi. 2002). Ainsi emportés hors de nos positions et perspectives habituelles, nous expérimentons la limite de nos modèles et routines de pensée, nous ne pouvons une fois de plus les répéter, il s’agit de recomposer à partir de ces blocs de percepts, affects et concepts ainsi rencontrés.

Agencements. Les étudiants racontent alors les scènes depuis un personnage qui dépayse leur identité, un cadrage qui change leur perspective habituelle, un drame qui n’est plus celui de la seule optimisation ou de la stratégie. Les scènes forcent un autre regard et une autre évaluation, elles incitent à de nouvelles connections notamment via les affects, de nouvelles ouvertures et contacts avec le monde, la nature, le social. Ce qui se dit vient d’un agencement étudiant/classe/film/management. Ce qui est visé n’est pas une parole en dehors de tout pouvoir, toute situation, toute position concrète. Une sorte de moi profond ou de monade. Ce sont des paroles en situation, affectées, engagées, nées dans la configuration de la classe. Il s’agit ainsi moins d’une réflexion idéale et acontextuelle qu’il s’agirait ensuite d’appliquer à des situations concrètes, mais d’une voix engagée dans une situation souvent inhabituelle, territorialisée dans un dispositif et dans une certaine disposition affective. Les situations sont expérimentées d’une manière plus immersive et engagée qu’une étude de cas, modalité qui reste malgré tout souvent assez distanciée. Les affects installent ce que Michels et Beyes (2016) appellent une pédagogie atmosphérique – l’atmosphère étant alors pensée, suivant Stewart (2011), non pas comme un contexte inerte mais un champ de force dans lequel nous nous trouvons plongés. Contrairement au modèle idéalisée du manager autonome, nous voyons bien des fois un étudiant se faire objecter que sa position est située, agencée, immergée dans une disposition affective. Et plusieurs nous ont confié que cela les avait amenés à réfléchir sur leurs propres places et prises de parole, se rendre un peu mieux compte de la part de pré-individuel dans leur prise de position, sentir que leurs convictions s’étaient forgées depuis certains agencements dans lesquels ils ont été pris.

Devenir-minoritaire. Une telle pédagogie atmosphérique, invitant l’art et les affects dans la business school, précisent Michel et Beyes, appartient à ce que Deleuze et Guattari appelleraient politique minoritaire. Les business schools font partie du majoritaire. Elles sont et font la norme. Un usage mineur consiste à utiliser un dispositif majoritaire pour explorer des devenirs-autres, des marges, des lignes de fuite. Que signifie le temps d’une projection devenir-junkie ou devenir-hollywoodien pour un étudiant, quels affects et concepts cela va-t-il lui apporter pour évaluer et définir son propre parcours ? Et des étudiants nous avouent justement leur propension ou leur tentation d’un devenir junkie, d’un devenir-hollywoodien ou d’un devenir-écrivain. Mais aussi avec d’autres films le devenir-femme, le devenir-noir, le devenir-migrant ou le devenir-chômeur, qui restent des positions bien peu explorées dans les salles de classe majoritaire. Ce qui se discute sont alors des thèmes et des perspectives pas seulement depuis un abord abstrait mais ayant été en partie expérimentés.

Soustraction. À la réflexion, nous nous disons que ce qui permet ainsi d’explorer et d’expérimenter des devenir-mineurs est qu’un élément de pouvoir a été enlevé : la norme de ce que doit être le management et le manager. Les films ne s’imposent pas cette norme. Et pour Deleuze, « on n’apprend pas avec celui qui dit fais comme ceci, ou fais comme moi, mais plutôt qui affirme : fais avec moi, expérimentons ensemble » (Deleuze, 1966). Les films invitent à expérimenter ensemble. L’apprentissage alors vient d’une forme d’expérience, ou plutôt d’une sorte de danse entre la vie et la pensée dans laquelle les affects jouent un rôle central. La question n’est alors pas celle de la norme du bien ou de l’efficacité, mais plutôt de l’effet de tels affects et concepts sur les modes d’existence. C’est sur le plan des façons de vivre, qui pour être comprises doivent être au moins un peu expérimentées, que peuvent s’évaluer les normes, les possibles, les devenirs. Se relier, c’est donc aussi saisir les configurations qui nous ont formés et desquels nous participons, de même que les lignes de fuite, de subversion, de mise en mouvement de ces agencements.

Lier au monde. Toutefois si Deleuze a consacré deux livres au cinéma, c’est parce qu’il lui attribuait la tâche critique de retrouver le lien de l’homme et du monde. Pour lui, nous ne croyons plus tout à fait aux événements qui nous arrivent « comme s’ils ne nous concernaient qu’à moitié » (Deleuze, 1985, p. 223). Pour nombre de décideurs, ce qui arrive effectivement peut prendre une part d’irréel, caché derrière chiffres et ratios. De plus, les images de managers, leaders ou entrepreneurs sont devenues de tels clichés qu’elles en cachent l’existence réelle. Le cinéma peut nous relier au monde en nous forçant à voir la part intolérable, insupportable, que cette part d’irréalisation et de clichés nous autorisent à ne pas voir (Zabunyan, 2016). Pour reprendre les trois exemples de films cités précédemment : l’addiction à la reconnaissance ou à des performances chiffrées (Requiem for a dream), l’impératif d’adaptation qui dissout les désirs et convictions les plus ancrés (Adaptation.), les rituels artificiels pour cacher l’absence de sens du management chez Otis (La fabrique de l’homme occidental) sont des thèmes qui paraissent a priori intolérables pour les étudiants, et dont il serait sans doute impossible de discuter hors de tels visionnages. Ils sont ici donnés, obliquement, à ressentir et à penser. Les images du cinéma peuvent permettre de voir ce que les images communes ne veulent pas montrer et ainsi relier à certains aspects du réel.

Soins. « Nous perdons notre temps dans ce cours. Tout ceci c’est de la fiction, ce n’est pas la vraie vie », explosait pourtant un jeune étudiant dans une visible colère. « Et c’est comme si vous vouliez nous faire douter d’être manager. On est là pour y croire. » Il nous semble bien que c’est lui qui, quelques années plus tard, nous dira travailler pour une entreprise « à mission » et que ce cours avait été marquant. Étudier le management, ce n’est pas seulement acquérir un portefeuille de compétences, c’est aussi un travail identitaire. C’est une formation qui nous transforme. Difficile de construire une identité indépendamment des figures exemplaires, et souvent unidimensionnelles, des histoires racontées en classes : celles du manager, de l’entrepreneur, du leader, etc. Celles-ci peuvent être épousées, différenciées, rejetées ou hybridées, mais elles participent d’un imaginaire commun. Assister collectivement à des films montrant des vies de managers, tout comme d’autres formes de vie, étoffe l’imaginaire et contribue aux individuations psychiques et collectives. Là où Deleuze montre l’efficace des machines et agencements sur les subjectivités, Stiegler souligne le travail d’individuation, Les films proposent des chemins d’individuation alternatifs, multiples, contraires – à condition qu’ils ne soient pas pris dans les clichés et héroïsations précédents. Ils exposent parfois ce qui compte pour nous et ce que nous ne souhaitons pas voir, au moment où l’urgence est de repenser ce qui fait que la vie mérite d’être vécue, et d’en prendre soin (Stiegler, 2010).

Oeuvrer. Sur de telles questions, il ne s’agit bien entendu pas de demander aux étudiants de se mettre à nu. Il ne s’agit pas non plus d’un travail à faire pour la prochaine session, il s’agit que ces inquiétudes travaillent en eux, qu’elles les travaillent. Comme le dit Stiegler, il s’agit de laisser l’oeuvre oeuvrer, ce qu’il appelle les circuits longs d’individuation, ceux qui sont animés par le désir plutôt que par la pulsion, ceux qui nous singularisent plutôt qu’ils nous standardisent. Cet « oeuvrement » est enclenché par des affects. Les films nous affectent car ils nous emmènent dans des mondes étrangers, ils suscitent et ressuscitent des désirs, ils provoquent des interrogations qui ne trouvent leur réponse dans nos habituels images, modèles et réflexes. Ils nous mettent au travail. Ils nous rendent sensibles à ce qui est trop souvent absent dans les récits portés par les business schools : la misère du monde, la cruauté d’une condition, la possibilité d’autres êtres-au-monde… Les films troublent, ils complexifient. Ils nous relient affectivement à d’autres mondes. Ils nous donnent à penser, mais aussi à panser (Stiegler, 2019). Nous reliant au monde, les films incitent à prendre soin, à contribuer. Les films ne permettent pas seulement de mieux comprendre, d’être plus sensibles, mais aussi à agir, à oeuvrer.

Ne pas savoir. Toutefois, on l’aura compris, ce ne sont pas seulement les films et leur projection dans la salle de classe qui ouvrent de telles possibilités. Toutes ces expériences et explorations, ces devenirs et individuations, ne peuvent se produire que si quelque chose est « débloqué » par rapport à la situation habituelle du cours dans la business school. Pour la définition de notre rôle, nous nous étions inspirés des écrits de Rancière. L’aspect démocratique ou émancipateur du film ne vient pas seulement du contenu du film ou de thèses critiques que le film viendrait illustrer. Les étudiants reçoivent le film depuis un certain partage du sensible qui en organise et contraint la réception (Rancière, 2000). Le partage du sensible fait référence à tout un ensemble de conventions implicites qui transissent l’acte de regarder. Ces conventions partagées permettent que du sens soit communiqué, qu’il y ait une certaine mise en commun mais, pour ce faire, elles attribuent en même temps des places, des légitimités pour parler, une signification aux espaces et à l’organisation du temps. Un des éléments clé de ce partage du sensible vient ainsi de la définition des places, à commencer dans la salle de classe (y a-t-il et quelle est la dissymétrie supposée entre savoir et intelligence du professeur et des étudiants ?) et de la légitimité accordée aux prises de paroles. Si le professeur est celui qui fournit des explications, s’il définit ce qui est à comprendre ou à relier dans le film, il reproduit et renforce la distinction entre celui qui sait et l’étudiant qui a besoin du maître pour savoir (Rancière, 1987). Il est alors plus abrutissant qu’émancipateur. Rancière propose en opposition la posture du « maître ignorant ». Ici, elle nous semblait permettre de tenter de secouer le partage du sensible qui dirige les cours, qui assigne la place et le rôle aux étudiants et au professeur, qui désigne celui qui a la légitimité du savoir. Il ne s’agit pas de dénier la place du professeur en faveur d’une sorte d’auto-apprentissage ou d’apprentissage automatique en regardant un film, mais que cette place soit utilisée pour contraindre à utiliser son intelligence et sa sensibilité (cf. Huault & Perret, 2011). Ce que nous avons tenté (mais il est toujours difficile d’affirmer jusqu’où cela a réussi) est d’affirmer le principe posé par Rancière : celui de postuler l’égalité des intelligences et des sensibilités. Il s’agissait de laisser la possibilité que le cours devienne une scène où un (des) étudiant(es) puisse(nt) prendre la parole et affirmer une voix – et possiblement se transformer par cette prise de parole (Rancière, 2018) – du moins expérimenter d’autres partages du sensible. Se relier c’est amoindrir l’écart avec le professeur

Dissensus. Les premières séances, lorsqu’une idée était avancée, les étudiants cherchaient notre approbation. Beaucoup attendaient de savoir que retenir du film, ce que celui-ci enseignait. Certains réclamaient des outils d’analyse de films et étaient très attentifs lorsqu’une interprétation s’armait de techniques, de contextualisations ou de références, mais nous veillions à ce que cela n’enferme pas le sens. Et rapidement, constater qu’ils n’avaient pas besoin de modèles ou de théories imposées pour réfléchir, que les professeurs n’en savaient pas plus qu’eux, que des affects et l’expérience de la vie pouvaient informer ou questionner leur pratique et leur image du management, leur indiquait qu’ils disposaient d’un espace pour une possible prise de parole affirmative (et non toujours guidée par le maître). Ils pouvaient tenter de relier expérience personnelle, cours et monde du management et expérimenter le dissensus à propos de ce à quoi ils venaient ensemble d’assister. Il y avait plusieurs perspectives, plusieurs interprétations, plusieurs paroles en différend. Et ceci en l’absence d’un récit du maître, d’un récit-maître, qui a inévitablement plus de valeur que les autres. Non pas que tout se vaut, car il fallait étayer une proposition, mais que d’autres voix pouvaient légitimement être portées et gagnaient à être écoutées.

Pluralité d’histoires. Selon Rancière, pour l’étudiant ou pour le spectateur, un tel partage du sensible est davantage émancipateur. En tout cas, il forme un dispositif encourageant à prendre une certaine distance par rapport à des « évidences » ou certains impératifs du management. Par exemple, face à un impératif comme celui de « il faut s’adapter » que le premier film cité ne pouvait manquer d’évoquer, la croyance en un récit maître, un modèle ou une théorie, induit le futur manager à gérer le changement, à surmonter les résistances, pour aller dans le sens indiqué par une représentation posée comme impérieuse. Être contraint de chercher que faire, devoir prendre position sans la (r)assurance d’un tel récit maître, invite plutôt à imaginer les possibles, discuter l’impératif et peut-être tenter d’agir sur le contexte auquel s’adapter[2]. Il n’y a bien sûr pas d’automatisme, mais l’apprentissage d’une confrontation à une pluralité d’histoires et de perspectives, d’une situation contestée, et l’écoute non seulement de la règle mais également de ses affects et de sa propre expérience, nous semblaient plus important que de tirer « le message » d’un film, qui certes montrait les possibilités de la subversion, mais qui pouvait se présenter comme une règle ou une recette de plus dans leur « portefeuille de compétences ».

Faire entrer la vie. Si le management envahit tous les aspects du monde et de la vie, il est temps de faire entrer le monde et la vie à l’intérieur du management. Et notamment dès l’aube de la carrière, lorsqu’on se prépare aux aventures et épreuves du monde des organisations, et que se consolident les imaginaires, les désirs, les projets, les identités, dans leur étoffe d’attentes et d’affects. Il n’est pas sûr que les business schools proposent un enseignement qui prépare aux crises actuelles et celles qui déjà menacent. Celui-ci est bien souvent abstrait, normatif, décontextualisé et peu réflexif sur les effets du management sur les modes de vie ou ses imbrications dans les grands flux de pouvoir. Introduire les affects dans les cours au moyen de films est une voie possible pour prendre de la distance par rapport aux modèles et normes imposés, davantage se connecter avec sa propre expérience, ses pairs et le monde environnant, réfléchir sur ce qui compte pour soi ainsi que sur le pouvoir du monde des affaires sur nos vies et nos subjectivités. Non pas ainsi prendre la maîtrise du monde pour projet, mais projeter le monde pour apprendre de la vie que le film déroule (Pesqueux, 2019), prêter attention à sa pluralité, à sa beauté, à sa cruauté. Comme préparation pour l’affronter et espoir de contribuer à l’améliorer, d’y avoir une voix, de laisser une trace sienne. Autrement dit non pas vouloir mouler le monde selon ses modèles abstraits, mais apprendre à l’habiter, le discuter, on pourrait dire en apprendre « l’usage » (Bouvier, 1963). Se réinsérer dans la chair du monde plutôt que ne voir que son squelette désincarné; le peupler de visages plutôt que de tout rabattre sur la monnaie; le relever d’intrigues, de drames et de rebondissements contre le plat des ratios, se laisser happer par un paysage, un geste, un moment suspendu ou accéléré. Non pas imposer une forme de vie mais s’attacher à leur diversité, apprendre à s’en soucier et en prendre soin.

Ailleurs. Ces séances nous ont permis de tenter un parcours loin des pôles dénoncés par le rapport de la fondation Carnegie. Privilégiant notamment l’évaluation morale à la recherche du choix rationnel, l’attention à la différence plutôt que le contrôle de l’agent présupposé opportuniste, l’incarnation d’autres formes de vie et l’accent sur l’individuation plutôt que l’abstraction générale de l’empirisme logique. L’ambition n’était pas de « former des citoyens », formule qui pourrait sembler autoritaire et présupposant que le maître sait ce qu’il faudrait –, projeter des films c’était ici donner à expérimenter un autre partage du sensible, un agencement différent, accroître la sensibilité à la pluralité des formes de vie, réfléchir en commun aux questions éthiques et épreuves, enclencher des circuits longs d’individuation. Projeter des films peut ouvrir un espace de contact avec des peurs, souffrances, désirs et imaginaires enfouis, de « désidentification » (Rancière, 1981) à une identité assignée, permettant d’autres récits de soi qui peuvent contribuer à l’émancipation (Rago, 2013), à un travail identitaire (Petriglieri et Petriglieri, 2010) et à toutes sortes de devenirs-mineurs, lignes de fuite et subversions (Moriceau, 2019b). Nous parlons très peu de ce qui s’est dit en classe aux collègues, il faut laisser les oeuvres oeuvrer, leurs effets prendre, s’agencer, être appropriés. L’évaluation de fin de cours vient trop tôt. Lors de la remise des diplômes, des participants viennent nous raconter des scènes qui restent marquées dans leur mémoire. Mais c’est plus tard, hors de tout système d’évaluation, que ces effets, nous l’espérons, nous en sommes convaincus, produiront une différence.

Provoquer. Bien entendu, il restait des éléments d’autorité et de contrôle dans la démarche, puisque nous choisissions les films, que la salle de classe reste néanmoins un contexte contraint, que nous avions défini les règles du jeu. Certains passages de film pouvaient être difficiles à regarder, pointer des aspects qu’il est moins confrontant de ne pas voir, on pourra dénoncer une certaine violence du dispositif – nous avions décidé de franchir certaines zones de confort, tenter de mettre en mouvement, condition nécessaire pour la possibilité d’autres individuations, autres devenirs ou prises de conscience. Ce dispositif met en contact avec des films, il relie, et son effet dépend bien entendu de ce qui est mis en relation. Il offre des occasions d’individuation, des possibilités de réflexivité et de prise de parole, mais ne peut garantir un résultat défini. Par ailleurs, il ne s’agissait pas de faire produire de l’art, ce qui en limitait probablement le potentiel émancipateur. Pourtant le contact nous semble avoir malgré tout permis de tirer avantage de certains apports des méthodes pédagogiques basées sur l’art, notamment un apprentissage lié à la création de sens, à l’incarnation et aux émotions (Chemi & Du, 2018) et un affinement des perceptions (Springborg, 2012). D’autres tentatives, avec d’autres dispositifs, permettront de continuer à explorer et comprendre ce qui peut être réalisé au sein de la business school. Il reste à mieux comprendre quels types de films ont au plus haut ce pouvoir d’affecter et de relier; si des films plus semblables aux histoires de managers, leaders et entrepreneurs qui résonnent dans les business schools, si des séries ou des esthétiques plus étrangères, permettraient de mêmes effets. Et lorsque nous repensons aux quatre auteurs, il faudra continuer à penser l’équilibre entre choc, déterritorialisation et expériences familières, entre l’absorption dans des histoires et la réflexion sur le média, entre imposition et émergence d’autres partages du sensible.

Difficile. Nous avons beaucoup appris sur l’être-au-monde des étudiants, souvent en écart avec ce que nous croyions, nous avons également appris l’importance de diversité et de la vulnérabilité des formes de vie, thème que nous n’anticipions pas. Et nous avons surtout appris combien était difficile pour nous ce chemin. Il y eut une fois un très long et cruel silence. Alors que la discussion était animée, nous avions proposé une autre interprétation en nous laissant emporter dans une grande envolée, avec force références et une série de transparents à l’appui. Ce qui aurait pu être féconde mise en perspective s’était muée en intimidante, écrasante, parole pédante. Difficile de ne pas chercher à convaincre que notre interprétation était meilleure, difficile de ne pas tenter d’impressionner par des théories ou des arguments préparés pour les emmener dans une direction trop déterminée. Difficile pour le professeur de la business school d’accepter aussi que des prises de paroles étudiantes bouleversent le partage du sensible institué, d’accueillir la poétique d’autres formes de savoir que celui enseigné (Rancière 2009). Difficile ainsi d’accepter de voir que, depuis son établissement d’élite, il partage un peu de cette méfiance de bien des intellectuels envers la démocratie (Rancière, 2005).

Activisme intellectuel. Contre un excès d’abstraction qui est toujours aussi un éloignement et un affadissement, il nous semble que ces séances permettaient de contribuer à relier. Relier au monde pour en prendre soin de sa diversité et sa fragilité, se relier à soi pour prendre soin de soi, se relier à la société pour prendre la parole et contribuer, se relier aux visages des autres pour penser l’effet de ses actions. Elles restaient cependant des moments parenthèses dans des parcours et restaient confinées à la salle de classe. Nous y avons également appris le pluriel des voix, une attention au fragile, la difficulté de bouleverser le partage du sensible, la poétique d’autres formes de savoir. Reste à savoir comment étendre de tels espaces plus largement dans la business school, sans que les affects ne soient majoritairement ceux de la peur et de la compétition. Cela passe sans doute par un effort incessant d’activisme intellectuel auquel Contu (2018) appelle dans les business schools, celui de réfléchir non seulement au contenu de ce que l’on professe, mais également aux effets de nos décisions et comportements : ainsi par exemple de renoncer, nous professeurs, à la supériorité et au confort que des théories telles celle de l’agence ou des choix rationnels, ou l’empirisme logique nous confère : celui d’une assurance de savoir et d’avoir raison. Pour nous relier, nous aussi, au monde, à la vie, aux visages et affects des étudiants.