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Les écoles de management sont incontestablement sous le feu de la critique, en particulier d’une critique interne (Taskin, 2011; Parker, 2018). La Critical Management Education (CME) appréhende à ce titre l’enseignement critique du management comme une forme d’« activisme académique » (Reedy et King, 2019 : 565), poursuivant l’objectif de diffuser en leur sein même une approche alternative à la doxa managériale, susceptible de participer d’une émancipation de leurs étudiant.e.s (Willmott, 1994; Grey et Mitev, 1995). La CME s’inscrit donc dans une visée émancipatrice qu’elle définit, de manière négative comme le contraire de « l’éducation aux relations de pouvoir et de domination » (Spicer et al., 2009 : 539), et dans un registre positif comme le fait d’« encourager la libération ou tout au moins de réduire les oppressions » (Huault et al., 2017 : 6). Pourtant, après deux décennies de débats, son projet émancipateur reste ouvert, hétérogène et nourrit de multiples contradictions (Clegg et al., 2011; Huault et Perret, 2011; Huault et al., 2017). C’est principalement sur la question du référentiel normatif du projet pédagogique critique qu’achoppent les différentes tentatives de formulation d’un agenda commun, obérant les velléités de la CME à jouir d’une influence plus importante au sein des écoles de management et au-delà (Rowlinson et Hassard, 2011).

Dans cet article, je propose dans un premier temps d’examiner la variété des référentiels normatifs qui traversent la CME — subversion, réformisme, performativité critique -, en pointant systématiquement les limites qui entravent leur projet émancipateur. La problématisation qui se dégage de cet examen revient à considérer le paradoxe, auquel aucun de ces référentiels n’apporte pour l’heure de réponse convaincante (Huault et Perret, 2011; Fleming et Banerjee, 2016), selon lequel la CME se doit de concilier dans une même démarche pédagogique la normativité critique de l’enseignant.e et la capacité des étudiant.e.s à s’émanciper, à savoir de générer leurs propres formes de critique. Le constat de l’impossibilité de la normativité critique à penser l’émancipation étudiante m’amène dans un deuxième temps à puiser dans la « méthode de l’égalité » de Rancière (1987 : 19) les concepts permettant de dépasser ce paradoxe. Les conditions de fabrique de l’ignorance du maître, l’exigence inconditionnelle de la volonté émancipatrice de l’élève, ou l’impératif d’actualisation du postulat d’égalité, constituent les trois principes sur la base desquels une acception non-normative de la CME peut être définie. Cette CME d’inspiration rancièrienne reste néanmoins à expérimenter sur le plan de situations pédagogiques concrètes (Huault et al., 2017; Reedy et King, 2019). Si, à l’instar de Rancière (2004 : 85-86), l’on souhaite que l’égalité aille au-delà « d’une valeur que l’on invoque » pour devenir « un universel qui doit être présupposé, vérifié et démontré en chaque cas », il convient de réinscrire un tel dessein dans une démarche réflexive vis-à-vis de pratiques pédagogiques concrètes. C’est pourquoi, dans un troisième temps, je présenterai les résultats d’une expérimentation d’enseignement critique, inspirée de la méthode de l’égalité rancièrienne, qui interrogent justement les types de techniques pédagogiques et les formes d’interactions entre enseignant.e.s et étudiant.e.s qui sont susceptibles de tenir les enjeux d’un enseignement du management à la fois critique et émancipateur. Cette expérimentation a été menée au sein d’une école universitaire de management française, plus particulièrement auprès d’étudiant.e.s d’un Master spécialisé en GRH et en RSE. Elle s’appuie sur une méthodologie de recherche-intervention qui s’intéresse aux motifs d’élaboration, aux modalités de conception, et aux effets produits sur les étudiant.e.s d’un dispositif d’analyse des controverses.

Les résultats soulignent que la mise en acte de la méthode de l’égalité au sein d’une formation en management ne va pas sans poser d’importantes difficultés d’opérationnalisation (Huault et Perret, 2011). Ils questionnent à la fois la normativité de l’enseignant.e critique, le contrôle de la recherche émancipatrice de l’étudiant.e et la reconnaissance de la pluralité des manifestations de la critique qui en émerge. La mise au jour de ces difficultés constitue autant d’éléments de la théorisation de Rancière (1987) qui seront mis en discussion avec les débats relatifs à la normativité du projet émancipateur de la CME.

Cadrage théorique

Les normativités de l’enseignement critique en question

L’enseignement critique pour subvertir l’orthodoxie managériale

La genèse de l’ambition émancipatrice de la CME est à rechercher dans un projet « de type dubitatif » (Alvesson et Willmott, 1992; 2011 : 107), dans lequel l’enseignement critique poursuit l’objectif de stimuler l’élaboration de connaissances « subversives », amenant les étudiant.e.s à déconstruire les formes dominantes de pensée managériale, sans nécessairement chercher à prescrire ou à proposer des alternatives (Armstrong et Lightfoot, 2010; Koss Hartman, 2014). C’est l’enseignant.e critique qui est réputé jouer le rôle d’initiateur de cette dé-légitimation des formes d’oppression organisationnelle. La relation pédagogique qui s’établit alors repose sur des méthodes empruntant au dualisme conventionnel enseignant.e-enseigné.e (Cunliffe et al., 2002). La CME s’accommode ici d’une vision de l’émancipation qui se limite à l’adhésion des étudiant.e.s aux objets partisans de l’enseignant.e qui fait figure d’« intellectuel public » (Contu, 2011; Reedy et King, 2019 : 566). La justification de ce dualisme réside précisément dans le fait que seul.e l’enseignant.e est jugé.e à même de disqualifier les effets de vérité de la domination managériale. C’est donc par la confrontation des étudiant.e.s à la radicalité de l’enseignant.e critique que se réalise le projet émancipateur; au risque d’une tendance au surplomb qu’une telle asymétrie implique (Wray-Bliss, 2003).

L’enseignement critique pour réformer l’enseignement du management

C’est dans l’objectif de prémunir la CME, et ce au sein même de la salle de classe, des formes de hiérarchisation qu’elle entend justement critiquer, qu’une approche réformiste s’est affranchie de la recherche de « dévoilement » des étudiant.e.s par l’enseignant.e critique (Huault et Perret, 2011 : 283). Ce sont ainsi les interprétations que l’étudiant.e formule sur ses propres expériences qui font de lui un « apprenant émancipé » (Dehler et al., 2001 : 503); lui seul pouvant définir ce qui doit faire l’objet ou non de sa critique, les pratiques managériales qui sont à transformer ou à « refuser » (Perriton et Reynolds, 2004 : 72). Au risque d’une moindre radicalité du projet émancipateur, est considérée comme « critique » l’opération qui consiste d’une part, pour l’enseignant.e critique, à soumettre ses interprétations aux mêmes exigences épistémologiques que ses étudiant.e.s, voire à devenir un « expert du je ne sais pas » (Raab, 1997 : 161). D’autre part, la pédagogie critique suppose de transformer les étudiant.e.s en « être critique » (Dehler, 2009 : 31), au travers d’une succession d’étapes assimilant l’émancipation à l’accomplissement réussi d’un apprentissage « de type incrémental » (Alvesson et Willmott, 2011 : 107). Dans cette perspective réformiste, la pédagogie critique repose sur une normativité qui substitue à l’autorité de l’enseignant.e une méthode qui régit les étapes du processus d’apprentissage de l’étudiant.e. A l’instar du référentiel subversif, cette méthode exerce donc également un pouvoir sur l’étudiant.e, qui bien qu’indirect, définit l’émancipation comme le résultat d’une capacité à formuler une intention critique, et à agir pour la voir se réaliser.

L’enseignement critique pour performer un changement social

Spicer et al. (2009; 2016) cherchent à dépasser le clivage traditionnel entre subversifs et réformistes par le biais d’une solution pédagogique syncrétique inspirée de leur agenda « performatif critique ». Ils plaident en effet d’un côté en faveur d’un « intervention(nisme) subversi(f) » qui positionne l’enseignant.e critique comme seul.e à même de juger des changements sociaux à performer, du fait de l’asymétrie de connaissances dont il bénéficie en termes de « ressources normatives de la philosophie politique » (Spicer et al., 2009 : 538; 553). De l’autre, ils affirment la nécessité, dans le but de performer ces changements, de renouveler les méthodes pédagogiques conventionnelles en direction d’une montée en « compétences » (vs. activisme) des étudiant.e.s (Spicer et al., 2016 : 244). Bien qu’attrayante, la solution syncrétique qu’ils proposent semble pourtant plus « complexe et difficile » à adresser qu’il n’y paraît (King, 2015 : 256). Cette limite est notamment liée à la préférence qu’ils affichent pour les « grandes » critiques issues de la philosophie politique. Le lien qu’ils établissent entre émancipation et « processus de délibération » souffre en effet (Spicer et al., 2009; 2016 : 233), dans les expériences pédagogiques concrètes, d’un risque de marginalisation des critiques que les étudiant.e.s n’arriveraient pas à faire « grandir », tout au moins aux yeux de l’enseignant.e, mais dont la reconnaissance est pourtant indispensable pour performer un changement social véritable (Fleming et Banerjee, 2016).

La méthode de l’égalité comme référentiel non-normatif de la CME

Fleming et Banerjee (2016 : 270) ou encore Huault et Perret (2011 : 284), plaident pour que soit élaboré un projet pédagogique rejetant à la fois toute normativité, même critique, pour privilégier « l’ouverture et (le) questionnement intellectuel », et toute hiérarchie entre enseignant.e.s critiques et étudiant.e.s partant que l’émancipation ne puisse être que le résultat d’un « postulat d’égalité ». Dans « Le maître ignorant », Rancière (1987) permet ce type de pas de côté vis-à-vis de la normativité critique et du paradoxe qu’elle entretient avec le projet émancipateur de la CME. Pour lui, est critique et/ou émancipé celui qui pense, peut en importe les motifs (vs. subversion) ou les méthodes (vs. réformisme). Sa définition de l’émancipation intellectuelle s’inscrit en cela dans la tradition de la théorie critique classique, incarnée par la référence récurrente à l’Ecole de Francfort au sein de la CME, mais à laquelle il ne fait pourtant aucune mention explicite dans son texte, privilégiant ainsi une lecture de la critique libérée de l’impératif de recours aux grandeurs de la philosophie politique pour être valide : « je suis homme, donc je pense » (vs. performativité critique).

L’émancipateur doit être émancipé de la passion pour l’inégalité

Pour Rancière (1987 : 134; 229) l’émancipation est une condition accessible « par nature » : un « point de départ » et non « un but à atteindre ». L’incapacité à réaliser une égalité réelle des intelligences n’est donc que le produit d’une « passion pour l’inégalité ». Elle a pour origine l’inclination à la pensée duale qui reste palpable y compris au sein de la CME lorsqu’elle tient pour acquises les figures de l’enseignant.e radical.e et de l’étudiant.e à subvertir, oppose « être critique » et étudiant.e non émancipé.e, ou encore expert et profane en « philosophie politique ». Ce que Rancière (1987 : 17; 198) désigne par « le principe d’abrutissement » n’est donc jamais loin tant que la CME assigne à l’enseignant.e critique la fonction de rechercher le « dévoilement » des étudiant.e.s, ou à sophistiquer ses techniques pédagogiques afin de les faire « monter en compétences ». Dévoilement ou sophistication des méthodes qu’il assimile à la manière qu’à l’enseignant « abrutisseur (…) d’assurer son pouvoir et l’ordre social » en prétextant la « libération des esprits » en lieu de « perfectionner l’abrutissement » (p.198-200). La solution réside pour Rancière (1987 : 63) dans l’émancipation préalable de l’enseignant.e. Dans sa capacité à « se connaître lui-même » pour identifier, afin de le reproduire auprès de ses étudiant.e.s, comment il a découvert et utilise « son pouvoir d’être pensant ». C’est le souvenir qu’a l’enseignant.e de l’expérience de sa propre ignorance qu’il se doit de cultiver, « en retirant son intelligence du jeu » (p.25), pour devenir à son tour « émancipateur » (p.68). Il pourra ainsi se prémunir des effets d’abrutissement produits par une normativité critique qui n’aurait d’autre but que de conformer l’étudiant.e à son propre point de vue, de « les élever par degrés vers sa propre science » (p.9). Ce premier principe revient à questionner les conditions d’émancipation de l’enseignant.e critique qui lui permettront ensuite de devenir un émancipateur véritable (vs. un « abrutisseur »).

Le maître doit être intraitable quant à la volonté d’émancipation de l’élève

La méthode proposée par Rancière (1987 : 19) revient à « donne(r) l’ordre de traverser une forêt dont (on) ignore les issues ». Outre la nécessité pour l’enseignant.e de devenir « ignorant » lui-même sous peine de réintroduire dans le schéma pédagogique une relation de « supériorité » (p.134), cette méthode repose sur un principe d’« exigence inconditionnelle de la volonté ». Rancière (1987 : 67) reconnaît là la fonction sociale fondamentale de l’enseignant.e critique qui, même « ignorant », ne disparaît donc pas au profit d’un auto-apprentissage de l’étudiant.e. Pour lui, si une inégalité demeure dans la « manifestation de l’intelligence » (p.48), elle est à rechercher dans l’existence d’une « inégalité des volontés », arguant que c’est là ce qui sépare les gens en « volontaires », « attentionnés », ou « explorateurs » d’un côté et « idiots » ou « paresseux » de l’autre (p.86). Partant donc qu’il n’y a pas « de hiérarchie de capacité intellectuelle » mais une « inégalité dans les manifestations de l’intelligence » (p.48), Rancière fait du maître ignorant le garant des conditions qui amèneront l’élève à pousser plus loin encore la « radicalité de sa recherche » d’émancipation (p.67). Ces conditions peuvent être de nature contraignante : le « commandement émancipateur » ne se négociant pas (p.67). L’enseignant.e devient alors un « examinateur » du degré de radicalité avec lequel l’étudiant.e a mené sa recherche (p.57). Rancière (1987 : 48) mobilise la notion de « radicalité » justement pour établir une distinction entre les dualismes issus des référentiels éducatifs normatifs — « apprendre plus ou moins bien ou plus ou moins vite » (p.48) — et son propre rejet de toute normativité. La « radicalité » correspond alors pour lui au fait « d’oser s’aventurer » sur la « route » de l’émancipation (p.48; p.58), et le rôle du maître ignorant revient à maintenir l’élève dans « sa » route : « celle où il est le seul à chercher et ne cesse de le faire » (p.58). Ce deuxième principe interroge donc les modalités selon lesquelles la pédagogie critique s’évertuera à exercer un contrôle sur la volonté émancipatrice de l’étudiant.e (vs. ses « capacité intellectuelles »).

L’égalité comme expérimentation de formes d’émancipation émergentes

Rancière est attaché au fait de laisser l’élève chercher « sa route » en garantissant que ce qu’il « trouve » (p.55) ne rentrera dans le cadre d’aucune vérification. Ce qu’il entend par « vérification » consiste moins à prouver que l’égalité des intelligences existe, que d’expérimenter quelles formes d’émancipation apparaissent dès lors qu’on fait de l’égalité des intelligences le principe fondateur d’une pédagogie. « Volontaire », « attentionné », « explorateur », apparaissent ainsi comme des qualificatifs attestant chez Rancière de la qualité d’élève émancipé, et dont les différences ne paraissent pas pouvoir être hiérarchisées, si ce n’est pas opposition aux « idiots » et « paresseux ». Il circonscrit ainsi les finalités de sa « méthode » à une éthique de l’interaction entre le maître ignorant et l’élève, dans le cadre de laquelle l’égalité est « une supposition à maintenir en toute circonstance » (p.229). L’émancipation est ainsi davantage le fait de chercher — « qui cherche trouve toujours » — que celui de trouver, et « moins encore ce qu’il faut trouver » (p.58). Chercher signifie dans ce cadre explorer ce que l’on ignore afin d’identifier « quelque chose de nouveau », ce qui passe par la vérification systématique par le maître ignorant que l’élève soit capable de dire et surtout de prouver matériellement « ce qu’il voit, ce qu’il en pense, ce qu’il en fait » (p.36) : « rien peut être » (p.33). L’élève est donc seul juge de l’usage qu’il fait de sa capacité émancipatrice, pourvu qu’il cherche à s’émanciper. Ce troisième principe interroge les modalités susceptibles de favoriser la reconnaissance de formes de critiques garantissant à l’étudiant.e de trouver sa propre route.

Expérimenter la méthode de l’égalité

Contexte du processus pédagogique étudié

Ce sont ces trois principes que cet article se propose d’expérimenter au sein d’un dispositif de pédagogie critique. Le Master dans lequel cette expérimentation a été menée est l’une des formations universitaires les plus anciennes de France en GRH en même temps que l’une des rares à être couplée aux enjeux de RSE. Les enseignements qui y sont dispensés sont historiquement inscrits dans un projet de connaissance « doux » au regard de la notion d’émancipation, fait de compromis entre qualité de vie au travail et performance des organisations (Alvesson et Willmott, 2011 : 90; Brabet, 1996). Quant aux étudiant.e.s, leurs trajectoires d’insertion professionnelle - environ la moitié des diplômé.e.s dans la fonction RH, l’autre moitié en RSE; une distribution équivalente au sein d’entreprises multinationales, d’organisation publiques, de TPE/PME et d’organisations sociales et solidaires; la quasi-totalité dans un emploi salarié - révèlent qu’il.elle.s partagent cette même normativité « douce ». L’organisation en 2014 par l’équipe pédagogique du Master du colloque annuel sur les perspectives critiques francophones en management a introduit une rupture vis-à-vis de cet ancrage normatif. Cet évènement a en effet servi de déclencheur pour envisager d’intégrer plus explicitement les principes subversifs de la CME dans les contenus pédagogiques. Une évolution vers une normativité performative critique aura lieu peu de temps après. Ce changement doit être envisagé comme une réponse de l’équipe pédagogique à l’accroissement des pressions pesant sur le Master en vue d’une meilleure employabilité de ses diplômé.e.s. Ces pressions s’incarnent dans les demandes couplées de la direction de l’école et des étudiant.e.s du Master, soucieux de former les futur.e.s diplômé.e.s à devenir de « bons salariés » et pas seulement des « citoyens instruits » (Cunliffe et al., 2002 : 492). La mise en acte de cette nouvelle normativité a dès lors consisté à mettre les étudiant.e.s en situation d’immersion dans des enjeux de débat public répondant dans le même temps aux besoins d’un organisme partenaire. Les objectifs assignés à la démarche des étudiant.e.s étaient de « prendre conscience » des enjeux, problématiser de manière « dialectique », « venir en aide » et « collaborer » avec les parties prenantes, « suivre les résultats » (Spicer et al., 2016 : 244). Les limites de la normativité performative critique nous sont rapidement devenues évidentes : contradictions entre « prise de conscience » et production de « résultats », entre « pensée dialectique » et choix des parties prenantes à qui « venir en aide », etc. C’est là le point de départ de la mise en oeuvre de la méthode de l’égalité.

Collecte de données et traitement des données : une recherche-intervention

La collecte des données repose sur mon immersion personnelle dans cette expérimentation, dont je suis à la fois l’initiateur et le coordinateur. Elle a réuni les contributions de trois doctorant.e.s engagé.e.s dans un projet de recherche critique, et qui ont la particularité d’être tou.te.s d’ancien.ne.s étudiant.e.s du Master. Cet article représente ainsi la synthèse des observations, interactions - avec les étudiant.e.s et les doctorant.e.s accompagnant la démarche -, prises de notes, guides méthodologiques et livrables produits par l’équipe encadrante et les étudiant.e.s sur une période de 4 années : soit pour 16 projets et l’équivalent d’une soixantaine d’étudiant.e.s. En cela, la collecte de données reprend les codes d’une recherche-intervention, puisqu’elle a consisté à étudier l’émancipation étudiante sous l’angle d’un processus collaboratif dont j’ai fait l’expérience de l’intérieur, et ce dans le but d’influencer les débats théoriques propres à la CME. Parmi ces codes, les principes de « polyphonie » et de « participation » des acteur.rice.s ont été au centre de la démarche de collecte (Radaelli et al., 2014 : 339). Les résultats analysés dans cet article s’appuient en effet sur des données issues des actions, perceptions et émotions à la fois des étudiant.e.s ayant été impliqué.e.s dans les situations de pédagogie égalitaire étudiées, des doctorant.e.s dédié.e.s à leur accompagnement, ainsi que les miennes. Entre ces différentes « voix », un principe de symétrie des compétences a été appliqué de manière à traiter les données tirées de chacune d’entre elles de manière équivalente. Ainsi, après que j’ai rédigé un premier récit de cette expérimentation de nature auto-ethnographique, faisant la part belle aux tensions et épiphanies ayant jalonné mon expérience propre de ces situations de pédagogie égalitaire, j’ai procédé à une nouvelle phase de collecte de données auprès de plusieurs doctorant.e.s et étudiant.e.s impliqué.e.s afin de recueillir leurs réactions au contenu de ce récit personnel. J’ai pu par ce biais prendre acte des points de désaccord qu’il.elle.s entretenaient avec ce récit et le faire évoluer en conséquence. Ces échanges m’ont en effet amené à prendre à rebours les interprétations que j’avais formulées initialement : d’un constat d’inégalité des capacités critiques à la reconnaissance d’une pluralité de critiques permises par la méthode de l’égalité. Ils m’ont permis de mettre les postulats de non-normativité et d’égalité de la pédagogie expérimentée en cohérence avec les modalités même de son étude (Reedy et King, 2019). La rédaction d’un deuxième récit personnel, sans filtre théorique, tenant compte de ces commentaires, m’a fait mettre en exergue plusieurs situations spécifiques du processus pédagogique étudié qui structurent la présentation des résultats. Elles ont été choisies pour les tensions et difficultés qu’elles révèlent de l’opérationnalisation de la méthode de l’égalité (Huault et Perret (2011). Ma volonté de transformer cette expérience de recherche-action en publication scientifique m’a conduit à produire un troisième manuscrit reprenant les codes de la « recherche-intervention » afin de permettre une mise en discussion théorique de ses apports (Radaelli et al., 2014). C’est dans ce but que les résultats de cette recherche-intervention ont été structurés sous la forme de « vignettes » (King, 2015 : 258), représentant chacune l’une des étapes clés de la « méthode de l’égalité » rancièrienne.

Résultats

Vignette 1 - S’émanciper de la passion pour l’inégalité

Cette vignette décrit une première tentative de mise en acte de la méthode de l’égalité par l’intermédiaire du recours à une pédagogie inversée. Elle expose les limites d’un projet critique émancipateur qui ferait l’économie d’une réflexion sur les conditions d’émancipation de l’enseignant lui-même.

Les valeurs que l’on invoque

J’avais précédemment tenté d’initier les étudiant.e.s à une lecture bourdieusienne des politiques RSE des entreprises. Cette tentative s’était soldée par leur sentiment d’une déconnexion manifeste entre le logos académique, surtout lorsqu’il est critique, et celui de la praxis professionnelle. C’était donc principalement pour proposer une rupture avec ce clivage, renforcé par le format du cours magistral, que je m’initiais à la classe inversée.

« (Etudiant.e_1) Beaucoup trop théorique, programme trop scolaire. Des termes et développements de cours trop complexes qui ralentissent la compréhension. En résumé : pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?; (Etudiant.e_2) Des tournures linguistiques très soutenues, mais cours très intéressant (ça change vraiment de la RH traditionnelle); (Etudiant.e_3) Monsieur (Auteur) utilise des formulations (et certains termes) très compliqués pour définir certaines notions. Celles-ci pouvant sans doute être plus simplement expliquées; (Etudiant.e_4) Termes complexes utilisés pour décrire des choses simples… Dommage car le cours est très intéressant ! Un petit peu plus de mises en pratique et ça serait parfait… ! » (Evaluationdesenseignements_2013/14).

Le cas que les étudiant.e.s devaient étudier traite d’un conflit social réel au sein d’un sous-traitant de l’industrie aéronautique. Une de ses filiales, implantée au Maghreb, connait durant plus d’une année un mouvement social initié par une organisation syndicale nouvellement créée à la faveur d’une insurrection populaire qui a traversé le pays dans les mois précédents. Dans ce contexte, l’entreprise se borne à communiquer sur son exemplarité RSE, sa charte éthique, et les pressions que font peser sur elle ses donneurs d’ordres, en même temps qu’elle licencie, sans ambages et en catimini, les meneuses de ce mouvement social. Je mesurais donc par avance l’opportunité que nous avions, les étudiant.e.s et moi, de mettre en discussion les omissions et les contradictions de l’entreprise entre les discours RSE qu’elle produit et ses impacts sociaux véritables. Mes consignes aux étudiant.e.s étaient néanmoins davantage minimalistes, de manière à ne pas laisser ma normativité subversive les influencer.

La passion pour l’inégalité

Alors que je passais dans les rangs, les premières interrogations apparaissaient. La surprise du format de l’exercice, qui s’exprimait avec enthousiasme pour certains, laissait progressivement place au scepticisme pour d’autres.

« Est-ce qu’il y a un corrigé ? Pourquoi ne pas nous avoir donné plus d’informations avant de commencer ? A quelle norme RSE doit-on se référer pour procéder à l’évaluation des pratiques ? »

Etudiant.e.s_2016/17

Après deux heures de travail en groupe venait le temps des restitutions. Les travaux présentés étaient très éloignés des attendus que j’avais imaginés. J’identifiais trois types d’écueils, communs à l’ensemble des travaux de groupe, vis-à-vis du principe d’émancipation intellectuelle de Rancière (1987 : 36-37) : être capable de « dire ce qu’il(s) voi(en)t, ce qu’il(s) en pens(ent), ce qu’il(s) en f(ont) ». Le premier écueil renvoie à ce que je considérais alors comme une préférence des étudiant.e.s pour un traitement technicien et procédural du cas, sans prise de recul vis-à-vis des enjeux et tensions moraux qu’il soulevait, des valeurs à défendre ou à critiquer.

« Nous avons procédé à une analyse de la charte éthique de l’entreprise. Nous avons constaté qu’il s’agit d’une démarche volontaire de la maison-mère de la filiale, qui reprend à la lettre les principes et les procédures de la norme ISO 26000. Dans le même temps, nous avons constaté, malgré l’existence d’un écart significatif entre les réglementations françaises et tunisiennes, que les pratiques sociales de l’entreprise étaient conformes à la réglementation du travail dans le pays d’implantation. »

Etudiant.e.s_2016/17

Le deuxième écueil décrit une tendance que je jugeais récurrente des étudiant.e.s à rechercher de solutions sans clarification préalable des problèmes, qui les amenait à déconnecter le plan d’action RSE qu’il.elle.s proposaient des éléments de diagnostic. Le troisième et dernier concerne la production de points aveugles dans l’analyse dès lors que les grilles gestionnaires ne pouvaient plus être appliquées, comme le suggère le commentaire que je formulais :

« Vos solutions s’appuient sur des idées de sens commun en matière de management responsable, sans véritable mise en lien avec les problématiques concrètes apparues dans le cas tunisien : le management participatif est-il par exemple une solution suffisante aux manquements constatés par les pratiques de l’entreprise aux droits de l’Homme ? Le management de la santé au travail est-il suffisant quand le conflit social dégénère en grève de la fin pour la dignité des travailleur.euse.s ? »

Evaluationprojet_2016/17

Se connaître soi-même

A l’issue de ces commentaires, je proposais une discussion collective. Elle tournait court. Le mutisme des étudiant.e.s m’amenait à penser que mes remarques passaient pour des mises en cause. L’exercice n’était pas noté mais il.elle.s le vivaient comme un échec. En tirer les leçons était désormais vain. D’une situation pédagogique destinée à permettre aux étudiant.e.s d’éprouver sensiblement ce qui fait l’objet d’un jugement critique, l’expérience se soldait par le sentiment de leur incapacité à penser par eux-mêmes. Je les avais observé, à distance, ils s’étaient sentis mis à l’épreuve, sans possibilité de véritablement la passer, encore moins de la réussir. Un sentiment d’échec qui les amènera à me demander de ne pas renouveler à l’avenir cette expérience de pédagogie inversée.

« Nicolas, la prochaine fois vous nous donnerez le cours avant, de manière à ce que l’on ne se plante pas à nouveau ! »

Etudiant.e.s_2016_17

Leurs capacités à la critique n’y étaient manifestement pour rien. Mon invitation au partage d’une expérience critique était en réalité une invitation à se conformer aux résultats de « mon’ expérience critique, pas à construire la leur propre, ni à comprendre la manière dont j’avais construit la mienne. L’histoire m’avait été rapportée par un contact au sein de l’entreprise, depuis le point de vue d’un cadre français expatrié. J’avais cherché des témoignages additionnels, de salarié.e.s, de syndicats français et tunisiens, de journalistes s’étant rendus sur place, etc. J’avais pu mesurer l’ampleur de la controverse. J’avais du lutter pour établir ma posture au carrefour des contradictions qui apparaissaient dans les discours. Cette expérience m’a dès lors permis de prendre conscience, afin que la non-normativité et l’égalité aillent au-delà des « valeurs que l’on invoque », de la nécessité première non pas de transmettre un savoir à visée émancipatrice (« les élever par degrés vers sa propre science »), mais de reproduire auprès des étudiant.e.s les conditions dans lesquelles ce savoir émancipateur de l’enseignant.e critique a été acquis (transmettre « son pouvoir d’être pensant »).

Vignette 2 - Vérifier l’exigence inconditionnelle de la volonté des étudiant.e.s

Cette deuxième vignette propose justement d’interroger les conditions dans lesquelles un dispositif pédagogique intégrant le principe d’égalité en tant que « point de départ » et non comme un « but à atteindre » pouvait se matérialiser.

Acter l’égalité de nature des intelligences

L’enjeu revenait dans ce cadre à imaginer un dispositif qui ne serait pas un moyen d’évaluation de la capacité critique des étudiant.e.s en elle-même, mais un espace d’expression de celle-ci, l’évaluation reposant alors seulement sur la « radicalité de la recherche » de l’étudiant.e. Par conséquent, l’acception de la critique valorisée par le dispositif était celui d’une critique ordinaire, dont la validité ne repose pas sur sa proximité vis-à-vis de « grandes » théories, mais sur la capacité de ses énoncés à dénaturaliser les évidences, à rechercher les contradictions dans les discours, ou encore à identifier leur caractère insignifiant voire fallacieux. Le choix de faire travailler les étudiant.e.s sur l’analyse de controverses me paraissait favoriser a priori l’essor de ces formes ordinaires de critique dès lors qu’elle s’appuie sur des débats publics justement caractérisés par une égale distribution du savoir et/ou de l’ignorance parmi leurs protagonistes.

A priori seulement, puisque les modalités des controverses étudiées ont significativement évoluées au cours du dispositif. Sa première mouture demandait aux étudiant.e.s un travail sur la manière dont des controverses se matérialisait en des problématiques organisationnelles spécifiques à des partenaires du Master. Les raisons de l’abandon de cette modalité résident dans la tendance récurrente à l’instrumentalisation du travail des étudiant.e.s par les partenaires, occasionnant une rupture dans le principe d’égalité, dès lors que les critiques formulées par les étudiant.e.s se trouvaient régulièrement mis à l’épreuve des réalités vécues par leurs représentants, de l’efficacité perçue des raisonnements qu’il.elle.s avaient produits, ou du retour sur investissement généré.

« (Partenaire_1) répondre à nos questions par des questions, ce n’était pas vraiment ce que nous attendions de leur travail »; (Partenaire_2) « on ne les a pas vu souvent, alors que nous leur avions accordé beaucoup de temps. On s’attendait à ce qu’ils soient un peu comme des stagiaires, mais gratuits »; « (Partenaire_3) pourrait-on enchaîner ce travail par un stage afin d’élaborer les outils qui nous permettraient de… »

Comptesrendusdesoutenancesprojets_2017/18

Le dispositif a alors évolué en direction de disputes relatives à des arènes plus larges, dont le dénominateur commun résidait dans le rôle central accordé au management dans un débat public précis.

Retirer son intelligence du jeu

Pour ce type de controverses, restait néanmoins à vérifier l’égalité de fait entre les groupes d’étudiant.e.s et leurs référent.e.s universitaires : les doctorant.e.s de l’équipe et moi-même. Une relation égalitaire semblait découler intrinsèquement de la méthode d’analyse promue par le dispositif des controverses. Ce dernier supposait un raisonnement en deux temps : (i) proposer une mise en symétrie de la multiplicité des discours produits sur la thématique afin d’en identifier les contradictions; (ii) proposer des scénarios prospectifs quant à l’issue de la controverse en menant des enquêtes dans des situations de gestion concrètes. Un groupe de six étudiant.e.s, dont je suis le référent pédagogique, commence son travail d’une durée de 5 mois sur la controverse intitulée « la robotisation améliorera-t-elle les conditions de travail des aidant.e.s à domicile ? ». Il.elle.s explorent un premier corpus de données, constitué par mes soins sur la base d’une recherche par mots clés, et donc au départ, sans que je n’aie une connaissance approfondie des informations qui s’y trouvent. Ce corpus leur permet de mettre au jour, au terme des premières semaines de travail, que les métiers de l’aide à domicile sont le théâtre d’une véritable controverse publique sur l’avenir du travail. Progressivement, nos discussions relatives aux premières étapes de l’analyse convergent vers l’identification de discours différenciés et potentiellement contradictoires sur le thème.

Nos points de vue respectifs achoppaient néanmoins sur le rôle de la technologie dans ce panorama. Ce que je présentais alors comme un subterfuge, apparaissait pourtant à leurs yeux comme une vérité d’évidence : la robotisation incarnerait justement une solution pertinente aux maux du travail qui frappent ces métiers. La « relation importante d’aide qu’il peut y avoir entre la recherche et développement et les services d’aide à la personne » deviendrait alors l’hypothèse à performer dans la suite de leur analyse. Les membres du groupe faisaient en définitive du progrès technologique une manière d’éliminer, imaginairement à mes yeux, ces contradictions. Dès lors, cela ne m’a pas surpris de voir leur enquête de terrain révéler in fine que les aidants à domicile eux-mêmes ne paraissaient jamais établir de corrélation négative entre la robotisation et leurs conditions de travail, bien au contraire même. Je n’étais pas convaincu. Leur méthodologie d’enquête paraissait néanmoins solide, leur échantillon bien construit, leurs données exhaustives. Le dualisme enseignant-étudiant s’effaçait alors. Ma propre posture subversive n’y pouvait rien. J’avais exprimé mon avis de simple participant à leur analyse. Il.elle.s l’avaient intégré à leur cartographie des discours, mais ne l’avaient pas suivi dans ce qu’il.elle.s souhaitaient voir performer. Si les domaines de recherche respectifs des référent.e.s universitaires leur donnaient sans doute le statut d’observateur informé des thématiques étudiées, le recours à l’analyse des controverses faisait que, tout au plus, leurs opinions sur le sujet ne pouvaient accéder qu’au statut de discours partial à intégrer dans la cartographie de la controverse au même titre que les autres.

Contrôler la radicalité de la recherche

Le fait de « retirer » mon « intelligence du jeu » n’impliquait néanmoins pas de renoncer à mon rôle d’enseignant, simplement d’en redéfinir les contours. Le dispositif assimilait la critique ordinaire à la quantité de recherche effectuées par les étudiant.e.s pour produire leur jugement. Il excluait de ce fait l’évaluation de la qualité de ce jugement en tant que tel. Ma fonction se bornait alors à « vérifier » non pas que l’étudiant.e « trouve », mais simplement qu’il « cherche ». Nous nous bornions donc à vérifier qu’il.elle.s aient cherché avec « attention ». A exiger que leurs analyses soient systématiquement ramenées « à des objets matériels, à des phrases, à des mots écrits » dans le corpus de textes contradictoires que les étudiant.e.s se devaient d’analyser ou encore dans les données empiriques des observations qu’il.elle.s avaient réalisées. Ces prérogatives que Rancière (1987 : 54-55) assigne à son « Maître-ignorant » ont été traduites dans une grille d’évaluation élaborée conjointement par les référent.e.s pédagogiques du dispositif. Ses items étaient de ce fait exclusivement focalisés sur les modalités de collecte de données et la qualité des modalités de recours à la preuve, partant que tout argument, affirmation ou conclusion était envisageable, à la seule condition de pouvoir être justifié à l’aune du corpus de textes ou des données collectées lors de l’enquête.

Vignette 3 - Reconnaître une pluralité de manifestations de la critique

Cette troisième vignette décrit plus particulièrement les effets que produisent les conditions d’égalité entre référent.e.s universitaires et étudiant.e.s sur la variété des manifestations de la critique.

La critique attentionnée qui n’ose pas s’aventurer trop loin (C1)

Les premières étapes du dispositif amènent les étudiant.e.s travaillant sur la controverse « robotisation de l’aide à domicile » à mettre au jour des contradictions dévoilant la logique financière des arrangements qui promeuvent une économie quaternaire et qui remettent dans le même temps en question les logiques solidaires du travail des aidant.e.s prévalant précédemment. Alors que pour d’autres groupes, il s’agirait là d’une épiphanie génératrice d’une capacité à refuser les solutions technologiques qu’ils jugeraient mystificatrices et qui les amèneraient ensuite à développer une critique subversive de l’hégémonie des groupes d’assurances (C2), voire à promouvoir des alternatives sociales et solidaires (C3); pour ce groupe, la trajectoire critique s’arrête là. Capables sans l’ombre d’un doute de faire l’expérience personnelle de la dé-naturalisation de la domination nouvelle qui s’établit dans le secteur, les étudiant.e.s la traduisent toutefois en une attitude de refus du jugement négatif qui prend la forme d’une démarche de rationalisation, visant à minimiser les contradictions au sein du livrable final, marquant un temps d’arrêt dans leur trajectoire critique.

Face au constat manifeste d’un phénomène de domination, leurs sensibilités personnelles les avaient décidé à orienter leur travail pour changer ce qui pouvait l’être, de l’intérieur, par petits pas. Les étudiant.e.s justifiaient cela par la préférence qu’il.elle.s avaient à changer les micro-pratiques plutôt que de regarder les macro-acteurs, de tirer parti des micro-émancipations permises par les opportunités technologiques - diminuer le port de charge, automatiser les bullshit jobs afin se recentrer sur le relationnel avec les patient.e.s, etc. - plutôt que de résister aux changements structurels aboutissant à l’ubérisation des emplois, à la substitution du travail humain par des artefacts technologiques, etc.

La critique volontaire qui veut en chercher davantage (C2)

S’approprier la controverse sous l’angle d’une dé-naturalisation de l’ordre établi amène d’autres étudiant.e.s à faire une première expérience du sentiment de refus. Il.elle.s peuvent même en faire une finalité à part entière de leur travail qui, là encore, sera susceptible d’interrompre la trajectoire critique. Au constat de contradictions majeures dans les discours managériaux, succèdera une volonté d’en identifier les impacts concrets, en particulier en matière d’exclusion et de marginalisation de certains groupes sociaux. Ici, la posture critique ne vise ni à rationaliser les intérêts en tension (C1), ni à préfigurer des alternatives aux formes managériales critiquées (C3), mais à dénoncer la légitimité de certaines justifications managériales en les mettant à l’épreuve du point de vue des étudiant.e.s.

Une de ces expériences de révélation des failles de la domination s’incarne dans un projet intitulé « peut-on porter des signes religieux au travail ? ». Un groupe de six étudiant.e.s est accompagné par une référente pédagogique menant une recherche critique sur le même thème. La posture de cette doctorante oscille entre subversion (C2) et recherche d’alternatives via l’étude de mouvements sociaux anti-racistes (C3). Le premier travail cartographique mené par les étudiant.e.s les oriente vers un constat qui, par la rupture qu’il va générer en eux — ils n’avaient jamais, à l’instar de leur référente pédagogique quelques années plus tôt, entendu parler du concept de « racialisation », ne s’étaient jamais demandés s’ils étaient bénéficiaires ou soumis aux « privilèges blancs », et avaient encore moins idée de ce que « racisme structurel » voulait dire — va participer de l’émergence d’une expérience de jugement négatif partagée, à quelques années d’intervalle, entre les étudiant.e.s et la référente pédagogique. Mes discussions avec elle, et ce dès les premières semaines de travail, révèlent que les étudiant.e.s font le parallèle entre leur méconnaissance préalable de ces enjeux et leur volonté nouvelle de révéler les injustices qu’ils observent comme se déroulant dans le déni le plus total.

« Nous sommes ravis d’avoir participé à un projet aussi prenant que celui-ci et ressortons tous impliqués et concernés par les problématiques qu’il a suscitées »

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Les étapes ultérieures de l’analyse vont les convaincre qu’il est urgent de devenir comptable des dégâts générés. Leur enquête va ainsi porter sur les expériences de discriminations vécues par de jeunes cadres issus de minorités ethno-culturelles. Lors de la restitution finale, le groupe d’étudiant.e semble s’être totalement désintéressé de l’un des deux objectifs attendus de l’analyse des controverses : la production de scénarios prospectifs. C’est que, selon eux, la mise à l’épreuve du réel impliquée par la posture de refus de la domination, ancre, voire bloque, le propos ici et maintenant. Tant qu’à leurs yeux, la mesure des conséquences du mensonge véhiculé par le management de la diversité n’est pas prise, à quoi bon leur demander de spéculer sur des lendemains qui chantent.

La critique exploratrice qui met en acte le pouvoir d’être pensant (C3)

Le passage par le stade du refus de la domination (C2) peut aussi convaincre certain.e.s étudiant.e.s que rien ne pourra décidément plus être comme avant. La critique qui prend la forme d’un engagement dans l’exploration d’alternatives m’apparait de ce fait comme le dernier stade d’une trajectoire critique maximale dès lors que les étudiant.e.s qui la mettent en oeuvre sont préalablement passé par (C1) et (C2). Une de ces expériences d’exploration s’incarne dans un projet intitulé : « les consommateurs des supermarchés participatifs sont-ils des travailleurs comme les autres ? » Ils proposent tout d’abord de décrypter l’illusion de la coopération en vigueur dans ce modèle en tant que mythe, idée à faire advenir, visant à influencer les conduites - mais aussi en tant que paravent d’une réalité du travail plus hiérarchisée, contrôlée et performative qu’il n’y paraît. La controverse publique porte en effet sur les conditions de travail des consommateurs-bénévoles. Une fois cette illusion mise au jour (C1), tout comme ses conséquences sur les consommateurs-bénévoles qui pâtissent, consciemment ou non, de formes relativement strictes de contrôle du travail (C2), les étudiant.e.s n’en restent néanmoins pas là. Leur attachement à l’idée d’alternative les amène en effet à tenter d’imaginer les amendements au modèle qui lui permettraient de tenir véritablement ses promesses.

« Nous avons choisi ce sujet pour le système alternatif qui permet de faire fonctionner ces supermarchés. »

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Aussi, une enquête de terrain auprès d’un échantillon de bénévoles d’un supermarché coopératif va leur donner l’occasion d’élaborer une typologie de leurs « motivations ».

« Nous pensons que la nature de la motivation des individus influence leur acceptation ou non du travail en coopérative, et par extension, l’organisation de ce travail. »

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De cette enquête, les étudiant.e.s vont déduire plusieurs facettes de rôles jusqu’alors méconnus et donc mal valorisés au sein du collectif. Ils en concluent que la stratégie du supermarché étudié, et le modèle d’organisation du travail qui en découle, reposent sur une ambiguïté en termes de cohérence moyens/fins qu’il conviendrait de lever. Leur soutenance intermédiaire témoignait d’ailleurs de l’intérêt qu’avaient éprouvé certains membres du supermarché pour leurs hypothèses de travail. Il.elle.s avaient, semble-t-il, découverts des « pouvoirs intellectuels insoupçonnés qui les (avaient mis) sur la voie de découvertes nouvelles » à explorer à leur tour.

Discussion

Ces trois vignettes analytiques mettent en lumière deux difficultés principales qui émergent de la mise en acte de la méthode de l’égalité rancièrienne. Elles me paraissent incarner les pistes de contribution les plus fécondes pour la CME : la question d’une normativité critique « minimale » de l’enseignant critique et celle de la non-hiérarchisation des critiques ordinaires des étudiant.e.s. Elles permettent d’informer, à la fois empiriquement et analytiquement, les prises de position récentes au sein de la CME en faveur d’une approche non-normative.

Définir une normativité critique minimale

La première difficulté renvoie à la persistance de la normativité critique de l’enseignant.e dans la mise en oeuvre concrète de la méthode rancièrienne, et à l’écart que cette normativité génère entre les valeurs d’égalité qu’il.elle invoque et les formes plus ou moins duales et hiérarchisées d’interaction avec ses étudiant.e.s qui en émergent. La vignette 1 a mis en exergue que le rejet « invoqué » de toute normativité « critique » ne prémunissait pas l’enseignant.e du « mépris » qui l’amène à considérer que « (sa) supériorité finit toujours par être à (ses) yeux la supériorité supérieure » (Rancière, 1987 : 133-134). L’expérience de classe inversée soulignait plus particulièrement que « la passion pour l’inégalité » de l’enseignant.e critique ne se vérifiait jamais avec autant de virulence que lorsqu’il.elle perd de vue le « souvenir » de sa propre « ignorance », autrement dit, qu’il.elle se met confusément à enseigner ce qu’il faut savoir, la « grande » critique à assimiler, plutôt que les conditions sensibles grâce auxquelles il.elle a acquis cette connaissance critique ordinaire, autrement dit le processus à reproduire pour permettre à l’étudiant.e de construire la sienne. C’est là un paradoxe majeur des principes définis dans l’agenda performatif critique. La défense simultanée que propose Spicer et al. (2009 : 547-548; 553) des « théories populaires », au travers du principe de « bienveillance », ainsi que du principe de « normativité », en référence aux « ressources de la philosophie politique », confine en effet à la contradiction. La vignette 2 propose en ce sens un récit de la construction du dispositif d’analyse des controverses susceptible d’indiquer comment sortir de ce cercle vicieux de la normativité. « Retirer son intelligence du jeu » suppose en effet de faire de la normativité de l’enseignant.e critique ni une prescription à suivre (cf. subversion), ni un point de vue à annihiler (cf. réformisme), mais le témoin d’un discours singulier à ré-intégrer dans une controverse plus large. L’enseignant n’en perd néanmoins pas sa fonction fondamentale de « maître », même « ignorant », puisqu’il conserve des prérogatives fondamentales quant à la définition de la thématique de la controverse, de la constitution du corpus de textes, et de « contrôle de la radicalité de la recherche » de l’étudiant.e. La « radicalité » dont il est question est matérialisée par ce que le dispositif d’analyse des controverses vérifie en circonscrivant le rôle d’‘examinateur’ de l’enseignant.e à l’évaluation de la qualité des données collectées (Martineau et Calcei, 2019) et des modalités du recours à ces données en tant que preuves (Armstrong et Lightfoot, 2010) : ce que l’étudiant.e « voit », « pense », et ce qu’il en « fait ». Le périmètre de ces prérogatives permet ainsi de tenir l’objectif d’une « approche encore plus performative critique » (Spicer et al., 2016 : 233-234) tout en renonçant à la normativité qui consiste à prescrire quelles formes de critiques et d’émancipation doivent nécessairement en émerger. Ces prérogatives constituent en effet tant les fondements que les frontières d’une normativité critique minimale, autorisant l’enseignant à « sélectionner (…) la préoccupation d’intérêt général » qui constituera ensuite le cadre d’une réflexion critique chez les étudiant.e.s, et ce quelle qu’en soit la forme, pourvu qu’elle soit la plus « ouverte » possible (Fleming et Banerjee, 2016 : 270). Ce « minimalisme » normatif de l’enseignant.e pourrait même aller, si on le rapproche de Ogien (2007 : 12), jusqu’à s’abstenir de tout cadrage de la thématique étudiée tant qu’il ne s’est pas prémuni du risque « d’éviter de nuire délibérément à autrui », aux étudiant.e.s en particulier. Choisir une « préoccupation d’intérêt général », au sens de Fleming et Banerjee (2016), renverrait ainsi à définir « ce qui est bien pour les (étudiant.e.s) sans tenir compte de leur opinion » (Ogien, 2013 : 234); alors que pour Ogien, l’égalité de condition véritable entre enseignant.e.s et étudiant.e.s n’est envisageable qu’en renonçant à toute prescription morale, même méliorative. C’est justement afin de s’assurer de l’absence de « nuisance » interpersonnelle, qui correspond donc à une situation d’émancipation minimale pour Ogien, qu’une considération égale doit être accordée aux jugements de chacun.

Renoncer à la hiérarchisation des critiques

La seconde difficulté réside justement dans les implications d’une telle prise en compte de la variété des jugements, lorsque des différences apparaissent entre les étudiant.e.s dans les manifestations de leurs critiques ordinaires. Cette recherche confirme ainsi que la présupposition d’égalité propre à la méthode rancièrienne s’avère en pratique « difficilement opérationnalisable » y compris lorsque l’enseignant.e s’engage afin de rendre possible l’expression d’une « hétérogénéité des positions » (Huault et Perret, 2011 : 300). Cet objectif s’est en effet heurté, dans le cours de l’interaction entre les référent.e.s pédagogiques et les étudiant.e.s, au constat d’une « inégalité des manifestations » de la critique, laissant ouverte l’explication des facteurs permettant le passage, ou l’absence de passage, d’une étape à une autre de la « route » vers l’émancipation. Ce résultat me semblait, de prime abord, signifier que l’égalité des intelligences postulée et actée dans le dispositif ne suffisait pas (vignette 2), et qu’une hiérarchie finissait par émerger de facto entre critiques « attentionnée » (C1), « volontaire » (C2) et « exploratrice » (C3) (vignette 3). Les normativités subversive, réformiste, et performative critique de la CME convergent pour confirmer que ce constat relève d’une hiérarchie de jure des formes de critique. La première légitime la hiérarchie par l’existence d’un dualisme entre le savoir critique de l’enseignant.e et l’esprit critique à former chez l’étudiant.e (Contu, 2011). La deuxième voit dans l’égalité un processus dont l’issue permet de distinguer les « êtres critiques », ou ceux qui « refusent » la domination managériale, des étudiant.e.s qui n’y parviennent pas (Perriton et Reynolds, 2004; Delher, 2009). L’agenda de la performativité critique, tel que défini par Spicer et al. (2009 : 542; 547; 550; 552; 555), considère quant à lui que les stratégies critiques qui relèvent de l’« incision incrémentale » (« critique attentionnée ») et d’un « radicalisme tempéré » (« critique active »), parce qu’elles correspondent à une « prise de position affirmative » et/ou qu’elles rejettent les « critiques négatives » (King, 2015 : 256), créent davantage d’opportunité d’émancipation que la « conscience cynique » (« critique volontaire ») qui vise simplement « à ébranler, questionner et éventuellement détruire certains édifices théoriques ». La méthode rancièrienne autorise l’enseignant.e critique, parce qu’il est désormais capable, grâce à elle, de « retirer son intelligence du jeu » et de » s’émanciper’ de « sa passion pour l’inégalité » (vignettes 1 et 2), à voir dans chacune de ses formes de manifestations de la critique autre chose qu’une hiérarchie. Les critiques « attentionnée », « volontaire » et « exploratrice » sont en effet distinctes de ce que Rancière désigne par « idiotisme » ou « paresse ». Autrement dit, elles sont toutes trois déjà le produit d’une émancipation. Bien qu’elles soient susceptibles de « performer » des formes politiques distinctes - engagement en faveur de micro-émancipations vis-à-vis des pratiques managériales établies pour la « critique attentionnée », dans des formes d’activisme liées à des mouvements sociaux pour la « critique volontaire », ou bien inscrites dans des organisations alternatives pour la « critique exploratrice » - il n’en demeure pas moins qu’elles incarnent, sur un même plan, des actes critiques émancipateurs. Ainsi, il est possible d’affirmer que l’’actualisation’ du principe d’égalité des intelligences, au cours de l’expérimentation de la méthode de l’égalité ici analysée, favorise la reconnaissance d’une pluralité de formes de manifestations de la critique, et rend par là même inutile leur hiérarchisation. Ce résultat abonde, éléments de preuves empiriques à l’appui, dans le sens de Huault et Perret (2011) et de Fleming et Banerjee (2016) qui plaident pour une approche non-normative de la CME. 

Conclusion

La mise en acte de la méthode de l’égalité rancièrienne met en lumière un processus qui repose sur la capacité de l’enseignant.e critique à s’émanciper lui-même pour pouvoir émanciper à son tour ses étudiant.e.s. Les mécanismes de cette transmission ne s’appuient pas sur son savoir normatif de ce que doivent être les formes d’émancipation à suivre, mais sur le fait de créer les conditions qui offriront à l’étudiant.e de décider par lui-même de l’utilisation de cette capacité critique. L’émancipation s’incarne selon ce schéma dans une présupposition d’égalité à « actualiser » et à « vérifier » dans le cours de l’interaction pédagogique (Huault et Perret, 2011 : 293). La méthode de l’égalité se présente ainsi comme une manière d’« ouvrir la voie à l’inattendu » (Martineau et Calcei, 2019 : 112) quant aux formes de critique et d’émancipation susceptibles d’émerger dès lors que l’on fait de l’égalité un postulat de la CME. Entendue dans cette acception non-normative et égalitaire, la capacité de la CME à faire école reste pourtant une gageure. Le premier enjeu consiste à déterminer la mesure dans laquelle le postulat d’égalité produit des effets sur les trajectoires professionnelles ultérieures des étudiant.e.s ayant participé au dispositif d’analyse des controverses. Il s’agit d’appréhender le caractère pérenne ou non des critiques ordinaires, « au bord du politique » (Rancière, 2004), que les étudiant.e.s ont formulé le temps de l’expérimentation, et envisager l’influence qu’elles ont pu avoir sur les modalités de leur insertion professionnelle. La seconde difficulté revient à questionner les enjeux d’institutionnalisation de la méthode de l’égalité à l’intérieur des écoles de management elles-mêmes. Le récit que propose Rancière (1987) de l’itinéraire de Joseph Jacotot, pédagogue inventif mais théoricien malheureux d’un enseignement émancipateur qui échouera à faire école, autorise en effet à questionner les conditions de possibilité d’institutionnalisation d’une CME rancièrienne à une échelle plus large que la salle de classe.