Article body

Le travail stratégique — ou strategizing — est difficile à saisir. Sa manifestation la plus visible est l’activité d’une poignée d’acteurs de la Top Management Team (TMT) et des instances de gouvernance, activité discrète, sinon secrète, sensible et difficile d’accès par nature (Whittington et al., 2011). Des études ont cependant montré que d’autres acteurs participaient à la fabrique de la stratégie, comme les middle-managers (par ex. Rouleau, 2005; Rouleau et Balogun, 2011), des employés voire des parties prenantes externes (Hautz et al., 2017; Whittington, 2019). Toutefois, impliquer de façon variée une multitude d’acteurs n’ayant pas le statut traditionnel de stratèges, provenant en partie de l’extérieur de l’organisation, étend considérablement le « filet empirique » pouvant être jeté pour saisir précisément le travail stratégique (Hendry et Seidl, 2003, p. 176). La difficulté à circonscrire le strategizing s’accroît encore si l’on adopte une perspective dans laquelle toute activité pouvant contribuer à la création de valeur et à l’orientation de l’organisation serait à caractère stratégique : aller au-delà du processus formel de planification stratégique piloté par les élites situe virtuellement le strategizing dans la plupart des activités de l’organisation (Johnson et al., 2007).

Comment donc étudier le strategizing en ne se limitant pas à ses manifestations les plus visibles, celles où des dirigeants travaillent explicitement sur la stratégie de leur organisation ? Pour étudier le strategizing, les unités d’analyse classiquement mobilisées portent sur des niveaux d’analyse variables : du niveau de la décision stratégique ou de la problématique stratégique, pouvant couvrir plusieurs années (par ex. Maitlis et Lawrence, 2003) à des extraits de conversation stratégique de quelques minutes au coeur de réunions stratégiques (par ex. Bencherki et al., 2021; Samra-Fredericks, 2003). Entre ces deux pôles se situe l’épisode stratégique, défini comme « [a] sequence of communications structured in terms of its beginning and ending, for it is through episodes that organizations are able to routinely suspend their normal routine structures of discourse, communication and hierarchy, and so create the opportunity for reflexive strategic practice » (Hendry et Seidl, 2003, p. 176). Sans avoir la prétention d’être la seule unité d’analyse pertinente pour étudier le strategizing (Johnson et al., 2007), ce concept présente un intérêt méthodologique en ce qu’il permet l’analyse empirique systématique des moments de strategizing tout autant qu’il facilite la comparaison de plusieurs épisodes (Hendry et Seidl, 2003). De plus, du fait de sa structure empruntée aux travaux sur les systèmes sociaux de Luhmann, ce concept a un intérêt heuristique notable car il permet de rendre compte de l’articulation de l’épisode stratégique avec les activités routinières ordinaires de l’organisation et de la possibilité d’apparition du changement stratégique. Ces intérêts méthodologique et heuristique lui ont notamment valu d’être placé au coeur de modélisations visant à synthétiser les éléments clés du processus de fabrication de la stratégie (Burgelman et al., 2018; Morton et al., 2018; Tavakoli et al., 2017; Whittington, 2006).

Au-delà de ces intérêts, l’épisode stratégique permet-il l’étude effective du strategizing dans toutes ses manifestations, c’est-à-dire en ne se limitant pas au travail ouvertement stratégique de dirigeants ? Pour instruire ce questionnement, nous avons réalisé une revue systématique de la littérature. Nous dégageons deux grands résultats de l’analyse des 37 sources collectées : (i) dans les travaux où l’épisode stratégique est au coeur du projet de connaissance, nous constatons que ce concept permet effectivement l’étude d’une grande variété d’épisodes stratégiques même si, à ce jour, ce potentiel n’a pas été pleinement exploité empiriquement. En effet, l’épisode a davantage été mobilisé pour l’étude empirique de moments de fabrication délibérée de la stratégie. Nous constatons ainsi un écart entre les épisodes théoriquement étudiables et les épisodes effectivement étudiés empiriquement; (ii) dans les travaux mobilisant l’épisode stratégique comme une unité d’analyse, nous constatons une malléabilité dans le niveau d’analyse associé à l’épisode : d’un niveau très micro (quelques minutes d’une séquence de communication au sein d’une réunion) à celui plus macro de la sérialisation des épisodes (portant sur des périodes de plusieurs mois ou années). Toutefois, cette souplesse d’usage méthodologique brouille les contours de ce qu’est l’épisode et amène à s’interroger sur la spécificité de ce concept ainsi que sur les liens qu’il entretient vis-à-vis d’autres unités d’analyse permettant l’étude du strategizing.

À la lumière de ces résultats, l’épisode stratégique proposé par Hendry et Seidl s’avère porteur d’un réel potentiel, encore sous-exploité, pour l’étude du strategizing dans toutes ses manifestations. Pour réaliser ce potentiel, nous proposons deux grands axes de recherche en miroir de nos résultats. Les implications de ces deux axes sont doubles : d’une part, notre analyse enrichit les discussions méthodologiques en strategy-as-practice (Johnson et al., 2007) en proposant une articulation précise de l’épisode stratégique avec les unités d’analyse de niveau d’analyse inférieur et supérieur; d’autre part, nous enrichissons la compréhension de la nature épisodique du travail stratégique (Burgelman et al., 2018) en proposant une conceptualisation originale des multiples manifestations du strategizing.

Ce papier débute par la présentation détaillée du concept d’épisode stratégique et de ses caractéristiques. Nous présentons ensuite notre revue systématique de littérature. Enfin, nous développons les axes de recherche dans une dernière section.

L’épisode stratégique

Le concept d’épisode stratégique d’Hendry et Seidl (2003) s’inscrit dans l’approche de la stratégie comme pratique (strategy-as-practice : Jarzabkowski et al., 2007; Vaara et Whittington, 2012) et trouve ses origines dans la théorie des systèmes sociaux de Niklas Luhmann. C’est une séquence de communication dont le début et la fin marquent les bornes d’une suspension des structures discursives et organisationnelles des routines ordinaires. L’épisode marque donc la mise en oeuvre temporaire de structures différentes qui permettent de conduire une conversation stratégique susceptible de modifier l’organisation (Hendry et Seidl font l’analogie avec l’apprentissage en double-boucle d’Argyris et Schön).

Étant plus ou moins formels, les épisodes peuvent se produire n’importe où dans l’organisation. Toutefois, pour être considérés comme stratégique, ils doivent être le lieu d’une discussion à finalité critique du point de vue des capacités génératrices de valeur et de richesse et/ou de la survie à long terme de l’organisation (Hendry, 2000). De plus, pour qu’une telle discussion puisse avoir lieu, en rupture avec les routines organisationnelles, les épisodes sont caractérisés par la mise en place d’une structure spécifique autour de trois aspects critiques : initiation, conduct et termination. La notion d’initiation caractérise la manière dont l’épisode démarre. Ce début de l’épisode marque une rupture, un « découplage » (de-coupling, Hendry et Seidl, 2003, p. 189) des structures habituelles de l’organisation. L’épisode débute ainsi avec des structures (discursives, spatiales, temporelles, hiérarchiques) qui lui sont propres. La notion de conduct se focalise sur le déroulement même de l’épisode : la manière dont sont organisées les discussions entre participants et la réflexion stratégique sur laquelle elles portent. La notion de termination marque la fin de l’épisode et le retour aux structures habituelles de l’organisation. Elle fait référence à la manière dont la réflexion stratégique développée au sein de l’épisode s’articule, se « recouple », (re-coupling, Hendry et Seidl, p.189), avec les routines habituelles de l’organisation. À cet égard, plus l’organisation contrôle et planifie l’occurrence des épisodes (le moment où ils ont lieu, le contenu des échanges et objectifs visés ainsi que leur fin), plus elle s’assure que ceux-ci s’articulent correctement avec les routines habituelles de l’organisation et que leur contenu stratégique s’intègrera facilement au reste de l’organisation. Cela limite ainsi le potentiel de perturbation (disruptive, Hendry et Seidl, 2003, p. 190) d’épisodes informels dont l’organisation ne maîtrise ni l’occurrence, ni les effets potentiels sur le reste de l’organisation.

Les épisodes ont été conceptualisés comme routiniers par Hendry et Seidl, ce qui n’empêche pas l’existence d’épisodes plus spontanés ou réactifs (2003, p. 182). Les épisodes étant des séquences de communication, ils doivent regrouper au moins plusieurs acteurs qui peuvent être internes et/ou externes (pas nécessairement des dirigeants). L’étude des épisodes peut donc contribuer à la compréhension de la prise de décision stratégique à travers l’analyse du discours des acteurs (Hendry, 2000). Leur caractère routinier permet également d’étudier le déroulement en différentes étapes du processus de décision stratégique, son étalement dans le temps, à travers l’occurrence de divers épisodes répétitifs, plutôt que de l’envisager à travers le prisme d’une seule décision prise à un instant donné (Pettigrew, 1990). Enfin, toujours inspirés par Luhmann, Hendry et Seidl (2003, p. 186-197) proposent que les changements stratégiques discutés lors d’un épisode suivent une logique évolutionniste. À l’issue d’un épisode stratégique, une variation proposée doit ensuite être sélectionnée, c’est-à-dire avoir l’opportunité de se coupler effectivement avec l’organisation existante pour pouvoir l’influencer et la transformer; elle peut ensuite être rejetée ou mise en oeuvre : « the operating structures are revised and restabilized around the new strategy » (ibid, p. 187).

En résumé, ce concept décrit les moments où les acteurs-stratèges s’extraient de l’opérationnel et font de la stratégie (Vaara et Whittington, 2012), moments d’investissement majeur de l’attention des acteurs-stratèges, à l’importance tant symbolique qu’en termes de régulation du processus stratégique (Burgelman et al., 2018) et qui permettent de produire des changements tout comme de confirmer les orientations stratégiques préalablement décidées. Ce concept est ainsi une unité d’analyse particulièrement intéressante pour l’étude du strategizing (Johnson et al., 2007). En particulier, il peut permettre d’apprécier finement les moments clés d’issue-selling (Dutton et al., 2001) ou encore les occasions concrètes de sensemaking et de sensegiving, deux des dynamiques essentielles impliquées dans l’initiation de ces changements (Gioia et Chittipeddi, 1991). Toutefois, à ce jour, ces phénomènes ont surtout été étudiés en lien avec le travail explicitement stratégique de dirigeants, au cours de réunions ou de séminaires stratégiques par exemple. Dans ce papier, nous nous proposons d’investiguer la capacité de l’épisode stratégique à permettre l’étude du strategizing en ne se limitant pas au travail ouvertement stratégique de dirigeants, c’est-à-dire dans toutes ses manifestations ou occurrences.

Revue systématique de la littérature

Pour appréhender le potentiel du concept d’épisode stratégique à saisir le strategizing dans toutes ses manifestations, nous avons entrepris une revue systématique de littérature afin d’identifier le type de travail stratégique effectivement étudié dans les études mobilisant cette unité d’analyse.

Collecte des sources

Depuis l’année de parution de l’article fondateur d’Hendry et Seidl (2003), nous avons identifié 37 sources (voir la liste en annexe) théoriques ou empiriques mobilisant explicitement le concept d’épisode stratégique, c’est-à-dire comme unité d’analyse et/ou comme concept essentiel ou central au projet de connaissance développé. Pour identifier ces sources, nous avons procédé à une revue systématique de la littérature en respectant les étapes suivantes (Figure 1.).

La première étape a été d’identifier l’ensemble des sources potentiellement pertinentes en opérant une recherche dans les bases de données EBSCO (Business Source Ultimate et Econlit) et Google Scholar de 2003 (date de publication de l’article fondateur de Hendry et Seidl) à 2021 (date de la collecte des sources) avec des mots clés ciblés (« strategic episode[s] » OR « strategy episode[s] » OR « strategizing episode[s] » OR « episode[s] of strategic praxis »). 392 sources ont ainsi été identifiées. La deuxième étape a été d’identifier, dans ces sources, celles qui étaient pertinentes et mobilisables pour notre recherche en appliquant des critères d’exclusion précis dans une logique de « purposeful sampling » (Patton, 2015) (voir le détail des critères d’exclusion dans la figure 1). Nous avons conservés 141 sources. La troisième étape a consisté en la lecture intégrale des sources pour identifier si l’épisode stratégique était mobilisé de façon suffisamment centrale dans le projet de connaissance pour nous permettre d’en analyser l’usage. L’opération décisive à cet égard a été de poser la question clé suivante : « Si l’on retire du texte la ou les phrases mentionnant l’épisode stratégique, est-ce que cela affecte la réflexion développée dans la source considérée ? » Une réponse négative à cette question permettait d’exclure la source considérée du fait d’un usage que nous avons appelé « périphérique » du concept d’épisode. Cet usage périphérique trouve deux manifestations : soit l’épisode stratégique de Hendry et Seidl était mentionné, par exemple dans la revue de littérature, sans pour autant être une unité d’analyse ou relié de façon centrale au projet de connaissance; soit les épisodes effectivement étudiés dans la source n’étaient pas stratégiques (e.g., des épisodes d’interactions entre clients et employés ou encore des épisodes de projet). Cela nous a de nouveau conduit à exclure 104 sources et à conserver un corpus final de 37 sources.

Figure 1

Étapes et critères de la revue systématique de la littérature réalisée

Étapes et critères de la revue systématique de la littérature réalisée

-> See the list of figures

Analyse des sources

L’analyse des 37 sources identifiées a été guidée par notre questionnement sur l’intérêt de l’épisode stratégique pour l’étude du strategizing et s’est déroulée en deux temps. Nous avons tout d’abord lu l’intégralité des sources pour les catégoriser en suivant une logique de codage émergent. Lors de cette phase, nous avons interrogé les sources à propos de l’usage qu’elles faisaient de l’épisode stratégique et plusieurs catégories ont émergé et ont été stabilisées de façon itérative entre la consultation des sources et les discussions entre les co-auteurs :

  • La nature de l’emploi du concept dans la source : usage central comme sujet clé du projet de connaissance; usage méthodologique comme unité d’analyse; usage critique si des limites du concepts étaient pointées;

  • Le type d’épisode étudié dans la source : épisodes de « type formel »; épisodes de « type informel »;

  • L’existence de concepts d’épisodes stratégiques alternatifs à celui de Hendry et Seidl : épisodes de praxis stratégique; épisodes stratégiques de Maitlis et Lawrence (2003);

  • Le focus de la source : étude d’un épisode isolé; étude d’une série d’épisodes (routiniers ou non).

D’autres catégories ont également été considérées, testées et abandonnées car elles ne sont pas apparues suffisamment pertinentes pour faire sens de notre question de recherche (par ex. la catégorie concernant le type de strategizing étudié — entre formulation et mise en oeuvre de la stratégie — a été abandonnée).

Dans un second temps, nous avons raffiné l’analyse de certaines catégories. Ainsi, les usages méthodologiques ont été appréciés plus finement en distinguant plusieurs niveaux d’analyse dans la mobilisation de l’épisode dans le dimensionnement du « filet empirique » jeté sur les données (Hendry et Seidl, 2003). Ce raffinement, visant à mieux appréhender le potentiel des épisodes stratégiques pour la description et la représentation du strategizing dans toutes ses manifestations, a fait l’objet de nouvelles itérations entre les auteurs et les sources étudiées. La réorganisation des catégories, de leurs relations ainsi que leur approfondissement structure désormais la présentation de nos résultats et des axes de recherche proposés autour des implications (i) de la variété des manifestations de strategizing étudiées et (ii) des niveaux d’analyse pour l’étude des épisodes.

Bien que rigoureuse, cette revue systématique de la littérature n’est pas exempte de limites. Ainsi, un de nos critères d’exclusion nous a amené à ne pas considérer des sources issues de papiers non publiés dans des revues en management (par ex. présentés en conférence, master thesis). Bien que classique dans une revue systématique de littérature (Gough et al., 2017), ce choix conduit à se concentrer sur les sources ayant été soumises à des processus de normalisation, notamment d’évaluation par les pairs, fortement structurants dans le champ scientifique. Cette focalisation sur les sources publiées empêche potentiellement d’identifier des usages marginaux, plus créatifs, de l’épisode stratégique. De plus, nous n’avons pas estimé l’impact relatif des 37 papiers identifiés pour apprécier leur influence dans le champ (et plus particulièrement celle des différentes formes prises par le concept d’épisode stratégique). D’autres études seraient nécessaires pour apprécier cette dimension, en mobilisant par exemple une analyse de réseau ou une analyse bibliométrique.

Résultats

L’analyse des sources collectées nous a permis de faire émerger deux grands résultats relatifs à l’intérêt de l’épisode stratégique pour l’étude du strategizing dans toutes ses manifestations : l’existence d’une variété de manifestations du strategizing étudiables grâce au recours à l’épisode stratégique malgré une focalisation sur les épisodes de type formel, délibérés et ouvertement stratégiques; une variété dans le niveau d’analyse de l’épisode qui brouille l’intérêt distinctif du recours à ce concept vis-à-vis d’autres unités d’analyse.

Variétés des manifestations du strategizing étudié

Dans les sources étudiées, nous constatons une pluralité de manifestations de strategizing étudiables, ce qui traduit une diversité des types d’épisodes empiriques théoriquement étudiables, allant au-delà des moments les plus visibles où des dirigeants travaillent explicitement sur la stratégie de leur organisation. Pour caractériser cette pluralité, en l’absence de typologie, les auteurs renvoient généralement à une opposition entre manifestations de strategizing qualifiées de formelles et d’informelles (e.g., Hendry et Seidl, 2003; Prashantham et Eranova, 2020). Les manifestations de type formel sont toutefois surreprésentées dans les études empiriques réalisées, ce qui peut fausser notre compréhension du strategizing en laissant penser qu’il se produit uniquement ou essentiellement au cours de ces manifestations.

Présents dans 35 de nos 37 sources, les manifestations de type formel ont des caractéristiques similaires : ce sont des réunions de dirigeants (parfois assistés de consultants) consacrées explicitement à des questions stratégiques, se répétant dans le temps (routinières) et pouvant être fortement ritualisées (Johnson et al., 2010), parfois organisées en dehors du lieu de travail. Ces strategy meeting, workshops, retreat ou awayday visent l’élaboration de textes stratégiques dans une logique de planification stratégique ou en réponse à un événement externe. Une partie de ces travaux place l’épisode stratégique au coeur de leur projet de connaissance. En effet, ces études s’intéressent aux facteurs influençant la dynamique et l’efficacité des épisodes ou leur capacité à produire des changements stratégiques, que cela soit sur la base d’une revue de littérature (Seidl et Guerard, 2015), d’études quantitatives (Hodgkinson et al., 2006; Healy et al., 2015) ou qualitatives — via l’analyse comparée de plusieurs épisodes et/ou séries d’épisodes (MacIntosh et al., 2010; Johnson et al., 2010; Jarzabkowski et Seidl, 2008) voire sur la base de l’analyse approfondie d’un seul épisode (Detchessahar et Journé, 2018). Ces travaux enrichissent le concept d’épisode stratégique en identifiant des facteurs influençant la capacité des épisodes à produire un changement stratégique ou, à l’inverse, pouvant conduire à un échec, par exemple la clarté des enjeux exprimés initialement, le degré d’extraction du quotidien (removal) et de structuration de l’animation — notamment du degré de contrôle ou de liberté des discussions —, du choix des participants en nombre et qualité, etc. (Healy et al., 2015; Jarzabkowski et Seidl, 2008; Johnson et al., 2010). Il ne se dégage cependant aucune conclusion définitive sur la manière d’organiser les épisodes en vue de leur succès.

Les épisodes de strategizing de type informel sont, quant à eux, très rarement étudiés (e.g., Jarzabkowski et al., 2015) et le plus souvent seuls des exemples sont mentionnés, par exemple : « pub or coffee machine conversations » (Hendry et Seidl, 2003, p. 176) ou « the more informal setting of the bar » (Bourque et Johnson, 2008, p. 553-555, cité dans Prashantham et Eranova, 2020). Il y a donc un très clair écart entre les manifestations de strategizing théoriquement étudiables grâce aux épisodes stratégiques et les manifestations effectivement étudiées empiriquement (majoritairement de type formel). Les rares études sur le type informel dont nous disposons soulignent néanmoins l’importance du travail stratégique réalisé « en coulisse », de coordination entre acteurs, de préparation des décisions ou d’ajustements sur telle ou telle question, juste avant et après un épisode stratégique de type formel (Jarzabkowski et Seidl, 2008), ou entre deux épisodes de type formel, par exemple lors de rencontres dans un couloir, « entre deux portes » (Hoon, 2007) ou lors de conversations ayant trait à d’autres sujets (sous la forme de layered discussion, Sminia, 2005). Celui-ci ne serait donc pas anecdotique mais complémentaire au strategizing plus manifeste des épisodes stratégiques de type formel.

Cette prédominance de l’étude des manifestations les plus formelles du strategizing (e.g., réunions ou séminaires stratégiques) pose toutefois un problème : cela peut laisser penser que le strategizing surviendrait majoritairement ou essentiellement au cours d’épisodes de fabrication rationnelle, délibérée et finalisée de la stratégie. Ce présupposé se retrouve dans une variation du concept d’épisode stratégique, appelée épisode de praxis stratégique (episode of strategic praxis, présent dans cinq sources) et définie plus simplement comme moment de convergence entre stratèges, pratiques stratégiques et praxis (Whittington, 2006, p. 621). Une de ses caractéristiques saillantes est d’insister sur le fait que c’est au sein de l’épisode que sont reproduites et amendées les pratiques stratégiques qui ont une dimensions sociale plus générale (Seidl et Whittington, 2014). Cette conception de l’épisode stratégique, par l’aspect clé de l’usage des pratiques stratégiques qu’il suppose, signale l’importance d’analyses rationnelles, outillées, qui sont la marque du travail stratégique tel que classiquement enseigné ou pratiqué par les consultants (e.g., usage du SWOT ou encore production d’un plan stratégique). Ce concept et celui de Hendry et Seidl (2003) fusionnent d’ailleurs en strategizing episode dans des modélisations théoriques du processus stratégique (e.g., Burgelman et al., 2018, p. 541; Morton et al., 2018, p. 108; Tavakoli et al., 2017, p. 177; Whittington, 2006, p. 621).

Plusieurs auteurs critiquent ainsi le concept d’épisode stratégique (Chia et MacKay, 2007; Chia et Rasche, 2010; Simpson, 2009) car son emploi actuel renforce l’idée prédominante de stratèges rationnels, guidés par des buts précis et délibérés et qui orientent leurs actions, n’incitant pas à l’appréhension de manifestations de strategizing plus émergentes. Ces auteurs, questionnant plus fondamentalement le positionnement épistémologique dominant le courant de la stratégie comme pratique, proposent de s’intéresser aux manifestations de strategizing moins conscientes et moins délibérées, produites par l’adaptation intelligente et située des acteurs (in situ coping) et dont la stabilisation sous forme de patterns peut conduire à une reconnaissance du caractère stratégique a posteriori (e.g., Chia et MacKay, 2007).

En résumé, si le concept d’épisode stratégique apparaît théoriquement pertinent pour saisir le strategizing sous toutes ses manifestations, force est de constater qu’à ce jour, les études réalisées n’ont pas véritablement exploité ce potentiel au-delà d’épisodes délibérés, ouvertement stratégiques (à l’exception notable de Hoon, 2007; Jarzabkowski et al., 2015; Sminia, 2005). Plusieurs auteurs ont d’ailleurs critiqué ce manquement. Nous ne connaissons empiriquement qu’une partie seulement des types d’épisodes — et donc qu’une partie des manifestations que recouvre le strategizing : les épisodes plus spontanés et auto-organisés (Hendry et Seidl, 2003), moments de travail stratégique plus émergent, considérés comme essentiels pour comprendre la dynamique du processus stratégique (Chia et Rasche, 2010; Johnson et al., 2010) sont encore mal connus.

Variété du niveau d’analyse dans l’étude des épisodes

Notre analyse pointe également les variations d’usage de l’épisode en tant qu’unité d’analyse, mettant en évidence une malléabilité dans le niveau d’analyse qui peut lui être associé. Cette malléabilité présente l’intérêt de permettre de mobiliser l’épisode pour l’étude de moments plus ou moins micro de strategizing. Toutefois, elle pose également un problème : en brouillant les contours de ce qu’est l’épisode, elle interroge la spécificité de ce concept et ses liens vis-à-vis d’autres unités d’analyse permettant l’étude du strategizing.

La majorité des auteurs (26 de nos 37 sources) mobilisent l’épisode de Hendry et Seidl pour étudier un ou plusieurs événements précis au début et à la fin identifiables comme une réunion ou un séminaire stratégique, à l’espace-temps bien délimité (parfois organisé à l’extérieur de l’organisation, plus généralement dans une salle de réunion; d’une durée de plusieurs heures à plusieurs jours). Ces épisodes de type formel, aisément identifiables empiriquement, correspondent bien à la définition de Hendry et Seidl, en particulier concernant les aspects critiques d’initiation, conduct et termination : leur structure est bien en rupture avec les routines organisationnelles et il s’y produit une discussion stratégique. Toutefois, plusieurs sources font de l’épisode une unité d’analyse de niveau d’analyse différent et qui constituent une sorte de zoom arrière ou avant par rapport à ce premier usage méthodologique.

Côté zoom arrière, trois sources mobilisent les épisodes stratégiques pour caractériser des périodes plus longues (plusieurs années) et agrègent ainsi une série d’événements et de manifestations de strategizing sous le libellé d’épisode. Besson et Mahieu (2011) mobilisent l’épisode pour distinguer trois périodes temporelles successives (trois épisodes), qui comprennent chacune plusieurs événements (par ex. des réunions de deux ou trois jours); Begkos et al. (2019) étudient un épisode de strategizing constitué d’une séquence d’événements successifs permettant de répondre à une problématique stratégique donnée. Cet usage se rapproche de l’épisode proposé par Maitlis et Lawrence (2003) : pour ses auteurs, un épisode est constitué de quatre grandes étapes politiques et discursives pouvant s’étaler dans le temps (par ex. sur deux ans). Cet épisode contient donc des « sous-épisodes » inter-reliés et organisés pour (tenter de) résoudre une problématique stratégique. Ce concept alternatif à celui de Hendry et Seidl (2003) est mentionné dans deux autres sources de notre corpus qui en critiquent la vision du strategizing comme processus rationnel, à finalité explicite et se déroulant essentiellement au cours d’événements formels aisément identifiables (Chia et MacKay, 2007; Simpson, 2009). Ces travaux ont en commun un usage de l’épisode comme unité d’analyse de niveau plus macro, du niveau d’une problématique stratégique qui est gérée intégralement, de A à Z.

A l’inverse, côté zoom avant, cinq sources mobilisent l’épisode pour découper « a significant moment or a “slice” » (Jarret et Liu, 2018, p. 310, en référence à Goffman) au sein d’une réunion stratégique. Deux sources mobilisent ainsi explicitement l’épisode pour étudier des extraits de conversation (strips of conversations, Pentillä, 2020) dans la tradition de l’école de Montréal et de l’étude de la Communication Constitutive des Organisations (CCO). Cet usage de l’épisode permet de découper, dans le flux plus général d’une réunion stratégique (Duffy et O’Rourke, 2015) ou d’une assemblée générale (Pentillä, 2020), des extraits portant sur une thématique stratégique précise, par exemple pour parler de RSE (Pentillä, 2020). Cependant, la plupart des travaux rejoignant cette approche communicationnelle ne recourent pas au concept d’épisode pour délimiter les séquences conversationnelles qu’ils analysent (e.g., Bencherki et al., 2021; Kwon et al., 2014; Samra-Fredericks, 2003). Trois autres sources mobilisent l’épisode pour identifier, toujours au sein de réunions, des moments précis, distincts, par exemple des manifestations d’humour (Jarzabkowski et Lê, 2017) ou l’identification a posteriori des moments et discussions où des sujets stratégiques précis, distincts, ont été évoqués et se sont avérés décisifs dans l’avenir (Kokk et Jönsson, 2013). Ces trois sources ont en commun le recours à des enregistrements vidéo (ou video-ethnography) pour identifier des épisodes de quelques minutes seulement (e.g., 53 épisodes au cours de 8 réunions en durant en moyenne 7,5 minutes, Jarret et Liu, 2018; plus impressionnant, l’identification de 889 épisodes au cours de 71 réunions par Jarzabkowski et Lê, 2017).

En résumé, d’un côté (zoom arrière), plusieurs sources s’intéressent à des épisodes larges (série de moments variés formant une unité, par exemple thématique), ce qui permet notamment de questionner la capacité du strategizing à produire des effets sur le temps long; de l’autre (zoom avant), d’autres sources s’intéressent à des épisodes fins, par exemple pour mieux comprendre la dynamique de thématiques stratégiques distinctes au sein d’une même réunion. Toutefois, cette souplesse d’usage méthodologique pose problème quant à la spécificité de l’épisode vis-à-vis d’autres unités d’analyse disponibles pour étudier le strategizing. D’une part, l’usage macro de l’épisode conduit à l’assimiler à une problématique stratégique, unité d’analyse mobilisée par ailleurs de façon classique en stratégie (e.g., Gioia et Chittipeddi, 1991), ou encore à une décision stratégique, autre unité d’analyse classique (e.g., Eisenhardt, 1989). Cet usage pose problème car le caractère d’une séquence de communication, ayant un début et une fin bien identifiés et dotée d’une structure différente pour permettre à des conversations stratégiques de se tenir (Hendry et Seidl, 2003), semble perdu avec ce zoom arrière. Hendry et Seidl proposent un concept dont le niveau d’analyse nous paraît, par nature, plus fin. D’autre part, l’usage micro de l’épisode conduit à le réduire à une fine séquence de communication — ce qui peut s’avérer particulièrement utile pour saisir des fleeting moments of strategy (Cooren et al., 2015) émergents d’une conversation. Toutefois, dans les sources étudiées, les extraits de conversation isolés comme épisodes se produisent au sein de réunions stratégiques de type formel; en conséquence, ces conversations succèdent et précèdent d’autres conversations stratégiques. L’épisode y perd une de ses caractéristiques clés : la différence de nature de la communication en cours (stratégique) et celle qui intervient avant et après l’épisode (organisationnelle et opérationnelle), ainsi que les modalités de couplage des deux formes de communication (qui permettent notamment d’interroger la capacité de l’épisode à générer du changement stratégique). Chercher un épisode au milieu de conversations stratégiques lors d’une réunion stratégique créée ainsi de la confusion : si la réunion stratégique est l’épisode, quel est le statut d’un extrait de conversation (et inversement) ? En revanche, isoler une conversation comme épisode stratégique au sein d’un flux de conversations opérationnelles, comme le font Jarzabkowski et al. (2015), permet bien l’étude d’épisodes de strategizing plus spontanés et émergeants en seulement quelques minutes.

En conclusion, défendre la malléabilité du niveau d’analyse d’un épisode nous paraît poser plus de difficultés que d’avantages. Nous préconisons donc de coller au plus près de la définition de l’épisode proposée par Hendry et Seidl (2003). Ainsi, pour le zoom arrière, il faudrait, selon nous, parler de problématiques ou de décisions stratégiques abordées et gérées au travers d’une série d’épisodes stratégiques. Ce repositionnement du niveau d’analyse de l’épisode permettrait plus clairement l’étude des liens inter-épisodes ou sérialisation, définie comme « returning to ideas and commitments over a series of episodes » (O Brien et al., 2017, p. 29) dont l’importance dans la compréhension du strategizing a été soulignée (Healy et al., 2015; MacIntosh et al., 2010; Seidl et Guerard, 2015). De plus, pour le zoom avant, chaque épisode pourrait être pensé comme étant constitué de — et analysé comme — une série de conversations stratégiques distinctes (car portant sur des sujets différents) mais probablement inter-reliées. Dans la perspective CCO, cette forme d’analyse intra-épisode a déjà montré un grand potentiel (Samra-Fredericks, 2003; Cooren et al., 2015). Si nous ne pensons pas que la malléabilité concernant le niveau d’analyse de l’épisode est souhaitable, celle-ci aura été l’opportunité de positionner l’épisode vis-à-vis d’autres unités d’analyse plus classiques et de permettre de les relier dans un continuum inter-épisodes et intra-épisodes. Cette conception nous semble fertile pour l’étude du strategizing et nous y reviendrons dans notre second axe de recherche.

Axes de recherches

Notre revue de littérature nous a permis d’identifier que, si le concept d’épisode stratégique a été essentiellement mobilisé en tant qu’unité d’analyse pour étudier des épisodes ouvertement stratégiques, il présente néanmoins un intérêt pour mieux comprendre le strategizing dans toutes ses manifestations, y compris plus émergentes, ainsi que pour la compréhension plus large de la dynamique des processus stratégiques au travers de leur sérialisation. Relayant les appels à poursuivre les recherches sur leur rôle et leur importance au sein des processus stratégiques (Burgelman et al., 2018), nous proposons deux axes de recherche visant à prolonger la production de connaissances sur ces moments clés de strategizing en documentant les différents types d’épisodes (axe 1) et en enrichissant la vision épisodique de la fabrique de la stratégie (axe 2).

Axe 1 : mieux connaître les différents types d’épisode stratégique

Ce premier axe porte sur le déficit de connaissances concernant la diversité des types d’épisodes existants. L’ambition initiale de Hendry et Seidl (2003), capter empiriquement le travail stratégique, n’a été qu’en partie satisfaite car la très grande majorité des épisodes étudiés sont de type formel, moments de strategizing délibéré accompli par des dirigeants sur la base d’analyse rationnelle. Nous manquons donc de connaissances sur les épisodes stratégiques de type informel faisant intervenir d’autres acteurs-stratèges que les dirigeants, ainsi que sur le travail stratégique qui s’y déroule. L’intérêt d’une telle exploration est de mieux comprendre comment les problématiques stratégiques évoluent et comment le changement stratégique s’opère effectivement, ce qui suppose de ne pas regarder uniquement ce qui se passe sur la scène des grandes réunions stratégiques et de tenir compte du travail stratégique, sans doute très important, qui s’effectue en coulisse.

Il nous paraît nécessaire, si l’on veut appréhender le strategizing sous toutes ses manifestations, de dépasser la dichotomie formel-informel utilisée dans la littérature pour s’intéresser à une variété d’épisodes définie à partir d’autres critères. Pour ouvrir la réflexion sur la diversité des types de manifestations de strategizing susceptibles de se matérialiser sous la forme d’un épisode stratégique, nous proposons de nous intéresser au degré de contrôle exercé par l’organisation concernant les trois aspects critiques identifiés par Hendry et Seidl pour une analyse systématique des épisodes stratégiques ainsi que leur comparaison (2003, p. 189) : les aspects d’initiation, conduct et termination. En s’intéressant aux combinaisons variables de ces trois aspects, nous pensons pouvoir identifier des variations difficilement saisissables à partir de la catégorisation formelle — informelle.

Ainsi, sous l’apparence formelle commune aux épisodes que sont les réunions ou séminaires stratégiques, de nombreuses variations peuvent exister dans le contrôle de leurs aspects critiques d’initiation, conduct et termination et qui ont une pertinence pratique pour qui s’intéresse à l’étude du strategizing et/ou souhaite concevoir et animer des réunions stratégiques. Par exemple, deux épisodes de type formel peuvent avoir un degré de contrôle élevé de l’aspect d’initiation, ce moment de bascule des routines opérationnelles à l’épisode stratégique (ou switch, Hendry et Seidl, 2003) caractérisé par la convocation de participants, un ordre du jour prédéfini, un lieu et un horaire imposés, etc. Ceux-ci peuvent néanmoins varier quant au contrôle de l’aspect conduct : l’animation de réunions stratégiques peut être très contrôlé ou, à l’inverse, viser explicitement l’établissement de discussions libres (e.g., Detchessahar et Journé, 2018). Or, le degré de contrôle relatif à cet aspect a été identifié comme décisif pour l’initiation du changement stratégique (Jarzabkowski et Seidl, 2008), l’atteinte des objectifs fixés (Johnson et al., 2010) ou la compréhension de l’influence des différences culturelles sur le strategizing (Prashantham et Eranova, 2020). Le degré de contrôle de l’aspect termination peut également varier entre ces deux épisodes : d’éventuelles suggestions émises peuvent être simplement écartées, reprogrammées pour la prochaine réunion ou faire l’objet d’un groupe de travail ad hoc (Jarzabkowski et Seidl, 2008) ou encore être délibérément testées (Bucher et Langley, 2016). Les variations du degré de contrôle des aspects d’initiation peuvent également survenir, par exemple dans une logique d’ouverture du processus stratégique à d’autres parties prenantes (e.g., open-strategy, Hautz et al., 2017; Whittington, 2019) lors d’événements comme des strategy jams au sein duquel le nombre et la nature des participants est plus incertain.

De la même façon, deux épisodes de type informel correspondant à un déjeuner hebdomadaire (« weekly pub lunches », Hendry et Seidl, 2003, p. 188) ou à l’interaction spontanée entre deux dirigeants se croisant fortuitement dans un couloir (Hoon, 2007) s’avèrent très différent du point de vue du strategizing qui s’y manifeste. Le premier épisode est davantage contrôlé par l’organisation et reste connecté au processus de planification stratégique : routinier, ses participants sont sélectionnés et l’espace temps de l’épisode est choisi (fort contrôle de l’aspect d’initiation); le mode d’interaction doit être assez libre mais doit tout de même suivre une structure discursive préétablie du fait d’une ritualisation progressive liée à la répétition de l’épisode (contrôle plus modéré de l’aspect conduct); l’on peut imaginer qu’une partie des sujets discutés prolongent des discussions antérieures et se prolongeront dans des épisodes ultérieurs (contrôle élevé de l’aspect termination). Cet épisode est assimilable à une extension du processus de planification stratégique : un lieu de discussion à l’existence reconnue, servant certaines fonctions de façon potentiellement plus appuyée que lors de réunions stratégiques de type formel (Seidl et Guerard, 2015) : fonction sociale (réseau, cohésion), de coordination (information, ajustement des tâches, préparation de décisions), politique (influence, négociations) ou de sensemaking (débat sur les problématiques et leur influence). Il peut être considéré comme complémentaire aux réunions officielles — une sorte d’huile dans les rouages (interactive strategizing, Jarzabkowski, 2008), un travail stratégique en coulisse (le backstage Goffmanien évoqué par Johnson et al., 2010).

Le second épisode est peu contrôlé par l’organisation : spontané, il apparaît au hasard de la rencontre entre deux dirigeants (faible contrôle de l’aspect d’initiation); le mode d’interaction est assez ouvert quant aux sujets abordés ainsi qu’à l’organisation de la discussion, assez libre a priori (faible contrôle de l’aspect conduct); son issue n’est ni planifiée ni finalisée a priori et sa capacité à se connecter avec des épisodes ultérieurs est incertaine (faible contrôle de l’aspect termination). Cet épisode permet théoriquement une plus grande créativité et recèle un potentiel disruptif (Hendry et Seidl, 2003, p. 190) mais son statut émergent et accidentel pose la question de son couplage au processus stratégique. Il ne sert pas de fonction a priori mais peut avoir une répercussion sociale, de coordination, politique ou de sensemaking. S’il peut rester isolé, ce moment éphémère peut également se prolonger au cours d’autres épisodes (déjeuner, entretiens plus réguliers, etc.) pour finalement se lier à d’autres épisodes délibérés et, au final, constituer une dimension émergente de la stratégie réalisée.

En résumé, en dépassant la distinction entre épisodes formels et informels et en s’intéressant aux combinaisons des degrés de contrôle variables des aspect d’initiation, conduct et termination des épisodes, nous pouvons étudier une plus grande diversité de types d’épisodes stratégiques survenant dans les organisations — ce qui permettra en particulier de documenter une plus grande variété d’épisodes aujourd’hui sous-étudiés et de nature plus spontanée et émergente.

Afin d’identifier empiriquement les épisodes selon le degré de contrôle de leurs aspects critiques, les approches méthodologiques doivent être adaptées en fonction du degré de contrôle des épisodes considérés. Pour les épisodes fortement contrôlés, dont les critères d’initiation, conduct et termination sont pré-définis et routinisés, une stratégie d’observation fixe (telle que la stratégie d’observation n° 1 décrite par Journé, 2005, s’inscrivant dans une unité de lieu) peut suffire : le chercheur peut ainsi, en tant qu’observateur, participer à un séminaire ou à une réunion inscrite dans l’agenda et prendre des notes en observant les interactions des participants. Lorsque le degré de contrôle de l’épisode devient plus lâche, la stratégie d’observation doit être adaptée en adoptant une plus grande mobilité. Le chercheur peut alors suivre un acteur-stratège (par ex. shadowing, Czarniawska, 2007; stratégie n° 3 de Journé, 2005) ou plusieurs acteurs (par ex. stratégie n° 4 de Journé, 2005) sur des périodes temporelles variables (quelques minutes, une journée, voire plus). Ce dispositif présente l’avantage de saisir également les dimensions plus matérielles et incorporées du strategizing (Dameron, Lê et Lebaron, 2015; Jarzabkowski et al., 2015). Une méthode dynamique d’observation in situ telle que celle proposée par Journé (2005), alternant posture fixe et mobile et variété des empans temporels d’observation, peut donc s’avérer pertinente pour appréhender des épisodes comportant divers degrés de contrôle. Cela permettrait à la fois d’observer les épisodes stratégiques délibérés et contrôlés, ainsi que les situations survenant juste avant et après ceux-ci, et d’appréhender les épisodes plus émergents — ou fleeting moments of strategy (Cooren et al., 2015) — survenant entre deux épisodes contrôlés (par exemple, une conversation « entre deux portes », Hoon, 2007; ou encore la résolution d’une problématique opérationnelle sensible, Jarzabkowski et al., 2015). Notons également que si les parties prenantes contribuant au strategizing sont dispersées géographiquement, une ethnographie réalisée en équipe peut s’avérer pertinente (Jarzabkowski, Bednarek et Cabantous, 2015).

Lorsque les épisodes présentent un faible degré de contrôle quant à leur initiation, d’autres méthodes s’avèrent pertinentes pour les appréhender. Celles-ci contribuent à pallier la fatigue possible de l’observateur sur le terrain (il est en effet coûteux de maintenir une attention soutenue dans la durée pour détecter de possibles épisodes émergents) et permettent également d’appréhender ce qui n’est pas directement accessible par l’observation. Il est ainsi possible de demander à un ou plusieurs acteurs de rédiger des mémos, au fil de l’eau, pour le compte du chercheur (e.g., Hoon, 2007) ou de mener des entretiens avec les acteurs pour comprendre les moments auxquels ils exercent leur travail stratégique. À cet égard, une méthode inspirée de l’instruction au sosie (Clot, 1995, 1999; Gherardi, 1995; Nicolini, 2009) peut s’avérer pertinente pour faciliter la verbalisation des acteurs quant à l’exercice du travail stratégique. Pour étudier les épisodes à caractère stratégique qui émergent d’autres épisodes ou lors de réunions ou de conversations portant sur d’autres sujets (Sminia, 2005), le visionnage a posteriori d’extrait vidéo (ou audio) enregistrés lors de réunions (e.g., Kokk et Jönsson, 2013) peut être utile, et ce afin d’identifier des conversations sur des sujets qui seraient devenus, plus tard, stratégiques, mais qui ne l’étaient pas encore à l’époque. Ce dispositif peut être tout particulièrement intéressant pour apprécier la contribution des managers à la fabrique de la stratégie (Rouleau, 2005; Rouleau et Balogun, 2011). En complément, pour tenter de tracer les épisodes sortant du cadre de l’observation directe, le recours à la collecte de textes stratégiques (e.g., Arnaud et al., 2016), de communications ayant trait à leur production (comme des échanges d’emails, e.g., Vásquez et al., 2018), s’avère nécessaire.

La documentation des types d’épisodes, de leurs caractéristiques, du type de travail stratégique qui s’y déroule ou encore des facteurs permettant d’influer sur leur efficacité à produire des changements stratégiques, permettra d’apporter une contribution à la théorisation de la fabrication épisodique de la stratégique (e.g. Burgelman et al., 2018) en mettant en évidence les moments plus diffus d’exercice des praxis stratégiques, y compris spontanés, émergents et articulés aux activités ordinaires d’une plus grande diversité d’acteurs, et qui constituent peut-être la partie immergée de l’iceberg du travail stratégique.

Axe 2 : explorer les relations inter- et intra-episode

Ce deuxième axe s’intéresse aux liens inter- et intra-épisodes. Il vise à normaliser le niveau d’analyse de l’épisode stratégique en tant qu’unité d’analyse et à l’articuler avec des unités d’analyse de niveau inférieur et supérieur. En outre, il prolonge le premier axe en proposant des pistes concrètes d’étude du strategizing et de ses effets à plus grande échelle, dans le temps et dans l’espace.

L’intérêt initial pour l’épisode stratégique était non seulement d’identifier empiriquement le travail stratégique mais également ses liens avec le changement stratégique (Hendry et Seidl, 2003). Or, peu d’études se sont intéressées à la sérialisation, l’appréhension d’une série d’épisodes stratégiques, qui semble indispensable à la compréhension de l’évolution temporelle de la fabrique de la stratégie tout autant que de ses effets (Burgelman et al., 2018; Healy et al., 2015). Pour étudier empiriquement les séries d’épisodes, nous proposons d’articuler le niveau d’analyse des épisodes avec celui, plus élevé, d’une ou plusieurs problématiques stratégiques. L’objet des investigations étant alors de (re) constituer la série d’épisodes — de types variés — au cours de laquelle une problématique stratégique précise a été spécifiquement abordée. L’étude d’une problématique stratégique donnée (unité d’analyse de niveau 1) permet ici d’apprécier le strategizing tel qu’il s’opère sur un temps long et du fait d’une multitude d’acteurs en de multiples espaces-temps dédiés; son étude s’appuie sur l’identification des séries d’épisodes (unités d’analyse de niveau 2) qui sont les moments concrets et inter-reliés de l’exercice — épisodique — du travail stratégique destiné à gérer la problématique stratégique étudiée.

Pour entreprendre l’étude des relations inter-épisodes et de leur influence sur la fabrique de la stratégie (entendue ici comme gestion de problématiques stratégiques), plusieurs pistes peuvent être suivies. Une première piste pourrait s’intéresser aux modalités de connexion d’un épisode à l’autre, c’est-à-dire comment l’aspect de termination d’un épisode est lié à l’aspect initiation d’un épisode ultérieur. Jarzabkowski et Seidl (2008) en donnent une illustration en montrant qu’une proposition de changement peut être soit reprogrammée, pour être discutée ultérieurement lors du prochain épisode stratégique routinier du même type (par exemple une réunion stratégique bimensuelle, Kokk et Jönsson, 2013); soit faire l’objet de la création d’un groupe de travail dédié (pour approfondir cette proposition, ses enjeux, sa faisabilité, etc.), créant un nouveau type d’épisode ad hoc, en dehors de la routine de planification stratégique. Cette connexion inter-épisode peut-être fortement contrôlée (comme dans les exemples donnés par Jarzabkowski et Seidl) ou plus lâchement contrôlée, devenant critique pour comprendre comment un épisode spontané peut « s’accrocher » à d’autres épisodes, y compris de formation délibérée de la stratégie. Une deuxième piste pourrait s’intéresser aux modalités par lesquelles les épisodes antérieurs sont convoqués lors d’un épisode ultérieur. Plusieurs travaux pointent déjà le fait que les discussions survenues lors d’épisodes antérieurs ne sont pas convoquées et reprises « à l’identique » mais font l’objet de processus de traduction (Teulier et Rouleau, 2013), de décontextualisation-recontextualisation (Aggerholm et al., 2012) ou encore d’une dynamique de strategifying (Gond et al., 2018) par laquelle des matters of concern peuvent progressivement évoluer (ou non) en matters of authority (Bencherki et al., 2021; Vásquez et al., 2018). Cette piste est particulièrement intéressante pour mieux saisir comment des épisodes plus spontanés peuvent produire des effets, de stratégie émergente notamment. Pour cela, une troisième piste pourrait viser l’identification des épisodes plus spontanés et émergents qui s’intercalent entre des épisodes délibérés et routiniers du processus de planification stratégique et qui permettent de prolonger la discussion stratégique sur un sujet donné. Ainsi, Hoon (2007) a montré que les épisodes d’interactions informelles jouaient un rôle distinct et complémentaire aux épisodes d’interactions plus formelles. Une attention particulière pourrait être apportée aux interactions asynchrones permises par les nouvelles technologies et qui feraient évoluer le traitement d’une problématique stratégique entre deux épisodes routiniers ainsi que l’ont fait O’Brien et al. (2017) avec les échanges via Twitter.

Cette étude des relations entre plusieurs types d’épisodes peut s’accompagner d’une analyse plus fine du contenu de chaque épisode. En effet, si certains épisodes peuvent porter exclusivement sur un sujet donné (e.g., Jarzabkowski et al., 2015), d’autres peuvent porter sur plusieurs sujets stratégiques — comme c’est souvent le cas lors de réunions stratégiques routinières de dirigeants ou des instances de gouvernance. Cela conduit à s’intéresser à une dimension intra-épisode qui soulève d’intéressantes questions. Aux deux niveaux d’analyse précédents s’ajouterait ici une unité d’analyse (de niveau 3) à l’échelle des séquences de conversation stratégiques portant sur des sujets distincts.

En premier lieu, il serait intéressant de mieux comprendre pourquoi certains épisodes sont consacrés à un sujet donné quand d’autres permettent d’en aborder plusieurs. Il serait utile d’apprécier si certains types d’épisode ont une propension à être le lieu de discussion d’un ou de plusieurs sujets. Ensuite, concernant les épisodes où un seul sujet est évoqué, par exemple lors d’un groupe de travail ad hoc destiné à approfondir une question donnée, il serait intéressant d’étudier plus en détail les différentes séquences permettant d’organiser les conversations et de faciliter, bloquer, accélérer, ouvrir ou fermer, etc. la dynamique de discussion engagée. Cela renvoie à la nature de l’ingénierie des aspects critiques de l’épisode (en particulier de conduct). Au-delà de son intérêt conceptuel, une meilleure compréhension de l’organisation et de la gestion séquentielle d’une discussion stratégique et de ses effets sur sa progression a un fort intérêt pratique. Kryger (2018) a ainsi montré comment un workshop destiné à la mise en oeuvre de la stratégie a été conçu à la suite de plusieurs itérations concernant les « modules » (ou séquences) successives qui devaient le composer et ce, afin d’augmenter son efficacité lors de son déploiement à grande échelle. De la même façon, concernant les épisodes où sont évoqués plusieurs sujets, il peut être intéressant d’étudier comment les degrés de contrôle des aspects d’initiation, conduct et termination profilent les discussions lors des épisodes : Quel est l’influence de l’ordre d’évocation des sujets sur leur traitement effectif (notamment, compte tenu des contraintes de temps ou de disponibilité des participants) ? Peut-on aborder librement (ou non) d’autres sujets que ceux prévus (notamment, pour les épisodes contrôlés, modifier l’ordre du jour en cours de réunion ou aborder des sujets « divers » en fin de réunion) ? Parle-t-on de la même façon ou de façon différente des différents sujets évoqués, et pourquoi ? Tous les sujets font-ils l’objet d’un traitement équivalent, notamment en termes de prise de parole ou de renvoi vers des épisodes ultérieurs ? De la même façon, il serait intéressant d’identifier les dynamiques qui s’opèrent au-delà d’une séquence de conversation relative à un même sujet (comme le font très bien les études du courant CCO, e.g., Bencherki et al., 2021; Vásquez et al., 2018), en étudiant le degré de dépendance ou d’indépendance entre plusieurs sujets distincts, les transitions d’un sujet à l’autre ou encore des références faites entre sujets abordés au sein du même épisode. Autrement dit, les sujets sont-ils traités successivement (de façon linéaire) ou certains sont-ils évoqués à plusieurs reprises en fonction de leurs liens avec d’autres sujets ? Et si tel est le cas, quelle en est l’incidence sur le traitement d’un sujet et sur sa capacité à produire des variations stratégiques ? Enfin, cette étude intra-épisodes permettrait également de mieux comprendre comment certains sujets stratégiques émergent alors qu’ils ne sont pas nécessairement prévus (fleeting moments of strategy, Cooren et al., 2015) ou encore quelles configurations d’initiation/conduct/termination favorisent ou contraignent cette émergence. Les applications opérationnelles liées à ces questions sont particulièrement importantes pour les acteurs en charge d’animer ces épisodes, en particulier fortement contrôlés et routiniers.

Enfin, il nous semble tout à fait envisageable de combiner les analyses inter- et intra-épisodes. Ainsi, identifier et étudier une problématique stratégique revient à délimiter, dans le flux du processus stratégique plus global de l’organisation, une séquence particulière de strategizing. Cette séquence se reconstitue par l’identification et l’analyse des épisodes inter-reliés qui sont les moments clés de sa gestion. Plusieurs problématiques stratégiques sont sans doute rencontrées simultanément — de durée et de complexité variables — et certains épisodes, par exemple les réunions stratégiques périodiques, sont sans doute consacrées à la gestion de plusieurs problématiques, ce que l’on peut appréhender au travers d’une analyse intra-épisodes. Cela soulève d’ailleurs d’intéressantes questions ayant trait à la gestion du processus stratégique lui-même que l’analyse à trois niveaux proposée ici pourrait utilement éclairer.

Conclusion

Dans ce papier, nous avons montré l’intérêt distinctif du concept d’épisode stratégique de Hendry et Seidl (2003) et avons proposé deux axes de recherche pour lui permettre de livrer son plein potentiel. Nous n’affirmons pas que ce concept est la seule unité d’analyse possible, ni la meilleure, mais nous pensons que ses caractéristiques le rendent tout à fait intéressant à la fois du point de vue méthodologique et heuristique : pour identifier une grande variété de manifestations du travail stratégique (de conversations spontanées et auto-organisées aux instances de gouvernance de l’organisation); et pour mieux représenter et comprendre les processus stratégique. En effet, en suggérant l’existence d’épisodes de types différents, aux dynamiques intra-épisodes complexes et inter-reliées dans des séries d’épisodes permettant de gérer des problématiques stratégiques, nous dessinons en creux un processus stratégique assez turbulent. Les représentations graphiques de ce processus épisodique (e.g., Burgelman et al., 2018) suggèrent que la stratégie est essentiellement travaillée périodiquement, lors de réunions successives. Nous invitons à embrasser la vision, plus rhizomique, d’un enchevêtrement de multiples types d’épisodes plus ou moins lâchement connectés entre eux et qui convergent en partie lors des moments symboliques que sont les réunions où les dirigeants travaillent délibérément sur la stratégie. En embrassant le plein potentiel des épisodes stratégiques, de futurs travaux permettront sans doute de mieux saisir le strategizing au-delà de ses manifestations les plus visibles.