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Introduction

Dans le cadre de la Décennie internationale des langues autochtones (2022-2032) de l’UNESCO, la question de la préservation, de la revitalisation et de la conservation des langues autochtones à travers le monde est au centre de nombreux débats (Mariage et Guèvremont, 2022). Face à la baisse générale des locuteurs des langues autochtones et la disparition de certaines d’entre elles, les gouvernements et les ministères de l’Éducation mettent en place de nouvelles politiques, dont l’éducation interculturelle bilingue (EIB). La revitalisation des langues autochtones par l’éducation est commune à beaucoup de pays depuis plus ou moins longtemps. Au Pérou, l’éducation interculturelle bilingue s’est institutionnalisée dès les années 1970. Cette dernière permet théoriquement aux enfants des communautés autochtones des Andes et d’Amazonie de recevoir leur éducation dans leur langue maternelle (Willems, 2014). Au Canada, et plus précisément au Nunavut, il a fallu attendre 1999 et la création de ce territoire pour que se mettent en place les premières législations concernant l’éducation bilingue (Cancel, 2009; Kikkert, 2023). Au Pérou comme au Nunavut, l’éducation interculturelle bilingue fait face à de nombreux défis souvent intimement liés à l’histoire coloniale et les politiques d’assimilation, dont les conséquences perdurent.

Dès lors, nous tenterons par le biais d’une étude comparative de l’éducation interculturelle bilingue (EIB) dans les Andes péruviennes (région de Apurímac) et au Nunavut (Canada) de comprendre les enjeux de ce type de programmes scolaires dans la préservation des langues autochtones ainsi que les principaux défis auxquels doivent faire face les personnes enseignantes. Tout d’abord, nous reviendrons sur l’histoire et démontrerons que l’école a souvent été un lieu d’assimilation et de discrimination pour les populations autochtones. Ensuite, nous nous intéresserons à la façon dont l’éducation interculturelle bilingue est mise en place au sein de différents établissements scolaires. Ce chapitre nous permettra également de revenir sur les caractéristiques sociodémographiques des professeurs et professeures EIB ainsi que sur les relations entre écoles, parents et communautés. Après, nous mettrons en exergue les principaux défis auxquels font face les personnes enseignantes travaillant dans les Andes péruviennes et au Nunavut. Finalement, nous nous poserons la question de la place de l’éducation interculturelle bilingue dans la revitalisation des langues autochtones.

1. Méthodologie

Cet article est le résultat d’une recherche ethnographique de 5 mois (janvier-juin 2022) menée dans la province d’Andahuaylas (Pérou) lors de laquelle nous avons réalisé une trentaine d’entretiens auprès des professeurs et professeures travaillant dans les communautés paysannes de la province (Caryn, 2022). Quant aux données utilisées pour discuter de la situation au Nunavut, nous avons favorisé des travaux résultant d’études ethnographiques menées par différentes équipes de recherche (Aylward, 2010; Bombay et al., 2014; Dion et al., 2016; Preston, 2016; Tulloch et al., 2009; Sallaffie et al., 2022). Finalement, pour préserver la sécurité des interlocuteurs, l’ensemble des lieux et des personnes ont été anonymisés.

1.1. Problématique et objectifs

L’éducation interculturelle bilingue est implantée par de nombreux pays comme politique de revitalisation des langues autochtones depuis plus ou moins longtemps. Il est pertinent, aujourd’hui, de réaliser des bilans quant aux résultats de l’EIB dans la revitalisation des langues autochtones. Cet article vise à répondre à différentes questions :

  • Comment se met en place l’éducation interculturelle bilingue dans les écoles des Andes péruviennes et du Nunavut?

  • Qu’en est-il des personnes enseignantes : qui sont-elles et quelles sont leurs motivations?

  • Quelles sont les relations entre ces programmes EIB et les parents/communautés?

  • Quels sont les principaux défis qui entourent l’éducation interculturelle bilingue?

  • L’éducation interculturelle bilingue permet-elle la revitalisation des langues autochtones?

  • Quels liens pouvons-nous établir entre ces deux régions du monde aux contextes à la fois semblables et lointains?

2. Résultats de la recherche

2.1. L’école et l’éducation comme lieu d’assimilation et de discrimination

L’arrivée des colons espagnols au Pérou au XVe siècle et notamment celle des missionnaires britanniques au Canada au XIXe siècle est venue ébranler profondément les systèmes culturels des populations autochtones (Willems, 2014; Kikkert, 2023). D’abord livrées à elles-mêmes, les populations andines quechua et inuit ont rapidement été contraintes de suivre des programmes scolaires imposés par lesdites « élites » occidentales dominantes. Convaincues de leur supériorité et motivées par la mission évangélisatrice, celles-ci ont développé des systèmes éducatifs ayant pour principal objectif l’assimilation des dits « indiens » à la culture occidentale (Trapnell et Neira, 2006; Aylward, 2010).

Dans les Andes péruviennes, tout au long du XIXe et du début du XXe siècle, la classe dominante promeut, d’une part, l’homogénéisation des cultures et des savoirs par l’évangélisation et, d’autre part, l’esprit scientifique et rationnel de l’homme occidental (Trapnell et Neira, 2004; López et Küper, 1999; De la Cadena, 2000; Caryn, 2022). La scolarisation des populations andines devient « la seule solution pour venir à bout du fardeau qu’est la diversité » (Caryn, 2022, p. 19). L’assimilation des populations andines par la scolarisation vient ainsi légitimer le pouvoir de la classe dominante et l’ordre hiérarchique que cette dernière a établi à partir de la notion de « race » (De la Cadena, 2000; Trapnell et Neira, 2006). Dès lors, l’instruction dans les Andes s’est essentiellement opérée en espagnol et l’utilisation du quechua était interdite, voire punie (Caryn, 2022).

Au Nunavut, les premières écoles ont été fondées par les missionnaires au cours du XIXe siècle. À cette époque, l’école était globalement appréciée des Inuit. Elle fut le lieu « par excellence » de conversion au christianisme (Laugrand, 2008; Laugrand et Oosten, 2009). Ce système a perduré jusque dans les années 1950, moment où le gouvernement fédéral a décidé de rendre obligatoire la scolarisation des jeunes Inuit dans les pensionnats indiens. Ces derniers ont été des lieux de violences, de discrimination et de traumas pour les enfants et les jeunes Inuit (Bombay et al., 2009, 2011, 2014; Leforestier, 2012; Dion et al., 2016; Ross et al., 2016; Bousquet, 2017; Dulong-Savignac, 2019). La majorité des survivants et des survivantes y ont subi des violences psychiques, morales, physiques et parfois sexuelles (Dion et al., 2016). En plus des conditions de vie difficiles (manque de nourriture, de vêtements, par exemple), la pratique de sa culture, de sa spiritualité ainsi que de sa langue était totalement interdite. En effet, il était obligatoire d’y parler uniquement en anglais (ou en français au Québec) (Leforestier, 2012; Preston, 2016). L’expérience des pensionnats n’a pas été sans conséquences pour les personnes survivantes et est actuellement à l’origine de nombreux problèmes sociaux (alcoolisme, drogues, suicide, dépression, etc.) (Leforestier, 2012; Preston, 2016; Bousquet, 2017). Le traumatisme induit par les pensionnats influence directement le bien-être et la santé générale des personnes survivantes, mais aussi de leur descendance (Werkele et al., 2007; Dion et al., 2016). De plus, les auteurs et auteures s’accordent pour dire que le trauma des pensionnats s’est transmis à travers des générations (Bombay et al., 2009, 2014; Dion et al., 2016 : Ross et al., 2016; Bousquet, 2017). Bien que beaucoup de pensionnats aient fermé leurs portes dès 1996, certains ont perduré jusqu’à la création du territoire du Nunavut en 1999 (Laugrand, 2008). Depuis cette date, c’est le gouvernement du Nunavut qui est responsable des législations concernant l’éducation au sein du territoire (Braën, 2008).

Ce bref rappel historique de l’éducation sur nos deux lieux d’étude nous permet de mettre en lumière le fait que les politiques d’éducation interculturelle bilingue ont vu le jour dans un contexte de stratification et de hiérarchisation sociale où les traditions, les langues et les cultures autochtones ont été réprimées, voire interdites, parfois violemment (Trapnell et Neira, 2006; Quijano, 1999). Jusqu’à il y a peu, l’éducation des populations andines quechua et des Inuit a principalement été pensée comme un moyen d’assimilation par la discrimination et la dévalorisation de leur culture et de leur langue.

2.2. La mise en place de l’éducation interculturelle bilingue au Nunavut et dans les Andes péruviennes

Définir l’éducation interculturelle bilingue (EIB) s’avère une tâche compliquée au vu de la diversité des pratiques et des contextes dans lesquels ce type d’éducation est mise en place. Trapnell et Neira (2006) mentionnent : « Il serait nécessaire de promouvoir l’idée qu’il n’existe pas de “vrai EIB”, mais plutôt de développer des processus qui répondent aux contextes dans lesquels elle [l’EIB] est censée être mise en oeuvre » (p. 336). Nous garderons donc à l’esprit tout au long de cet article que l’EIB n’est pas une pratique figée.

Au Pérou, l’EIB s’est institutionnalisée à partir des années 1970 dans la région de Puno et très rapidement dans la province d’Andahuaylas (Willems, 2014). L’éducation bilingue a d’abord été pensée comme un outil visant à civiliser les populations andines par le passage progressif à une instruction en espagnol au fil de la scolarité (Pozzi-Escot et López, 1991; Trapnell et Neira, 2006; Chirif, 2009). De ce fait, Pozzi-Escot et López (1991) ont imaginé le concept de EIB de transición (EIB de transition) lorsque l’EIB est utilisée pour faire le pont entre la langue maternelle et la langue dominante. Nous verrons ci-dessous que les écoles qui implantent l’EIB au Pérou comme au Nunavut sont souvent des programmes de transition vers la langue dominante (l’espagnol).

Après un long processus de démocratisation, l’EIB au Pérou est depuis quelques décennies un droit commun à tous permettant, en théorie, de recevoir l’ensemble de sa scolarité dans sa langue maternelle tout en apprenant l’espagnol comme seconde langue (López et Küper, 1999; Trapnell et Neira, 2004). En pratique, les établissements scolaires (primaires et secondaires) proposant un enseignement bilingue 50 % quechua et 50 % espagnol sont presque inexistants. Ce constat nous permet de mettre en lumière que les législations en vigueur ne sont pas respectées (Trapnell et Neira, 2006; Rivas Herrera et al., 2009; Caryn, 2022). Dans la majorité des écoles de la province d’Andahuaylas (où la langue maternelle des enfants est le quechua), l’instruction commence en quechua et transitionne peu à peu vers une instruction en espagnol. Dans les écoles secondaires, les cours sont essentiellement dispensés en espagnol et le quechua est enseigné à raison de 2 heures par semaine. Le professeur Manuel explique le fonctionnement dans son école de la communauté de Huancapuquio : « Les 1re et 2e primaires ont 3 jours sur 5 d’enseignement en quechua par semaine, les 3e et 4e ont 2 jours en quechua et nous en 5e e 6e, on ne consacre plus qu’un jour en quechua[1] » (Caryn, 2022, p. 37-38). Les communautés plus hétérogènes linguistiquement parlant représentent un grand défi pour le personnel enseignant. Le professeur Luís de l’école primaire d’Ancabamba explique qu’un certain nombre d’élèves de sa classe ne parle pas quechua. Il se voit donc contraint d’alphabétiser sa classe en espagnol et non en quechua. Afin de motiver les élèves, le renforcement du quechua pour les uns et son apprentissage pour les autres se font généralement à travers des jeux ou encore des chansons. Selon Luís et d’autres personnes enseignantes, l’apprentissage par le jeu correspond à l’épistémologie et à la didactique quechua (Caryn, 2022).

Toutefois, peu importe le scénario linguistique des communautés paysannes, les personnes enseignantes des écoles primaires de la province d’Andahuaylas utilisent différentes stratégies pour valoriser la langue quechua, les savoirs ou les traditions andines. À Huancapuquio, la langue de communication au sein de l’école est le quechua pour tous (professeurs et professeures, enfants et parents). Le directeur de l’école jugeait que cela était crucial pour le bien-être des enfants et des parents à l’école. Il a expliqué que discuter en quechua avec les parents permettait des discussions exemptes de rapports de domination (Caryn, 2022). De nombreuses écoles produisent leur propre nourriture dans leur chakra où sont principalement cultivés des aliments andins (pommes de terre, maïs, quinoa, muña, etc.) pour préparer les repas du midi. Certaines écoles veillent également à la transmission des savoirs traditionnels en invitant les sages de la communauté pour réaliser les offrandes ou d’autres activités de transmission (Caryn, 2022).

Dans les écoles secondaires, l’EIB est totalement abandonnée au profit d’un enseignement presque exclusif en espagnol (Caryn, 2022). Cependant, certains collèges, comme ceux des communautés paysannes de Chumpanayocc, Ancabamaba, Caccipata et Turpo, commencent peu à peu à introduire des cours de langue quechua dans l’horaire des élèves, généralement 2 heures par semaine. Comme le mentionne Zavala (2005), le programme scolaire de ces écoles ne peut être considéré comme EIB. Selon elle, il est plus juste de parler d’un apprentissage de langue. Quant aux élèves, ils demandent plus d’enseignement en quechua. Une collégienne raconte :

Au collège, c’est presque pareil qu’à l’école [primaire] sauf qu’ils [les professeurs] enseignent tous les cours en espagnol, ils enseignent le quechua seulement durant le cours de langue, ils l’ont incorporé en 2019, j’aimerais qu’ils enseignent d’autres cours [en quechua][2].

Caryn, 2022, p. 83

Quelques élèves ont également mentionné se sentir valorisés et respectés en tant que personne lorsque leurs professeurs s’adressent à eux en quechua (Caryn, 2022).

Au Nunavut, l’éducation bilingue s’est institutionnalisée quelques décennies plus tard par rapport au Pérou, suite à la création du territoire du Nunavut en 1999. Le gouvernement du Nunavut a rapidement introduit l’Inuit Qaujimajatuqangit (IQ – ᐃᓄᐃᑦ ᖃᐅᔨᒪᔭᑐᖃᖏᑦ), que certains auteurs traduisent comme « savoirs traditionnels inuit ». Ce terme fait également référence à l’épistémologie inuit (Tester et Irniq, 2008; Tagalik, 2011). Toutefois, Aylward (2009) rappelle qu’il est en réalité difficile d’établir une traduction précise de ce terme. Elle reprend cette définition : l’Inuit Qaujimajatuqangit (IQ) représente  

tous les aspects de la culture traditionnelle inuit, y compris ses valeurs, sa vision du monde, sa langue, son organisation sociale, ses connaissances, ses aptitudes à la vie quotidienne, ses perceptions et ses attentes. L’Inuit Qaujimajatuqangit est autant un mode de vie qu’un ensemble d’informations[3].

p. 80

La Loi sur l’éducation votée en 2008 prévoyait qu’en 2022, l’ensemble des établissements scolaires du Nunavut serait bilingue (inuktitut ou inuinnaqtun et anglais ou français) et interculturel grâce à l’inclusion de l’IQ dans les programmes scolaires (Cancel, 2009; Preston, 2016; Tulloch et al., 2016). D’après l’étude menée par Sallaffie et al. (2022), cet objectif n’a pas été atteint.

La façon dont l’EIB est implantée au Nunavut s’avère en réalité semblable à ce qui peut être observé dans les Andes péruviennes. En effet, l’EIB y est également utilisée comme un pont de transition entre l’inuktitut et l’anglais. Généralement, l’enseignement se fait en inuktitut jusqu’à la 3e primaire et bascule ensuite vers un enseignement majoritairement en anglais jusqu’à la fin du secondaire où l’inuktitut est parfois enseigné une paire d’heures par semaine (Hot, 2008; Cancel, 2009). Selon Owen (vice-directeur d’école et non-Inuit), « l’immersion n’est possible que jusqu’à la 5e année. C’est un obstacle, dit-il, auquel nous sommes confrontés[4] » (Preston, 2016, p. 119). Beaucoup de professeurs craignent que les élèves ne puissent pas obtenir leur diplôme d’études secondaires s’ils ne suivent pas les programmes officiels en anglais, car un diplôme d’éducation bilingue risque de ne pas être reconnu (Aylward, 2009; Sallaffie et al., 2022). Certains membres du personnel des écoles ont un avis bien tranché sur la question. L’un d’entre eux s’exprime : « J’ai l’impression qu’à l’heure actuelle, nous allons encore à l’école pour apprendre à nous comporter comme, je suppose, des Qallunaaq [non-Inuit] et à nous intégrer dans la société canadienne en tant que “civils”[5] » (Sallaffie et al., 2022, p. 63). Cette situation pousse de nombreux élèves à arrêter l’école, car ils ne se reconnaissent pas dans les programmes enseignés (Douglas, 1998; Sallaffie et al., 2022). Le taux élevé de déscolarisation des jeunes élèves au Nunavut est d’ailleurs préoccupant (Laugrand, 2008). Selon les chiffres du dernier recensement, près de la moitié de la population de 24 à 65 ans n’a pas terminé ses études secondaires (Kikkert, 2023).

Comme au Pérou, le personnel enseignant et les directeurs ou directrices des établissements scolaires favorisent un enseignement interculturel en incluant l’IQ lors de diverses activités. Dans certaines communautés de l’île de Baffin, les professeurs et professeures valorisent l’apprentissage de pratiques traditionnelles par des cours de pêche, de couture ou encore de découpage de viande (Tulloch et al., 2016). Jack (directeur et non-Inuit) explique que dans son école, les élèves ont beaucoup de cours liés à l’apprentissage des savoirs inuit : « Ils pratiquent le chant de gorge, la danse du tambour, la couture, la fabrication de l’amauti [parka portée par les femmes inuit] et toutes ces choses[6] » (Preston, 2016, p. 121). Tout comme l’a fait Richard dans son école au Pérou, Tulloch et al. (2016) indiquent que de nombreuses écoles nunavoises définissent l’inuktitut comme langue de communication à l’école afin d’améliorer le bien-être des enfants et pour que les familles se sentent accueillies et respectées lors de leurs visites. Grace (professeure et non-Inuit) insiste également sur l’importance de la représentation au sein même de la classe, elle explique : « Nous faisons des efforts dans notre école pour s’assurer que les élèves se sentent représentés dans nos salles de classe… Des photos sur les murs qui ne montrent pas seulement des enfants blancs de Toronto[7] » (Preston, 2016, p. 121). Nous y reviendrons ci-dessous, mais au Nunavut, certaines écoles incluent la participation des personnes aînées dans l’élaboration des programmes scolaires et leur demandent également d’organiser des camps ou des ateliers de transmission avec les élèves. Plusieurs professeures et professeurs ont indiqué que dans leurs écoles les enfants partaient en « camp culturel » durant une journée ou une semaine sur le terrain avec des aînés : « Ils y sont encadrés par des aînés inuit, qui s’adressent à eux uniquement en inuktitut, et découvrent leur culture, la façon dont les gens survivent en automne et en hiver grâce à l’igloo[8] » (Preston, 2016, p. 121).

L’énumération de ces pratiques met en évidence différents éléments. Tout d’abord que l’EIB reste principalement un outil de transition vers la langue dominante du pays. En effet, malgré les efforts déployés par le personnel enseignant, l’hégémonie des langues dominantes et la discrimination qui persiste envers les populations autochtones andines et inuit empêchent de valoriser leur culture, leurs savoirs, leurs langues. De nombreux auteurs et auteures utilisent la métaphore du « pont du parler » de l’EIB (Pozzi-Escot et López, 1991; Trapnell et Neira, 2006; Aylward, 2010). Elle permet effectivement de faire la transition entre la langue autochtone et la langue dominante, et une fois la langue dominante maitrisée, « le pont est brûlé[9] » (Aylward, 2010, p. 298) Ensuite, malgré l’écart géographique qui éloigne nos deux régions d’études, nous avons pu établir des liens entre certaines pratiques : utilisation de la langue autochtone comme langue de communication à l’école, transmission des savoirs par les personnes aînées et activités d’apprentissage des savoirs traditionnels. Finalement, au Nunavut comme dans les Andes péruviennes, l’hégémonie de la langue dominante du pays ne permet pas aux élèves de suivre l’ensemble de leur scolarité dans leur langue maternelle. Ces derniers se voient contraints d’étudier en anglais, en français ou en espagnol pour espérer entreprendre des études postsecondaires, pour trouver un métier ou bien pour ne pas subir de discrimination. Dès lors, le droit des populations autochtones à pouvoir suivre l’entièreté de leur parcours scolaire dans leur langue maternelle n’est pas respecté.

2.2.1. Caractéristiques sociodémographiques personnes enseignantes

Il est à la fois possible d’établir des divergences et des continuités quant aux caractéristiques sociodémographiques du personnel enseignant des écoles interculturelles bilingues dans les Andes péruviennes et au Nunavut.

La majorité des professeures et professeurs des Andes péruviennes sont originaires des communautés paysannes et ont pour langue maternelle le quechua (Caryn, 2022). L’ensemble des personnes enseignantes que nous avons rencontrées ont de fait mentionné avoir le quechua pour langue maternelle. Ayant dû suivre leur scolarité en espagnol suite aux politiques d’assimilation, les actuels professeurs de la province d’Andahuaylas maitrisent également tous l’espagnol (Caryn, 2022). Selon les auteurs, la maitrise des deux langues est une compétence primordiale pour enseigner dans une école EIB (Ipiña, 1997; Ruiz, 1998). Identitairement, ils se reconnaissent comme « quechua » ou « andin ». Pour certains, être Quechua ou Andin ne signifie pas que l’on ne peut pas être « moderne » : « Je suis quechua, je me considère comme quechua, mais ce n’est pas parce que je suis quechua que je ne peux pas porter ma veste New Balance[10] », explique Richard (Caryn, 2022, p. 57). Les professeures et professeurs sont souvent attachés à l’école dans laquelle ils enseignent et y mènent généralement une bonne partie de leur carrière (Caryn, 2022). L’actuelle génération de professeures et professeurs enseignant dans les communautés paysannes de la province d’Andahuaylas est majoritairement représentée par des hommes de plus de 45 ans. Durant leurs études, ces professeurs n’ont pas été formés à enseigner dans des zones rurales. À l’époque, ils étaient formés pour enseigner dans un contexte urbain monolingue espagnol. Après leurs études, ils ont eux-mêmes choisi d’aller enseigner dans les communautés paysannes et se sont formés à l’EIB seuls ou par le biais de formations organisées par des associations locales (Caryn, 2022) Cependant, aujourd’hui, ce sont plutôt les jeunes femmes qui entreprennent des études en éducation. La formation a également changé. En effet, l’Université José María Arguedas d’Andahuaylas (UNAJMA) propose un master en éducation primaire interculturelle lors duquel les étudiantes et étudiants sont directement formés à enseigner dans les communautés paysannes (Caryn, 2022).

Au Nunavut, la situation est différente. De fait, la majorité des professeures et professeurs viennent du sud du pays et ne sont pas Inuit (Tulloch et al., 2016). Selon Preston (2016), seulement 30 % des professeurs au Nunavut sont Inuit. La plupart des professeures et professeurs enseignant au Nunavut ne sont donc pas bilingues et ne sont pas formés pour enseigner dans un contexte interculturel (Preston, 2016). Cela s’explique par le fait qu’il existe un manque criant de ressources humaines pour l’éducation au Nunavut et que faire venir du personnel enseignant non inuit est la seule solution viable (Bell, 2019). La pénurie de main-d’oeuvre en éducation est telle que le gouvernement du Nunavut se voit contraint d’engager des personnes n’ayant pas la formation requise (George, 2022). La plupart de ces professeurs et professeures venant d’ailleurs au pays ne restent que quelques années au Nunavut pour acquérir un peu d’expérience avant de retourner dans le sud :

Ainsi, si tu viens du sud pour enseigner, tu es un étranger. Si tu ne prends pas le temps d’apprendre à connaître les élèves, leurs familles, leurs origines, alors il y a un manque de respect. Il y a un manque de confiance. Et tu n’auras vraiment pas une année d’enseignement réussie[11].

Sallaffie et al., 2022, p. 66

Les auteurs indiquent que cela rend difficile l’implantation de l’EIB parce qu’il n’y a pas de continuité au fil des années et que les enfants doivent constamment s’adapter à de nouveaux professeurs (Cancel, 2009; Preston, 2016; Sallaffie et al., 2022). Ainsi, la non-maitrise de l’inuktitut, la non-connaissance de la culture inuit et le changement constant de professeurs et professeures ne permettent pas la mise en place d’une EIB respectueuse envers les élèves. Cette situation crée également un sentiment de méfiance envers le personnel enseignant (Cancel, 2009; Preston, 2016; Sallaffie et al., 2022). Les professeures et professeurs non inuit qui restent sont ceux qui font le pas vers l’inuktitut et la culture inuit. Cela prend du temps, mais « [les] personnes qui restent sont celles qui sont vraiment respectées par la population locale. Les habitants peuvent voir qu’elles en font leur foyer[12] » (Preston, 2016, p. 121).

2.2.2. École, parents, élèves et communautés

L’EIB ne peut réussir sans le soutien et la participation active des parents et des communautés (Sarkar et al., 2013). Au Pérou, l’EIB a souvent été et est encore parfois mal perçue par les parents du fait que le quechua est considéré comme un frein à l’ascension sociale (Colliaux, 2016; Coronel et al., 2020). Après des siècles de discrimination, de nombreux parents ne veulent pas que leurs enfants apprennent le quechua. Selon eux, c’est l’espagnol qu’il faut maitriser avant tout (Coronel et al., 2020). De même, au Nunavut, beaucoup de parents sont contre le système scolaire et ne veulent pas envoyer leurs enfants à l’école. Ils sont encore traumatisés par les pensionnats et craignent que leurs enfants subissent les mêmes traitements. Bobby (professeure d’inuktitut à la Quluaq School à Clyde River) raconte : « Il y a aussi des parents qui ne veulent même pas que leurs enfants aillent à l’école. Les parents qui ont été maltraités par leurs enseignants, en particulier, éprouvent une grande méfiance à leur égard[13] » (Tulloch et al., 2016, p. 194).

Il est intéressant d’observer qu’au Pérou, les parents redoutent avant tout que leurs enfants ne maitrisent pas assez bien la langue dominante, alors qu’au Nunavut, les parents ont plutôt peur d’envoyer leurs enfants à l’école parce qu’ils risquent de subir des pratiques d’assimilation.

Dès lors, certains professeurs et associations locales prennent des mesures pour rassurer les parents et les communautés, par exemple les inclure dans les prises de décisions quant aux programmes scolaires. L’école primaire de Huancapuquio organise fréquemment des assemblées communautaires lorsque des sujets importants concernant l’école doivent être discutés. L’école mène également des activités avec les parents comme l’organisation d’un repas à la fête des Mères (Caryn, 2022). Une association locale d’Andahuaylas organise des formations auprès des parents des communautés paysannes de la province afin de discuter avec eux des problèmes concernant la revitalisation des langues autochtones et des conséquences identitaires et culturelles que pourrait engendrer la disparition du quechua (Caryn, 2022). Avec ce type de formation, les parents des communautés paysannes prennent conscience de l’importance de la transmission des valeurs et des savoirs andins. Il est important aussi de leur rappeler que le but de l’EIB est qu’à la fin du secondaire, les étudiants et étudiantes soient capables de s’exprimer, de comprendre, de lire et d’écrire dans les deux langues, Hornberger (2009) précise que l’éducation bilingue est 

une promesse qui utilise et valorise plus d’une langue […] reconnaît et valorise […] différentes expériences vécues et visions culturelles du monde, et […] prend comme point de départ les connaissances que les élèves apportent à la classe […][14].

p. 198

Aujourd’hui, de plus en plus de parents favorisent l’EIB dans les Andes et prennent conscience que ladite modernité peut être atteinte avec le bilinguisme (Colliaux, 2016). D’ailleurs, certaines universités dans les Andes, comme l’UNAJMA, organisent un examen d’admission sur la maitrise du quechua (Caryn, 2022).

De plus, comme nous l’avons mentionné ci-dessus, pour lutter contre la discrimination envers les langues autochtones et respecter les parents et leurs enfants, de nombreuses écoles au Nunavut et dans les Andes définissent la langue autochtone comme la langue de communication à l’école. Jeeteeta (membre du conseil d’administration d’une école à Pangnirtung) souligne que les parents se sentent mieux accueillis : « Il est chouette de voir que [les styles d’apprentissage inuit] sont désormais intégrés et que certains adultes inuit ne se sentent plus aussi incompétents qu’auparavant. Ils se sentent moins effrayés/intimidés à l’idée d’aller à l’école »[15] (Tulloch et al., 2016, p. 200). La présence d’un personnel enseignant et surtout d’un directeur ou d’une directrice inuit dans les établissements scolaires favorisent une meilleure confiance avec les parents, mais également avec les élèves (Tulloch et al., 2016).

Étant donné qu’au Nunavut la majorité des professeurs et des directeurs sont non-Inuit, l’inclusion des parents et des personnes aînées est essentielle pour introduire comme il se doit l’IQ dans les programmes scolaires. D’ailleurs, selon Aylward (2010), la participation active des parents est jugée primordiale :

Les enseignants considèrent les parents comme des « partenaires » nécessaires à l’efficacité des programmes bilingues, exprimant la nécessité d’un engagement plus important des parents dans les objectifs académiques de la langue pour assurer le succès du « modèle équilibré » de l’éducation bilingue[16].

p. 308

De même, l’inclusion des personnes aînées dans l’élaboration des programmes scolaires et leur participation à certaines activités est cruciale. Luciusie, membre d’une école de Clyde River, raconte :

Si nous n’avions pas pu compter sur le soutien de nos aînés, nous aurions probablement perdu une grande partie des informations qu’ils détiennent, [qui] ont été consignées dans l’histoire de l’école, y compris tout ce qui a été utilisé pour la survie[17].

Tulloch et al., 2016, p. 196

De Canck (2008) ajoute qu’il existe une demande de collaboration avec les personnes aînées pour changer et aménager les programmes scolaires de manière à favoriser les liens avec la communauté et les liens intergénérationnels. Dans les Andes péruviennes, les sages des communautés paysannes sont également souvent invités pour faire les offrandes avec les élèves (Caryn, 2022).

2.3. Enjeux et défis autour de l’éducation interculturelle bilingue

Malgré l’implantation de l’EIB et les efforts fournis par de nombreux professeurs et professeures, directrices ou directeurs, parents et personnes aînées, le nombre de locuteurs du quechua et de l’inuktitut baissent d’année en année (INEI, 2007; Aylward, 2010). L’éducation de manière générale ainsi que l’EIB dans les Andes et au Nunavut font face à de nombreux défis.

Au vu des particularités singulières de nos deux lieux d’études, les défis au Nunavut et dans les Andes péruviennes ne sont pas les mêmes. Cependant, un élément commun les rapproche : la nécessité de développer un enseignement bilingue pour tous au cours de l’entièreté du parcours scolaire. Dans les deux cas, l’EIB est utilisée comme un moyen de transition de la langue autochtone maternelle vers la langue dominante du pays. De ce fait, l’enseignement secondaire suit principalement des programmes monolingues en anglais, en français ou en espagnol. Il faut toutefois garder à l’esprit que cette situation est le résultat d’une histoire de plusieurs siècles lors desquels les populations autochtones au Pérou et au Canada ont été violentées et discriminées du fait de leurs langues et leurs cultures (Cancel, 2008). Le principal frein à l’EIB aujourd’hui est le fait que les discriminations perdurent et que la maitrise d’une langue et des savoirs autochtones n’est pas valorisée dans les sociétés néo-coloniales (Tulloch et al., 2016). D’ailleurs, Aylward (2010) relève la contradiction dans le fait que les États qui s’efforcent d’instaurer des politiques de revitalisation des langues autochtones sont les mêmes États qui ont perpétué des violences, des discriminations et imposé des politiques d’assimilation au cours de l’histoire.

Plus spécifiquement, l’éducation au Nunavut fait face à 4 principaux défis : 1) l’absentéisme des enfants, 2) le manque de matériel scolaire en inuktitut, 3) le manque d’investissement des parents suite aux traumas du passé et 4) les professeurs et professeures de passage (Preston, 2016). Tout d’abord, confrontés et obligés de devoir suivre une éducation secondaire trop éloignée de leur mode de vie, beaucoup de jeunes abandonnent l’école au cours du secondaire. Certains étudiants et étudiantes préfèrent arrêter leurs études plutôt que de suivre des programmes qu’ils considèrent comme assimilationnistes (De Canck, 2008; Sallaffie, 2022). Laugrand (2008) ajoute que le décrochage scolaire chez les Inuit est préoccupant, car ces jeunes tombent souvent dans l’alcoolisme ou les drogues. Ensuite, contrairement à la situation vécue dans les Andes péruviennes, où l’ensemble des écoles reçoit des manuels scolaires en quechua et d’autres en espagnol, le personnel enseignant au Nunavut fait face à un manque criant d’ouvrages scolaires édités en inuktitut (Preston, 2016; Caryn, 2022). Neil (directeur d’école et non-Inuit) explique les conditions dans son école :

Nous avons très peu de matériel en inuktitut. Le professeur d’anglais dispose donc d’une grande quantité de matériel, alors que le professeur inuit n’a que très peu de matériel à sa disposition et doit créer la plus grande partie de son matériel. Cela met beaucoup de pression sur les enseignants inuit[18].

Preston, 2016, p. 119

Aylward (2010) ajoute que le manque de matériel scolaire et de ressources en inuktitut est un frein à l’instauration de l’EIB. Après, comme nous l’avons déjà mentionné ci-dessus, les traumas et les conséquences des politiques d’assimilation et des pensionnats affectent directement les générations actuelles et leur éducation (Sallaffie et al., 2022). C’est au personnel enseignant et dirigeant de rassurer les parents et les élèves en créant des espaces d’apprentissage sécurisés et sans violences (Preston, 2016). À l’avenir, il sera également primordial de lutter contre le changement constant des professeurs dans les écoles, qui crée un sentiment de méfiance auprès des jeunes et des communautés. Isabel (directrice et non-Inuit) explique : « Les élèves se disent “je ne vais pas investir mon coeur dans ce professeur qui ne sera là qu’un an”[19] » (Preston, 2016, p. 120). Dès lors, selon Tulloch et al. (2016) et Preston (2016), il est nécessaire de former et d’engager plus de professeurs et professeures inuit. En effet, leur présence au sein des établissements scolaires favorise l’implantation de l’EIB et de l’IQ au sein des programmes scolaires. La présence de personnel inuit entraîne un climat plus respectueux et plus sécurisant pour les élèves comme pour les parents. Cette pénurie de main-d’oeuvre enseignante inuit peut s’expliquer par le manque de confiance des Nunavoises et Nunavois envers le système scolaire, mais également par l’importance du décrochage scolaire. Finalement, un autre défi invoqué par Rodon (2008) est celui de rendre plus accessible l’éducation postsecondaire aux Inuit tout en luttant contre le décrochage scolaire pour former une nouvelle génération de professeurs et de chercheurs inuit. En effet, il existe de nombreuses barrières qui rendent l’accès aux études postsecondaires difficile pour les jeunes Inuit :

Les étudiants inuit de niveau postsecondaire ont identifié les obstacles à l’éducation postsecondaire dans le Nord comme étant des options de programmes limitées, un manque de défis académiques et d’installations, un manque de logement et un coût de la vie élevé. Les obstacles à l’éducation postsecondaire dans le Sud identifiés par Rodon et al. (2015) comprenaient : l’adaptation à un nouvel environnement sans soutien, le manque d’accès à des locuteurs de la langue inuit, à des pratiques culturelles et à des aliments traditionnels, des normes d’enseignement supérieur différentes, le racisme institutionnel et des programmes d’études non pertinents[20].

Sallaffie et al., 2022, p. 58

Dans la province d’Andahuaylas, c’est plutôt le manque d’investissement du personnel enseignant qui se révèle être un défi (Caryn, 2022). Par exemple, à l’école primaire de Huancapuquio ou Ancabamba, les élèves ont en général de 2 à 3 heures de cours par jour au lieu des 5 à 6 heures prévues. Tous les jeudis, à l’école de Huancapuquio, les professeurs de l’école primaire et de l’école maternelle se rejoignent pour jouer plusieurs heures au volley-ball, laissant les enfants jouer de leur côté (Caryn, 2022). José (professeur) raconte : « Beaucoup d’enseignants n’enseignent pas. Nous devons enseigner, guider, accompagner les enfants. […] Maintenant, nous attendons que quelqu’un, que le ministère nous donne les programmes, mais ce n’est pas ce que nous devons faire[21] » (Caryn, 2022, p. 102). Cela s’explique en partie par le fait que le rôle de professeur est dévalorisé d’une part par la population et d’autre part, économiquement parlant. En effet, l’ensemble des professeures et professeurs que nous avons rencontrés cumulent plusieurs emplois (agricultrice, directeur d’associations, vendeurs dans une épicerie ou autre) et le manque de reconnaissance n’encourage pas les professeurs à s’investir dans leur métier (Caryn, 2022). Ensuite, le second défi que nous avons identifié lors de notre recherche est la nécessité de rattraper le retard accumulé par les enfants durant la crise de la COVID-19. À cause du manque d’accès à la technologie et aux moyens de communication (internet, réseau mobile, etc.), la majorité des enfants des communautés paysannes n’ont pas pu suivre de cours durant deux années consécutives (INEI, 2017; Reátegui, 2020; Caryn, 2022; Sánchez Vergara et al., 2022). Lors de la rentrée scolaire en mars 2022, les enfants sont retournés dans les salles de classe avec un retard considérable. Certains professeurs et professeures estiment que leurs élèves ont tout de même appris des choses au cours de ces deux années. Toutefois, d’après nos observations, ce n’est pas le cas. En effet, la plupart des élèves de 2e, 3e et 4e primaire ne savaient ni lire ni écrire lorsque nous avons mené nos recherches, alors que l’alphabétisation se fait normalement lors de 1e primaire (Caryn, 2022).

2.4. L’éducation bilingue permet-elle de revitaliser les langues autochtones?

Bien que la proportion de locuteurs des langues autochtones au Canada et au Pérou diminue d’année en année, l’éducation interculturelle contribue à ce que des milliers d’enfants et de jeunes puissent suivre au moins une partie de leur scolarité dans leur langue maternelle. L’EIB permet donc à ces enfants de pouvoir évoluer et s’épanouir dans deux mondes, celui de la culture autochtone et celui de la culture occidentale dominante. En effet, au-delà d’être un apprentissage linguistique, l’EIB est aussi un moyen de promouvoir l’interculturalité et l’apprentissage des savoirs, des pratiques, etc., propres à leur culture et à leur communauté. En incluant les parents, les personnes aînées et la communauté dans l’élaboration des programmes scolaires ou dans d’autres activités, l’EIB permet de renforcer les liens intergénérationnels tout en favorisant la transmission des savoirs entre jeunes et moins jeunes.

Cependant, nous pensons qu’il n’est pas possible de revitaliser les langues autochtones dans des contextes historiques et contemporains marqués, d’une part, par la violence et la discrimination envers les populations autochtones et, d’autre part, par la non-reconnaissance et la non-valorisation de la maitrise d’une langue et des savoirs autochtones (Trapnell et Neira, 2006; Aylward, 2010; Tulloch et al., 2016). L’un des principaux problèmes est qu’aujourd’hui encore, les populations autochtones doivent faire le pas vers la culture et la langue dominante alors que les classes dominantes ne font que très rarement le pas en retour. Cette situation ne permet pas d’établir un dialogue équitable entre les différentes cultures et fait perdurer l’hégémonie de la culture occidentale (Caryn, 2022). Finalement, il est primordial de décoloniser l’enseignement ainsi que de revoir les didactiques et les épistémologies afin qu’elles puissent correspondre au modèle d’apprentissage quechua et inuit, profondément différent des modèles occidentaux (Laugrand, 2008). Au Pérou, par exemple, les programmes EIB sont principalement pensés par le ministère de l’Éducation situé à Lima, la capitale du pays, qui est en déconnexion totale avec les réalités andines. Dès lors, il est important d’accroitre le leadership des communautés, des personnes aînées et des parents dans l’élaboration des programmes scolaires interculturels bilingues et dans l’éducation de manière plus générale (Duff et Li, 2009; Aylward, 2010; Tulloch et al., 2016; Sallaffie et al., 2022).

Conclusion

Au fil de cet article, nous avons tenté de répondre à de nombreuses questions. Après un bref rappel historique sur l’école comme lieu d’assimilation pour les populations autochtones au cours de l’histoire, nous nous sommes tout d’abord intéressée à la façon dont les professeurs et professeures de la province d’Andahuaylas et du territoire du Nunavut mettent en place l’EIB. Nous avons pu démontrer qu’il était possible d’établir des parallèles entre certaines pratiques et que d’autres étaient propres à leur contexte. Ensuite, nous avons consacré une partie de notre étude aux membres du personnel enseignant et aux relations entre l’école, les parents et les communautés. Les caractéristiques sociodémographiques des professeures et professeurs démontrent que leur profil dans les Andes péruviennes diffère fortement de celui du personnel enseignant au Nunavut. La principale distinction est que dans les Andes, la majorité des professeures et professeurs sont eux-mêmes originaires des communautés paysannes et qu’ils ont le quechua pour langue maternelle, alors qu’au Nunavut, la majorité des enseignants et enseignantes sont des non-Inuit ayant peu de connaissances de l’inuktitut et sur la culture inuit. Pourtant, les auteurs et auteures ont montré que la présence de professeurs et professeures d’origine autochtones au sein des établissements scolaires favorise l’inclusion de l’interculturalité et de l’Inuit Qaujimajatuqangit. Au Nunavut comme dans les Andes péruviennes, les établissements scolaires se doivent de renouer avec les parents des élèves et les communautés pour que ces derniers puissent réellement comprendre l’EIB et ses enjeux. Après, nous avons mis en évidence les principaux défis auxquels sont confrontés l’éducation, l’EIB et les membres du personnel enseignant. Ces défis sont multiples et souvent spécifiques au contexte historico-géographique. Finalement, nous nous sommes posé la question de la place de l’EIB dans la revitalisation des langues autochtones à partir de nos deux études de cas. Nous avons pu conclure que même si l’EIB est bénéfique pour de nombreux enfants et jeunes, le fait que ces programmes soient implantés dans des contextes encore discriminatoires envers les populations autochtones et où l’hégémonie de la langue dominante est encore profondément ancrée ne permet pas une réelle revitalisation des langues autochtones.