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Après avoir publié un grand nombre de travaux scientifiques, dont deux livres phares sur le phénomène de l’insécurité linguistique, parus respectivement en 2016 et 2021, Annette Boudreau a fait paraitre en 2023 l’ouvrage Insécurité linguistique dans la francophonie aux Presses de l’Université d’Ottawa. Celui-ci décrit non seulement ce qu’est le phénomène de l’insécurité linguistique et la façon dont il a été introduit dans le milieu de la recherche scientifique, mais aussi ses causes, ses manifestations et ses conséquences pour les locutrices et locuteurs.
Contrairement à ses deux précédents ouvrages qui mettaient en lumière l’insécurité linguistique vécue particulièrement en Acadie, l’essai présente en sept chapitres une description de ce phénomène et des exemples tirés de son expérience dans la francophonie canadienne et acadienne.
D’emblée, Boudreau définit l’insécurité linguistique comme « une forme de malaise, plus ou moins accentué selon les personnes, lié à la crainte de ne pas parler sa langue comme il se doit ou selon la norme prescrite dans certaines situations » (p. 1). De plus, elle souligne que ce phénomène peut prendre différentes formes. Il y a, d’une part, une forme d’insécurité linguistique vécue par une personne lorsque sa langue n’a pas le statut officiel dans la région où elle vit et, d’autre part, des formes d’insécurité linguistique liées à la discrimination qui s’exprime à l’égard des personnes en raison de leur manière de parler (p. 2).
Dans Qu’est-ce qu’une langue? Le français, c’est quoi? (p. 5-9), le premier chapitre, l’auteure a défini quelques concepts nécessaires à une bonne compréhension du phénomène de l’insécurité linguistique. Des concepts comme « pratiques langagières », « répertoire linguistique », « langue standard », « langue légitime » sont, selon Boudreau, des éléments clés permettant de concevoir la langue de façon plurielle. Au fil de ce chapitre, Boudreau soutient l’idée selon laquelle l’usage de la langue n’est pas unique, c’est-à-dire le même pour tous les locuteurs peu importe leur origine sociale, les lieux et les conditions d’acquisition de cette langue. Une idée véhiculée par nombre d’auteurs, dont Jean-Marie Klinkenberg (2001). Pourquoi un ouvrage sur l’insécurité linguistique? (p. 8) est la question qui anime ce premier chapitre. L’auteure précise que ce phénomène découle des discours dépréciatifs sur la langue en raison des variations linguistiques, dont les théories se sont répandues depuis les années 1970. De plus, Boudreau souligne que l’insécurité linguistique et la glottophobie sont intimement liées. En effet, par glottophobie, il faut entendre des discriminations fondées sur la langue (Blanchet, 2016). Ce concept, souligne Blanchet, permet de porter une attention particulière sur les discriminations linguistiques comme étant des phénomènes ayant un impact sur les locuteurs (Ibid.).
Dans le deuxième chapitre, qui s’intitule L’insécurité linguistique : premiers travaux, définitions, manifestations (p. 11-20), Boudreau fait une rétrospection des travaux pionniers du phénomène de l’insécurité linguistique. Elle présente notamment William Labov, l’un des pères fondateurs de la sociolinguistique et l’initiateur des études sur le phénomène en question; Pierre Bourdieu qui a introduit des concepts tels que marché linguistique, langue légitime et capital culturel, incontournables dans toute réflexion sur ce phénomène, et Michel Francard qui, selon Boudreau, a joué un grand rôle dans la théorisation de l’insécurité linguistique concernant les milieux francophones. En effet, ce chapitre met en exergue un ensemble de manifestations de l’insécurité linguistique, visibles chez les locutrices et locuteurs qui en sont victimes. La variation stylistique, l’hypercorrection, la conscience exacerbée de sa manière de parler, la honte et le silence sont une liste non exhaustive de ces manifestations énumérées par Boudreau. L’auteure aborde également la notion du marché linguistique qui est au coeur de la réflexion de Bourdieu sur la langue. Problématisé par le sociologue français dans Ce que parler veut dire (1982), le marché officiel est le lieu où circule la langue dite légitime, tandis que sur le marché franc circulent les échanges informels, voire les variétés de langues moins légitime (p. 16-18).
Boudreau croit que les espaces francophones et l’insécurité linguistique sont indissociablement liées. C’est en ce sens que le troisième chapitre de l’ouvrage, s’intitulant La francophonie : terreau de l’insécurité linguistique (p. 21-28), fait un retour sur le premier colloque porté uniquement sur l’insécurité linguistique, en 1993, dont Francard a été l’initiateur. De plus, l’auteure considère les communautés francophones périphériques comme le bastion de ce phénomène. Dans ce chapitre, l’auteure présente la glottophobie et l’insécurité linguistique comme les deux faces d’une même médaille, d’une part, et la honte comme une manifestation transversale de l’insécurité linguistique, d’autre part. Selon elle, « [l]a honte peut mener au silence » (p. 26). Elle ajoute que la honte « se manifeste parfois dans le corps, dans les gestes corporels » (ibid.). La professeure émérite utilise également le concept de micro-agression linguistique proposé par Razafimandimbimanana et Wacalie (2020) en vue d’étudier les blessures causées par des commentaires agressifs et discriminatoires sur la langue.
La diglossie et insécurité linguistique (p. 29-39) est le quatrième chapitre de l’ouvrage à travers lequel Boudreau fait un retour non seulement sur le concept de diglossie et son rapport aux normes, mais également sur l’insécurité et les représentations linguistiques introduite en sociolinguistique par Ferguson (1959) dans son article intitulé « Diglossia », la diglossie est utilisée pour décrire la coexistence dans une seule et même communauté de deux systèmes linguistiques nommés « variété hausse » et « variété basse ». Ainsi, dans ce chapitre, Boudreau ouvre une fenêtre sur les approches ambivalentes de la diglossie : d’une part, la diglossie consensuelle de Ferguson (1959), idée selon laquelle il n’y a aucune tension entre les langues en dépit de la hiérarchie adoptée par la population; d’autre part, la diglossie conflictuelle proposée par les sociolinguistes catalans et occitans. Selon cette approche, il y aurait conflit entre la langue dominante et la langue dominée.
Dans Les idéologies langagières et l’insécurité linguistique (p. 41-47), le cinquième chapitre, Boudreau met en exergue le concept d’idéologies linguistiques. Elle présente l’idéologie du bilinguisme, qui s’intéresse uniquement aux bienfaits du bilinguisme sans tenir compte des rapports de domination entre les deux langues. Quant à l’idéologie du monolinguisme, elle est « celle qui impose une seule langue à un groupe donné » (p. 44). L’auteure observe également l’idéologie de la non-langue. Selon cette idéologie, une personne qui parle deux langues n’en maitrise aucune. Dans le même esprit, l’auteure poursuit avec l’idéologie du standard, qui fait répandre l’idée selon laquelle il existe une variété de langues supérieures aux autres. Selon Boudreau « [l]e standard est en effet une abstraction imaginée qui ne correspond pas à la réalité des pratiques linguistiques, qui ne sont ni fixes ni homogènes » (p. 45). Deux autres formes d’idéologie linguistique avec lesquelles l’auteure conclut ce chapitre sont l’idéologie du dialecte et l’idéologie de l’authentique. La première est celle qui considère le dialecte comme une variété prestigieuse, voire dominante, tandis que la seconde est reliée à un désir d’être vrai (p. 46).
Se dire francophone? C’est quoi un francophone? Et qui peut l’être? (p. 49-57) sont des interrogations qui constituent le sixième chapitre de l’ouvrage. Dans ce chapitre, Boudreau réitère l’idée selon laquelle l’insécurité linguistique est en forte prégnance dans l’espace francophone. Selon elle, non seulement l’histoire même de la langue française contribue à cette insécurité linguistique, mais aussi, les réalités linguistiques des francophones varient d’un espace à un autre. L’experte en sociolinguistique revient par ailleurs sur l’ouvrage Pour une écologie des langues du monde où Calvet (1999) propose une typologie pour étudier l’insécurité linguistique. Le premier type rapporté par Boudreau est l’insécurité statutaire, qui est reliée au statut d’une langue sur un territoire. On peut mentionner le Canada où les statuts des langues varient d’une province à une autre. Le deuxième type est l’insécurité formelle qui se manifeste lorsque le locuteur compare sa langue à celle considérée comme légitime. Enfin, le troisième type consiste en l’insécurité identitaire, c’est-à-dire que le locuteur se questionne sur son identité dans une communauté donnée. Selon Boudreau, ces trois types d’insécurité linguistique « peuvent être liés, mais ne le sont pas nécessairement » (p. 57).
Vient le septième et dernier chapitre de l’ouvrage, L’insécurité linguistique au Canada (p. 59-64). Dans ce chapitre, Boudreau présente le phénomène de l’insécurité linguistique dans les milieux canadiens où le français est langue minoritaire. Selon elle, si l’insécurité linguistique est observée chez les francophones au Canada, elle « n’est pas vécue par tous les francophones et surtout [elle] n’est pas vécue de la même manière par celles et ceux qui en ressentent les effets » (p. 59). Ici, l’auteure relate trois stratégies pour contrer l’insécurité linguistique chez les personnes qui en souffrent. D’abord, elle souligne que l’évitement est une stratégie où le locuteur cherche à se rendre invisible ou à ne pas prendre la parole dans les situations formelles de communication. Ensuite, elle croit que les commentaires métalinguistiques peuvent aussi aider les locuteurs à se prémunir contre les jugements négatifs. En ce sens, ils déclarent d’entrée de jeu qu’ils parlent un français illégitime. Enfin, la troisième stratégie présentée par la sociolinguiste est la surenchère, c’est-à-dire la surévaluation de son vernaculaire ou « l’acceptation de la langue dans la pluralité de ses expressions » (p. 62).
En somme, le phénomène de l’insécurité linguistique ainsi que toute forme de discrimination qui découle des pratiques linguistiques dans la francophonie étaient au centre des préoccupations de l’auteure pour la rédaction de cet ouvrage. De surcroît, par sa posture militante, il est évident que son étude ne se veut pas neutre. D’ailleurs, non seulement Boudreau est-elle une chercheure native, mais aussi et surtout le courant dans lequel elle inscrit sa démarche, la sociolinguistique critique, expose d’entrée de jeu son engagement dans sa recherche.
Ce livre comporte cependant une certaine limite quant à l’étendue du sujet, notamment. En effet, celui-ci ne peut être traité dans toute sa dimension dans un seul et même ouvrage. La francophonie est très vaste et, par conséquent, variée et complexe comme terrain. Ainsi, l’auteure privilégie seulement des exemples de la francophonie canadienne et acadienne. Pourtant, dans les autres espaces francophones, on observe non seulement l’idée unitariste de la langue française, qui se répand, mais aussi le fait que les locutrices et locuteurs francophones y sont aussi des victimes de l’insécurité linguistique. D’ailleurs, Francard (1997) a souligné que « [c]’est dans le monde francophone que le concept d’insécurité linguistique va susciter les recherches les plus nombreuses » (p. 172). En dépit de cette faiblesse, l’ouvrage d’Annette Boudreau peut s’avérer une référence certaine pour qui s’intéresse à la sociolinguistique, du moins au phénomène de l’insécurité linguistique.
Appendices
Bibliographie
- Blanchet, P. (2016). Discriminations : combattre la glottophobie. Textuel.
- Boudreau, A. (2016). À l’ombre de la langue légitime. Classiques GARNIER.
- Boudreau, A. (2021). Dire le silence : insécurité linguistique en Acadie, 1867-1970. Éditions Prise de parole.
- Bourdieu, P. (1982). Ce que parler veut dire : l'économie des échanges linguistiques. Fayard.
- Calvet, L.-J. (1999). Pour une écologie des langues du monde. Plon.
- Ferguson, C. (1959). Diglossia. Word, 15, 325-340.
- Francard, M. (1997). Insécurité linguistique. Dans M.-L. Moreau (dir.), Sociolinguistique. Concepts de base, Mardaga.
- Klinkenberg, J.-M. (2001). La langue et le citoyen : pour une autre politique de la langue française. Presses universitaires de France.
- Razafimandimbimanana, E et Wacalie, F. (2020). Une forme insidieuse de mépris : les micro-agressions linguistiques en Nouvelle-Calédonie. Lidil : Revue de linguistique et de didactique des langues, 61. https://doi.org/10.4000/lidil.7477