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Introduction

Au début des années 1960, au Québec, l’élection du gouvernement de JeanLesage donne le coup d’envoi à la Révolution tranquille[1]. En une décennie, de multiples changements surviennent,notamment concernant les droits des groupes minoritaires, qui revendiquent lareconnaissance du principe juridique d’égalité[2].Cette reconnaissance « constitue la transposition, dans la sphère du droit, del’égalité politique qu’on reconnaît par ailleurs aux citoyens et qu’on érige aurang de valeur démocratique »[3]. Par exemple, lafemme mariée, considérée incapable depuis 1866, retrouve la gestion de sesbiens, puis l’égalité entre époux est affirmée[4].Certains droits sont reconnus à l’enfant, tant légitime qu’illégitime[5].

Pour la première fois, dans le cadre du système de santé, des droits sontreconnus à tous les citoyens québécois[6] : ledroit de « recevoir des services de santé et des services sociaux adéquats surles plans à la fois scientifique, humain et social »[7], le droit de choisir son professionnel et son établissement desanté, ainsi que le droit à la confidentialité du dossier médical[8]. Autre fait majeur : la participation citoyenneest pour la première fois encouragée et un processus de plainte est mis enplace[9]. Il s’agit donc d’une véritablerévolution par laquelle l’individu se voit mis au centre du système, dans uneperspective égalitaire.

Dans les mêmes années, la publication de l’ouvrage Les fous crient au secours[10] fait l’effet d’une bombe, dévoilant lesconditions d’hospitalisation dans les hôpitaux psychiatriques[11]. Des psychiatres appuient ouvertement lesrevendications des patients internés et l’enjeu devient rapidement politique etlargement médiatisé[12]. Le gouvernement québécoismet sur pied la Commission d’étude des hôpitaux psychiatriques[13], puis entreprend une réforme des servicespsychiatriques qui s’inscrit dans la réorganisation globale du système de santé.On favorise la mise en place de programmes thérapeutiques et une première vaguede désinstitutionnalisation est amorcée[14]. Enmême temps, les hôpitaux généraux se dotent de départements de psychiatrie et laLoi instituantl’assurance-hospitalisation instaure la gratuité des traitementsen milieu hospitalier[15]. C’est la fin de l’asiletel qu’on l’avait connu jusque-là.

Au chapitre des droits des patients psychiatriques[16], des organismes voués à la réinsertion sociale et la défensedes droits des personnes désinstitutionnalisées ou vivant avec une maladiementale voient le jour. De même, des comités de bénéficiaires tentent, àl’intérieur des hôpitaux, de contribuer à la mise en place d’une culture desdroits. Les premières revendications concernent les droits négatifs et notammentla protection contre les arrestations et les détentions arbitraires et contreles traitements cruels, inhumains ou dégradants[17]. C’est surtout devant les tribunaux que les premiers débatsconcernant les droits fondamentaux des usagers des services de santé mentale ontlieu[18]. Aussi, des améliorations notables ence qui a trait aux droits civils ainsi qu’à l’équité procédurale sont dues à laCharte canadienne des droits etlibertés[19].

Au regard du refus de traitement, cependant, aucune disposition n’a prévude mécanisme particulier jusqu’à la fin des années 1980, malgré lareconnaissance dans le Code civil duBas-Canada[20] des droits àl’inviolabilité de la personne et au consentement aux soins. La question desmodalités de traitement est pourtant d’autant plus cruciale en psychiatrie que,depuis les années 1950, le développement et la disponibilité de médicationsvariées ont radicalement changé la pratique médicale[21]. En effet, si, au départ, la médication a contribué à la sortiede l’asile de nombreux patients, « l’observance stricte de la médication [estdorénavant] considérée comme la voie royale de la guérison »[22], un outil de désinstitutionnalisation, deprévention du syndrome de la porte tournante[23]et de l’engorgement des urgences[24]. Le débat surle droit au refus de traitement des patients psychiatriques, tel qu’il s’estdéveloppé au début de la décennie 1970[25], met enlumière des positions antagonistes encore actuelles aujourd’hui[26]. Pour les psychiatres, la loi ne doit pasconstituer un obstacle au traitement, les confinant à un rôle de geôlierdifficilement conciliable avec leurs obligations éthiques[27]. Pour les juristes, la loi confie aux psychiatres un rôleprépondérant, paternaliste, opposé aux prémisses du droit civil et des droits dela personne[28]. Pour les malades, l’équilibrereste à trouver entre le respect des droits et le retour à la santé[29].

À la fin des années 1980, une nouvelle vague de réformes de la justice etde la santé est initiée. Au coeur de ces changements, soulignons la placeprivilégiée attribuée à l'individu et au discours sur les droits, envisagéscomme autonomistes et émancipatoires. L’efficacité du système repose désormais,du moins en partie, sur la revendication des droits, ce qui justifie l’inflationlégislative et la judiciarisation[30]. Letribunal, en tant que « mécanisme unique d’interprétation »[31], devient incontestablement l’ « opérateurjuridique compétent pour [...] défendre [et] protéger [l’individu] sans lacunesformelles »[32]. Il constitue donc, dans cecontexte, l’ultime rempart contre l’atteinte aux droits fondamentaux[33].

Dans notre recherche doctorale, nous nous sommes intéressée à l’applicationdu régime d'autorisation de soins[34] par lesjuges de la Cour supérieure du Québec. Après une analyse de contenu de lajurisprudence, nous avons rencontré des juges en entretien et en observation.Les données de la recherche empirique éclairent les tendances constatées dansles décisions judiciaires, notamment sur l’interprétation problématique ducritère d'inaptitude à consentir aux soins. Plus globalement, notre étudesoulève des questions sur l'effectivité de la protection judiciaire du droit àl’inviolabilité des patients psychiatriques et, conséquemment, sur lapossibilité pour ces derniers d’opposer un refus de soins. Nous ne nousprononçons cependant pas sur la nécessité des traitements que l’on cherche àimposer dans le cadre des demandes d’autorisation de soins et nous ne remettonsd’aucune façon en question le fait qu’il soit parfois nécessaire d’imposer dessoins à certains patients.

Nous développerons cette réflexion en deux temps. D'abord, nous exposeronsle cadre juridique en matière de refus et d'autorisation de soins (I). Ensuite,nous présenterons notre méthodologie et nos résultats de recherche(II).

I. Cadre juridique : du refus à l’autorisation de soins

Le cadre juridique en matière de soins, tel que nous le connaissonsactuellement, est le fruit d’une riche évolution législative etjurisprudentielle. En matière psychiatrique, cependant, bien que les principesgénéraux en matière de refus de soins soient applicables, certaines spécificitésdoivent être prises en compte. Dans un premier temps, nous exposerons lesprincipes généraux du refus de soins en psychiatrie (A), puis, dans un secondtemps, nous nous attarderons au régime particulier d’autorisation de soins(B).

A. Principes généraux : le refus de soins en psychiatrie

C’est en 1971 que l’universalité de la personnalité juridique ainsi que lesdroits à l’inviolabilité de la personne et au consentement aux soins sontintroduits au Code civil duBas-Canada[35]. Au regard de lapratique psychiatrique, pourtant, certains auteurs de l’époque rapportent despressions exercées sur les patients afin qu’ils acceptent d’être traités[36]. Les patients admis en cure fermée étaient leplus souvent considérés incapables de donner leur consentement, et leur médecintraitant pouvait adresser une requête écrite au curateur public, permettant à unfonctionnaire d’approuver les soins sans même avoir vu le patient[37]. Il était de pratique courante de traiter cespatients contre leur gré, et le fait de refuser un traitement entraînait le plussouvent une hospitalisation prolongée[38]. Malgrél’absence de dispositions législatives habilitantes, il arrivait que lestribunaux substituent leur consentement à celui d’un patient légalement apte, latendance générale étant d’assimiler le refus médicalement déraisonnable detraitement à l’inaptitude, voire d’identifier maladie mentale etinaptitude[39]. Les jugements québécoisportant sur cette question demeuraient silencieux quant aux droitsconstitutionnels des personnes refusant un traitement[40].

Au début des années 1990, la révision du Code civil duQuébec (Code) promettaità cet égard un changement majeur[41]. Reprenantles principes qui fondent la Charte des droits etlibertés de la personne[42], etplus particulièrement celui de l’égalité[43], lelivre premier du nouveau Code — rompant avec le Code civil du Bas-Canada auquel on reprochait de porter « lamarque des doctrines individualistes et libérales des siècles passés »[44] — porte le titre Des personnes, lequel « met davantage en lumière [...] laprimauté accordée à la personne humaine »[45]. Letitre premier, De la jouissance et de l’exercicedes droits civils, énonce les grands principes gouvernantl’application du Code, certains yvoyant même une « “mini” charte »[46], assurant« la protection de ce qui constitue l’individualité propre de la personne, sonessence, sa dignité »[47]. D’après Jean Pineau,les changements linguistiques témoignent, tout au long du nouveau Code, de la primauté de la personne[48]. Ainsi, pour le ministre de la Justice, le faitd’affirmer que toute personne est titulaire des droits de la personnalité« consacre le fait que la personne est au centre des préoccupations de cettelégislation fondamentale »[49]. Le Code distingue la jouissance des droits, unattribut essentiel de la personnalité et dont on ne peut se départir, del’exercice des droits, une réalité contingente à laquelle une personne peut oudoit parfois renoncer[50]. Le Code énonce ainsi, après la « protection“collective” » de la personne humaine sanctionnée par les chartes des droits oules instruments internationaux, une « protection […] “personnelle” » de lapersonne humaine cristallisée dans les rapports privés[51].

Le titre deux du livre Despersonnes — intitulé De certainsdroits de la personnalité — s’ouvre sur un chapitre concernantspécifiquement l’intégrité de la personne. Les droits qui y sont rattachéspermettent à chacun de préserver son être propre contre l’action de tiers,quelle qu’en soit la nature — l’atteinte à l’inviolabilité — mais égalementd’être protégé contre son propre fait — l’atteinte à l’intégrité[52]. « En somme, c’est une véritable zone réservée,inaccessible à autrui, que ces droits créent autour de la personne même dusujet »[53]. Ils consacrent également laprééminence de la volonté personnelle — le droit à l’autodétermination —l’inviolabilité devenant une limite, voire une contrainte, notamment dans lesrapports thérapeutiques[54].

Ce chapitre sur l’intégrité se divise en deux sections : d’abord dessoins[55], puis de la garde en établissement.Il s’ensuit que le droit à l'intégrité est directement rattaché aux procéduresmédicales, et plus particulièrement à la relation médecin-patient,traditionnellement conçue comme paternaliste et inégale[56]. Le cadre juridique vise à atténuer ce rapport de force enfavorisant l'expression de la volonté des patients, même lorsque celle-ci va àl'encontre des avis médicaux. L’obtention du consentement du patient est doncsystématiquement requise[57], les seulesexceptions étant la situation où « la vie de la personne est en danger ou sonintégrité menacée et que son consentement ne peut être obtenu en tempsutile »[58] ou encore celle où une personnemenace de s’infliger ou d'infliger à autrui des lésions[59]. Autrement, le refus de soins, même fatal, devra être respecté.Le fait qu'une personne soit inapte ou incapable de donner son consentement nedispense pas d'en obtenir un : il faudra alors recourir au consentementsubstitué[60]. Les obligations de recueillirle consentement et de respecter la décision du patient sont également consacréespar le Code de déontologie desmédecins[61].

Pour permettre une pleine liberté de décision et d’action par rapport à sonpropre corps en matière médicale, le consentement ou le refus de soins doiventêtre libres et éclairés. Pour ce qui est du premier critère, il vise plusprécisément un consentement ou un refus dénué de toute contrainte indue. Lesecond critère s’attache au consentement ou au refus informé. Le médecin al’obligation de divulguer à son patient l’information qui porte sur lediagnostic, la nature et l’objectif du traitement proposé, les risques, leseffets et les bénéfices du traitement, la procédure, la conséquence d’unnon-traitement et les alternatives thérapeutiques possibles[62]. Le patient doit être en mesure de comprendre etd’évaluer les informations transmises par le médecin et d’arrêter une décisionen fonction de ses besoins personnels[63].L’impossibilité de le faire constitue l’inaptitude à consentir aux soins.

Il existe essentiellement deux types d’exceptions à la règle absolue de laprimauté de la volonté individuelle. La première concerne l'aliénation entrevifs d’une partie du corps et la participation de majeurs aptes à donner leurconsentement à une expérimentation. Le Code exige expressément, dans ces casspécifiques, que « le risque couru ne soit pas hors de proportion avec lebienfait qu'on peut raisonnablement en espérer »[64]. La seconde exception concerne les mineurs et les majeursinaptes. Outre le consentement substitué donné par une personne autorisée,l'autorisation du tribunal devient nécessaire lorsque le « majeur inapte àconsentir refuse catégoriquement de recevoir les soins, à moins qu’il nes’agisse de soins d’hygiène ou d’un cas d’urgence »[65]. Dans ce cadre, le tribunal doit mener une enquête exhaustiveauprès de tous les protagonistes susceptibles de l’éclairer. La personneconcernée doit être entendue et les soins autorisés doivent absolument êtrerequis par l’état de santé, faute de quoi la volonté du majeur, même inapte àconsentir aux soins ou légalement incapable, doit être respectée[66].

Les tribunaux avaient déjà affirmé la primauté de la volonté individuelleen matière de soins avant même que ne soit achevée la révision du Code[67]. Eneffet, dans l’affaire Nancy B. c. Hôtel-Dieu de Québec, la demanderesse,atteinte de dégénérescence nerveuse, demandait à être débranchée du respirateurqui la maintenait en vie. Elle avait notamment été rencontrée quatre fois par unpsychiatre qui confirmait que celle-ci « joui[ssait] d'une très bonne santémentale : elle [était] en mesure de prendre des décisions et d'en saisir laportée »[68]. Estimant qu’en raison de sonaptitude à consentir, Nancy B. avait le droit « qu'on la libère de l'esclavaged'une machine, sa vie dût-elle en dépendre »[69],le juge concluait qu’il « continuerai[t] quand même à espérer contre touteespérance »[70]. En se référant à la cohérencedu système juridique, à la jurisprudence antérieure en matière d’informationmédicale et de consentement aux soins ainsi qu’à la doctrine, le tribunalconcluait que le droit au refus de soins devait être interprété largement. Cettedécision judiciaire constitue l’un des principaux précédents en matière de refusde soins.

B. Le régime exceptionnel de l’autorisation de soins

Soulignons d’entrée de jeu que l’autorisation du tribunal n’est nécessaireque dans le cas où le majeur inapte refuse catégoriquement les soins, mais nonquand il les accepte. Or, si le consentement est altéré, il l’est tant dans lescas de refus que d’acceptation. Pour Jean-Pierre Ménard, « [c]onsidérer apte unpatient qui ne l’est pas équivaut à le traiter sans consentement » ; il fautdonc éviter de déduire l’aptitude du consentement ou de la passivité[71], tout comme l’inaptitude du refus. Or, certainsauteurs affirment que des patients, en raison de leur diagnostic, feraientl’objet d’une présomption d’inaptitude jusqu’à ce qu’ils fassent ladémonstration de leur aptitude[72]. Le plussouvent, l’inaptitude à consentir aux soins ne semble être soupçonnée quelorsque le patient fait des choix allant à l’encontre de ses propres intérêtscliniques, des choix jugés déraisonnables ou irrationnels[73]. À ce sujet, les commentaires du ministre de la Justice sontéclairants :

Comme la valeur du refus d’une personne inapte est douteuse, ce refusest qualifié pour indiquer qu’il doit s’apparenter à un refus libre etéclairé et distinguer du simple réflexe biologique totalement étranger àl’expression de la volonté. [...]

De façon générale, [l’]article [16 du Code] a pour but de respecter davantage l’expression devolonté [...] des majeurs inaptes et de protéger leur intégrité contre unrefus injustifié provenant soit de leur représentant soit d’eux-mêmes[74].

Toute la question est de savoir jusqu’où il est possible de tenir ceraisonnement. Peut-on simplement déduire l’inaptitude du refus ? Dès 1996, laCour d’appel du Québec précisait que

[l]e refus de soins médicaux n’est pas, en soi, [...] l’indication d’uneincapacité mentale et d’une inaptitude à donner un consentement. Toutefois,replacé dans le contexte particulier de chaque cas, il peut être indicateurd’une certaine incapacité[75].

À cet égard, Robert P. Kouri et Suzanne Philips-Nootens posent deuxconstats :

Le premier porte sur la détermination du seuil de compétence en matièremédicale même. Il semblerait que l’on tende parfois à juger apte la personneacceptant les conseils de son thérapeute, et inapte, celle qui lesquestionne et surtout, qui les refuse. Le deuxième constat est la tendance àinférer l’inaptitude à partir d’une décision qui ne semble pas rationnelle[notes omises][76].

Dans un autre texte, ils tirent la conclusion suivante :

Cette position traduit un a prioriqui peut se révéler très contestable : le consentement iraitd’emblée dans le sens du meilleur intérêt de la personne, [...] s’il estdonné par un tiers, ou serait une réelle manifestation d’autonomie s’il estdonné par le majeur inapte. Le refus, quant à lui, est suspect[77].

Dans cette perspective, le traitement est considéré a priori comme positif ou nécessaire, ce quiélude la gravité de l’enjeu réel, surtout en psychiatrie. Le traitementpsychiatrique touche en effet, chez le patient, à ce qu’il y a « de plusfondamental, de plus intime, soit sa pensée et sa perception du monde »[78]. Il semblerait acontrario que le concept d’intégrité de la personne ne concerneque l’intégrité du corps et non l’intégrité psychologique, auquel cas il estfacile de glisser dans le jugement de valeur quant à la raisonnabilité du choixde refuser un traitement, surtout lorsqu’il s’agit de maladie mentale[79]. Cette interprétation va pourtant à l’encontre dela finalité admise de la législation, soit la protection des droits des patientsà l’autodétermination, à l’inviolabilité et à l’intégrité[80].

En matière d’autorisation de soins, le juge doit procéder à une évaluationen deux temps. Il doit d'abord trancher la question de l’inaptitude à consentiraux soins, dont le fardeau de preuve revient entièrement au demandeur. À cetteétape, le juge doit faire un examen objectif de la preuve. S’il conclut que ledéfendeur est inapte à consentir aux soins, il devra évaluer la nécessitéeffective du traitement proposé ainsi que les risques et bénéfices qui y sontassociés. Lors de cette seconde étape, le juge devra agir dans le seul intérêtdu défendeur, en tenant compte dans la mesure du possible des volontés qu'ilaura exprimées[81].

Pour démontrer l'inaptitude à consentir aux soins, une évaluation de nature médicale —non forcément psychiatrique — est nécessaire. L’aptitude à consentir à des soinsmédicaux doit être soumise à une évaluation particulière, qui s'avère différentede celle visant l’ouverture d’un régime de protection et l’établissement del’incapacité légale[82]. On oppose ici « aptitudede droit et aptitude de faits »[83], cettedernière pouvant fluctuer dans le temps ou être influencée par diversfacteurs[84]. Les critères d’évaluation del’aptitude à consentir aux soins — également dénommés « critères de laNouvelle-Écosse »[85] — ont étéapprouvés par l’Association des psychiatres du Canada en 1987 et repris par lajurisprudence québécoise dans l'affaire Pinel[86]. Soulignons que les cinqcritères retenus par la majorité pour démontrer l'inaptitude ne sont cependantpas « cumulatifs »[87], c’est-à-dire qu’ils nedoivent pas nécessairement tous être rencontrés. Voici ces critères :

  1. La personne comprend-elle la nature de la maladie pour laquelle untraitement lui est proposé ?

  2. La personne comprend-elle la nature et le but dutraitement ?

  3. La personne saisit-elle les risques du traitement si elle lesubit ?

  4. La personne comprend-elle les risques de ne pas subir letraitement ?

  5. La capacité de comprendre de la personne est-elle affectée par samaladie [notre traduction] [88] ?

Ces critères posent des difficultés à plusieurs égards[89]. D’abord, la reconnaissance de la maladie constitue un élémentcentral de l’évaluation de l’aptitude à consentir aux soins[90] ; or il n’existe pas de consensus sur l’impact dudéni de la maladie sur l’aptitude à consentir aux soins. Si, pour certains,l’inaptitude est « liée de façon intrinsèque » au déni de la maladie[91], pour d’autres, celui-ci constitue le moyenultime d’y survivre[92]. En outre, il sembleraitque le concept d’autocritique (« insight »), largement utilisé en psychiatrie pour mesurerl’appréciation faite par le patient de son état ou de son comportement, ne fassepas l’objet d’un consensus permettant de le mesurer adéquatement[93]. Dans l’affaire Pinel, le juge Steinberg, dissident, avait d’ailleurs exprimédes réserves :

The major weakness I perceive in theposition of the Appellant is that the incapacity of the Respondent toconsent is attributed to a denial of his condition, and that denial isinferred from the refusal to undergo the treatment. If pushed toextremes, this reasoning deprives the individual of the very right torefuse treatment conferred by Article 10 of the Civil Code ofQuebec[94].

Quant au dernier critère, concernant l’impact de la maladie sur la capacitéà consentir, il permet pratiquement d’inférer l’inaptitude du diagnostic. Or, lajuridicisation et la judiciarisation de la décision de traitement et le discourssur les droits et libertés auraient dû permettre une reconnaissance effectivedes dimensions non médicales du consentement aux soins[95]. Ce dernier critère, en plus de conférer une netteprépondérance au témoignage des médecins, aurait au contraire pour effet deneutraliser l’intervention judiciaire[96].

En 2003, dans l’arrêt Starson c.Swayze, la Cour suprême du Canada se prononce pour la premièrefois sur l’aptitude à consentir aux soins, et plus particulièrement sur les deuxcritères problématiques :

[P]our que le patient soit considéré apte à appliquer les renseignementspertinents à sa situation personnelle, il n’est pas nécessaire que lepatient soit d’accord avec son médecin traitant sur le diagnostic. Lapsychiatrie n’est pas une science exacte et il faut s’attendre à ce que despersonnes par ailleurs capables donnent des interprétations divergentes del’information. [...] Bien qu’un patient n’ait pas à être d’accord avec undiagnostic particulier, s’il est démontré qu’il est dans un « état »psychologique donné, le patient doit être apte à reconnaître la possibilitéqu’il puisse être affecté par cet état. [...]

Par conséquent, le patient n’est pas obligé de décrire son étatpsychologique comme une « maladie » ou de qualifier autrement son état entermes négatifs. Le patient n’est pas non plus obligé d’être d’accord avecle médecin traitant quant à la cause de cet état. Néanmoins, si l’état dupatient a pour conséquence que celui-ci n’est pas apte à reconnaître qu’ilest affecté par les manifestations de cet état, il ne sera pas apte àappliquer les renseignements pertinents à sa situation et à évaluer lesconséquences de sa décision[97].

La cour propose plutôt un test en deux volets, qui concerne la capacité àcomprendre l’information sur le traitement et les conséquences de la décision desoins[98]. Si la Cour d’appel du Québecconfirma dès l’année suivante que la décision Starson était applicable en droit québécois, elle affirma dumême souffle qu'elle ne contrevenait pas aux principes déjà établis dansPinel[99]. La consultation des décisions de la Cour supérieure depuisl’affaire Starson permet de constaterque le test élaboré dans l’affaire Pinel, y compris le dernier critère, est encore courammentappliqué[100], sans toutefois l’être de façonsystématique[101]. Toutefois, il sembleraitque certaines décisions réduisent le test de Pinelà « [d]eux fils conducteurs [...] : la perception de sa maladie parla personne et les effets de cette maladie sur sa capacité de consentir à dessoins »[102]. Cette réduction du test estd’autant plus problématique qu’elle crée un double standard : si, dans ce cadre,la nécessité de démontrer l’inaptitude protège une majorité de patients, cen'est cependant pas le cas des patients psychiatriques. Ainsi, l’autorisation desoins, bien que pouvant possiblement s'appliquer à toute situation médicale, estle plus souvent demandée pour des soins psychiatriques ou pour les soinsphysiques de patients psychiatriques[103], toutsimplement parce que les critères retenus et l’application qui en est faiteréduisent l’inaptitude à consentir aux soins à une atteinte d’ordremental[104]. Nous questionnons cet état defait, considérant que les patients psychiatriques, même sous garde enétablissement, conservent, au regard des soins, les mêmes droits que tous lespatients du système de santé. Ainsi, si l’inaptitude à consentir aux soinsdécoule généralement d’une altération de l’état mental, l’inverse ne peut êtretenu pour acquis : une altération de l’état mental n’a pas forcément pourconséquence l’inaptitude à consentir aux soins.

Le régime juridique de l'autorisation de soins est pourtant une exceptionau sein du droit médical québécois. La teneur des principes généraux, lacentralité du droit à l'intégrité en droit des personnes et la prépondérance dela volonté des patients — même inaptes — dans leur rapport avec leur médecindevraient imposer naturellement une prudence dans l’interprétation desdispositions concernées. À cet égard, le concept d’inaptitude et les critèresretenus pour en faire la démonstration devraient agir comme des « remparts »protégeant l'individu contre des atteintes potentielles à son inviolabilité. Ilest d'autant plus important dans ce cadre que les traitements imposés auxpersonnes inaptes à consentir aux soins soient strictement requis par leur étatde santé[105]. Dans la mesure où l’inaptitude àconsentir aux soins devient l'attribut de certains types de maladies,l’évaluation de la nécessité des soins envisagés constitue de facto la seule manière de s'assurer de laprotection du droit à l’inviolabilité.

La possibilité de choisir et, ultimement, de refuser des soins constitue lareconnaissance ultime des droits à l'inviolabilité et à l’autodétermination.L'étude du contexte législatif, jurisprudentiel et doctrinal en matièrepsychiatrique dénote cependant des nuances et des contradictions difficilementconciliables avec ces principes généraux. En seconde partie, nous présenteronsles résultats de la recherche empirique que nous avons menée auprès de juges dela Cour supérieure, en nous intéressant plus particulièrement à la conceptionqu'ils ont du rôle du tribunal dans ce genre d'instance et du typed'intervention nécessaire auprès des personnes souffrant de maladiementale.

II. Les constats de la recherche empirique

Nous présenterons dans un premier temps notre méthodologie de recherche(A), puis nos résultats (B).

A. La méthodologie de recherche

La recherche que nous avons menée ne portait pas précisément sur le refusde soins, mais plutôt sur la dynamique des décisions cliniques et judiciaires degarde en établissement et d’autorisation de soins. Nous nous interrogions alorssur la place respective que peuvent tenir différents types de normes dans leprocessus décisionnel des juges et des psychiatres, dans ces matières complexesoù droits des personnes et protection sont fondamentalement en opposition[106]. Plus précisément, nous voulions mieuxcomprendre comment se déploie le rapport subjectif aux normes et au droit, et cequi détermine leur choix et leur mobilisation[107]. Dans l’exposé qui suit, nous rendrons compte de notre démarcheméthodologique, puis de nos résultats auprès des juges de la Cour supérieure duQuébec en matière d’autorisation de soins.

Nous avons rencontré les juges d’abord en entretien, puis en observation àla Cour[108]. Lors des entretiens[109], nous les avons interrogés sur la conceptionqu’ils avaient de leur rôle en matière d’autorisation de soins, sur lesfondements des dispositions en la matière ainsi que sur leur connaissanceobjective et leur interprétation du droit et de la jurisprudence. Lesobservations[110] nous ont permis de prendreconnaissance de leur pratique, qui s’est parfois révélée peu conforme avec cequi nous avait été dit au préalable en entretien[111]. À la fin de la séance d’observation, soit en général d’uneaudience, nous avions l’opportunité de discuter avec le juge des motivations desa décision[112]. Nous avons pu également faire decourts entretiens spontanés avec différentes personnes comme des défendeurs, desfamilles du défendeur au litige et différents professionnels de la santé. Nousavons également rencontré en entretien ou en groupes de discussion différentsacteurs qui, en raison de la nature de leurs activités professionnelles, étaientsusceptibles de nous éclairer sur la pratique des juges et des psychiatres. Nousvisions, par la multiplication des sources de données et des participants à larecherche, à augmenter la fiabilité de nos résultats de recherche[113].

Tableaux des échantillons

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Tout au long de la collecte de données, puis de l’analyse[121], nous avons opté pour une posture qualitative etréflexive. Le contact avec nos informateurs a été l’occasion de nous immergerdans leur contexte de travail, de faire une expérience de nature« culturelle »[122]. Dans cette perspective,le chercheur et les informateurs, par une « constructioninterpersonnelle »[123], jouent chacun un rôleessentiel au regard de l’émergence du savoir et nous nous sommes efforcée depréserver « une haute valeur à l’indépendance psychologique de chaque individuet au maintien de son intégrité psychique »[124].Notre démarche d’analyse est plus précisément celle de l’étude de cas, soit« une approche de recherche empirique qui consiste à enquêter sur un phénomène,un évènement, un groupe ou un ensemble d’individus, sélectionné de façon nonaléatoire, afin d’en tirer une description précise et une interprétation quidépasse ses bornes »[125]. Cette méthode permet «d’étudier des phénomènes contemporains dans la réalité où les frontières entrele phénomène et son contexte ne sont pas toujours claires et où il fauthabituellement utiliser des sources multiples d’information etd’évidence »[126].

B. Les résultats de recherche

Nous avons choisi de diviser nos résultats de recherche en trois catégoriescorrespondant aux éléments du cadre juridique qui nous semblent les plusimportants en matière de refus de soins psychiatriques. Nous aborderons, dans unpremier temps, les principes généraux, puisque ceux-ci, nous l’avons vu,imposent une perspective donnée sur le consentement et le refus de soins (1).Puis nous exposerons nos résultats de recherche sur l’autorisation de soins plusspécifiquement, soit l’inaptitude à consentir aux soins (2), puis la nécessitédes soins (3).

1. Des principes généraux le plus souvent inappliqués

Rappelons, en premier lieu, que le rôle des tribunaux dans ces matièresparticulières est de protéger les droits des défendeurs. C’est d’ailleurs cequ’exprime clairement la Cour d’appel du Québec :

[L]e législateur a confié aux tribunaux la mission d’autoriser lesatteintes à l’intégrité d'une personne malgré son refus. Dansl’accomplissement de cette tâche, le tribunal doit s'assurer du respect quela loi accorde à tout être humain, y compris le majeur inapte qui refuse lessoins. Le législateur aurait pu assigner cette tâche aux organismes issus dumilieu médical ou hospitalier ou encore à une commission administrativequelconque. Il a plutôt opté pour un recours aux tribunaux. Ce choix marquesa volonté de faire primer le droit à l’autonomie et l’autodétermination dela personne sur l’approche éthique médicale traditionnelle qui veut que toutsoit mis en oeuvre pour le bien-être du patient[127].

Pourtant, en entretien, aucun juge n’a affirmé faire des droits de lapersonne une priorité. Les informateurs identifient plutôt soit « le droit à laliberté des individus de disposer d’eux-mêmes à tous égards »[128], soit le droit au refus de traitement[129], comme étant la justification a priori de l’action du tribunal, sans pourautant être au centre de leurs préoccupations. Notons également que tous nes’entendent pas sur les fondements juridiques du régime d’autorisation de soins.Pour un informateur par exemple, il existe une tension entre le droit auconsentement aux soins et le droit de recevoir des soins[130]. L’autorisation de soins viserait dans cette perspective àmettre en oeuvre le droit de recevoir des soins du défendeur, favorisant uneinterprétation positive des dispositions sur l’autorisation de soins et, plusglobalement, sur le droit à l’intégrité[131]. Pourun autre informateur, cette interprétation nie tout simplement le droit àl’autodétermination[132].

Un seul informateur a fait référence aux principes jurisprudentiels enmatière de consentement aux soins[133], ce quinous semble révélateur du décalage entre soins physiques et soins psychiatriquesdont nous avons parlé précédemment. Ce décalage est encore renforcé parl’interprétation et l’application de la jurisprudence relative à l’aptitude despatients psychiatriques et le refus de soins plus généralement. À cet égard,l’absence de liens conceptuels clairs entre les principes généraux etl’autorisation de soins révèle la structuration de deux logiques distinctes,comme si les décisions d’autorisation de soins étaient prises en vase clos. Ils’ensuit que l’interprétation des principes généraux semble bien souventtributaire de la compréhension et du sens donné à l’intervention judiciaire.

Deux éléments inhérents semblent conditionner l’interprétation du droitapplicable, soit une perspective négative de la maladie mentale — plusparticulièrement sur la vulnérabilité et la réelle capacité de prendre desdécisions des personnes souffrant de maladie mentale[134] — et une déduction corolaire implicite quant à l’aptituderéelle des défendeurs. Dans ce cadre, le droit de refuser des soins estsystématiquement négligé, voire oublié, en rupture avec la jurisprudencequébécoise depuis les années 1980 en matière de refus de soins[135]. Nous avons constaté que les droits de lapersonne, et plus particulièrement les droits de la personnalité, sontfacilement écartés au profit de la protection du défendeur. À cet égard,plusieurs juges rencontrés ont clairement affirmé la prépondérance de larelation d’aide dans leur interaction avec le défendeur[136]. Dans cette perspective, le défendeur est appréhendé a priori comme ayant besoin de protection etla décision judiciaire est conceptualisée comme un substitut au consentement dudéfendeur, dans son meilleur intérêt. Dans ce contexte, les éléments émotifssont centraux et la décision est prise « avec le coeur »[137]. De plus, certains juges ont tendance à anticiper lesconséquences de leurs décisions à long terme, se voyant investis d’uneresponsabilité morale envers les défendeurs[138].Ce contexte particulier laisse peu de place à l’application de critèresobjectifs, comme celui de l’aptitude à consentir aux soins, et l’autorisation desoins semble être vue comme un « moindre mal » dès lors que le défendeur estperçu comme « vulnérable ».

2. De l’aptitude à consentir aux soins : un concept juridique ?

Dans le cadre des entretiens que nous avons menés, nous avons demandé auxjuges de la Cour supérieure comment ils appréciaient l’aptitude à consentir auxsoins des défendeurs[139]. À notre grandesurprise, la majorité a affirmé ne pas savoir définir le concept d’inaptitude.Les réponses évoquent de nombreux éléments, comme la normalité[140] ou le danger[141],et la majorité des informateurs établit un lien apriori entre la schizophrénie ou la psychose etl’inaptitude[142]. Seulement deux juges ontnommé spontanément l’arrêt Pinel, touten admettant que l’inaptitude est « fluctuante »[143] :

Ça devient une question de jugement, il n’y en a pas dans la loi et jene sais pas c’est quoi le critère non plus. Ça devrait être qu’il n’y a pasd’autres solutions. La personne est en danger[144]

C’est là où on prend notre boule de cristal. Tu poses des questions àl’individu. C’est quand tu n’as pas l’individu que c’est compliqué parce quetu es obligé de te faire une idée à partir de ce que les psychiatrespensent[145].

Le dernier extrait soulève un élément central : le fait que le rapportpsychiatrique est déterminant dans l’évaluation de l’inaptitude à consentir auxsoins[146], en dépit de l’indéterminationsubstantielle du concept — ou peut-être en raison de cetteindétermination[147]. En effet, d’après uninformateur, les juges « n’ont pas la science qui permet d’évaluer la capacité àconsentir »[148]. De sorte que, dans cetteévaluation, le point de départ est l’opinion du médecin, qui semble bien souventservir de lorgnette à travers laquelle la situation du défendeur sera compriseet interprétée[149]. Soulignons également que ledéroulement classique de l’audience veut que le demandeur présente sa preuve enpremier — notamment par le témoignage du psychiatre — ce qui impose d’emblée uneperspective sur la condition du défendeur[150].

Malgré l’absence de discours structuré sur l’évaluation de l’aptitude àconsentir, nous avons pu, à travers nos entretiens et nos observations, recenserplusieurs éléments récurrents. Soulignons d’abord que la connaissance etl’application de la jurisprudence applicable sont inégales. Nous avons puconstater en entretien que certains juges ne connaissaient pas l’affaireStarson[151]. Ceux qui la connaissaient ont affirmé que Starson et Pinel peuvent faire l’objet d’une application conjointe, maisque les critères applicables restent ceux de Pinel[152]. De même, uninformateur affirme qu’« on se sert peu de Starson », mais que la décision a servi à rappeler que « leprincipe est l’autonomie en toute situation »[153]. Pour un autre informateur, Starson reste un cas exceptionnel, puisque le défendeur étaitprofesseur d’université. Il affirme d’ailleurs qu’« on n’a pas des cas commeça »[154]. Les informateurs les plus concernéspar les droits de la personne ont généralement affirmé que la décision de laCour suprême n’avait fait que les conforter dans leur manière defonctionner[155]. De façon générale, tous lesjuges ont confirmé que la décision Starson n’avait pas changé leur manière de prendre leur décisionen matière d’autorisation de soins[156].

En salle d’audience, nous avons constaté que la jurisprudence estgénéralement peu plaidée et que, conformément à ce que révèle l’étude desjugements, sur les cinq critères de Pinel censés démontrer l’inaptitude à consentir aux soins,seulement deux sont réellement appliqués : il s’agit du déni et de l’incidencede la maladie sur la capacité à consentir, qui sont souvent indissociables dansla démonstration. Dans certains cas, le rapport psychiatrique fait état d’unemaladie dont une des caractéristiques est le manque d’autocritique et, lorsquele défendeur ne reconnaît pas sa maladie telle que décrite par le psychiatre, ilne fait que démontrer à quel point il est atteint. Le déni du diagnosticpsychiatrique sert alors directement de confirmation de ce mêmediagnostic[157] :

Quand on est en présence de gens dont on est vraiment convaincu quecette problématique-là existe et que ces gens-là vous disent : « Non je nesuis pas malade. Non, je n’ai pas besoin ». Comment on fait pour dire :« Est-ce qu’il est capable de consentir ? » [...] Et là, ça nous placedevant le déni. Bien, le déni, évidemment, ça peut être le droit de choisirquelque chose d’autre. J’essaie de m’assurer que c’est vraiment enligné pourproduire les résultats que je pense souhaitables, pour le patient. J’avoueque le comportement, la crédibilité du psychiatre deviennent très importantset quand on sent que ce sont des gens — et puis ça se sent — impliqués avecleurs patients, caring, des gensqui ne se prennent pas pour le bon Dieu, mais qui ont vraiment un lienaffectif avec leur patient. On est plus porté à les écouter[158].

Prenez par exemple en schizophrénie, c’est classique, dans tous lesrapports vous allez voir que la personne elle-même n’apprécie pas sacondition. Et ça, il suffit de faire témoigner la personne, c’est clair. Ilsne comprennent pas... en fait, ils sont en déni. Et c’est une question decrédibilité aussi. Évidemment, au départ, je tiens pour acquis que l’expert,qui est souvent psychiatre, ne ment pas. Il a à coeur le suivi de cettepersonne-là[159].

Ces extraits laissent penser que, non seulement le déni de la maladie estconsidéré comme un facteur démontrant l’inaptitude à consentir aux soins, maiségalement que, dans cette perspective, le tribunal se cantonne à vérifier si undiagnostic a bel et bien été posé. Le rôle du psychiatre est donc central àcette étape de l’évaluation, non en tant qu’expert, mais en tant que médecintraitant. En tant qu’expert[160], le psychiatrefournit les informations objectives de l’impact de la maladie sur la capacité àconsentir, mais c’est en tant que médecin traitant que son dévouement à l’égarddu défendeur s’exprime. Ce dévouement semble curieusement constituer une preuvesupplémentaire de sa crédibilité[161]. À ce sujet,un informateur affirme qu’il « recherche constamment ce grand souci duprofessionnel de la santé »[162]. Ici, l’exercicefait par les informateurs semble être celui de contrôler l’existence de cetteattention bienveillante pour se convaincre du bien-fondé de la requête.Ultimement, bien que nous ne puissions pas le vérifier empiriquement, cettelogique décisionnelle pourrait mener certains juges à ne pas interrogerréellement l’aptitude des défendeurs, pour se reposer seulement sur ledévouement de leur médecin traitant.

À l’appui de cette interprétation, soulignons le fait qu’un seul juge anommé expressément les critères se rapportant à la compréhension du traitement,à ses risques et à ses bénéfices et aux conséquences potentielles du refus detraitement[163]. Cette constatation estconfirmée par nos observations, ainsi que par les témoignages d’avocatsrencontrés en groupe de discussion qui rapportent que les juges « passent lescinq critères tellement vite »[164]. Pour deux deces avocats, les juges tiennent pour acquis que les défendeurs ne « comprennentrien »[165]. Nos observations ne nouspermettent pas de tirer une conclusion aussi catégorique.

Cependant, nous avons constaté entre les juges une différence importantequant à la réception de la preuve d’inaptitude exigée par la cour. De manièregénérale, les psychiatres témoignent spontanément sur le déni, l’absenced’autocritique en raison de la maladie et, plus rarement, sur les risques de nepas recevoir de traitement. Sur les quatre juges observés en cour, un seulposait lui-même des questions liées à la compréhension du traitement par ledéfendeur, de ses risques et bénéfices et des risques de ne pas recevoir cetraitement. Les trois autres juges se contentaient de la preuve telle qu’elleétait présentée par l’hôpital. À deux reprises, il n’y eut aucune démonstrationde l’inaptitude. Dans le premier cas, le défendeur, schizophrène et déficientintellectuel, était sous curatelle publique, alors que, dans le second, ladéfenderesse était absente mais représentée[166].Concernant le premier cas, rappelons qu’aucune condition préexistante, telle lacuratelle, n’entraîne de conclusions au regard de l’aptitude du défendeur deconsentir aux soins. Quant à la défenderesse absente, le juge s’est contenté dedemander si cette dernière comprenait la démarche entreprise par l’hôpital. Lepsychiatre a déclaré ne pas avoir obtenu de réponse claire de cette dernière àce sujet[167].

Dans les faits, à cette étape de l’évaluation, la discussion porteprincipalement sur le déni du défendeur, sur l’impact de la maladie sur sonaptitude à consentir, sur les raisons de son refus de traitement, sur ses choixpersonnels, ainsi que sur son mode de vie. Le psychiatre est le principaltémoin, même lorsque le défendeur est présent. Bien souvent, en effet, cedernier assiste à l’interrogatoire du psychiatre sans pouvoir intervenir, et sonavis ne sera sollicité qu’en second lieu, le plus souvent sur des points précis.Un juge rencontré en entretien explique pourquoi la question de la viepersonnelle du défendeur est importante :

Écoutez, si dans le dossier, j’ai un diagnostic qui est établi dans lerapport du psychiatre, de schizophrénie avec ses conséquences, des gens quisont devenus dysfonctionnels dans la société, c’est clair que pour moi çac’est... Je sais que la Cour suprême ne pense pas ça, mais si j’ai quelqu’unqui ne fonctionne pas dans la société, puis qui n’arrive pas à s’insérerdans la société et qui a généralement un comportement dysfonctionnel, ça,pour moi, c’est quelqu’un qui est inapte à gouverner sa vie. Il a besoind’aide. Il va falloir qu’on l’aide. Il ne réussira pas à prendre sa vie enmain. Et je ne dis pas qu’on doit tous fonctionner de la même façon, loin delà. Je suis le premier pour la liberté des gens. Les gens organisent bienleur vie comme ils l’entendent[168]

Cette déclaration est surprenante dans la mesure où elle laisse entendreque l’autorisation de soins est un moyen de réinsertion sociale. Il sembleraitqu’un glissement conceptuel de l’inaptitude à consentir aux soins vers lecomportement dysfonctionnel ou problématique permette l’intervention judiciaireet médicale dans le meilleur intérêt des personnes concernées à l’étape del’évaluation de l’aptitude à consentir aux soins[169]. Or, les fondements de ce type d’intervention sont extrêmementproblématiques, à la fois sur les plans légal et médical, entre autres parcequ’ils sous-tendent une appréciation subjective — voire morale — dudysfonctionnement, voire de la normalité[170],mais également du meilleur intérêt. Quelle est la limite entre le normal etl’anormal, l’acceptable et l’inacceptable ? À quel moment considère-t-on uncomportement comme problématique, dysfonctionnel, déviant ? Comment s’assurerque, dans un cas précis, les interventions de type médical sont celles quiconviennent ? À cet égard, soulignons de plus qu’associer meilleur intérêt ettraitement permet difficilement de tenir compte des volontés de la personneconcernée, comme est pourtant tenu de le faire le tribunal[171]. Nous établissons un lien entre cette conception del’autorisation de soins, paternaliste, et la dynamique de relation d’aide quicaractérise parfois l’intervention judiciaire[172].

À propos des soins demandés, rappelons que le juge doit mettre en balanceles risques et les bénéfices attendus, et que les premiers ne doivent pas êtreplus importants que les seconds. Dans cette perspective, le meilleur intérêt dudéfendeur, qui doit être la seule préoccupation à ce stade du processus,commande de favoriser l’intervention la moins invasive possible.

3. De la nécessité des soins : la chasse gardée de l’expert

Interrogés sur les critères à appliquer pour autoriser des soins, les jugesrencontrés en entretien ont peu développé sur la question de la nécessité dessoins. Tout au plus ont-ils mentionné qu’« une fois qu’on a déterminé que lapersonne n’a pas la capacité nécessaire, après ça, c’est de valider que ce qu’onnous demande est nécessaire aussi »[173]. Un seulinformateur explique, bien que brièvement, les critères à respecter à cetteétape du processus :

Dans quelle mesure le plan de traitement choisi va améliorer lacondition du patient, quels sont les effets secondaires, quelle est la duréede tout ça. Et moi, ce qui est très important aussi, c’est de vérifier aubout de deux ans, il va être où, ce patient-là ? Est-ce qu’il va être guéri? Et puis, des fois, on m’a répondu : « Ah non ! Dans deux ans, on varevenir, on va recommencer ». Et puis, il faut qu’on démontre que si onn’intervient pas, cette personne-là va vraiment dépérir d’une façon qui luiest nuisible pour sa santé[174].

En entretien, plusieurs juges ont affirmé « se fier aux psychiatres » quantau traitement adéquat[175]. De la même façon, siles juges en audience questionnent les psychiatres sur les effets secondaires,voire la toxicité, du traitement proposé et sur les moyens pris pour contrer ceseffets, ils ne refusent pas pour autant d’accorder le traitement demandé[176], même dans le cas de traitementsparticulièrement invasifs[177]. Ils se serventrégulièrement des « projets d’ordonnance »[178]soumis par l’établissement demandeur, même lorsqu’ils sont peu précis[179]. Plusieurs affirment être confortés par le faitque la médication a été essayée avec succès par le passé. Ainsi, lequestionnement ne porte pas tant sur la nécessité du traitement, mais plutôt surses résultats attendus :

La chose que je demande aux médecins c’est : « Avez-vous déjà entreprisle traitement ? » C’est une façon de vérifier si le plan proposé a deschances de succès. Si on n’a jamais pu entreprendre quoi que ce soit, çam’embête encore plus que si on l’a entrepris et que ça a montré un certainrésultat, et là on a besoin d’une autorisation parce que pour toutes sortesde raisons le patient refuse de continuer. [...] Si on n’a jamais essayé çame cause beaucoup d’angoisse. On essaie de questionner davantage :« Pourquoi vous pensez que celui-là c’est le bon ? » Ils vont me parler dela littérature scientifique[180]

Le même informateur explique ainsi sa position :

C’est un chèque en blanc. Oui. Mais quand on signe un chèque en blancpour les traitements, il faut quand même qu’on ait l’impression que sanscette médication-là la personne va être vraiment pire. Il faut égalementqu’on ait l’impression qu’avec la médication, non seulement elle risqued’être stabilisée, mais qu’elle va s’améliorer et que sa qualité de vierisque de s’améliorer. Si on n’est pas convaincu, on a vraiment unproblème[181]

Il s’ensuit que l’évaluation du besoin de traitement se cantonne biensouvent à ce qui pourrait arriver si le défendeur n’était pas traité[182]. En même temps, d’après les dires de certainsinformateurs, les raisons du refus de soins des défendeurs peuvent servir àconfirmer le besoin de traitement. Partant, la séparation entre évaluation del’inaptitude, d’une part, et évaluation des besoins effectifs de soins, d’autrepart, semble être poreuse. En effet, des raisons jugées dérisoiresconstitueraient une démonstration de l’inaptitude et donc du besoin desoins[183].

Paradoxalement, malgré le fait qu’ils aient conclu au préalable àl’inaptitude du défendeur, plusieurs informateurs rapportent tenter d’obtenir leconsentement de ce dernier[184]. Dans cette quêtedu consentement du défendeur, plusieurs informateurs expliquent tenter d’abordde cerner la raison du refus de traitement, qui réside le plus souvent dans leseffets secondaires. Puis, ils peuvent aménager l’autorisation de soins enfonction des craintes exprimées par le défendeur, voire entériner unconsentement obtenu expressément. Soulignons le paradoxe qui consiste àsolliciter et à considérer comme valable le consentement aux soins d’undéfendeur dont l’inaptitude à consentir aux soins a été démontrée.

Ces constats soulèvent plusieurs interrogations. D’abord, dans un contexteoù l’établissement demandeur produit à la fois la preuve de l’inaptitude àconsentir aux soins et celle de la nécessité des traitements requis par l’étatde santé, comment le tribunal peut-il prendre le recul nécessaire à la prise dedécision dans le meilleur intérêt du défendeur[185] ? Ensuite, et c’est la question qui nous intéresse plusparticulièrement, quels sont les impacts d’un tel processus judiciaire surl’effectivité du droit de refuser des soins pour les patientspsychiatriques ?

Conclusion : de la citoyenneté et du droit au refus de soins

Nous avons vu en introduction et dans la première partie de cet article quel’inviolabilité de la personne est fondamentale au regard du droit civilquébécois et que son actualisation procède notamment du consentement aux soins.Le consentement — élément central des points de vue juridique, déontologique ouéthique — en tant que processus réciproque d’échanges, est la pierre angulairedu rapport médecin-patient. Il permet — ou il assure — la possibilitéd’expression des opinions et des volontés, son postulat étant que tous sontréputés aptes à faire des choix concernant leur corps et leur santé. A priori, aucun état physiologique,psychologique ou psychiatrique n’a d’incidence sur l’aptitude à consentir auxsoins.

Au-delà de la protection des droits à l’intégrité et à l’inviolabilité, lapossibilité de faire des choix thérapeutiques, l’obligation de recueillir leconsentement et, le cas échéant, de respecter le refus de soins, dénotent lacentralité de la volonté individuelle au regard de la personnalité juridique.D’ailleurs le fait que, même dans le cas d’une inaptitude démontrée, lesvolontés individuelles doivent être au moins prises en compte, au mieuxrespectées, démontre l’importance accordée à l’autodétermination. Selon cesprémisses, l’exercice des droits ne peut être que minimalement restreint.

Soulignons cependant plusieurs difficultés conceptuelles liées à la mise enoeuvre du refus de soins. Nous pourrions classer ces difficultés en deuxcatégories. La première catégorie concerne les postulats qui sous-tendent lesprincipes généraux et qui placent les individus en position de responsabilité,tant à l’égard de leur santé que de la revendication de leurs droits. Cespostulats, s’ils ont l’avantage de promouvoir l’émancipation des populationsdéjà privilégiées[186], constituent bien souventdes obstacles pour les personnes visées[187]. Laseconde catégorie se rapporte aux paramètres actuels du refus de soins et del’autorisation de soins tels que nous les avons étudiés dans cet article. Eneffet, les critères légaux et la procédure judiciaire — comme dans le cas desprincipes généraux — bien que mis en place pour protéger les droits despatients, semblent avoir parfois l’effet inverse[188]. Soulignons que la teneur de ces difficultés conceptuellesrésulte non pas des textes législatifs eux-mêmes, mais plutôt del’interprétation et de l’application qui en est faite.

D’après Lajoie, Molinari et Auby, il existerait une « obligation à lasanté » qui supposerait « d’une part que l’individu est responsable de son étatde santé et que, d’autre part, il a le devoir, non seulement moral, maiségalement juridique, de préserver et de rétablir sa santé »[189]. Le fait de conceptualiser les décisions detraitement comme dénotant une responsabilité individuelle est particulièrementproblématique sur le plan juridique. Dans un premier temps, il a pour effet deneutraliser la véritable possibilité de refuser des soins : une fois informé desconséquences potentielles ou du risque de ne pas se soigner, le choix d’assumerce risque — même s’il est possible juridiquement — deviendrait une manifestationd’irresponsabilité. Dans un second temps, les interventions de protection, commele consentement substitué ou l’autorisation de soins, ne peuvent pas dans cecontexte être conceptualisées comme positives — soit en faveur d’un individu —étant plutôt conçues comme des transferts de responsabilités. Il ne s’agiraitplus d’inaptitude à consentir aux soins, mais bien d’inaptitude à prendre sesresponsabilités en matière de santé, ce qui est fort différent.

En outre, l’interprétation restrictive du droit à l’intégrité — en tant queliberté de décision et d’action par rapport à son propre corps, et plusparticulièrement en matière de soins — réduit dramatiquement son champd’application. En plus du problème déjà évoqué du fondement paradigmatique desinterventions de protection, cette interprétation restrictive permet enpratique, nous l’avons vu, une lecture morale des situations de soins. Nouspostulons que, si le droit à l’intégrité était au contraire interprété comme ledroit à la protection de son intégrité, et notamment, lorsque nécessaire, par lebiais des soins, les interventions de protection seraient conceptualisées commedes processus de mise en oeuvre des droits. Dans cette perspective, le droit àl’intégrité deviendrait un droit collectif, puisqu’il ne se conceptualiseraitplus ponctuellement, dans le rapport entre le médecin et le patient, mais plutôtglobalement, en tant que bien commun. Le droit à l’intégrité engloberait ainsile droit de recevoir des soins, et même le droit à la santé, ce qui nous sembleplus conforme avec la finalité même des interventions de protection et, plusparticulièrement, du régime d’autorisation de soins.

Au sujet de l’autorisation de soins, rappelons que l’interventionjudiciaire vise la protection des droits à l’inviolabilité et àl’autodétermination. Cependant, ce rôle pratique du tribunal se double d’un rôlesymbolique particulièrement important au regard du principe d’égalité. En effet,l’instance judiciaire, en tant que momentcitoyen, constitue la matérialisation du statut citoyen et de lanon-altérité de la personnalité juridique, en dépit des mesures de protection.Il s’agit ici de garantir à tous citoyens, y compris les personnes inaptes auregard de leur inviolabilité et de leur autodétermination, le droit à uneaudition impartiale[190]. Ces deux rôlesjudiciaires, pratiques et symboliques, sont étroitement imbriqués l’un dansl’autre dans la mesure où tant la protection des droits que la mise en oeuvre dumoment citoyen sont essentielles à l’actualisation de l’égalité.

Les résultats de notre recherche nous autorisent cependant, en raison desparamètres légaux, à questionner la possibilité pour les tribunaux de s’assurerde la protection des droits des défendeurs. Quant au critère d’inaptitude àconsentir aux soins, soulignons le caractère fluide et inconstant de la réalitéque l’on vise ainsi à objectiver[191]. L’êtrehumain, en effet, en perpétuelle construction, n’a jamais fini de changer. Or,les critères objectifs — nécessaires à l’activité judiciaire[192] — laissent penser le contraire. Alors que lalogique clinique serait de faire la différence entre l’acte, la pensée et laparole pour faire des choix au cas par cas[193],les critères objectifs tendent au contraire à figer les situations et lespersonnes. Selon la théorie dworkinienne de l’interprétation, le flou desconcepts place invariablement l’interprète juridique devant un « cas difficile »à trancher. En effet, si le cas facile peut être résolu par l’interprétation etl’application stricte du droit, la solution s’imposant d’elle-même, le casdifficile, en revanche, exige que l’interprète cherche une solution ens’inspirant des principes généraux qui fondent la cohérence du systèmejuridique[194]. Or, dans le cas que nous avonsétudié, où les concepts juridiques s’attachent à la catégorisation descomportements humains, notamment par l’intervention d’experts[195], le droit est pratiquement inutile. C’est doncbien à l’extérieur du droit que l’interprète cherche le sens à attribuer auxconcepts, éventuellement par l’application de principes moraux oupaternalistes.

La dépendance à l’expert est encore plus évidente au regard de l’évaluationde la nécessité des soins. Rappelons que l’établissement demandeur est le seul àproduire une preuve de nature médicale et que le médecin concerné est le médecintraitant. Nous avons vu que les tribunaux hésitent souvent à rejeter une preuvemédicale uniquement sur la foi du témoignage du défendeur et qu’une certainejurisprudence laisse même entendre qu’en l’absence de contre-expertise, lesprétentions du défendeur ne pourront être retenues. Dans les faits, la faiblessede la preuve, notamment au soutien de la position du défendeur, permetdifficilement aux juges de se dissocier de la preuve médicale[196]. Dans ce cadre, le tribunal ne devient plus quele lieu de l’expression de toutes les opinions — d’un point de vue formel[197] — et non plus le lieu de la décision.

Il semble évident qu’en matière d’autorisation de soins, le cadre juridiqueactuel échoue à assurer la protection des droits des défendeurs. Tant lescritères retenus pour démontrer l’inaptitude à consentir aux soins, la nature dela preuve — notamment sur la nécessité des soins — et la procédureelle-même[198] posent problème. Lesconséquences sont donc dramatiques, à la fois sur le plan pratique — par rapportà la mise en oeuvre des droits des défendeurs dans leurs cas particuliers — etsur le plan symbolique — par rapport au groupe visé — puisque l’instance se voitvidée de son sens premier, l’exercice du statut citoyen.

Il est nécessaire à cette étape de revenir plus particulièrement auxpatients psychiatriques. Dans la mesure où, nous l’avons vu, les autorisationsde soins les concernent tout particulièrement, nos constats sont alarmants àplusieurs égards, plus précisément sur leur possibilité réelle de refuser dessoins. Dans un premier temps, rappelons que les critères retenus pour démontrerl’inaptitude à consentir aux soins induisent une interprétation naturellementpsychiatrisante, notamment par ladéduction de l’inaptitude de certains diagnostics. Dans un second temps,l’interprétation et l’application du cadre juridique général, ainsi que lesparamètres du processus judiciaire — en place expressément pour permettre lamise en oeuvre des droits — limitent, voire aliènent paradoxalement lapossibilité pour ces patients d’y recourir efficacement. La réelle possibilitéde refuser des soins semble donc être tributaire de la maladie dont on seraitdiagnostiqué, de la reconnaissance ou de l’acceptation du diagnostic, desraisons que l’on serait en mesure d’invoquer, voire de nos choix et de notrestyle de vie. Dans ce cadre, nous nous voyons malheureusement dans l’obligationde tirer de notre étude les mêmes conclusions que celles de Jean Hétu et HerbertMarx en 1976 :

Le principe de l’égalité de tous devant la loi est bien sûr un mythe. Cene sont que les favorisés qui y croient.

Dans tous les domaines du droit, les défavorisés reçoivent un traitementspécial à cause principalement de leur condition et de leur positionsociale. [...] Ce n’est pas que la loi en elle-même est toujoursdiscriminatoire ; c’est dans son application que la discrimination semanifeste souvent[199]