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Introduction

La violation, toujours plus massive et systématique, des droits de la personne au cours des dernières décennies a justifié l’adoption, par la communauté internationale, d’engagements plus fermes, dont celui de ne plus laisser leurs auteurs impunis. Il s’est développé un mouvement autour de l’idée qu’en raison de la responsabilité de la plupart des gouvernants dans ces atrocités, l’invocation de leur qualité officielle, qui leur garantit une immunité de juridiction pénale, n’est pas recevable devant une cour de justice comme moyen de défense.

Animé par la société civile, ce mouvement appelle les États à mettre en oeuvre la compétence universelle prévue dans certaines conventions internationales[1], dont celles de Genève du 12 août 1949[2] et de New York de 1984 sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants[3]. Or il apparaît que les immunités auxquelles peuvent prétendre les gouvernants sont des empêchements à la mise en oeuvre de ladite compétence lorsque ces personnes sont encore dans l’exercice de leurs fonctions[4]. La création au début des années 1990 des Tribunaux pénaux internationaux ad hoc pour l’ex-Yougoslavie (TPIY)[5] et pour le Rwanda (TPIR)[6] a contribué à renforcer dans l’opinion l’idée d’une évanescence des immunités face à l’émergence de normes de protection de la personne. Les dispositions de ces statuts, reprenant les principes hérités des procès de Nuremberg et de Tokyo[7], stipulent que « [l]a qualité officielle d’un accusé, soit comme chef d’État ou de gouvernement, soit comme haut fonctionnaire, ne l’exonère pas de sa responsabilité pénale et n’est pas un motif de diminution de la peine »[8].

La coexistence des immunités de juridiction pénale des gouvernants en exercice avec la lutte contre l’impunité des crimes graves a pendant longtemps été tumultueuse en droit international avant l’arrêt de principe[9] de la Cour internationale de Justice (CIJ) relatif à un mandat d’arrêt international lancé par la Belgique contre un ministre des affaires étrangères en exercice – à l’époque – de la République démocratique du Congo (RDC). Ce dernier était accusé d’avoir été auteur ou coauteur d’actes constitutifs d’infractions graves aux conventions de Genève de 1949 et à leurs protocoles additionnels ainsi que de crimes contre l’humanité[10].

Le Statut de la Cour pénale internationale (CPI)[11], adopté à Rome en 1998 et entré en vigueur en 2002, n’a pas apporté plus de lumière sur la question[12]. En effet, alors que son article 27 consolide l’irrecevabilité de l’invocation de la qualité officielle en cas d’inculpation pour crimes internationaux[13], l’article 98 du même texte admet qu’est justifié le refus d’un État de faire suite à une demande de coopération de la CPI impliquant la remise d’une personne bénéficiant des privilèges et immunités[14].

De ces deux situations, il en ressort une certaine confusion, parfois un imbroglio quant à l’état actuel du droit international relatif à la responsabilité pénale des gouvernants en exercice pour des faits constitutifs de crimes internationaux. Alors que la renaissance de la justice pénale internationale tend à assimiler l’aspiration pour la fin de l’impunité des crimes de masse à celle de l’immunité de juridiction pénale des gouvernants en exercice, les États demeurent résolument attachés à leurs attributs.

C’est donc par souci de clarté et dans l’intention de faire le point sur la question que la présente recherche se demande si un gouvernant en exercice reste protégé contre des poursuites pour ses actes de fonction, quand bien même ceux-ci seraient constitutifs de crimes internationaux. La réponse se dédouble en deux volets qui traduisent la perspective actuelle du droit international sur le statut pénal des gouvernants en exercice. D’une part, ils demeurent exempts de poursuites devant les tribunaux pénaux étrangers (I). D’autre part, ils ne peuvent voir leur responsabilité engagée, lorsqu’ils sont en fonction, que devant une juridiction pénale internationale compétente (II).

Avant d’aborder les principales articulations de la présente contribution, il convient de souligner qu’est exclue de l’étude l’analyse de la responsabilité de l’État tant en droit international public général[15] qu’en matière de droits de l’homme[16]. Il en est de même des violations des droits de l’homme sur lesquelles une responsabilité internationale de l’État proche d’une responsabilité pénale existe[17] ou est débattue[18]. Seule la responsabilité pénale des personnes physiques est d’intérêt ici. Cette responsabilité découle de l’idée que l’exercice des fonctions étatiques n’excuse pas les violations des droits de l’homme. En effet, de tels actes se distinguent des actes de souveraineté et justifient l’imposition d’une double responsabilité, l’une internationale à l’égard de l’État[19], l’autre pénale à l’égard des personnes physiques. Par violations des droits de l’homme, on entendra donc les actes qui constituent des violations des normes impératives attachées à la protection des droits de la personne, notamment les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre, de génocide, la torture et autres traitements cruels, inhumains et dégradants.

I. L’immunité devant les tribunaux pénaux étrangers

L’immunité de l’acte de fonction d’un gouvernant en exercice est fondée sur un principe plus étendu, soit celui de l’immunité des États en droit international (A)[20]. La mise en oeuvre de cette règle ouvre la porte à la controverse en raison de la notion polémique d’acte de fonction (B).

A. Un fondement dans les immunités de l’État

En vertu d’une théorie dite de l’individu-organe[21], les gouvernants en exercice sont confondus à leur État[22]. Les attributs de souveraineté et d’indépendance qui protègent de l’ingérence extérieure se traduisent en matière juridictionnelle par l’interdiction de soumettre l’État et ses biens aux tribunaux d’un autre[23]. Les personnes qui travaillent au service d’un gouvernement bénéficient par conséquent de ce principe[24]. D’après Jean Salmon, à côté de l’exercice des fonctions, le concept de représentation est le « fondement du principe de l’immunité de certains hauts personnages de l’État (chef de l’État, premier ministre, ministre des affaires étrangères) »[25]. Cependant, tandis que les immunités de l’État ont connu dans l’histoire une importante limitation à certains égards (A.1), elles paraissent, en matière de juridiction pénale, avoir préservé leur caractère absolu (A.2).

1. Une immunité limitée à certains égards

Les situations dans lesquelles un État peut être considéré comme un justiciable ordinaire devant un forum étranger sont particulièrement congrues. Elles présentent toutes l’inconvénient de ne pouvoir offrir l’opportunité de sanctionner les cas de violation de droits de l’homme à grande échelle. Du moins, on ne peut compter ici sur la vertu infamante d’une sanction de nature pénale.

L’immunité absolue des États a progressivement migré vers un modèle restrictif. Il s’agit, selon Fox, de la seconde phase, phase intermédiaire, du développement des immunités qui fait intervenir un individu (tiers entre l’État et l’État du for). La première phase est celle de l’immunité absolue, cas de rapports exclusifs entre États qui excluait que ces derniers soient soumis à la contrainte de leurs juridictions respectives quelle que soit la nature de l’activité en cause. La troisième phase est celle de l’irrecevabilité de la défense d’immunité en raison de son détachement de l’État[26].

La doctrine restrictive de l’immunité de l’État a émergé de la remise en cause de l’immunité absolue[27]. Les tribunaux refusaient presque systématiquement d’établir une distinction entre les actes politiques non justiciables et les actes privés ou commerciaux que l’on souhaitait soumettre au jugement des tribunaux étrangers.

Un jugement de la Cour d’appel de Paris de 1912 a rejeté cette distinction en déclarant que tous les actes d’un État n’ont qu’un seul objectif et une seule finalité qui est toujours politique et que l’unité de l’État n’autorise pas une telle dualité[28]. Dans une affaire anglaise, The Parlement Belge, la Cour d’appel décide au sujet d’un bateau à usage commercial que « the mere fact of the ship being used subordinately and partially for trading purposes does not take away the general immunity »[29].

La transformation est venue de la participation intensive des entités étatiques au commerce international[30]. Celles-ci étant devenues des acteurs de poids dans le domaine, le principe d’une immunité absolue, qui déposséderait ses partenaires privés d’un recours judiciaire, était de plus en plus perçu comme un avantage injuste. Toutefois, l’intérêt de la justice est loin d’être le seul moteur de cette transformation.

En réalité, le modèle restrictif n’a été accepté que parce que les États en tirent le plus grand avantage. Ainsi que l’a reconnu Lord Wilberforce, ce modèle ne remet pas en question les actes de souveraineté et n’implique pas une ingérence dans ses fonctions souveraines de sorte que la dignité de l’État demeure préservée[31].

En effet, l’adhésion plus grande des États à une immunité restrictive peut trouver sa justification dans l’attrait des capitaux étrangers. Un État qui se soustrairait facilement à ses obligations court le risque de perdre la confiance des investisseurs. Il est remarquable de ce fait que les États qui ont adopté très tôt l’immunité restrictive étaient des puissances économiques et commerciales. En 1903, par exemple, un tribunal belge a établi une distinction entre actes privés et actes publics d’un État pour exclure l’application des immunités aux actes privés[32]. Cette approche a progressivement été suivie par d’autres États[33]. L’idée derrière cette distinction est qu’en tant qu’agent économique, l’État n’est ni plus ni moins qu’un commerçant ordinaire. Or l’activité civile ou commerciale repose fondamentalement sur le principe de l’égalité entre sujets de droit, contrairement aux actes de souveraineté auxquels on applique un droit exorbitant.

La doctrine de l’immunité restrictive a connu une consécration juridique au plan régional[34], international[35] et national[36]. La Convention des Nations Unies sur l’immunité juridictionnelle des États et de leurs biens (2004)[37], pas encore en vigueur, continue de reconnaître certes l’immunité comme le principe coutumier de droit international, mais admet cependant qu’elle n’est pas recevable dans certaines circonstances. Il en est ainsi en matière de transaction commerciale[38], de contrats de travail[39], de procédure visant la détermination de la propriété, de la possession et de l’usage de biens[40], de la détermination d’un droit de propriété intellectuelle ou industrielle[41], de la participation à des sociétés ou autres regroupements[42], de navires dont un État est le propriétaire ou l’exploitant[43], d’accord d’arbitrage[44] et d’atteintes à l’intégrité physique d’une personne ou dommages aux biens[45].

Cette dernière exception, qui semble la plus susceptible de couvrir les revendications en matière de droits de l’homme, n’est cependant pas en mesure de prendre en compte les situations de crimes internationaux. D’abord, la juridiction de l’État étranger est une juridiction de caractère civil. Une victime ne saurait y réclamer qu’une réparation pécuniaire. Ensuite, l’acte ou l’omission qui donne lieu à l’action judiciaire doit être attribuable à l’État. Il ne s’agit pas de la mise en cause d’un fonctionnaire de l’État à titre personnel, mais du fait que ses actes sont imputables à son gouvernement. Pour les actes commis à titre personnel, les agents diplomatiques et envoyés spéciaux sont soumis aux dispositions des conventions qui régissent leurs fonctions[46], à savoir une immunité de juridiction civile et administrative de principe assortie d’exceptions en matière d’action réelle, de succession, d’activité professionnelle ou commerciale et d’accident occasionné par un véhicule utilisé en dehors des fonctions officielles[47]. L’État est donc en droit de se prévaloir de l’immunité personnelle de ses agents quand bien même les actes de ces derniers seraient constitutifs de crimes internationaux[48].

En fin de compte, condition non négligeable, l’acte attribuable à l’État qui fait l’objet de contentieux doit s’être produit sur le territoire de l’État du for. Il n’est donc pas question, même au civil, d’autoriser les individus à porter devant les tribunaux étrangers les revendications fondées sur des actes commis sur le territoire de l’État mis en cause. La compensation pécuniaire pour les victimes doit être recherchée devant les juridictions civiles du lieu de la perpétration de l’acte[49]. Cet aspect a fait l’objet d’une pratique jurisprudentielle.

Dans l’affaire McElhinney c. Irlande[50], où unsoldat britannique poursuivait un irlandais sur le territoire irlandais, leplaignant a demandé à la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CrEDH) decondamner l’Irlande parce que l’immunité de la Grande Bretagne sur laquelle lestribunaux fondaient le rejet de sa demande en réparation violait son droitd’accès à la justice prévu à l’article 6(1) de la Convention Européenne des droits de l’Homme[51]. La Cour reconnut que le droit international etcertains droits nationaux avaient évolué dans le sens de ne pas reconnaitre auxÉtats l’immunité de juridiction en ce qui concerne les atteintes à l’intégritéphysique causées par les actes ou omissions ayant lieu sur le territoire del’État de forum[52]. Elle conclut cependant, pourrejeter la requête du plaignant, que la pratique en la matière est loin d’êtreuniverselle et que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours qui existenten Irlande[53]. Elle décida au surplus que lesactes en cause, à savoir les activités des forces armées d’un État étranger surle territoire de l’État du for, sont des actes jure imperii, donc non justiciables[54].

Au moment où cet arrêt est rendu, il est conforme au droit positif. La référence par lesjuges dissidents à l’article 11 de la Conventioneuropéenne sur l’immunité des États[55] et à l’article 12 du projet d’article de la Commission du droitinternational (CDI) d’alors pêchait en effet par une pratique nationalehétérogène[56]. La Convention des Nations Unies sur l’immunitéjuridictionnelle des États et de leurs biens[57], lorsqu’elle entrera en vigueur, changera à coupsûr l’état du droit international sur ce point. L’article 12, qui stipule uneexception à l’immunité de l’État fondée sur la violation de l’intégritéphysique, ne distingue pas des actes imputables à l’État ceux qui relèvent desactivités des forces armées d’un État étranger sur le territoire de l’État dufor[58].

Quant à la position des juges dissidents, l’argument du caractère de « norme impérative » dela Convention européenne des droits del’homme[59] aurait mérité un examenapprofondi[60]. Cette question était au centrede l’affaire Al-Adsani[61].

Le requérant de double nationalité koweitienne et britannique est victime de torture et de mauvais traitements au Koweït ainsi que de menaces au Royaume-Uni et demande réparation contre le cheikh et l’État koweitien devant les tribunaux anglais[62]. La Cour commence d’emblée par relever que les États étrangers sont généralement exonérés de plaintes relatives à l’atteinte à l’intégrité physique lorsque ces actes n’ont pas eu lieu sur le territoire de l’État du for[63]. Cette position aurait justifié un rejet pur et simple de la requête si la Cour n’avait pas eu à se prononcer sur le point de droit cherchant à savoir si l’immunité de l’État n’était pas inapplicable en raison du caractère de jus cogens de la torture en droit anglais et international[64]. C’est en distinguant entre la pratique des États en matière civile et la pratique en matière pénale que la Cour rejette la demande du requérant. Selon les juges de Strasbourg, rien ne lui permet « de conclure qu’en droit international un État ne jouit plus de l’immunité d’une action civile devant les cours et tribunaux d’un autre État devant lesquels sont formulées des allégations de torture »[65].

Cette décision de la CrEDH est sujette à la critique et a pour conséquence d’affaiblir le caractère de norme impérative de l’interdiction de la torture dans la mesure où elle restreint ce caractère aux seuls cas de poursuite en matière criminelle. De plus, la Cour ne tire aucune conséquence légale du caractère de norme impérative de l’interdiction de la torture qu’elle reconnaît bien[66]. Il était en effet possible, pour faire droit à cette norme de jus cogens, de reconnaître l’immunité de l’État tout en envisageant la responsabilité pénale ou civile du véritable auteur de l’acte[67]. Le choix de ne pas faire cette détermination a conféré à l’immunité de juridiction pénale un caractère absolu pour les gouvernants en exercice, qui a été confirmé par la suite par la Cour internationale de Justice.

2. Une immunité absolue en matière criminelle

Cet aspect de l’immunité étatique est à l’origine de la controverse actuelle au sujet du statut pénal des gouvernants en exercice. Pourtant, l’immunité de juridiction criminelle de l’État étranger n’a pas donné lieu à des transformations majeures. Troublante pour une certaine doctrine[68], « l’immunité totale » à laquelle elle renvoie est contestée non pas du point de vue du droit positif, du moins éloquent, mais assurément quant à sa pertinence à l’époque de la communauté des valeurs fondée sur l’émergence d’une norme de jus cogens protectrice des droits de l’homme.

En effet, les conventions en matière de relation diplomatique, consulaire et de missions spéciales interdisent à l’État d’accueil de soumettre à sa juridiction pénale l’agent de l’État d’envoi de la mission pendant l’exercice de ses fonctions[69]. Ce principe est souvent subdivisé en immunité fonctionnelle et en immunité diplomatique ou personnelle[70], mais en réalité cette séparation est d’un intérêt relatif lorsque le gouvernant demeure en exercice. Aucune des deux catégories ne peut être contestée avec succès devant un tribunal étranger, bien que l’immunité fonctionnelle prête le flanc au contentieux.

L’immunité fonctionnelle signifie en effet que les actes commis par l’agent de l’État au titre de l’accomplissement de sa fonction ne sont pas susceptibles de poursuites devant un tribunal pénal étranger. Ainsi qu’on l’a vu ci-dessus, les auteurs de ces actes peuvent être poursuivis au civil si les actes sont commis sur le territoire de l’État de for, mais jamais au criminel, et ce, quel que soit le lieu de leur commission. À la lumière de l’immunité des actes de fonction, il est possible d’inférer que les actes qui ne se rattachent pas à la fonction étatique sont susceptibles de poursuites pénales.

En effet, le principe du caractère relatif de l’immunité diplomatique postule qu’il est possible de poursuivre au pénal l’agent de l’État pour ses actes personnels commis avant son entrée en fonction ou, lorsqu’il est en fonction, pour ses actes qui ne sont pas attribuables à son État. Une telle possibilité donnerait droit à un État étranger d’émettre et d’exécuter au titre de la compétence universelle[71] un mandat d’arrêt dès lors que l’agent de l’État se trouve, même dans le cadre de ses fonctions officielles, sur son territoire. C’est cette interprétation qui fonde de nombreuses plaintes déposées par les victimes auprès des tribunaux étrangers lorsqu’un gouvernant étranger est de passage dans le pays dans lequel elles ont trouvé refuge, qu’il le soit à titre de visite privée ou officielle.

Cette conception ne peut cependant prospérer que dans des cas limités prévus par le droit international, à savoir la levée de l’immunité du gouvernant étranger par son État, lorsque la personne demeure dans l’exercice de ses fonctions ou lorsqu’ayant quitté celles-ci, il est poursuivi pour ses actes privés devant un tribunal étranger compétent ou devant les juridictions de son pays. Ainsi qu’on peut le voir, cette éventualité se fonde principalement sur la distinction, qui n’est pas toujours évidente, des activités officielles, acta jure imperii, non justiciables des actes privés, acta jure gestionis, justiciables. Elle aboutit dans tous les cas à une immunité de juridiction pénale des actes de fonction, c’est-à-dire des actes attribuables à l’État du gouvernant en exercice. La question se pose dès lors de savoir si cette irresponsabilité pénale doit être acceptée simplement en raison du caractère étatique de son auteur.

En y réfléchissant, nous sommes confrontés à un obstacle juridique majeur. S’il existe en effet une responsabilité pénale des personnes morales dans certains systèmes juridiques, elle semble dans l’ensemble des cas exclure une responsabilité criminelle de l’État. De fait, même si on écartait le principe de la souveraineté qui soutient les immunités pour faire droit à la responsabilité, les actes de fonction ne seraient punissables au pénal que si les États acceptaient l’émergence d’un tel droit. Pour l’instant, ce n’est pas encore le cas.

Toutefois, les États acceptent des formes de responsabilité autres que la responsabilité pénale pour les crimes internationaux. La responsabilité devant les mécanismes de droits de l’homme demeure toujours un recours possible[72]. Aussi, la responsabilité internationale de caractère interétatique existe en matière de génocide et possiblement en matière de la violation d’autres droits de l’homme[73].

Ces voies présentent cependant certains inconvénients, soit l’insatisfaction qui peut en résulter et leur mise en oeuvre très politisée. En outre, elles peuvent être totalement inexistantes lorsqu’à la suite d’un conflit armé, un État fait face à l’effondrement de ses structures régaliennes[74]. Or la responsabilité pénale présente l’avantage de viser directement une personne physique. L’une des difficultés dans ces cas est de distinguer entre ses actes privés et officiels.

B. Une mise en oeuvre controversée : la notion polémique d’acte de fonction

Le but de la détermination des actes de fonction (B.1) est en principe de faciliter la répression de ceux qui s’en détachent. On verra qu’en ce qui concerne les gouvernants en exercice, cette conséquence peut être inexistante (B.2).

1. La détermination de l’acte de fonction

Un acte relève de la fonction du gouvernant s’il est commis à titre officiel dans l’exercice de ses attributions. La qualité officielle du gouvernant a fait l’objet de vives discussions entre la République démocratique du Congo (RDC) et la Belgique à l’occasion de l’affaire relative au Mandat d’arrêt du 11 avril 2000. Alors que le premier État clamait la qualité officielle de son ministre des affaires étrangères, le second faisait savoir à la Cour internationale de Justice (CIJ) que « le mandat d’arrêt a été émis à l’encontre de M. Yerodia à titre personnel »[75]. Il devenait donc important pour la juridiction internationale de se prononcer sur le critère de détermination de la qualité officielle.

En effet, la qualité officielle dans une perspective générale est susceptible de s’appliquer à toute personne investie de la charge étatique. La CIJ a élargi, non sans critique[76], le socle de personnes qui, porteuses de la qualité officielle, sont par ailleurs bénéficiaires des privilèges et de l’immunité. D’après la CIJ, « il est clairement établi en droit international que, de même que les agents diplomatiques et consulaires, certaines personnes occupant un rang élevé dans l’État, telles que le chef de l’État, le chef du gouvernement ou le ministre des affaires étrangères, jouissent dans les autres États d’immunités de juridiction, tant civiles que pénales »[77]. Il suffit d’occuper dans l’État un rang élevé pour prétendre au bénéfice de l’immunité de juridiction pénale dans un autre.

La notion de personnalité de rang élevé est d’appréciation subjective. Il est difficile d’en fixer un contenu stable. Elle laisse les États maîtres de sa détermination. Le critère du rang peut donc ouvrir la porte à toutes sortes d’abus. Il y a lieu d’insister sur la fonction. On peut donc convenir avec Jean Salmon que c’est le caractère représentatif et la nature des fonctions qui justifient l’extension des immunités aux gouvernants comme les ministres des affaires étrangères ou les chefs d’État dont le statut pénal est incertain en droit international[78]. Le problème n’est pas pour autant résolu dans la mesure où ce sont les États qui fixent le mandat de leurs représentants[79].

À ce sujet, tandis que les fonctions officielles des agents qui exercent les attributions de leurs États sur le territoire d’un autre ont été plus ou moins circonscrites par le droit international[80], celles des dignitaires – ministre des affaires étrangères, chefs de gouvernement et chefs d’État – sont difficiles à déterminer. Or c’est généralement dans leur pays que les gouvernants en exercice commettent les violations de droits de l’homme. Il faut en effet souligner que ces personnes, surtout les chefs d’État et de gouvernement, sont en droit de se prévaloir des immunités « alors même que [leurs] actes litigieux ne participent pas de la conduite des relations internationales ou des affaires étrangères [...] et ont été accomplis sur le territoire national et non à l’étranger »[81]. On peut dès lors se demander si la validité de leur comportement doit être mesurée à l’aulne du droit international ou du droit interne.

La CIJ s’est prononcée sur la nature des fonctions du ministre des affaires étrangères dans son arrêt du 14 février 2002[82]. On peut relever des indications certes pertinentes pour savoir quelles sont les fonctions attachées à la conduite des relations internationales, mais rien ne filtre quant au droit interne. Un ministre des affaires étrangères est chargé de la direction de l’action diplomatique et de la représentation internationale de son gouvernement ; il exerce son autorité sur l’ensemble des agents diplomatiques en poste à l’étranger ; il agit au nom de l’État ; il a automatiquement la qualité de représentant de l’État et ses déclarations sont susceptibles d’engager l’État sur le plan international[83]. Ni claire ni exhaustive, cette énumération, à la lumière de la définition de la Cour quant aux personnes dont la qualité officielle confère l’immunité, peut s’appliquer mutatis mutandis aux fonctions d’un chef d’État ou de gouvernement.

Lord Nicholls, dans le premier arrêt de la House of Lords dans l’affaire Pinochet, propose une directive intéressante, bien qu’elle ne soit pas plus satisfaisante[84]. Le Law Lords refuse une détermination de l’acte de fonction fondée sur l’appréciation du droit interne de l’État d’où provient la personne en cause. Pour lui, les actes officiels sont des « acts performed in the exercise of functions which international law recognises as functions of a head of state, irrespective of the terms of his domestic constitution »[85]. Cette approche est limitée par la difficulté d’identifier les sources du droit international faisant une description des fonctions d’un chef d’État. À l’inverse, une approche négative autorise à considérer que les violations des droits de la personne proscrites par les instruments internationaux ne constituent pas des actes qui relèvent de la fonction officielle d’un gouvernant.

Quoiqu’il en soit, le fait que l’acte officiel soit commis dans l’exercice d’une fonction officielle, s’il ne contribue pas à renforcer son caractère non justiciable dans l’absolu, en retarde pour le moins la « justiciabilité ». L’utilisation dans la Convention de Vienne des termes « en dehors » et « dans » la fonction manque particulièrement de clarté. Cette dialectique peut être analysée sur un double plan matériel et temporel.

Sur le plan matériel, la distinction insinue que tous les actes commis « dans » l’exercice d’une fonction officielle sont des actes de fonction et que sur le plan temporel, les actes commis « en dehors » sont des actes privés pouvant donner lieu à des poursuites pénales. Toutefois, si tous les actes commis après la cessation des fonctions officielles sont nécessairement privés, il est discutable d’affirmer que tous ceux qui sont commis « dans » l’exercice de la fonction sont officiels. L’adverbe « dans » traduit mieux le rattachement aux attributions officielles de l’acte concerné et ne couvre pas tous les actes commis pendant le mandat du gouvernant, mais seulement ceux qui étaient rattachés à la qualité officielle de chef d’État, chef de gouvernement, etc. Il s’ensuit qu’on pourrait demander la répression des actes qui ne se rattachent pas à l’exercice d’un mandat officiel courant.

2. Les conséquences pénales de la distinction

Le premier problème dans ce domaine est celui de la validité de la distinction entre acte non officiel justiciable et acte officiel exempté de poursuites pénales. Une fois de plus, se pose la question de savoir si un acte officiel, par excellence imputable à l’État, est exempté de contrôle pénal devant les tribunaux étrangers lorsqu’il constitue un crime international. Répondre par l’affirmative reviendrait à reconnaître que le droit international ne permet aucune conséquence pénale devant les tribunaux étrangers pour les crimes internationaux commandés par la fonction officielle. Le droit international semble divisé entre un principe général faisant partie du droit coutumier et une exception pour les crimes internationaux dont l’émergence est controversée.

L’émergence de l’exception tient du changement de paradigme qui a été propulsé par la protection internationale des droits de l’homme. Le droit international reconnaît, par les conventions établissant une responsabilité étatique en matière de génocide ou de torture, que des actes, mêmes officiels, ne sont pas nécessairement acceptables. C’est ce que fait remarquer Lord Nicholls dans l’affaire Pinochet : « International law recognises, of course, that the functions of a head of state may include activities which are wrongful, even illegal, by the law of his own state or by the laws of other states »[86]. Aussi, des actes comme des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité peuvent être tout à fait commis à des fins de politique étatique[87]. C’est pour cette raison que la répression de tels actes fondée sur la distinction entre acte non officiel et acte officiel mérite d’être dépassée. Il s’agirait, selon l’opinion progressiste, d’examiner l’acte de violation allégué de façon intrinsèque[88]. La préoccupation juridique, voire de justice, qui survient est cependant de savoir s’il faut tenir l’individu responsable des actes officiellement imputables à son État. L’évolution de la responsabilité pénale individuelle permet de répondre par l’affirmative. Le tribunal de Nuremberg affirme dans son jugement que « [h]e who violates the laws of war cannot obtain immunity while acting in pursuance of the authority of the state if the state in authorizing action moves outside its competence under international law »[89].

Cette décision invite par conséquent tout gouvernant agissant au nom de l’État à systématiquement évaluer la conformité des actes commandés par ses lois avec le droit international. Toutefois, il convient de nuancer la portée de cette évolution d’un point de vue matériel et procédural. En réalité, ce que cette transformation apporte c’est qu’elle rend criminels les actes officiels, au même titre que les actes privés, qui constituent des violations du droit international. Ce qui est cependant discutable au plan procédural c’est la compétence des tribunaux étrangers alors que le gouvernant mis en cause demeure dans l’exercice de ses fonctions.

Contrairement à la tendance progressiste, la règle générale continue de se construire autour de la distinction acte privé/acte officiel. Elle s’élabore principalement autour de la proposition suivante énoncée dans l’arrêt Yerodia :

[L]es fonctions d’un ministre des affaires étrangères sont telles que,pour toute la durée de sa charge, il bénéficie d’une immunité de juridictionpénale et d’une inviolabilité totales à l’étranger. Cette immunité et cetteinviolabilité protègent l’intéressé contre tout acte d’autorité de la partd’un autre État qui ferait obstacle à l’exercice de ses fonctions[90].

Cette proposition signifie en d’autres mots que l’impossibilité d’invoquerl’immunité fonctionnelle n’écarte pas d’emblée l’immunité diplomatique[91] et que contrairement à l’évolution, l’acteofficiel, même s’il est constitutif de crimes, n’est pas justiciablepénalement[92].

La CIJ a décidé que la distinction entre les actes privés et publics d’un ministre des affaires étrangères en exercice était sans conséquence et sans importance[93]. L’immunité ainsi reconnue est d’application « rationae temporis [...], couvrant les actes accomplis aussi bien avant l’entrée en fonctions que ceux accomplis pendant l’exercice des fonctions, que le ministre soit présent sur le territoire à titre privé ou officiel, qu’il s’agisse d’actes de nature privée ou d’actes officiels »[94]. La décision de la CIJ peut certes être comprise quant à ce qui a trait à l’effet paralysant des immunités sur la compétence d’un tribunal étranger à l’égard d’un gouvernant en exercice, mais le maintien de la dichotomie acte privé/acte officiel est pour le moins critiquable.

Au soutien de sa décision sur l’effet paralysant des immunités sur la compétence du tribunal étranger, la Commission du droit international (CDI) – chargée du développement progressif et de la codification du droit international – souligne en 1972 que le chef d’État ou le chef de gouvernement « a droit à une protection spéciale lorsqu’il se trouve dans un État étranger et quelle que soit la nature de sa visite – officielle, non officielle ou privée »[95].

La décision de la CIJ dans l’affaire Yerodia jette de l’ombre sur la légitimité du principe de compétence universelle qui garantit l’efficacité de la répression des crimes graves[96]. La position de la Cour est sans concession :

[S]i diverses conventions internationales tendant à la prévention et àla répression de certains crimes graves ont mis à la charge des États desobligations de poursuite ou d’extradition, et leur ont fait par suiteobligation d’étendre leur compétence juridictionnelle, cette extension decompétence ne porte en rien atteinte aux immunités résultant du droitinternational coutumier, et notamment aux immunités des ministres desaffaires étrangères[97].

Pour la Cour, « la compétence n’implique pas l’absence d’immunité et l’absence d’immunité n’implique pas la compétence »[98]. Cette phrase est expliquée par la seconde distinction posée par la Cour entre l’immunité et l’impunité. Car alors que l’immunité touche à la procédure, l’impunité touche au fond. Il résulte donc que « l’immunité de juridiction dont bénéficie un ministre des affaires étrangères en exercice ne signifie pas qu’il bénéficie d’une impunité au titre de crimes qu’il aurait pu commettre »[99].

Dans l’affaire Pinochet, la position est la même, à savoir que si Pinochet avait été un chef d’État en fonction, son arrestation aurait été une violation du droit international en vertu de la loi de 1978 sur les immunités des États[100]. Lord Browne-Wilkinson declare :

This immunity enjoyed by a head of state in power and an ambassador inpost is a complete immunity attaching to the person of the head of state orambassador and rendering him immune from all actions or prosecutions whetheror not they relate to matters done for the benefit of the state[101].

Il s’ensuit, selon Verhoeven, que « c’est à la compétence du juge qu’elle[l’immunité] déroge, sans restreindre d’aucune manière la responsabilité(pénale) de la personne qui s’en prévaut devant lui »[102]. En conséquence, d’après Fox, il ne saurait avoir un conflitentre une norme de fond (jus cogens) etune norme procédurale (l’immunité de juridiction)[103] . Il est pourtant bien possible de lire dans l’arrêt de la CIJune restriction importante de la responsabilité, même si la compétence pour enconnaître sera différée.

En effet, à la différence de la House of Lords, pour laquelle Pinochet ne pouvait se prévaloir de ses actes officiels pour obtenir une immunité après la cessation de ses fonctions alors que ceux-ci constituaient un crime de torture, la CIJ déclare qu’« un tribunal d’un État peut juger un ancien ministre des affaires étrangères d’un autre État au titre d’actes accomplis avant ou après la période pendant laquelle il a occupé ces fonctions, ainsi qu’au titre d’actes qui, bien qu’accomplis durant cette période, l’ont été à titre privé »[104]. En maintenant la dichotomie privé/public, les actes officiels constitutifs de crimes internationaux ne sont pas justiciables même après la cessation des fonctions[105]. Il faut donc espérer que la formulation retenue par la Cour l’ait été par inadvertance[106].

À ce jour, la solution qui se rapproche de plus à celle adoptée dans l’arrêt Pinochet, quoique implicite, est sans doutecelle retenue par la Cour de cassation française. Dans sa décision du 13 mars2001 dans l’affaire Kadhafi[107], la plus haute instance judiciaire a décidé« qu’en l’état du droit international, le crime dénoncé [faits de terrorisme],qu’elle qu’en soit la gravité ne relève pas des exceptions au principe del’immunité de juridiction des chefs d’État étrangers en exercice »[108]. La Cour laisse entendre que des crimes autresque le terrorisme constituent des exceptions[109].Toutefois, il est plus discutable d’affirmer que l’exception s’applique alorsque le gouvernant étranger demeure en exercice. La seule option à la mise encause immédiate semble être le renvoi à une juridiction pénale internationalecompétente.

II. La responsabilité devant les tribunaux pénaux internationaux

Il s’agit d’une exception au principe de l’immunité des gouvernants dont la mise en oeuvre est possible alors même que la personne demeure dans l’exercice de ses fonctions. Les autres exceptions ont en effet pour trait commun d’être mise en oeuvre après la cessation des fonctions étatiques. Ce sont là précisément des solutions insatisfaisantes qui suscitent l’indignation de l’opinion internationale. Les régimes pratiquant des violations systématiques des droits de l’homme, en plus de leur culture d’impunité, sont souvent d’une longévité qui remet en cause la possibilité pour les victimes de voir un jour leurs torts réparés. La présente partie analyse d’une part l’émergence du principe de l’irrecevabilité des immunités devant les tribunaux pénaux internationaux (A) et d’autre part la pratique mitigée qui en résulte (B).

A. L’émergence du principe

Bien que son fondement soit à trouver dans la morale qui a progressivement pénétrée le droit international depuis l’avènement des droits de l’homme (A.1), l’affirmation juridique du principe connaît une consécration aujourd’hui bien établie (A.2).

1. Les fondements du principe

La remise en cause des immunités des gouvernants devant les juridictions pénales internationales et internationalisées est une question juridique importante. Elle traduit un tournant décisif des États vers une communauté internationale fondée sur des valeurs morales. Si cette règle se limite pour l’instant à une application devant un prétoire international compétent et pour des crimes spécifiquement définis, c’est parce qu’il s’agit de principes sur lesquels un consensus s’est dégagé et s’est consolidé.

En effet, l’émergence d’une règle affirmant l’irrecevabilité de l’invocation de la qualité officielle devant un tribunal créé dans le but de réprimer les infractions graves au droit international humanitaire et aux droits de l’homme exprime l’indignation de la communauté internationale pour les atrocités infligées aux victimes de conflits armés et des déchirements ethniques, politiques et raciaux. À Nuremberg, lors du jugement des criminels nazis à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l’énonciation de cette règle revêtait un caractère de droit ex post facto. Bien que la reconnaissance des horreurs fût indiscutable, il s’agissait néanmoins d’un droit créé de toutes pièces par les vainqueurs.

La création de nouveaux tribunaux internationaux, qui reprennent ce principe, est associée cependant à la formation d’un ordre public international qui se construit autour de la centralité du bien-être des personnes et des peuples. On peut en juger non seulement par la variation dans les enceintes internationales d’un discours sur l’intervention ou l’ingérence humanitaire[110], reformulée, pour être politiquement correct, en responsabilité de protéger[111], mais plus concrètement par la mobilisation de l’action humanitaire à l’occasion de conflits armés. Le droit international pénal ne fait dès lors qu’écho à une condamnation que partage presque l’ensemble des peuples du monde.

Les crimes internationaux revêtent, en ce sens, une immoralité qui justifie une remise en question de la responsabilité des gouvernants[112]. Ces derniers sont en effet, en raison de leur position d’autorité, en mesure de mobiliser les forces de la violence et de la guerre. La CDI reconnaît ainsi leur rôle singulier dans la perpétration des souffrances et affirme qu’ 

[i]l serait paradoxal que les individus qui sont, à certains égards, lesplus responsables des crimes visés par le Code [de crimes contre la paix etla sécurité de l’humanité] puissent invoquer la souveraineté de l’État et seretrancher derrière l’immunité que leur confèrent leurs fonctions[113].

Si l’implication des gouvernants est condamnable, la nature des crimes elle-même ne justifie aucun pardon[114]. Il s’agit souvent de la négation même de l’appartenance ultime à l’humanité[115], « de crimes odieux qui bouleversent la conscience de l’humanité, violent certaines des règles les plus fondamentales du droit international et menacent la paix et la sécurité internationales »[116] ; des atrocités « qui défient l’imagination et heurtent profondément la conscience humaine »[117] ; des crimes dont les effets diaboliques, meurtriers et massifs font trembler les fondations mêmes de la communauté internationale[118] ou encore de « crimes sans frontière »[119].

Cette unanimité morale trouve également des principes juridiques reconnus par toutes les nations comme moyen d’obtenir que les souffrances ne restent pas impunies. Elles sont en effet l’occasion de rappeler l’égalité des personnes. Celle-ci comporte des applications variables. C’est le principe qui garantit l’efficacité des poursuites pénales[120], l’égale protection des sujets de droit[121], le droit à un recours effectif[122], le fondement de la liberté et de la justice[123] et la non-discrimination devant les cours de justice[124].

Sur un plan strictement judiciaire, le droit pénal est le droit de la responsabilité individuelle. Bien que la mise en place des tribunaux pénaux internationaux ne porte pas préjudice à la mise en oeuvre de la responsabilité des États[125], on s’accorde avec le Tribunal de Nuremberg sur le fait que « [c]e sont des hommes, et non des entités abstraites, qui commettent les crimes dont la répression s’impose, comme sanction du droit international »[126]. Par conséquent, tout auteur d’un acte qui constitue un crime de droit international est responsable de ce chef et passible de châtiment[127]. Les tribunaux pénaux internationaux affirment ainsi n’avoir compétence qu’à l’égard des individus[128].

Plus marquante juridiquement que l’égalité et le principe de responsabilité individuelle est sans doute la consécration de la théorie des normes impératives de droit international qui englobe l’interdiction de commettre des actes de la nature des crimes internationaux. C’est en vertu de cette considération que le TPIY a décidé en 1995 que le besoin universel de justice exprimé par les droits de l’homme est au-dessus de la souveraineté à laquelle se rattachent les immunités. Le Tribunal de La Haye déclare : « Ce serait une parodie du droit et une trahison du besoin universel de justice si le concept de la souveraineté de l’Etat pouvait être soulevé avec succès à l’encontre des droits de l’homme »[129]. Un tribunal américain saisi d’une affaire impliquant l’invocation de l’immunité affirmait en 1999 que les normes impératives invalident les autres règles de droit international :

[T]he supremacy of jus cogens extends over all rules of internationallaw; norms that have attained the status of jus cogens “prevail over andinvalidate international agreements and other rules of international law inconflict with them”[130].

2. La consécration juridique

Contrairement à la poursuite des gouvernants devant les tribunaux étrangers, le principe de l’irrecevabilité de la qualité officielle devant les tribunaux internationaux a connu une affirmation moins controversée. La mise en oeuvre contestée de cette règle dès le procès de Guillaume II à la fin de la guerre de 1914-1918[131] nous oblige à retracer ses origines coutumières seulement à la fin de la Seconde Guerre mondiale au cours des procès de Nuremberg[132] et de Tokyo[133]. L’une et l’autre juridiction ont rejeté la défense d’immunité fonctionnelle ou diplomatique[134] avancée par les accusés.

En ce qui concerne les immunités fonctionnelles, les tribunaux militaires à Nuremberg diront :

Le principe du droit international qui, dans certaines circonstances,protège les représentants d’un Etat, ne peut pas s’appliquer aux actescondamnés comme criminels par le droit international. Les auteurs de cesactes ne peuvent invoquer leur qualité officielle pour se soustraire à laprocédure normale ou se mettre à l’abri du châtiment[135].

Depuis ces décisions, les principes de Nuremberg n’ont cessé d’êtreconsolidés au fil de conventions internationales pertinentes[136]. Repris par les statuts des tribunauxactuels[137], cette règle a finalement étéconsacrée par le TPIY comme l’expression du droit international coutumier[138]. Il convient cependant d’examiner les problèmesque suscite la formulation de ce principe ainsi que ses effets en droitinterne.

En effet, les articles 7(2) du Statut du TPIY et 6(2) du Statut du TPIR affirment que : « La qualité officielle d’un accusé, soit comme chef d’État ou de gouvernement, soit comme haut fonctionnaire, ne l’exonère pas de sa responsabilité pénale et n’est pas un motif de diminution de la peine »[139]. À première vue, il est entendu par responsabilité pénale et accusé le rejet de l’invocation de l’immunité de fond et non de l’immunité diplomatique. Peut-on par conséquent envisager que le statut diplomatique constitue un obstacle à l’examen de la responsabilité pénale ? En d’autres termes, si un tribunal pénal international a le droit de juger les actes d’un gouvernant en exercice, peut-il au préalable procéder à son arrestation pendant qu’il demeure encore en fonction ? La réponse à cette question n’est pas évidente.

En pratique, le problème se pose dans la mesure où un État ne remettra pas facilement ses gouvernants à la justice internationale et lorsqu’un autre État est sollicité pour procéder à une arrestation. Ce dernier peut être porté à faire prévaloir ses rapports interétatiques en reconnaissant au ressortissant étranger une immunité diplomatique. Slobodan Milosevic et Charles Taylor n’ont ainsi été déférés qu’après avoir quitté leurs fonctions, le premier ayant été remis au TPIY par le gouvernement de Belgrade et le second au Tribunal spécial pour la Sierra Leone (TSSL) par le gouvernement du Nigéria. Cette pratique conduirait par conséquent à limiter les effets de la règle puisqu’en fin de compte, la pratique s’apparente à l’exception qui s’applique devant les tribunaux étrangers, à savoir que leur compétence est reconnue seulement après que le gouvernant ait quitté sa charge officielle. La seule différence serait la possibilité qu’un mandat d’arrêt pèse sur la tête de la personne mise en cause devant le tribunal international, tandis que devant les tribunaux étrangers, pendant qu’un gouvernant est en fonction, la menace d’une arrestation est une contrainte qui viole son droit à l’immunité de juridiction criminelle.

En réalité, le choix pour un État de faire prévaloir ou non le statut diplomatique du gouvernant étranger va dépendre de la nature du lien de coopération qu’il entretient avec le tribunal pénal international.

En théorie, le statut diplomatique n’est pas opposable à un tribunal pénal international. Il s’agit d’une technique des relations interétatiques. Or les juridictions pénales internationales tendent à imposer un modèle supranational de relations avec les États. Elles ne sont donc pas tenues de respecter le principe des immunités qui relèvent du droit international public à l’égard des États parties à leurs statuts. D’ailleurs, la définition de la notion d’accusé par les tribunaux ad hoc autorise à penser que l’irrecevabilité de la qualité officielle est opposable dès l’arrestation lorsque les charges sont confirmées[140]. Dans un modèle comme celui de la CPI, une telle conclusion serait différente dans la mesure où la confirmation des charges qui confère au sujet le statut d’accusé a lieu après son arrestation et sa comparution initiale. Heureusement, la formulation de l’article 27 du Statut de Rome ne fait pas référence à l’irrecevabilité de l’invocation de la qualité officielle contre la seule personne accusée.

Aux termes de l’article 27, il est dit que « [l]es immunités ou règles de procédure spéciales qui peuvent s’attacher à la qualité officielle d’une personne, en vertu du droit interne ou du droit international, n’empêchent pas la Cour d’exercer sa compétence à l’égard de cette personne »[141]. Cette disposition suscite trois principales observations.

Premièrement, les immunités remises en cause sont assimilées à « des règles de procédure ». Selon l’interprétation restrictive ou extensive, on pourra définir ces règles comme comprenant l’arrestation (immunité diplomatique) ou en plus le jugement des actes de la personne (immunités fonctionnelles). L’interprétation extensive doit être encouragée. L’arrestation et l’examen de la responsabilité pénale sur le fond constituent en effet la mise en oeuvre de règles de procédure pénale.

Deuxièmement, les immunités remises en cause sont celles qui peuvent « s’attacher à la qualité officielle d’une personne ». La conséquence est donc que l’immunité diplomatique qui avait tendance à subsister – en raison de la qualité officielle – lorsque les actes ne se rattachent plus à la fonction n’est pas opposable. On pourrait cependant se poser la question à savoir ce qu’il en est pour l’immunité des actes de fonction puisque celle-ci, au-delà de la qualité officielle du gouvernant, s’attache à la qualité souveraine de l’État qu’il représente. Autrement dit, la conception en droit des relations diplomatiques selon laquelle l’immunité de juridiction pénale est absolue en ce qui concerne les actes officiels est-elle pertinente en l’espèce ? La jurisprudence issue de Nuremberg invite à répondre par la négative. Il est indéniable que la qualité souveraine de l’acte est nécessairement reflétée dans la qualité officielle du gouvernant. La responsabilité pénale résulterait de ce qu’à l’instar des transactions commerciales, on ne saurait considérer la violation des droits de l’homme résultant des actes de l’État comme des actes de souveraineté. La responsabilité individuelle est par conséquent imputée à l’auteur quoique ses actes soient reconnus comme valides et conformes au droit interne[142].

Cependant, dans l’affaire Blaskic, le TPIY maintient une distinction incohérente entre actes privés et actes officiels. En effet, le Tribunal affirme qu’il ne peut prononcer des injonctions contraignantes à l’endroit des responsables officiels d’un État « pour une action qui n’est pas privée mais entreprise au nom d’un État »[143]. Pourtant, plus loin, le Tribunal affirme au sujet des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et du génocide que « les responsables de ces crimes ne peuvent invoquer l’immunité à l’égard des juridictions nationales ou internationales, même s’ils ont commis ces crimes dans le cadre de leurs fonctions officielles »[144].

Troisièmement, l’article 27 peut avoir un champ d’application plus large que la remise en cause de l’immunité diplomatique (arrestation) et fonctionnelle (jugement). Par les termes « n’empêchent pas la cour d’exercer sa compétence »[145], on peut l’étendre au rejet de l’immunité testimoniale (témoignage) qui résulterait du statut officiel d’un témoin. En outre, la Cour n’a pas à attendre une procédure de levée d’immunités[146], puisque l’article 27 en constitue une suppression expresse[147].

En tout état de cause, le modèle de coopération de la CPI avec les États limite considérablement la portée de l’article 27. Cette limitation est le fait de l’article 98 du Statut de Rome qui permet à un État de ne pas faire droit à une demande de coopération de la cour impliquant la remise d’une personne jouissant d’immunités, lorsque cette remise conduirait l’État à agir de façon contraire à ses obligations internationales[148].

Il faut lire dans cette disposition une prise en compte par le droit international pénal des obligations des États en vertu du droit international public. Tandis qu’on peut être porté à voir dans l’article 98 l’invalidation de l’article 27, il serait approprié d’envisager une conciliation par une interprétation utile des deux dispositions. La coexistence dans le même texte du Statut de Rome de deux obligations contradictoires conduirait à une absurdité, surtout lorsque l’application de l’article 98 violerait le but et les objectifs du traité.

La technique de l’interprétation utile envisagerait la conciliation dépendamment de la participation ou non des États concernés par la coopération au Statut de Rome. S’il s’agit d’une simple remise de son ressortissant à la Cour, l’État obligé ne saurait invoquer une règle d’immunité. Par contre, dans un cas où un État obligé est sollicité par la Cour pour remettre le gouvernant en exercice d’un autre État, le sort de la coopération dépendra de l’interprétation de la notion d’État tiers prévue à l’article 98. S’il s’agit de l’État tiers à la coopération, mais partie au Statut de Rome, la cohérence normative voudrait que l’acceptation de l’article 27 ne soit contredite par l’article 98. Si par contre l’État tiers n’est pas partie au Statut de la Cour, l’application de l’article 98 trouverait explication dans la nature conventionnelle des obligations en vertu du Statut de Rome[149].

En effet, le modèle de coopération de la CPI est fortement interétatique, un peu au sens dela coopération judiciaire classique. Ce n’est donc pas une coopérationcontraignante au sens d’un organe supranational qui peut imposer une obligationaux États Membres. Or on retrouve cet aspect dans la constitution des tribunauxpénaux internationaux ad hoc. Formés par le Conseil de sécurité, ils bénéficientde l’effet contraignant des décisions de l’organe politique principal desNations Unies, étant eux-mêmes des organes subsidiaires. Il s’agit non seulementdu caractère contraignant des décisions en vertu du Chapitre VII, mais égalementde la primauté des engagements en vertu de la Charte des Nations Unies dans sonensemble sur tout autre engagement des États[150].La subordination du Statut de la CPI àla Charte implique que les Étatsparties continuent de reconnaître aux États Membres de l’ONU, qui n’en sont pasparties, leur droit à l’égalité souveraine inscrit dans la Charte. Ces considérations expliquent enpartie la mise en oeuvre mitigée du principe de l’irrecevabilité de la qualitéofficielle des gouvernants en exercice devant les tribunaux pénauxinternationaux.

B. Une mise en oeuvre mitigée

La poursuite des gouvernants en exercice devant les tribunaux pénaux internationaux est l’objet d’une double limitation qui affaiblit considérablement la pertinence du principe. D’une part, son champ d’application matérielle est limité à certains crimes (B.1) et d’autre part à certaines juridictions pénales internationales (B.2).

1. Une limitation à certains crimes

Au sujet de la limitation du champ d’application fondée sur l’absence de compétence matérielle, l’irrecevabilité de la qualité officielle des gouvernants en exercice devant les tribunaux pénaux internationaux concerne un nombre circonscrit de crimes. Par conséquent, d’autres crimes que l’on peut juger odieux et attentatoires aux valeurs de la communauté internationale risquent l’impunité absolue s’ils sont le fait de gouvernants en exercice. Cet état des choses pose le problème des critères à utiliser pour évaluer ce qui constitue des atteintes aux droits de la personne punissables par les mécanismes de répression internationaux.

Pour ce qui est de l’analyse de la compétence matérielle des tribunaux pénaux internationaux, il doit d’abord s’agir de crimes de jus cogens, entendus d’un point de vue de la répression pénale comme des crimes dont « the characterization [...] places upon states the obligatio erga omnes not to grant impunity to the violators of such crimes »[151]. Cela dit, c’est précisément dans la détermination de la façon dont ces crimes acquièrent le statut de normes impératives que le débat est âpre. D’après Bassiouni, l’émergence d’un crime de jus cogens a été soulignée par la doctrine comme étant dépendante des principaux facteurs suivants : une opinio juris reflétant le caractère coutumier des crimes en droit international, le langage des préambules de convention internationale qui indique le statut élevé de ces crimes en droit international, le grand nombre d’États participant aux instruments juridiques y relatifs et les poursuites pénales internationales ad hoc de leurs auteurs[152]. Pour Bassiouni cependant, deux critères, dont un seul peut suffire, sont essentiels, à savoir si les crimes en question menacent la paix et la sécurité de l’humanité et s’ils choquent la conscience de l’humanité[153].

À la lumière de ces critères, les crimes qui ont atteint le statut de normes impératives de droit international peuvent s’étendre au-delà des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et du génocide. Pourtant, la répression internationale actuelle se limite à cette catégorie, à l’exception du Tribunal spécial pour le Liban qui juge des crimes de terrorisme. Même si on ajoute aux critères de Bassiouni celui de la gravité particulière des crimes et le fait qu’ils impliquent souvent une politique étatique – critères repris par le Statut de la CPI – il faut reconnaître que leur répression par des organes internationaux devant lesquels les immunités ne seraient pas invocables dépend d’un critère plus fondamental, à savoir la volonté politique ou, plus prosaïquement, la souveraineté des États.

Sur cette question, il convient de souligner que l’articulation de la compétence, d’un point de vue institutionnel, entre les tribunaux pénaux internationaux et les juridictions nationales peut constituer un effet de limitation non négligeable. La primauté des juridictions ad hoc du Rwanda et de l’ex-Yougoslavie comporte des effets bénéfiques que n’induit pas nécessairement la complémentarité de la CPI, à moins d’une interprétation étendue de la notion[154]. Tel que ce modèle est formellement conçu dans le Statut, à savoir qu’en cas de manque de volonté ou d’incapacité de poursuivre de la part d’un État, la situation ou l’affaire serait recevable devant la Cour, on peut se demander si l’éventualité que l’institution internationale prenne le relais impliquera un effet horizontal de l’irrecevabilité de la qualité officielle[155]. Autrement dit, la Cour pourra-t-elle décider que le défaut de poursuivre en raison de l’obstacle d’immunités de juridiction pénale est un cas de manque de volonté ou d’incapacité ?

En l’espèce, une réponse affirmative ne serait pas inappropriée. En réalité, le principe de la complémentarité ne pourra trouver parfaite expression que dans la mesure où la répression nationale et internationale repose sur des principes cohérents. Or force est de constater que dans les lois nationales de mise en oeuvre du Statut de la CPI, l’article 27, dans les rares cas où il en est fait mention, n’est qu’imparfaitement repris[156]. La France, la Belgique et d’autres pays ont certes revu le statut pénal de leurs gouvernants avant la ratification du Traité de Rome, mais leur immunité devant leurs tribunaux lorsqu’ils exercent leurs fonctions demeure la règle. Toutefois, il faut reconnaître au crédit de la complémentarité qu’elle sera un renfort certain du principe aut dedere aut judicare applicable en matière de crimes internationaux dans le cas de deux États parties au Statut de la CPI. Le caractère facultatif de la compétence universelle fréquemment invoquée par les États se trouvera considérablement édulcoré.

2. Une limitation à certaines juridictions pénales internationales

Il résulte du dictum de la CIJ dans l’affaireYerodia que l’irrecevabilité de laqualité officielle ne peut être opposée que devant certaines juridictions pénales internationales[157]. C’est en tout cas ce qui a été plaidé par ladéfense de Charles Taylor devant le Tribunal Spécial pour la Sierra Leone en2004[158]. Elle a prétendu en effet quecontrairement au TPIR/TPIY et à la CPI, le TSSL ne pouvait être considéré commecertaines juridictions pénales internationalesdevant lesquelles l’invocation de la qualité officielle n’est pas unmoyen de défense.

Le débat portait principalement sur le mode de création des tribunaux internationaux. Destrois générations de juridictions pénales internationales, les tribunaux mixtes,à la différence des tribunaux ad hoc, ont fait l’objet de simplesrecommandations du Conseil de sécurité, après quoi un accord entre l’ONU et legouvernement de la Sierra Leone a permis sa création[159]. Cet accord relève certes du droit international et autorisela juridiction à prétendre à un tel statut[160],mais les obligations qu’il impose, selon la défense, n’ont pas la portée d’unengagement en vertu du Chapitre VII ou en vertu du Statut de Rome[161]. Parconséquent, il n’y avait pas lieu, comme l’a fait la chambre, de confirmer lesdispositions du statut du TSSL écartant la défense d’immunité à l’encontre d’ungouvernant dont l’État n’était pas partie à l’accord instituant letribunal[162].

La Chambre d’appel du TSSL a rejeté d’un trait cet argument, estimant de façon discutableque « [t]he Agreement between the United Nationsand Sierra Leone is […] anagreement between all members of the United Nations and SierraLeone »[163]. Cet argument comportetoutefois un vice fondamental. La Chambre d’appel du TSSL tire la conclusion del’irrecevabilité de la qualité officielle de chef d’État du seul caractèreinternational du Tribunal. L’arrêt de la CIJ faisant référence, à titre nonexhaustif, au TPIR/TPIY et à la CPI, enutilisant l’adverbe « certaines » donne à penser que le caractère internationaln’est pas un critère suffisant[164]. Lajuridiction internationale en question doit être compétente.

À cet égard, bien que le TSSL possède les chefs de compétence nécessaires pour exercer ses fonctions à l’égard de ressortissants étrangers auteurs de crimes en Sierra Leone, le problème juridique fondamental est celui de savoir si, sans la participation du Libéria, le gouvernement sierra léonais et l’ONU peuvent conclure un accord international écartant les immunités d’un chef d’État tiers. La Chambre d’appel en répondant par l’affirmative a délibérément fait abstraction de la personnalité juridique propre des Nations Unies[165]. Le rejet de l’immunité de Charles Taylor était donc dépourvu de bases juridiques solides. Le TSSL n’aurait en réalité pas pu trouver de meilleur argument que le critère imprécis selon lequel la CIJ, en employant l’expression « certaines juridictions pénales internationales », faisait référence aux juridictions créées avec l’implication de la communauté internationale[166].

D’une part, il n’était pas possible de prétendre le consentement du Libéria à ce que Charles Taylor soit remis à la justice pénale internationale alors qu’il était encore dans l’exercice de ses fonctions. L’acceptation du Libéria est venue longtemps après son inculpation, c’est-à-dire après la violation de son droit à l’immunité. D’autre part, il était possible d’envisager une motivation fondée sur la nature de crimes de jus cogens imputés à Charles Taylor. Mais là encore, un écueil se hissait de nouveau. En agissant de la sorte, le TSSL aurait attribué une forme de compétence universelle au TSSL, ce qui serait de toute façon inacceptable sans le consentement du Libéria en vertu de l’affaire Yerodia. La Chambre d’appel a reconnu très vite cette difficulté en décidant que la nature du tribunal est le critère fondamental permettant de déterminer si l’immunité est applicable ou non à un gouvernant en exercice pour crimes internationaux[167]. Mais en plus de la nature, il aurait fallu soit (i) la participation du Libéria à l’accord créant le TSSL, soit (ii) une création ou une attribution de pouvoirs d’organe subsidiaire du Conseil de sécurité ou (iii) attendre la cessation des fonctions de chef d’État avant son inculpation.

Ainsi qu’on peut le voir, la mise en oeuvre du principe de l’irrecevabilité de la qualité officielle se heurte à des questions juridiques importantes, en plus d’autres considérations politiques. Le cas du TSSL et de Charles Taylor nous informe par ailleurs des difficultés que connaîtra la CPI si elle décidait d’inculper les gouvernants en exercice d’États tiers. Même la compétence universelle telle qu’on l’envisageait à Rome ne serait pas suffisante. Il faudrait alors nécessairement un renvoi du Conseil de sécurité en vertu du Chapitre VII[168]. Dans le cas Bashir, président en exercice du Soudan inculpé en 2008[169], la conformité au droit international d’un mandat d’arrêt délivré contre un chef d’État en exercice d’un pays qui n’est pas partie au Statut de Rome ne devrait pas se poser[170].

Conclusion

L’état du droit sur la responsabilité pénale des gouvernants en exercice pour crimes internationaux demeure fortement politisé. Les seules évolutions en la matière sont celles que le droit international public concède d’une part et récupère d’autre part. La politisation se trouve à la fois dans le refus de la possibilité de mettre en cause la responsabilité pénale devant un tribunal étranger et dans l’acceptation du contraire devant un tribunal pénal international compétent.

Cet état des choses traduit le dilemme entre deux valeurs fondamentales : la souveraineté, garante de la stabilité des relations internationales, et la lutte contre l’impunité des crimes qui touchent la communauté internationale dans son ensemble. Le compromis actuel, qui permet qu’un gouvernant en exercice soit poursuivi devant une juridiction pénale internationale, est d’une portée relative.

L’espoir de pouvoir engager des poursuites pénales devant un prétoire international est en effet terni en raison de l’incertitude du résultat promis par le texte qui écarte la défense fondée sur la qualité officielle. Par conséquent, très peu de gouvernants en exercice ont fait l’objet de poursuites devant les juridictions pénales internationales. Quand bien même celles-ci ont, en toute indépendance, émis un mandat d’arrêt contre un gouvernant en exercice, l’exécution de ce mandat doit généralement attendre la cessation des fonctions officielles. Dans les meilleures circonstances, à l’instar des cas de Slobodan Milosevic et de Charles Taylor, un environnement politique international favorable peut faciliter les choses[171]. Dans des contextes plus tendus, comme au Darfour, les chances de succès sont particulièrement minimes. De cet état de chose, nous avançons trois propositions.

D’abord, abordons la compétence universelle. Ce principe confère à un État le pouvoir d’étendre sa compétence juridictionnelle à toute personne présumée responsable de la commission de crimes internationaux, bien que ceux-ci ne se soient pas produits sur son territoire ou à l’égard de ses ressortissants[172]. L’esprit de cette règle est la solidarité de tous les États dans la répression des infractions qui touchent aux valeurs de la communauté internationale dans son ensemble[173]. Il ne s’agit pas de la protection des intérêts individuels d’un État, comme l’illustre le fait que la compétence n’est pas rattachée à la territorialité de l’infraction ou à la nationalité des victimes. L’État qui exerce la compétence universelle, à l’image d’une juridiction pénale internationale, le fait pour le compte d’un groupe d’États et non à son titre seul[174]. Pour cette raison, l’irrecevabilité de l’immunité de juridiction pénale devant les tribunaux pénaux internationaux doit aussi s’appliquer lorsqu’un État exerce la compétence universelle en vertu d’une convention spécifique[175].

La proposition de renforcer le rôle des juridictions pénales internationales au détriment de la compétence universelle, dans la mesure où ces deux techniques visent le même but, mais où la seconde est source de controverses[176], connaît une limite importante. Elle est louable pour la mise en oeuvre de la responsabilité pénale des gouvernants en exercice, mais la limitation de la compétence des tribunaux internationaux à ces seules personnes est susceptible de favoriser l’impunité des auteurs de rang secondaire.

Deuxièmement, il est nécessaire de renforcer l’obligation internationale que les Étatscontractent afin de prévenir et de réprimer les crimes internationaux. En effet,alors que l’interdiction de commettre ces crimes est érigée en norme coutumièreet impérative de droit international[177],l’obligation de poursuivre prévue dans de nombreuses conventions ne l’est pas.Il en est de même de l’obligation corollaire de coopération à cette fin. Laplupart des États préfère exécuter ces obligations à leur discrétion.L’effectivité de la répression exige qu’il soit reconnu à ces obligations uncaractère erga omnes. Telle est laposition des auteurs tel Bassiouni pour qui « obligatio erga omnes pertains to the legal implications arising out of acertain crime’s characterization as jus cogens »[178]. On peut partager avec lui l’opinion selonlaquelle la reconnaissance d’une norme impérative implique un devoir et non unefaculté, car autrement le jus cogens neserait pas une norme impérative de droit international[179]. Même si les décisions prononcées par la CIJ ne concernent pastoutes des crimes internationaux au sens strict, plusieurs d’entre ellesétablissent que l’obligation erga omnesest une conséquence résultant d’une norme de jus cogens[180]. Toutefois, la CIJ est allée à l’encontre des auteurs quisoutiennent que le caractère erga omnesde l’obligation confère la compétence[181] en décidant que les obligations en matière des droits del’homme, bien que erga omnes,n’accordent pas aux États la compétence pour protéger les victimes de leursviolations sans égard à leur nationalité[182].

Naturellement, comme il reviendrait à des autorités légitimes[183] de prendre une décision à cet effet, une critique peut être formulée à l’endroit des déboires du principe de compétence universelle : la pratique des États en la matière n’est pas encore dense et constante et leur sentiment d’être lié par une règle n’est pas suffisamment formé et établi.

La troisième et dernière proposition offre une piste de contournement. Elle suppose un engagement politique fort de la communauté internationale et, plus précisément, du Conseil de sécurité des Nations Unies. Comme les États-Unis ont pu le faire, brandissant des menaces sérieuses pour obtenir la remise de Slobodan Milosevic ou de Charles Taylor, le Conseil de sécurité des Nations Unies doit pouvoir établir qu’un défaut de coopérer avec la répression de crimes internationaux constitue une menace à la paix et à la sécurité internationale pouvant justifier la prise de mesures politico-diplomatiques ou militaires à l’égard d’un État membre de l’ONU. Une telle décision serait d’autant plus cohérente que le Conseil a établi par sa pratique constante que les violations massives de droits de l’homme constituent des menaces à la paix et à la sécurité internationale[184]. Le refus de coopérer à la répression de tels actes constituerait aussi, à plus forte raison, une telle menace.