Abstracts
Résumé
La théorie de l’abus de droit est une théorie de la législation. Elle a pour objectif d’encadrer l’application des droits prescrits par les lois. Le titulaire d’un droit engage sa responsabilité lorsque l’acte qu’il autorise ordinairement est animé par l’intention de nuire. C’est là la formule du Code civil du Québec qui, en 1994, en a consacré le principe. Le principe de responsabilité que pose l’abus demeure toutefois problématique en ce sens qu’il vise des activités que la loi permet a priori. La théorie de l’abus donne en effet aux tribunaux le moyen de lever cette immunité de sorte que l’acte pourtant conforme à la lettre de la loi devient contraire à son esprit, c’est-à-dire au droit. C’est en ce sens que l’on peut dire que l’abus est l’anténorme. Ce principe de superlégalité donne une place de premier plan au pouvoir judiciaire : « par la jurisprudence, mais au-delà de la jurisprudence », écrivait Josserand. Il ne s’agit pas de donner aux tribunaux le droit de légiférer, mais plutôt d’éviter, dans des cas exceptionnels, la tyrannie des droits. L’étude de la théorie de l’abus de droit nous invite à redécouvrir les premiers mouvements de la pensée socialisante du début du vingtième siècle. Est abusif l’usage asocial d’un droit individuel. L’abus doit être ainsi replacé dans le contexte d’une doctrine civiliste fleurissante qui s’inscrit contre la méthode de l’exégèse et le subjectivisme juridique. Mais l’intérêt de son étude n’est pas simplement historique. Elle offre l’hypothèse particulièrement attrayante d’une nouvelle application. Né à une époque où le juriste s’interroge sur les imperfections d’une législation qui se complexifie, l’abus semble tout particulièrement adapté pour s’appliquer dans des disciplines fortement réglementées et sujettes au changement, telle la propriété intellectuelle ; une matière dont on déplore régulièrement les dérives et les abus. Ce texte est la première partie d’un article publié en deux numéros.
Abstract
The theory of the abuse of right is a legislation theory aimed at framing the application of rights prescribed by statute. The holder of a right is liable when a normally authorized act is animated by an intention to harm. This is the formula articulated in the Civil Code of Quebec which, in 1994, consecrated the principle of the abuse of right. The principle of responsibility underlying the abuse theory remains, however, problematic since the abuse theory targets activities which are a priori permitted by law. Indeed, the abuse theory allows courts to lift the immunity of the right-holder so that an act that conforms to the letter of the law becomes contrary to the spirit of the law — i.e., contrary to law. In this sense, abuse can be described as the “antenorm.” This principle of superlegality gives judicial power a prominent role: “par la jurisprudence, mais au-delà de la jurisprudence,” wrote Josserand. It is not a question of giving courts the power to make law but rather of avoiding the tyranny of rights, in exceptional circumstances. A study of the abuse of right must uncover the first movements of socializing thought at the beginning of the twentieth century. The asocial use of an individual right is abusive. The abuse theory must be placed in the context of a flourishing civilian doctrine that opposes the exegetic method and juridical subjectivism. The study of this doctrine is not of purely historical interest, as the doctrine may also offer a new application that is particularly attractive. Born at a time when jurists reflected on the imperfections of increasingly complex statutory law, the theory of the abuse of rights appears particularly suited to areas of law that are heavily regulated and subject to changes. One such example is intellectual property, whose excesses and abuses are often deplored. This text is the first part of an article published in two different issues.
Article body
Introduction générale
L’abus a donné son nom à l’une des théories les plus controversées du droit. Que l’on ait voulu la parfaire ou la défaire, les discussions à son endroit continuent à faire respirer notre matière en agitant les esprits qui s’emploient à l’expliquer. Dans une sortie célèbre, commentant les développements du droit civil à ce sujet, l’éminent Gutteridge a écrit que l’abus était une drogue aux effets secondaires parfois désagréables, « a drug which at first appears to be innocuous, but may be followed by very disagreeable after effects »[1]. L’abus attise encore aujourd’hui les débats sur le contour à donner aux prérogatives individuelles. Il est l’agent qui invite le juriste à une inconduite toute particulière : celle de refuser à une règle prescrite son pouvoir de contrainte ou d’immunité. La théorie de l’abus c’est l’anténorme, un principe de « superlégalité »[2]. Elle est plus qu’une exception ou un tempérament ; elle s’oppose à la reconnaissance du statut juridique d’une règle. Son effet est radical, puisqu’elle neutralise l’application d’un droit ou mène à engager les principes de responsabilité contre l’auteur d’un acte qui semble a priori agir dans la légalité, c’est-à-dire sous la licence expresse d’une règle de droit. Porcherot écrira : « On abuse de son droit quand, restant dans ses limites, on vise un but différent de celui qu’a eu en vue le législateur »[3]. La théorie s’emploie donc à expliquer pourquoi et à quel moment cette règle cesse d’être droit et d’être contraignante ou justificatrice des actes posés.
Comme on l’aura pressenti, c’est à partir d’une notion qui relève a priori moins du droit que de l’expérience que cette opération de destitution s’opère : celle d’abus. On se retrouve une nouvelle fois entre langage et droit. L’abus n’est pas un critérium, ni tout à fait un concept. Il est la pièce essentielle de l’appareil normatif auquel il prête son nom. Il est le fait qui subvertit le droit ; l’acte anormal qui contredit l’exercice habituel d’un droit. L’usage abusif, une fois reconnu, paralyse l’action du droit. Il n’appartient pas à la logique déductive. Le droit privé présuppose une certaine normalité dans l’exercice des droits de chacun. Les actes anormaux ne sont donc pas définis par lui de sorte que l’abus appartient bien au prononcé judiciaire, mais ne relève pas de la logique de la qualification. Il ne s’agit pas de considérer si les présuppositions formelles d’une règle sont rencontrées ; elles le sont généralement. Il n’est pas question d’interprétation au sens strict non plus. L’exercice est d’un autre ordre. L’abus informe le juriste sur la conformité de l’usage d’un droit — un droit revendiqué et donc opposé à d’autres, au droit. Il fait le lien entre l’ordre formel dont découlent les droits individuels réalisables, c’est-à-dire le droit étatique ou statique, et l’ordre moral ou philosophique, c’est-à-dire le droit dans sa projection idéale et sa complexité ontologique. L’abus fait présumer l’interdépendance et l’interpénétration des deux ordres de réflexion de sorte que le droit dans sa réalité positive ne peut être totalement désolidarisé d’un ensemble de principes supérieurs de justice. Voilà ce qui explique que Josserand puisse écrire qu’
[o]n peut parfaitement avoir pour soi tel droit déterminé et cependant avoir contre soi le droit tout entier ; et c’est cette situation, non point contradictoire mais parfaitement logique, que traduit l’adage fameux : summum jus summa injuria[4].
Puisqu’il procède parfois d’un examen de l’intention qui sous-tend la commission d’un acte — la raison de l’usage en cause —, l’abus est souvent perçu comme un valet de la morale. En effet, le caractère nocif de l’acte se dégage nécessairement d’un jugement de valeur, c’est-à-dire d’une détermination de la légalité d’un acte à partir de ce qui est considéré juste ou injuste, à partir d’un questionnement. Puisqu’il procède tantôt d’un examen des mobiles de l’acte, tantôt de l’adéquation de l’acte à la finalité du droit invoqué, l’abus ramène l’analyse juridique vers les considérations de la morale sociale. En effet, le caractère nocif de l’acte se dégage nécessairement d’un jugement de valeur, c’est-à-dire d’une recherche au sujet de la légalité d’un acte en dehors des paramètres du droit formel lui-même, c’est-à-dire à partir de ce qui est juste ou injuste. L’abus mène à s’interroger sur la justice dans le droit, et plus précisément dans l’exercice des droits, puisqu’il s’agit d’apprécier l’application correcte d’une règle à une situation qui semble vouloir s’y déloger. Autre remarque importante : si l’abus demeure d’application exceptionnelle et vise donc un nombre limité de cas d’espèce, son domaine d’application est quant à lui particulièrement vaste, ceci en raison de la généralité de son principe. On connaissait déjà son ubiquité dans les systèmes qui l’ont accueilli. En France, on la considère universelle et de fait, elle saisit quasiment tout le droit français[5]. Mais, plus étonnant, elle semble avoir fait son chemin jusqu’à la propriété intellectuelle[6]. Là, on l’aperçoit tantôt dans les formes vaguement descriptives de son langage pour évoquer les risques d’excès, tantôt sous les traits d’un principe actif, généralement comme moyen de défense.
Cette présence diffuse et presque anachronique, puisque référant à un principe ancien, a fini par nous interpeller. Nous avons voulu enquêter davantage. L’objet de nos investigations ne porte pas seulement sur les leçons de son développement historique, sur les cycles de son évolution. Il s’agit de vérifier sa modernité et son utilité dans un domaine qui semble souffrir d’excès pathologiques : la propriété intellectuelle. À en croire la presse qu’elle s’attire — plus souvent mauvaise qu’élogieuse —, cette matière semble porter en elle les germes d’un abus chronique[7]. D’ailleurs, l’abus y a déjà fait son entrée. Il est signalé dans les accords internationaux les plus récents en propriété intellectuelle[8] et a également marqué la jurisprudence dans des décisions importantes[9]. Il n’a pourtant pas fait l’objet d’étude approfondie. La question devient ainsi tout aussi pertinente que pressante : en quoi donc l’étude de l’abus peut-elle intéresser la propriété intellectuelle ? Une partie de la réponse relève de l’évidence : voici un remède commode aux distorsions de cette propriété nouvelle qui semble si indisciplinée. La réponse n’a que l’apparence de la simplicité. Pour pouvoir dégager une quelconque hypothèse quant à l’applicabilité de l’abus en propriété intellectuelle, en droit canadien qui plus est, il nous faut emprunter les via ferrata du droit et traverser de nombreuses difficultés et systèmes. L’étude entreprise suit différentes écoles de pensée ainsi que divers ordres et cultures juridiques. La longueur de ce texte en deux parties témoigne de cette complexité.
Première difficulté, la théorie de l’abus est une théorie civiliste — et, peut-on ajouter, française — de la législation, même si le droit français n’a pas, bien entendu, le monopole de ses développements. Elle est une doctrine politique dégagée d’une certaine compréhension de la séparation des pouvoirs, bien qu’elle n’ait jamais été franchement présentée de la sorte. Ici, la difficulté se dédouble. D’un côté, l’abus de droit invite à l’examen fondamental de ce qui fait l’essence d’un droit. Quel est ce droit dont on veut réprimer l’abus ? Doit-on lui reconnaître des propriétés spécifiques ? Tous les droits sont-ils susceptibles d’abus ? La difficulté ici en est une de définition et de nomenclature. De l’autre, elle s’interroge sur le rôle et la discrétion de l’acteur principal de la théorie : le juge. Elle fait en effet valoir la primauté de la jurisprudence dans les cas de dysfonctionnement du droit formel ; elle plébiscite l’intervention des tribunaux. « [P]ar la jurisprudence, mais au-delà de la jurisprudence », écrira Josserand[10]. Chaque système politique ayant sa propre constitution, son propre système d’administration de la justice, il est souvent délicat de transposer d’une juridiction à l’autre les raisonnements natifs. Mieux, la théorie de l’abus est une critique du formalisme ou, si l’on veut, de la codification. Extraire l’utilité du mécanisme redresseur nécessite en premier lieu que l’on comprenne les raisons de son émergence, raisons qui sont contingentes à un ensemble de développements historiques, politiques et économiques qu’il n’est pas aisé de retracer.
La seconde difficulté est ainsi celle de toute étude historique. Puisque l’on a pour seules informations les discours sur l’abus, à charge ou à décharge, on se perd en conjectures pour tenter de comprendre les motivations et surtout les enjeux réels du débat. La théorie de l’abus, comme toute autre théorie, n’est-elle que le signe d’une pensée juridique qui se réforme, une manifestation idéologique qui n’a d’autre utilité que de marquer le passage des générations de juristes ?
Troisième difficulté, la théorie de l’abus contient ses propres paradoxes, paradoxes que ses détracteurs ont naturellement su exploiter[11] : on distingue difficilement le plan de la réflexion purement juridique du plan de la morale ou de la sociologie. Souvenons-en nous bien, le siècle de l’abus est le siècle de la sociologie et des idées socialisantes. Il est présenté comme un principe de solidarité[12]. Les théoriciens de l’abus ajoutent une dimension sociale au construit juridique et « juridicise » ainsi l’abus : comme nous le verrons, la légalité est distinguée de la licéité.
Enfin, dernière difficulté, et non la moindre, en admettant que le principe de l’abus ne connaisse pas de nationalité et puisse être universel dans son principe, il faut expliquer comment il peut interagir avec un droit spécial qui, au surplus, peut être d’héritage de common law, comme c’est le cas au Canada. En d’autres termes, quelle est ou devrait être sa réception par les tribunaux canadiens ? À ce stade, c’est principalement à partir de l’hybridation du droit québécois, et donc du bijuridisme, que l’on devrait juger de la pénétrabilité de la théorie de l’abus en droit canadien. Le droit québécois nous donne en effet un lieu de culture sans précédent pour observer le développement de l’abus hors de son cadre originel, puisque civil par son droit privé et ses codes, alors que l’administration de sa justice est fortement inspirée de la common law. La propriété intellectuelle étant partagée à la fois par les juristes des deux traditions, ainsi que par les cours fédérales et provinciales, nous pourrons évaluer à la fois l’état et le devenir de l’abus dans ce domaine spécifique du droit privé.
La présente étude, bien que procédant de la réflexion d’ensemble qui vient d’être exposée, sera divisée en deux parties pour en faciliter la lecture. La première partie traite essentiellement des considérations fondamentales sur lesquelles repose le discours de l’abus. Il s’agit essentiellement de rapporter les conceptions du droit qui ont conditionné la réflexion sur l’abus à l’époque de son développement. La méthode est ici essentiellement discursive. Pour traiter de l’abus, il faut examiner son situs : la notion de droit. C’est par le difficile sujet de la définition d’un droit qu’il faut donc commencer, ce qui nous conduira nécessairement à aborder les théories du subjectivisme juridique. Ce sont contre leurs méthodes et certaines de leurs propositions que s’inscrivent celles de l’abus. La seconde partie examine les conditions et l’état de la réception de la théorie de l’abus dans le contexte du droit québécois et de la common law canadienne. C’est dans la continuation de cette analyse de droit positif, mais aussi pour la conclure, que nous nous proposons d’aborder l’abus des droits intellectuels.
Introduction de la première partie — La critique du droit dans la théorie de l’abus
La première partie de notre étude vise l’examen général de la théorie de l’abus à travers l’histoire des pensées qui l’ont animée, et ce, afin d’offrir une vision institutionnelle du droit. Institutionnelle, car la théorie de l’abus de droit s’inscrit dans une conception téléologique et fonctionnelle du droit : le droit est un moyen de coordonner des intérêts particuliers en vue d’une meilleure coexistence. L’abus sert donc à identifier les mésusages de droits individuels, autrement dit l’exercice asocial d’un droit, et donc d’en retracer la fonction véritable. C’est très souvent le droit de propriété et son régime qui vont servir de laboratoire aux idées des théoriciens de l’abus, bien que l’abus ne s’y soit pas limité. Ce sont d’ailleurs les mécanismes de privatisation ou d’appropriation qui permettent de faire le lien direct entre les applications traditionnelles de l’abus et celles moins traditionnelles visant la propriété intellectuelle, sujet qui nous occupera plus loin. L’abus apparaît chaque fois que le discours propriétaire sert de justification à des revendications excessives[13].
De manière générale, les phénomènes d’appropriation et de revendication excessives ont été largement soutenus par les théories subjectivistes, théories auxquelles on attribue le fétichisme dont les droits semblent désormais faire l’objet. C’est ici que commence réellement notre investigation, car c’est précisément contre elles que l’abus s’est développé. Ces théories assises sur le volontarisme avaient eu en effet pour vocation de faire naître une notion particulièrement forte de droit[14]. La théorie de l’abus est ainsi rapidement devenue tout à la fois une théorie critique des droits subjectifs et de la législation ordinaire. Elle introduit un mécanisme de contrôle judiciaire de l’exercice d’un droit créé par la législation. Cette théorie procède donc à la fois de préoccupations d’ordre normatif et politique. Il faut accepter qu’un acte puisse être tout à la fois conforme au droit, mais jugé contraire au droit[15]. Les théoriciens de l’abus seront naturellement appelés à s’expliquer sur cette formule alambiquée. Saisissant un thème populaire de l’époque, ils emploieront l’idée de la relativité pour se faire comprendre. Dans les mots de Josserand,
si un droit est susceptible d’abus, c’est qu’il n’est pas absolu, et s’il n’est pas absolu, c’est évidemment qu’il est relatif ; la relativité des droits se trouve ainsi postulée nécessairement par la notion de l’abus ; aucune argumentation, aucune dialectique ne sauraient prévaloir contre cette simple constatation[16].
L’abus s’invite ainsi dans le domaine de la morale pratique, puisqu’il vise à inscrire dans la charte de nos comportements « certaines exigences de la morale sociale »[17]. Il tente d’apporter un éclairage social sur les ratés d’un ordre formaliste devenu dissonant[18].
Malgré les réactions souvent hostiles qu’elle provoque, la théorie de l’abus de droit a traversé les cycles de pensées et continue aujourd’hui à être discutée tant par la doctrine[19] que par les tribunaux[20]. Son mérite tient peut-être à ce qu’elle cherche à concéder un rôle plus ambitieux au droit privé : ce dernier ne peut se borner à la coordination d’intérêts privés. Son étude oblige aussi à lever les vannes séparant les deux champs d’études, privé et public. Il ravive la question de la source des droits et de la séparation des pouvoirs, c’est-à-dire, résumera Roussel non sans ironie, au problème « émouvant de la suppression du mal »[21]. L’abus révèle effectivement une conception particulière de la loi et des droits qu’elle prescrit[22], ces prérogatives souveraines, titres négociables, que Jhering définit comme des intérêts juridiquement protégés pour faire valoir leur économie et l’avantage qu’ils procurent par rapport à d’autres situations juridiques[23].
Nos propos puisent bien évidemment d’abord dans le droit français et les systèmes affiliés, mais il ne faudrait pas voir là une limite géographique à la transposition de l’abus. Et, on l’aura compris, il nous faudra examiner sa portée en common law. Nous croyons que la généralité et l’humanité de ses principes lui donnent la clef de tous les systèmes. Walton, professeur à l’Université McGill, avait d’ailleurs saisi l’invitation de discuter de l’abus dans son article sur la notion de « malice » en common law[24]. D’autres éléments que son pouvoir d’attraction militent pour son retour : la spécialisation du droit et la densité de la réglementation rendent de plus en plus nécessaire le retour aux théories générales. Car l’abus traduisait déjà, depuis son origine, les craintes des juristes devant le statisme des lois, l’insuffisance des méthodes de codification[25], la délocalisation du droit vers des champs de compétence plus techniques. Les conditions de sa renaissance sont donc peut-être là : l’évolution législative en matière de propriété intellectuelle, comme ailleurs, est également marquée par une hypertrophie des normes en genre et en nombre, laquelle constitue un facteur de division menant à une ossification du droit. L’abus est né dans un contexte de crise similaire ; voilà peut-être qui annonce son retour[26].
Les développements qui suivent sont finalement les graphes croisés de deux discussions sur des thèmes consubstantiels, sur le subjectivisme, cet individualisme libéral qui s’est invité dans la construction de l’ordre juridique moderne, et le progrès. Il s’agit essentiellement de déterminer dans quelle mesure une démarche intellectuelle socialisante peut encore trouver application pour appréhender les excès observés dans l’exercice des droits nouveaux, afin que ces derniers cessent de faire office, comme l’aurait dit Josserand lui-même, « de machines de guerre contre la société ou contre les individus »[27].
Nous nous proposons d’étudier les travaux portant sur l’abus et le subjectivisme juridique et de procéder, à partir d’eux, à un examen de l’évolution de la notion de « droit », tant en droit civil qu’en common law. Mais c’est par la référence à un autre abus que celui du droit que nous voulons commencer : l’abus du mot droit. Cette étape est nécessaire, car à strictement parler, il ne saurait y avoir d’abus sans droit. Voilà qui déplace notre attention sur l’objet de l’abus : le droit. C’est avec lui que la conversation commence (I). Elle se poursuit naturellement dans les discussions sur la nature et la régulation des pouvoirs accordés aux titulaires des droits dans un contexte d’intersubjectivité. Il faut se transporter ici sur les lieux du subjectivisme juridique. Comme le rappellera très justement Ripert, l’« [a]bus […] n’est pas un problème de technique juridique, c’est la notion même de droit subjectif qui est en jeu »[28] (II).
I. De la notion de droit dans la théorie de l’abus
Pour les théories finalistes dont Josserand se fera le représentant, il faut distinguer les droits à esprit égoïste de ceux à esprit altruiste[29]. Car à la réflexion, tous les droits ne se laissent pas abuser de la même façon. Certains sont discrétionnaires, d’autres se présentent comme de simples facultés. Les droits à esprit altruiste sont orientés vers des intérêts extérieurs à ceux du titulaire : les utiliser contrairement à leur finalité suffit à constituer l’abus. Josserand citera à ce titre les droits de tutelle et les puissances familiales[30]. Pour les droits égoïstes, l’égoïsme est de la nature même de l’institution dont il procède. La propriété est le premier de ceux-là. Sa limite apparaît alors dans le caractère antisocial de son emploi[31]. L’enjeu est ici de déterminer la charge sociale incombant au titulaire d’un droit.
L’exercice consiste donc dans un premier temps à brosser un état de ce discours sur la notion de droit et d’établir la nomenclature qui a mené à la théorie de l’abus (A). Notre propos ne sera pas linéaire, mais empruntera aussi les voies d’autres systèmes, notamment celui des États-Unis, où l’on voit poindre, dès le début du vingt-et-unième siècle, un courant doctrinal important s’attachant à l’examen de la structure interne des droits (B). Nous conclurons cette sous-section en faisant état des enjeux conceptuels que ces discussions préliminaires font apparaître (C).
A. L’abus du mot droit et les discours dont il fait l’objet
Tous ces intérêts individuels ou collectifs que l’on voudrait voir apparaître ça et là à la surface des discussions juridiques ne semblent pas tous mériter l’appellation droit. François Ost avait exprimé cette idée à partir des déclinaisons de la notion d’intérêt, certains étant illégitimes, d’autres simples ou légitimes, certains protégés et enfin, dans un mouvement ascendant et à son sommet, les droits-intérêt qui sont des intérêts consacrés[32] . Ost écrira que « [t]out se passe comme si, au sein de l’immense domaine des intérêts, se dessinait un ensemble plus restreint d’intérêts “consacrés”, élevés à la “dignité”, comme disent les juristes, de droits subjectifs »[33]. Il existe donc différentes classes d’intérêts, dont certains seulement méritent le qualificatif de droits. Et la gradation de ces intérêts selon leur force semble directement proportionnelle à leur rapport avec la puissance étatique. Lorsqu’une volonté s’applique à en faire plier une autre, l’obligation qui la soumet ne prend pas les mêmes traits selon que l’État y porte main forte ou non. « L’État est l’unique source du droit » avait encore écrit Jhering[34]. C’est cette irradiation du droit individuel par la légitimité de la loi qui a mené à l’impérialisme du droit subjectif, notion que nous rencontrerons plus tard. Notons pour l’instant que le mot droit est le singulier d’une réalité plurielle à partir de laquelle les rapports politiques peuvent être organisés et la place de l’individu en société précisée. C’est ainsi de son niveau de protection accordé par l’État que l’on peut reconnaître la physionomie particulière d’un droit, son relief. Dans certains cas, le droit apparaît comme un pouvoir, un pouvoir autorisé[35].
Il y a déjà dans ces remarques préliminaires un souffle de légalisme, d’aucuns pourraient même parler d’objectivisme. Dans l’architectonique continentale des droits, l’idée de délégation ou de hiérarchie est omniprésente. Elle réfère à la figure de la loi, de l’État — ce Grand individu — et à d’autres symboles le personnifiant : c’est le visage sévère mais protecteur du bon père de famille de l’ancien Code[36]. C’est de cette société structurée autour d’institutions, celle des codifications et de la primauté de la loi, dont sont issues les théories de l’abus.
En réalité, on s’entend dès le dix-neuvième siècle pour dire que tous les droits n’ont pas les mêmes fonctions et ne nécessitent donc pas, ni ne confèrent sur les autres et par rapport à l’État, la même autorité. Encore aujourd’hui, le mot droit offre une palette de sens et d’emplois dont il est bien difficile de dégager une unité. Comme ces vieilles pièces qui ne disent plus leur âge à force d’avoir changé de mains, le mot droit échappe à la définition. En cela, les travaux sur le droit subjectif que nous présenterons sont les dernières grandes entreprises d’unification. Est apparue, depuis des notions concurrentes qui rendent compte d’une réalité sociale plus diverse, une réalité également pluraliste, dans laquelle la loi ou les tribunaux ne sont plus les seules sources de normes. Les travaux de Ost sur la notion d’intérêt[37], ceux sur les concepts mous[38] ou sur les droits assourdis, de nos jours appelés le soft law dont on se demande quels genres de rights on peut bien tirer, interdisent dorénavant la pensée unitaire. Et que dire des contraintes techniques et technologiques ? Ne commandent-elles pas, et parfois de manière plus efficace que la loi elle-même, nos actions ? En raison de la diversité des situations juridiques et de la variété des réponses étatiques, les contours de la notion de droit se relâchent. La notion s’épanche tellement dans une juridicité parfois située hors de l’État et de ses institutions traditionnelles que l’on saisit d’ores et déjà les limites de l’abus : sa forme est si fuyante qu’elle semble incapable de traitement. Toute étude au sujet de la notion d’abus commence donc par une analyse typologique des droits.
Josserand l’avait dit en son temps, tous les droits ne sont pas susceptibles d’abus ; mais aujourd’hui, il semble que la dilution même du mot droit donne à cet avertissement une tout autre mesure. Il est fort peu probable qu’un droit, qui n’offre que le réconfort temporaire d’un bénéfice vague, puisse fournir une quelconque immunité à celui commettant sous son chef une activité répréhensible. Les exemples sont ici légion. On cite souvent les droits sociaux ou au développement[39]. La propriété intellectuelle connait bien la difficulté. S’agissant d’intangibles, de quels droits veut-on bien parler[40] ? Récemment, la Cour suprême du Canada a fait référence à un « droit d’utilisateur »[41]. Voilà un droit dont on a bien du mal à imaginer la nature et, pour ainsi dire, les termes de son détournement. Ainsi, le mot droit devient-il la procuration de toutes les revendications ? « Existe-t-il un droit à la paresse ? » avait lancé le provocateur Lafargue[42]. La versatilité de son emploi irrite le juriste consciencieux, si désireux de travailler avec des outils bien effilés, si soucieux de rester dans le domaine d’un droit bien balisé. Roubier en fera la remarque :
S’il est un fait évident pour le juriste contemporain, c’est l’abus qui a été fait du mot : droit. Il semble qu’on ne se rende plus compte exactement de ce qu’il faut entendre sous ce terme ; on confond constamment les droits proprement dits qui sont acceptés par l’ordre juridique, avec de multiples prétentions qu’on désirerait élever au rang de droits[43].
Et c’est véritablement dans une quête éperdue d’unité, pour éviter l’égarement d’un concept clef, celui de droit, que la pensée juridique s’est naturellement organisée autour de la distinction première entre droit subjectif et droit objectif. Celle-ci pouvait, sous un langage commode, organiser l’ensemble des réflexions sur le domaine du droit privé et sur ses rapports avec l’autorité publique. Il s’agissait en réalité autant d’éviter que d’exploiter l’amphibologie. D’une part, l’emploi d’un vocabulaire plus technique constituait un progrès par rapport aux inconstances dans l’emploi des paires droits et loi ou simplement droits et droit, les singuliers souvent marqués de la majuscule. D’autre part, le maintien d’une distinction présentée comme fondamentale permettait de conserver le jeu conceptuel en maintenant la division de l’univers du discours sur le droit.
Ainsi, selon l’acception la plus suivie, le droit correspond à l’ordre juridique, c’est-à-dire à l’ensemble des règles positives, et les droits aux prérogatives individuelles qu’elles assurent. La marque du nombre devant le substantif — le droit, les droits — crée une ouverture de sens fondamentale démontrant le rôle premier des théories politiques des dix-septième et dix-huitième siècles sur la pensée juridique continentale moderne. Ce sont elles qui ont donné la perspective, ce sont elles encore qui l’ont expliquée. L’objet de leur préoccupation état de savoir si, dans quel ordre et dans quelle mesure, les droits découlent de l’état politique ou de l’état de nature. Cette polarisation permettait alors d’exposer les différents plans d’analyse à partir desquels la complexité du droit pouvait être exposée[44].
Ces théories, fermement logées dans l’angle formé par ces axes discursifs de droit et droits, sont essentiellement celles du contrat social[45]. L’oeuvre de Rousseau, on le sait, y tient une place de premier ordre. Selon Rousseau, la loi catalyse la volonté générale, elle en est le produit. Elle part de tous et s’applique à tous dans une généralité qui absorbe les particularismes. On reconnaît déjà dans ce postulat général la méthode des codificateurs pour qui la loi est première et fondatrice du système politique[46]. L’aliénation complète que chacun a faite de soi au profit du corps social devient donc la source de tous les droits et de tous les devoirs[47]. Pour Rousseau donc, une fois le pacte conclu, l’ordre de fait devient l’ordre de droit[48]. Il relègue la liberté naturelle, dont l’expression est la force, pour y substituer celle du plus grand nombre, garantie par la loi cette fois, une liberté civilisée, « juridicisée » en quelque sorte. L’arrangement fait donc apparaître deux abstractions distinctes et complémentaires, le droit, représenté par la figure symbolique de la loi, produit et élément de l’ordre politique, et les droits qui forment la base du compromis politique et qui préexistent au pacte social. La polysémie du mot droit renvoie ainsi, chez Rousseau, à l’insoluble conflit entre individu et société.
L’ouverture fait naturellement référence à la question de la source des droits. Le droit pluriel identifie la situation juridique singulière profitant à son titulaire (d’où l’idée qui apparaîtra plus tard de « prérogative »), alors que le droit indique son origine institutionnelle et politique. Il fut ainsi tentant d’identifier le droit à la loi. Dans cette conception réductrice, c’est par la loi seulement, en raison des garanties qu’elle offre, que l’individu en société peut se dire libre. En particulier, la propriété individuelle, issue du pacte initial, apparaît ainsi dans le contrat social comme une garantie d’autonomie :
Ce qu’il y a de singulier dans cette aliénation, c’est que, loin qu’en acceptant les biens des particuliers la communauté les en dépouille, elle ne fait que leur en assurer la légitime possession, changer l’usurpation en un véritable droit et la jouissance en propriété[49].
On retrouve bien entendu dans les propos de Rousseau des thèmes chers aux intellectuels de l’époque, mais en France, la pensée rousseauiste n’ira pas seulement envahir les lieux de la pensée politique ou philosophique, elle marquera également profondément la science juridique. On comprend mieux alors la structure de la pensée civiliste, son respect pour la loi ordinaire, figure iconographique du droit, fontaine des droits. Elle est la trame, l’axe à partir duquel les différentes catégories de normes vont être produites et agencées, annonçant ainsi l’oeuvre du positivisme formaliste[50] du dix-neuvième siècle, dont on condamnera bientôt les dérives. La loi va aussi permettre d’affirmer, dans le puissant souffle de sa légitimité démocratique, les droits individuels et, parmi ceux-ci, celui de la propriété.
Répétons-le, c’est de la distinction entre droit et droits que naît la théorie civiliste de l’abus. L’hypothèse est ici que la loi ne contient pas tout le droit ou, autrement dit, que l’expression législative particulière des droits ne saurait être complète. C’est en jouant sur la distinction que Josserand arrivera à l’idée de l’Esprit des droits, le critère ultime de l’abus :
Chacune de nos facultés tend à un but qui est déterminé par l’esprit de l’institution : c’est la théorie de l’abus qui les maintient dans le droit chemin, qui les empêche de s’en écarter et qui les conduit ainsi, d’une impulsion sûre, jusqu’au but à atteindre[51].
Autrement dit, un droit doit être conforme au droit.
Les travaux de Rousseau, si influents dans la construction du droit français, contiennent déjà les éléments de la discussion sur l’abus. Rousseau reconnaît la complétude de la propriété privée, un droit-puissance gorgé de liberté et distrait des devoirs et autres faveurs que demandaient les privilèges. Il existe selon lui un droit naturel d’appropriation. Reprenant pour l’essentiel les axiomes de Locke, il pose à son tour que chacun a, dans l’état de nature, un droit illimité à ce qu’il peut atteindre. Le pacte social a transformé cette propriété naturelle, possession de fait, en propriété légitime avec les inégalités inévitables que l’on observe entre pauvres et riches. Dans la société civile les libertés ou droits naturels laissent leur place à des droits sociaux[52]. La loi, expression de la volonté générale déifiée, intègre alors tout le droit naturel. Le droit de propriété est donc un droit en extension, délié de toute obligation, un droit créé et animé par la seule volonté générale. Dans l’analyse de Rousseau, l’obligation légale, soit la notion de devoir imposer à l’individu par le groupe, est détachée en théorie de l’idée d’appartenance sociale. L’individu délaisse donc son statut de sujet pour prendre celui de citoyen. L’obligation dans le droit est créée en amont, elle est d’abord et avant tout le don, par tous, de chacun des droits individuels indisciplinés au profit du tout social. L’État les lui retourne « socialisé[s] » dans des prescriptions impersonnelles ; au-delà de la loi, point d’obligation[53]. Pour Rousseau, commentera Durkheim, « [l]e général est le critère du juste ; or la volonté générale va au général par nature »[54].
Mais l’analyse ne s’arrête pas là. On décèle encore chez Rousseau une profonde méfiance à l’égard des magistrats, c’est-à-dire de toute personne investie du pouvoir de prendre une décision exécutoire particulière. Pour Rousseau, expliquera encore Durkheim, « [c]e sont les magistrats qui faussent la loi, parce qu’ils sont pour elle des intermédiaires individuels »[55]. Et naturellement, tout le débat sur l’abus est là. Il s’agit de savoir si la généralité de la loi, si l’immunité qu’elle confère, peut être tenue en respect par l’ordonnance des tribunaux. Cette perspective est nouvelle et inconcevable avant la fin du dix-neuvième siècle. La Révolution française avait voulu supprimer des mémoires les parlements de l’Ancien Régime ; elle a imprimé l’idée que les décisions judiciaires s’appuient uniquement sur la source.
B. À la recherche des droits perdus du côté de la common law
On ne peut s’empêcher de relever la disproportion dans l’intérêt porté aux études fondamentales sur la notion de droit en common law et en droit civil. Alors qu’elle constitue une source d’inspiration intarissable pour l’un, elle ne représente qu’un sujet d’irritation pour l’autre. C’est en réalité le détachement presque total de la common law face à cette notion jugée si fondamentale par d’autres, sorte de désensibilisation conceptuelle, qui intrigue et pousse à l’analyse. En effet, la loi n’est pas, en common law, cet accélérateur de sens, elle n’est pas le lieu de l’enrichissement politique des droits. C’est la présentation de ces attitudes contrastées qui nous occupera dans un premier temps (1). Nous poursuivrons ensuite notre étude en soulignant la place particulière du droit américain. Sans rejoindre complètement l’orthodoxie civiliste, le droit américain présente certains liens de consanguinité avec le droit français du fait qu’il ait choisi de faire de la notion de droit l’unité conceptuelle de sa Constitution. Là, le discours sur le droit, dans le sens de right, est bel et bien présent. Nous introduirons en particulier les travaux d’Hohfeld sur le sujet (2).
1. De la notion de droit en général et des discours auxquels elle donne lieu
Il nous faut changer de lieu de prospection et sortir un moment du droit civil. En terre de common law, nous répète-t-on, point d’abus de droit. C’est en tout cas le sentiment qui semble se dégager de la littérature savante du vingtième siècle :
English Law has, in a series of cases consistently rejected a general doctrine of abuse of right such as exists in French Law. The need for such doctrine was obviated by existing rules of Common law, e.g. the law of nuisance, abuse of process, the tort of conspiracy, the rules concerning abuse of qualified privilege in defamation and the rules concerning fair comment as a defence in defamation[56].
Et à prendre la chose au premier degré, au mot si l’on peut dire, c’est peut-être moins en raison des mécanismes équivalents à l’abus, que parce qu’il n’y a rien à abuser. Proposition troublante s’il en est, qui résiste à une première analyse.
La notion de droit en common law n’a pas la dimension qu’on lui trouve en droit civil[57]. Le mot est en quelque sorte délesté des arcades conceptuelles que les juristes civilistes se sont employés à édifier à partir de lui. Léger, accommodant les formes et les tournures les plus diverses, il s’emploie en common law sans encombrement de sens. Le mot right habite tous les quartiers du droit sans qu’il en constitue le matériel premier de sa structure. Celui-là, on le sait, est formé des remedies. Bref, la notion de droit ne semble pas avoir le relief juridique qu’on lui accorde en droit civil, une observation sur laquelle il nous faudra revenir. Ost fournit l’explication suivante de ce trait particulier de la common law :
[F]ait défaut en effet au système de common law une structure formelle et rationnelle d’institutions, un système a priori de concepts, tel que celui du Corpus iuris civilis hérité du droit romain impérial et rationalisé par la tradition savante de l’Ancien régime, qui permettrait de dégager des droits subjectifs a priori[58].
Il ajoute que « [c]et ordre juridique est à comprendre comme un tissu d’intérêts plutôt que comme un système de droits »[59]. Selon nous, la différence entre droit et intérêt en est une de profondeur : la notion de droit implique une compréhension particulière de la notion d’État dans le droit, alors que celle d’intérêt fait valoir la relation de droit comme simple possibilité, un titre au porteur, un bien. Ces divergences suffisent déjà à rendre compte des difficultés de transposition du mécanisme de l’abus dans un système qui ne semble guère vouloir donner à la notion de droit la forme d’une situation juridique prédéterminée, et donc causée[60].
Il faut noter que certains théoriciens du droit, Josserand y compris, ont vu dans cette asymétrie le signe de la supériorité de la méthode civiliste[61]. Selon Josserand, l’absence d’une théorie des droits subjectifs, tout comme l’absence d’une théorie de l’abus, déclassent les systèmes qui en ignorent l’existence. Selon lui, le droit anglais se « rehaussera », s’émancipera en quelque sorte, lorsqu’il s’ouvrira aux travaux des civilistes et accueillera lesdites théories. Mais pour ce faire, il faudra, poursuit-il, changer ce « caractère particulariste et presque hermétique de la mentalité anglo-saxonne »[62]. La théorie de l’abus finira bien par éclairer ceux qui sont dans l’obscurité. Le dogme de l’absolutisme, que Josserand condamne et attribue aux « Anglo-Saxons », ne « correspond plus au stade de civilisation auquel les peuples cultivés sont d’ores et déjà parvenus, et […] il est condamné à céder le pas, en tout lieu, aux concepts triomphants de la relativité et de l’abus »[63]. Sans y faire directement référence, l’absolutisme décrié est plus précisément celui illustré par les célèbres causes anglaises Bradford (Borough) v. Pickles[64] et Allen v. Flood[65], deux causes qui sont généralement présentées en droit anglais comme les digues à l’abus. Le passage qui suit suffit afin de comprendre les termes de cette fin de non-recevoir :
If it was a lawful act, however ill the motive might be, he had a right to do it. If it was an unlawful act, however good his motive might be, he would have no right to do it. […] But I am not prepared to accept Lindley L.J.’s view of the moral obliquity of the person insisting on his right when that right is challenged. […] I see no reason why he should not insist on their purchasing his interest[66].
La doctrine française semble avoir eu connaissance de ces causes par les écrits de Pollock, notamment son traité The Law of Torts où elles sont commentées[67]. Josserand cite expressément l’ouvrage et prend pour avérées les conclusions du juriste anglais selon lesquelles un propriétaire peut faire usage de son bien en toute impunité, quelle que soit l’intention qui l’anime. Il s’en servira pour dénoncer les excès de l’individualisme « anglo-saxon » et la logique froide avec laquelle les tribunaux semblent accepter les conduites moralement répréhensibles des titulaires de droit : « [J]amais un usage de la propriété qui serait légitime s’il était inspiré par un motif correct ne saurait devenir illégitime parce qu’il est déterminé par un mobile incorrect ou même malicieux »[68]. Et voici comment Josserand conclut son bref survol des législations qu’il qualifie d’absolutistes :
C’est donc en Amérique comme en Angleterre, avec la glorification de l’action et de l’initiative, le triomphe sans restriction du summum jus ; les droits se réalisent abstraitement, dans tous les sens ; ce sont des puissants instruments susceptibles d’être mis au service de tous les désirs, de toutes les passions. C’est la loi de Darwin se réalisant dans le domaine juridique ; les droits assurent le jeu de la concurrence vitale, ils réalisent la sélection de l’espèce par l’élimination des faibles, par le triomphe des plus forts et des plus avisés[69].
En réalité, il faut bien l’avouer, cette bravade donnera l’occasion à ses détracteurs de lui donner la réplique, en prenant la défense du modèle anglais. Les critiques de Ripert à l’endroit de Josserand resteront célèbres. Ripert défend avec véhémence « l’absolutisme du droit individuel » qui, écrit-il, « ne peut être condamné en soi car il n’est que la traduction juridique du désir de l’âme de conquérir la puissance et la liberté, et ce désir est légitime »[70].
Pourtant, au-delà de ces positions, qu’elles s’unissent ou s’opposent, il semble que l’emprunt que Josserand fait au traité de Pollock aurait dû mettre en garde le civiliste sur les dangers de l’analyse de droit comparé. Pollock, dans l’ouvrage auquel Josserand fait référence, traite des différents torts de common law en matière de propriété. La notion de tort, intraduisible du droit, se compare évidemment mieux à la responsabilité délictuelle en droit civil[71]. De plus, le droit des torts et le droit individuel ou subjectif du droit civil ne présentent pas la même physionomie. Chacune de ces notions renvoie, dans son système, à sa propre épistémologie. L’ignorer mène à de sérieux contresens. Les faits donnant lieu à des situations litigieuses peuvent certes se comparer, mais il faut se garder d’en déduire trop rapidement le rapprochement des solutions. En effet, dans la doctrine civiliste la plus avancée, le droit des obligations extracontractuelles sert de contre-exemple à la présentation des droits subjectifs. En ce sens, le recours en réparation, âme du droit délictuel, n’est pas automatiquement associé à la notion de droit. Ce sont plutôt les droits en latence, les droits substantifs qui attendent d’être mis en action, qui sont les véritables droits[72]. De ceux-là, la common law semble a priori être dépourvue, ou au moins, n’y voit pas autre chose qu’une règle de droit. Le qualificatif serait superflu[73].
On rapprochera ces observations des travaux de Roubier. Ce dernier place les délits et quasi-délits parmi les « situations juridiques objectives » qu’il oppose aux « situations juridiques subjectives », une expression qu’il préfère à la terminologie trop étroite de droit subjectif[74]. Tout comme les actions en justice auxquelles elles sont intimement liées, les situations objectives ne constituent pas le domaine du droit subjectif. Voici son explication :
Le délit ou quasi-délit, en vertu de lois impératives qui ne comportent à l’avance aucune dérogation conventionnelle, va déclencher sur le terrain civil une action en responsabilité, qui aboutira à la réparation du dommage causé. Cette action en responsabilité est une situation juridique objective : l’action n’est pas fondée sur un droit antérieur, elle résulte tout simplement d’une atteinte injuste à la personne ou aux biens d’autrui ; en d’autres termes elle repose sur une infraction à un devoir (nemimen laedere)[75].
Le lien avec notre sujet d’étude est évident. Sauf à les considérer dans leur aspect processuel proprement dit, et donc à parler d’abus de procédure, on doit en effet conclure que les recours délictuels ne sont pas susceptibles d’abus. Les droits dont on peut mésuser sont d’un autre ordre, d’une autre essence. L’idée de l’abus est indissociable d’une certaine idée du droit, elle s’évapore lorsqu’on s’en éloigne. Ces développements sont riches d’enseignements. Alors que l’origine des droits intellectuels se trouve dans le droit des torts en common law, la doctrine civiliste s’est employée à les distinguer soigneusement des recours en concurrence déloyale[76]. Ce faisant, elle distingue clairement les droits dont la sanction relève essentiellement du recours en violation (la contrefaçon), et les recours en responsabilité délictuelle ouvrant à réparation. Les premiers sont susceptibles d’abus, non les seconds, bien que Josserand y ait vu, erronément nous semble-t-il, une manifestation particulière du droit de libre commerce[77]. Il faudra donc de la même manière prendre acte de la transformation, en common law, des droits intellectuels en droit statutaire.
2. La dimension politique des droits en common law et les travaux de la doctrine américaine
En droit civil, le mot droit est un marqueur conceptuel de premier ordre. Alors que dans les systèmes civilistes, les distinctions entre droit et droits arriment le droit privé au droit public en même temps qu’elles consacrent la distinction entre État et individus, et posent donc les bases du système politique, la distinction entre right et rights semble rester atone en common law. On voudrait bien voir une synonymie, même approximative, dans la distinction posée par Hart entre règles primaires et règles secondaires. Celle-ci malheureusement, dans l’articulation de ses termes, ne met pas en mouvement les mêmes idées. Le constructivisme de Hart semble se dégager des rigueurs de l’architecture normative proposée par Kelsen pour éviter la référence à la notion abstraite d’État. Il n’aborde d’ailleurs pas la question de l’autorité, ne serait-ce qu’en relation aux précédents. Mais comme lui il pense le droit en termes de règles et non de droits[78]. Il en cherche les mécanismes au-delà de leurs fonctions spécifiques et donc ne cherche pas à expliquer le particularisme des droits conférés aux particuliers. Son positivisme tend à expliquer la généalogie sociale des obligations, quelles qu’elles soient. Les règles primaires s’entendent donc des prescriptions et proscriptions (les termes d’une obligation légale ou contractuelle, par exemple) et les règles secondaires correspondent aux mécanismes de reconnaissance de validité ou de modification des règles primaires (les règles de formation des contrats ou de révision judiciaire, par exemple). Si les secondes confèrent des pouvoirs plutôt que ne créent des obligations, on est loin de l’idée de prérogative véhiculée par la notion de droit subjectif. Il ne faudrait pas croire pour autant que l’intérêt pour la linguistique juridique ait été abandonné par la common law. Là comme ailleurs on craint que le mot droit soit galvaudé. Là aussi son usage libéré en diffuse le sens et cause l’insatisfaction[79].
Ainsi que nous l’avons dit, la divergence réside plutôt dans le rôle structurel de la notion de droit. En common law, la notion de droit n’apparaît pas comme indicatrice d’une source d’autorité légale en soi[80]. De son côté, le civiliste en a tiré une matière particulièrement riche et en a exploré toutes les variations de sens qu’elle pouvait produire, de telle sorte que le mot droit est devenu une cellule souche du construit constitutionnel, tant dans la compréhension que le droit public en a que dans son rôle structurel dans l’organisation du droit privé. Le droit est devenu le champ d’observation privilégié de la doctrine qui s’est employée à en établir les variations de sens et, à partir d’elles, un catalogue de situations juridiques auxquelles il renvoie. À l’aide du mot, et parce qu’il est un droit écrit et donc planifié, il a dessiné l’individu dans son système politique. La notion de droit devient l’instrument de l’ingénierie sociale.
Voilà le sens de la rhétorique selon laquelle l’État garantit les droits : la société qu’il représente est à la fois bénéficiaire et garante des droits individuels. Le droit se déploie de la constitution jusqu’au Code, par un système d’artères et de veines qui irriguent tout le droit et qui fait voir le grand corps de l’État et ses constituants, les individus. Bref, à partir de l’épistémè du mot droit, s’est développée une véritable ontologie des droits. Or, ainsi que le notait fort justement Dicey, discutant de l’échafaudage constitutionnel des droits dans les pays de constitution écrite, il semble que l’idée même que certains droits soient « garantis » interpelle le juriste anglais :
We can hardly say that one right is more guaranteed than another. Freedom from arbitrary arrest, the right to express one’s opinion […], and the right to enjoy one’s own property, seem to Englishmen all to rest upon the same basis, namely, on the law of the land[81].
Ne voyant rien dans la notion de droit qui puisse demeurer suffisamment stable pour qu’il puisse y voir une quelconque mesure d’autorité, l’expression « abus de droit » est longtemps demeurée obscure pour le juriste de common law. En réalité, ce dernier se contente généralement de faire rapport sur les dernières parutions scientifiques — généralement françaises — sur le sujet. L’abus est donc étudié presque exclusivement à partir de sa formulation française. Et lorsqu’il décide de rechercher les équivalences, il retient surtout l’idée générale de justice qui anime l’abus.
Le juriste de common law risque ensuite la comparaison avec des mécanismes juridiques mus par la même aspiration. Perillo, par exemple, s’emploiera à démontrer l’existence en droit américain d’une doctrine de l’abus des droits sous le couvert de l’équité[82]. Et il est vrai que la notion d’équité telle que développée plus généralement en droit et en philosophie a pu inspirer les théoriciens de l’abus. D’ailleurs, la doctrine américaine de misuse en propriété intellectuelle, que nous verrons plus loin, est une doctrine de l’equity. Le droit romain, en accord avec les socratiques, associait le droit à l’équité. Selon Aristote, l’équité est une forme complémentaire de justice[83]. La notion a ensuite pénétré le droit moderne jusqu’à y inscrire une conception élargie du rôle du juge. Les travaux récents de Katz en droit canadien auront les mêmes objectifs de rapprochement en décrivant l’abus comme un excès de juridiction[84].
Mais dans les deux cas, le rapprochement est approximatif et surtout, il ignore le modèle particulier de législation nécessaire à l’abus. De sorte que la recherche des équivalences fonctionnelles ne permet pas de faire apparaître la véritable raison de son absence en common law. En réalité, et ce point nous semble capital, la common law ne procède pas d’un examen de l’origine ou de la nature des forces politiques nécessaires à la détermination des contours d’un droit. Il n’y a pas d’abus en droit privé anglais parce que le droit n’a pas d’autres dimensions conceptuelles que celle d’être justement né d’un conflit entre prétentions : « a demand for a right and the complaint for a wrong »[85]. Il n’est pas une proposition législative, ni un exposé institutionnel.
En réalité, ce sont les nuances du droit américain qui nous permettent de soutenir cette hypothèse. Contrairement au droit anglais, on voit apparaître au tournant du siècle une prise de conscience accrue du rôle des tribunaux, de leur rôle et place dans l’ordonnancement politique, mouvement parallèle aux développements continentaux de l’abus. La conception américaine des droits à la fin du dix-neuvième siècle véhicule l’idée républicaine d’une règle de droit préexistante dont seraient déduites les solutions particulières. Là est le dénominateur commun avec le droit continental. Ici comme là d’ailleurs, on note une certaine désillusion quant à la capacité du législateur de produire une règle d’or, d’où une plus grande confiance dans le pouvoir judiciaire :
The question of legal regulation of conflicting rights is not confined to rights in regard to the use of land, but extends to all cases of conflicting right as to other matters or subjects […]. It is generally admitted that it is impossible to frame a rule so definite that its application will instantly solve all cases of conflicting rights […][86].
Le langage du droit est ici plus familier. On semble même atteindre une certaine parité avec son emploi civiliste.
En réalité, même si la notion de droit s’en trouve plus affirmée, elle n’a pas échappé complètement à la méthode prétorienne qui a fini par absorber le droit privé. De sorte que les études fondamentales sur la notion de droit concernent d’abord et avant tout les droits fondamentaux des individus. D’autre part, ces études proposent rarement des projections abstraites du système de droit privé hors de leur réalité judiciaire. Ainsi, les réflexions de Dworkin sur les droits, dans son ouvrage Taking Rights Seriously[87], portent bien plus sur une méthode de résolution des cas judiciaires complexes mettant en jeu les droits fondamentaux que sur la coordination des intérêts privés d’ordre économique[88].
Les travaux de l’américain Hohfeld et sa grille analytique des rapports induits dans le droit sont peut-être les seuls à s’être singularisés par une généralisation et par une méthode plus familière à la doctrine civiliste. Tous les travaux modernes sur l’analyse des droits pointent vers lui[89]. Hohfeld, professeur à l’Université de Stanford puis à Yale, va, dans quelques articles canoniques, jeter les idées de base d’une théorie dont l’objectif est d’établir une typologie des intérêts juridiques en précisant la notion de droit[90]. Ce qui surprend le juriste civiliste, c’est la méthode d’Hohfeld. De manière très clinique, il établit une classification élémentaire des éléments que l’on regroupe sous le vocable générique de droit, c’est-à-dire différentes relations juridiques — en réalité principalement contractuelles — en vue d’en exposer les mécanismes par l’emploi d’une terminologie précise. Il suggère d’abord de réduire la totalité des relations juridiques à quatre catégories principales : « right », « privilege », « power », et « immunity ». Il en dégage ensuite leurs contraires : « no-right », « duty », « disability » et « liability ». Il complète son tableau en affectant à chacune des quatre premières catégories sa réciproque, respectivement : « duty », « no-right », « liability » et « disability »[91]. Sans aller plus loin dans l’analyse, les travaux méticuleux d’Hohfeld sont révélateurs, à notre sens, des différences fondamentales qui séparent la compréhension de common law de la notion de droit de sa compréhension civiliste, et qui tiennent au rôle de la loi dans le processus normatif[92].
Certes, les discussions sur les droits, libertés, facultés et pouvoirs se retrouvent en droit civil, mais elles sont au service d’une quête sur la source des droits et de leurs finalités, alors que les travaux d’Hohfeld tendent à un résultat, celui de faciliter la résolution des conflits judiciaires en précisant le vocabulaire du droit. En réalité, l’analyse des droits en common law est faite dans un langage et une méthode technicienne et pratique qui élude ou atténue considérablement la portée politique de ses énoncés[93]. Elle ne traite pas, dans le cadre du droit privé, de ce que le droit devrait être, mais tente de décrire ce qu’il est. Cela tient fort probablement à ce que la jurisprudence, matière première de la common law et par conséquent des travaux de Hohfeld, est un lieu d’expression plus limité de la volonté politique. Pour cette raison, qui tient finalement de la théorie des sources des normes, la discussion sur les droits en common law ne se fait pas dans les mêmes termes qu’en droit civil et les nombreuses décisions que cite Hohfeld pour construire son analyse sont citées moins pour leur valeur principielle ou politique que pour leur intérêt instrumental ou technique. Ainsi, les écrits hohfeldiens dissèquent les droits devant nous, méthodiquement, sans que l’on sache véritablement d’où ou de qui ils tiennent leur force politique. Ils ne feront pas même référence aux théories de la volonté, un incontournable des théories civilistes. Rien n’est dit, donc, sur l’état de ces droits qui semblent être désarticulés — et non causés ou finalisés, comme dans la pensée privatiste — des droits libres de toute attache à ce que nous appellerons, très largement et avec une imprécision volontaire, le droit public.
C’est aussi pour cela que la notion d’intérêt (interest) est plus familière dans ce langage juridique de common law : soit elle préfigure la pesée des intérêts, propre à la méthode prétorienne, soit elle détermine l’intérêt pour agir, une prérogative à faire valoir, à un titre ou à une action. Cette précision est importante, car l’idée du droit subjectif vient avec la certitude que l’action qui le sert sera accordée au titulaire de ce droit, et que la preuve de la violation de ce droit suffira à son succès. Inversement, lorsque le droit se confond avec l’action, se pose immédiatement la question de l’intérêt pour agir et des critères d’ouverture de l’action ou de la réparation[94]. De plus, dans la tradition civiliste, l’intérêt est parfois distingué du droit, en ce que ce dernier emporte la garantie du pouvoir public[95] et, lorsqu’il porte le sceau de la loi, ne supporte que difficilement la pondération, à moins que la loi elle-même la prévoie. Il est prérogative, non pas conciliation. Il est droit et non obligation.
C. Un droit sans obligation, un pouvoir sans devoir ?
Y a-t-il dans l’idée de droit en droit privé un effacement de la notion de devoir ? Car en définitive, l’existence même de la théorie de l’abus suggère sa déliquescence, voire une défaillance dans les mécanismes de régulation des actions individuelles. Ost distingue la notion de droit — et plus précisément celle de droit subjectif, que nous verrons plus loin — et celle d’intérêt de la façon suivante :
Dans le cas du droit subjectif, il y a priorité du droit sur l’obligation, tandis que dans le cas de l’intérêt légitime, le rapport s’inverse, le devoir bénéficiant de la prévalence, dont l’intérêt apparaît le reflet. Dans l’un et l’autre cas, il y a bien un complexe de prérogatives et de charges, mais de l’un à l’autre se modifie le poids respectif et la priorité de ces éléments[96].
Dans l’idée que le civiliste se fait de la notion de droit, l’obligation semble dormante. La théorie de l’abus réagit à cette inflexibilité apparente du droit : par son ouvrage, elle veut redonner une mesure sociale au droit, le rendre moins défini et plus relatif. Il s’agit dès lors de déterminer si, en dehors des devoirs intrinsèques posés expressément par la loi ou qui, comme dans les tablatures hohfeldiennes, s’expriment par un savant système d’obligations réciproques ou corrélatives dans les rapports contractuels, il en existerait d’autres, extrinsèques ceux-là, qui se tapisseraient au fond des consciences morales ou sociales du droit et qui n’attendraient que le jour de leur révélation. Ce faisant, l’abus de droit ne se réapproprie-t-il pas les mécanismes de l’obligation naturelle, antédiluvienne notion de droit civil, laissée plus ou moins à son dépérissement tout aussi naturel[97] ? Cette fois-ci, cependant, l’obligation apparaît dans un contexte où le législateur est intervenu sans la transporter avec lui : elle est découverte par les tribunaux. Les discours sur la morale et le droit font certes le lit de nos développements, en ce que cette obligation constitue ultimement un jugement de valeur sur un acte pourtant légal[98], mais il s’agit tout autant d’expliquer la force de cette obligation, c’est-à-dire sa source et sa place dans l’échelle normative. Le théoricien de l’abus regarde ainsi avec envie les développements du droit constitutionnel, qui coordonnent les actions de l’État avec les droits fondamentaux des individus en prémunissant ces derniers contre des intrusions excessives. Bien que le droit civil s’associe volontiers avec le corps constitutionnel de nos lois, comme le fait le Code civil du Québec au nom d’une harmonie prosaïque, il demeure encore réfractaire à une certaine publicisation[99]. Le droit privé, renfermé sur son élégant complexe, est un droit de coordination et demeure a priori inhospitalier aux mécanismes correctifs du droit public. Le ressac est toutefois inévitable. C’était déjà la fonction ultime de l’abus : mettre en sourdine les manifestations trop bruyantes des pouvoirs délégués par la loi aux individus. L’abus réinstaure un dirigisme quant aux droits en droit privé, par l’intervention du pouvoir judiciaire. Il réintègre le devoir social dans le droit. C’est donc bien dans le nexus des relations entre individus et État, de l’impossible distinction entre droit privé et droit public que l’on doit trouver les fondements de la théorie de l’abus. Rappelons que la notion de droit en common law — qui ne connaît guère la distinction entre droit public et droit privé — ne réalise pas cette décomposition des autorités, l’individu d’une part, la société de l’autre, dans la création des obligations. Au contraire, le droit est traditionnellement perçu comme moyen de pondération, puisqu’il résulte de la confrontation des intérêts que la procédure expose en vue de l’adjudication selon la balance des probabilités. L’intérêt n’a pas la gravité et le sens étatique du droit. Pourtant, même dans ce contexte hermétique à la dimension constitutionnelle du droit privé, il semble que le droit prétorien ait adopté une nouvelle conscience. C’est ce que note encore Samuel : « Not only have the English courts moved increasingly towards a more formalised public law, but there has been a significant shift from the political consensus which, in turn, is forcing judges […] into the political arena » [notes omises][100].
La dissolution des obligations dans le droit, menée par le libéralisme juridique et bientôt accélérée par la puissante prose de l’analyse économique du droit, n’était pas pour satisfaire les tenants du mouvement socialiste naissant. Emmanuel Lévy, dans son opuscule de 1926 intitulé La vision socialiste du droit, rend compte des déviances de cette philosophie des droits sans devoirs, dans laquelle « il ne pouvait jamais y avoir responsabilité : et ainsi, plus nous aurions de droits, et moins nous serions responsables, et moins donc nous aurions de devoirs »[101]. Critiquant dans sa méthode, mais non dans son objectif, la théorie de l’abus, il poursuit :
Pour échapper à cette contradiction pratique, on a construit la théorie artificielle et théoriquement contradictoire de l’abus du droit ; nous serions responsables, en principe, quand nous agissons sans droit, et, par exception, quand nous exerçons abusivement notre droit. Or cette exception, c’est la règle même : nous sommes obligés parce que nous exerçons notre droit contre le droit d’autrui [notes omises][102].
Naturellement, une des grandes difficultés de l’abus est d’arriver à isoler l’acte qui, réalisé dans l’intérêt de son auteur, est suffisamment nocif pour justifier son interruption et créer ainsi l’obligation. La faute, définie alors comme le manquement à une obligation, semble être ici voilée par l’énoncé même du droit en question, énoncé qui justement n’en prévoit expressément aucune. Dans cette projection cartésienne, le droit que l’abus refrène empêche la constitution d’une faute, à moins de convenir que la faute ne réside pas dans l’illégalité de l’acte reproché — un acte accompli sans droit — ce qui oblige à une redéfinition de la faute en soi. L’autre difficulté, évidemment, est celle de la prévisibilité de telles obligations issues d’une faute sui generis. De plus, dès lors que l’on pose la question de l’obligation en termes de causalité, le processus générateur de l’obligation devient solidaire de l’action qui cherche à la révéler, de sorte que l’obligation ne s’objective qu’au moment de l’adjudication. Elle n’est jamais réellement préconstituée, ni précisément prédéterminée. L’obligation, et donc la limite des droits, est alors entièrement privatisée, au moins jusqu’à ce qu’elle soit l’objet d’une décision judiciaire ; à ce moment seulement, elle prend une signification juridique positive[103]. Autrement dit, l’abus ne trouve place que dans le particularisme des espèces soumises aux tribunaux. L’obligation qui arrête le droit dans sa course est ainsi difficilement prévisible : c’est la raison pour laquelle les théories libérales tentent de limiter objectivement les conditions et critères de la faute. À défaut de prescription législative, le droit ne rencontre l’obligation que lorsque le droit est mis en action.
Bien entendu, plus la loi précise les prérogatives assorties à un droit, plus l’injustice commise dans l’exercice de celui-ci semble légalisée, la faute immunisée ; c’est la difficulté. La théorie de l’abus fait ressortir l’idée que le droit est une habilitation. Irradié par le pouvoir législatif qui le garantit, il est nécessairement un droit causé. Le droit, ainsi perçu à travers sa source, est institutionnalisé et donc politisé. La liberté du titulaire dans son droit est une liberté conditionnée et autorisée. De là découle une certaine idée du gouvernement des actions privées, que les travaux sur la propriété et le voisinage ont généralement bien su capturer. Mais ces idées se conjuguent et évoluent différemment dépendamment du système envisagé. Nous l’avons dit, le droit américain offre à cet égard une perspective intéressante. Là, la pensée benthamienne — sympathique d’ailleurs aux idées de codification — semble avoir eu une influence majeure. Le droit dans cette tradition, et le droit de propriété notamment, repose également sur un mécanisme de confirmation, d’homologation. C’est bien du pouvoir de l’État que le propriétaire est investi[104]. Le droit privé résulte d’une reconnaissance étatique et ne s’oppose pas dans son principe génétique à l’État. On sait également que la reconnaissance de cette origine en droit américain n’a pas mené à la création d’un lien intellectuel d’interdépendance marquée entre l’État et l’individu. De l’État, on s’est méfié. L’État est demeuré idéalisé, voire dilué, dans l’esprit du fédéralisme[105]. L’individu, une fois investi des droits, s’affranchit de l’État, au moins dans la gestion des affaires civiles. Charles Reich précisait encore cette idée d’investiture, présentée métaphoriquement et dans des termes presque civilistes, mais sans même citer la loi comme origine. De ces sphères, l’État semble même être désormais chassé :
One of these functions is to draw a boundary between public and private power. Property draws a circle around the activities of each private individual or organization. Within that circle, the owner has a greater degree of freedom than without. Outside, he must justify or explain his actions, and show his authority. Within, he is master, and the state must explain and justify any interference. It is as if property shifted the burden of proof; outside, the individual has the burden; inside, the burden is on government to demonstrate that something the owner wishes to do should not be done[106].
II. Le subjectivisme et l’abus
On l’aura compris, l’abus est le compagnon de l’absolu, ou plutôt son antithèse. Les deux termes sont consonants, mais antinomiques. Pourtant, le premier est contenu dans le second, comme si l’idée d’absolu comprenait déjà l’origine de sa répudiation. L’idée de l’abus de droit renvoie à celle de finalité du droit. Elle se déploie contre un certain positivisme formaliste trop étroit et un principe de déduction trop inconséquent, cela dans l’objectif de maintenir la science juridique en phase avec les phénomènes sociaux[107]. Les agissements antisociaux s’inscrivent contre l’essence même du droit, parce que la volonté individuelle cesse d’être une fin en soi. D’un point de vue juridique, le droit est un avoir autant qu’un être et symbolise le fait que l’homo normativus ne peut se concevoir hors de la société. L’abus repose ainsi sur une certaine préconception du droit et de ses sources, ce qui explique que, dans son langage comme dans son principe, il se situe dans les pays de droit écrit.
Il faut maintenant préciser nos remarques précédentes qui, dans la méthode, s’employaient à exposer les théories sur la notion de droit. L’abus, avons-nous dit, polarise son effet sur cet objet. Il faut encore préciser la proposition. La question dans la théorie de l’abus appartient à une espèce toute particulière de droit, une race que l’on a voulue noble sans jamais véritablement savoir la définir : le droit subjectif. Une première sous-partie présentera la symbolique du droit subjectif (A). Nous traiterons ensuite de la place de l’abus de droit au sein du système de la responsabilité civile et notamment eu égard à la notion de faute, qui elle aussi se rattache au subjectivisme (B).
A. La notion de droit subjectif
Il faut voir dans l’abus une régression de la notion de droit subjectif, comme nous l’enseigne la théorie générale du droit (1). Mais plutôt que d’y voir sa ruine, il faut plutôt y voir une complémentarité — particulière au droit civil continental — émanant de l’idée de contre-pouvoir. Ce contre-pouvoir est associé dans la doctrine à la notion de droit-fonction (2).
1. Le subjectivisme dans la théorie générale du droit
Voici un autre sanctuaire des grandes idées politiques, une notion qui brille encore du lustre que les grands esprits lui ont laissé ! Si l’on se fie à nos lectures, il n’y a guère de philosophe ou de juriste qui ne puisse être crédité de quelque apport à la théorie subjectiviste, qu’il la rejette ou l’approuve. La doctrine s’est éprise du sujet avec une ferveur inégalée[108]. La discussion prend d’abord racine chez les stoïciens, lit-on chez certains[109] ; se renforce au contact de la philosophie occamiste, puis volontariste[110], rebondit dans les exposés kantiens pour finalement aboutir à un individualisme libéral ou un atomisme triomphant, selon lequel le collectif est un arrangement des intérêts particuliers. L’expression « droit subjectif » témoigne de cet individualisme : elle désigne des droits garantis dont la réalisation est laissée à la volonté de leur titulaire. Les droits subjectifs, dira-t-on, sont des prérogatives. Ils sont, dans une compréhension plus moderne, les biens (droits réels, droits intellectuels, droits personnels, etc.) : des droits garantis par la loi, créés par elle ou par contrat, dont l’opposabilité offre un certain choix d’action à leur titulaire — d’où le rapprochement avec l’idée de liberté — et surtout, des droits qui sont économiquement disponibles, c’est-à-dire aliénables[111]. La valeur de ces droits procède essentiellement du fait que leur régime repose sur l’idée de violation d’un droit (la contrefaçon est un bel exemple), plutôt que sur la recherche d’une responsabilité découlant d’une faute ou d’un manquement à un devoir général (le cas de la concurrence déloyale pourrait ici servir de contre-exemple)[112].
Sur le parcours hautement théorique du subjectivisme, les variations ne se comptent plus. Mené par un chapelet d’auteurs germaniques qui auront marqué la pensée juridique des dix-neuvième et début du vingtième siècles — Windscheid, Jhering, Thon, Jellinek, Savigny, etc. —, propagé par des germanophiles en France — en particulier Saleilles et Michoud — , c’est bientôt la doctrine européenne continentale tout entière qui s’enflamme pour le sujet du droit subjectif[113]. Jhering, en particulier, déploiera avec brio les éléments des théories de la Willenshaft pour ramener le droit-volonté dans la réalité politique et juridique : le droit ne consiste pas tant en la liberté de vouloir qu’en des intérêts protégés[114]. Les droits idéalisés des tenants de la théorie de la volonté deviennent, sous l’influence des pensées positivistes, des droits subordonnés, au moins en partie, à la puissance de l’État qui les crée.
L’évolution des idées sur le droit naturel n’est évidemment pas étrangère à la formation et au développement du subjectivisme. Omniprésent, on le trouve au détour de tout questionnement sur la place de l’individu au sein de la société civile. La polarisation des idées entre droit naturel et droit positif — ou encore entre droits naturels et droit naturel, comme le précisait Atias[115] — se prolonge donc naturellement, avec des variations, le long d’autres antagonismes classiques, tels droit et loi, droit et pouvoir, droits et intérêts et, bien entendu et absorbant la plus grande part de ces considérations, droit subjectif et droit objectif. Ce dernier couple semble avoir occupé tout l’espace doctrinal du vingtième siècle[116]. Cette présentation binaire du droit n’est pas aisée à comprendre, en ce qu’elle implique une réflexion sur différents plans. Comme nous le verrons, le rapport entre le droit objectif et le droit subjectif est tantôt un rapport d’opposition, de synchronisme, de complémentarité et, pour certains, de synonymie. Les thèses sur le droit subjectif prolifèrent dès la fin du dix-neuvième siècle, même si l’on note un certain essoufflement après la seconde moitié du siècle d’après. La notion demeure toutefois « non seulement défendable, mais indispensable », écrira Dabin, à qui l’on doit l’un des ouvrages les plus achevés sur la question : elle fait partie de l’histoire des idées juridiques[117].
La notion de droit subjectif est une notion ambidextre. Elle appartient au domaine politique autant qu’au domaine juridique. Cela explique d’ailleurs qu’elle ait intéressé tant le publiciste que le privatiste. Les publicistes s’en serviront pour faire ressortir l’origine « positive » des droits et pour traiter des protections constitutionnelles des droits fondamentaux, des droits dits individuels. De ce point de vue, le rapport entre droit subjectif et droit positif en est un de complémentarité, voire de subordination. Le premier découle du second, et ensemble forment une vision panoramique de la juridicité. Certains pousseront l’analyse et réduiront le droit subjectif au droit positif. Duguit, nom à l’enseigne duquel cette école doit être placée, réfutera ainsi l’idée même de droit subjectif : il n’y a pour lui que l’État ; Kelsen lui aura certes fourni les arguments de sa thèse. Niant jusqu’à sa réalité, il redéfinira le plus subjectif de tous les droits, le droit de propriété. La propriété est, selon Duguit, « pour tout détenteur d’une richesse le devoir, l’obligation d’ordre objectif, d’employer la richesse qu’il détient à maintenir et à accroître l’interdépendance sociale »[118]. Dans cette conception, le privatiste semble dès lors travailler à partir de la matière première fournie par le droit public. Répétons-le, la réflexion sur le droit subjectif est une réflexion sur l’État[119].
C’est à l’époque des discussions sur les droits subjectifs et suite aux provocations des publicistes que les privatistes ont exploré les sciences sociales et politiques pour expliquer que si la norme, la loi, était essentielle au droit subjectif, elle n’en était qu’un catalyseur. Les travaux de Gény et des tenants du droit naturel « à contenu variable » ont bien entendu ouvert la voie[120]. Partant de l’autorité de l’individu sur sa propre personne — en droit des biens, on parlera des droits « innés »[121] — puis allant, par cercles concentriques croissants, jusqu’à agencer son rapport avec les choses, les autres, puis la société civile, le droit privé moderne est une extrapolation de l’individu. Ce dernier en est l’épicentre. La célèbre définition du patrimoine donnée par Aubry et Rau suffit à rendre compte de la puissance structurante des théories subjectivistes : le patrimoine est « une émanation de la personnalité, et l’expression de la puissance juridique dont une personne se trouve investie comme telle »[122]. La création de la personne morale découle de la même pensée[123]. Au commencement du droit privé donc, la personne, et non l’État, est le sujet de droit. Les droits subjectifs ne sont que les traits successifs et variés dessinés par l’État autour et à partir de la personne. Le droit subjectif est une « faculté légale de vouloir » reprendra Saleilles, signifiant ainsi que la volonté de l’individu est vecteur de choix et de mouvement dans les limites objectives du droit. Il ne faut pas être grand observateur pour s’apercevoir que les exercices de codification ont été fortement mus par cette conception aussi anthropomorphique que positiviste. C’est à partir d’elle, ou plutôt contre elle que l’on a voulu déterminer le rôle de la collectivité. Selon la formule de Carbonnier, « [l]e droit objectif reconnaît aux individus des prérogatives, des aires d’action, des sphères d’activité, dont ils vont jouir sous la protection de l’État »[124].
Il reste, naturellement, à établir la mesure du collectif dans le maintien des prérogatives individuelles. Si l’on reprend les termes de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, l’intervention de l’État doit être minimale, ponctuelle, devant simplement assurer « la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme »[125]. L’épanouissement de chacun suffit à garantir le bon fonctionnement de la société. Selon cette conception ainsi résumée par Duguit,
[l]a collectivité organisée, l’État, n’a d’autre but que de protéger et de sanctionner les droits individuels de chacun. La règle de droit, ou le droit objectif, a pour fondement le droit subjectif de l’individu. Elle impose à l’État l’obligation de protéger et de garantir les droits de l’individu ; elle lui interdit de faire aucunes lois, aucuns actes qui y portent atteinte[126].
Ainsi, pour beaucoup de théoriciens du droit de l’époque des encyclopédistes, le droit subjectif — et ici le lien avec les théories du droit naturel est évident[127] — fonde le droit objectif[128]. Il lui préexiste et le sert. Pour revenir à elle, la Déclaration des droits diffuse largement cette conception : l’article 2 stipule par exemple que « [l]e but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression » ; l’article 4 précise que
[l]a liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi[129].
La marque du libéralisme bourgeois est évidente. Les critiques fusent. Pour certains, ces déclarations sont utopiques et se noient dans une réalité plus sombre où elles n’ont qu’un écho limité. Elles se perdent dans les conjectures les plus fantasques, existent dans les savantes extrapolations des littérateurs bien pensants. Car seul est libre celui qui en a les moyens. Ainsi, les dangers d’une telle construction sont apparus très rapidement et ont annoncé la théorie de l’abus car, poussé à l’extrême, le droit ainsi idéalisé peut mener à la négation de la collectivité :
L’ambivalence du droit ne peut plus être fixée en partant de l’homme, elle est redevenue, comme jadis, l’affaire du droit lui-même, cela non plus désormais avec un arrière-plan théologique, mais sociologique : en tant qu’expression ambivalente d’une société qui ne semble justement pas faite pour rendre l’homme parfait ni même seulement heureux[130].
L’étude du droit subjectif aura donné lieu à une somme colossale de travaux dont les nuances rendent vaine la tentative de synthèse. Plus proche de nous, Carbonnier lui accorde le statut de notion élémentaire du droit civil :
Il est difficile de faire apparaître l’essence du droit subjectif. Les uns ont dit : c’est un pouvoir de vouloir ; les autres : un intérêt pris en considération par le droit, un intérêt juridiquement protégé. Le vrai est que le droit subjectif est une des notions premières du droit et défie quelque peu l’analyse[131].
S’il est le point focal d’une importante doctrine, c’est qu’il établit, pour reprendre une ancienne terminologie, la dimension temporelle du droit. De plus, les discussions sur le droit subjectif mènent directement à une réflexion générale sur la notion de pouvoir en droit — notion qui deviendra progressivement exclusive au droit administratif, mais que l’on voudrait bien étendre à la compréhension des droits privés[132]. L’abus catalyse ce pouvoir. Dabin s’interroge sur ce droit-pouvoir consacré par la loi :
[S]era-t-il permis de revenir pour en contrôler l’usage, bon ou mauvais, qui aurait pu en être fait ? N’y aurait-il pas une sorte de contradiction in terminis dans l’idée d’un droit subjectif contrôlé, en tout cas une altération profonde du concept ? [italiques dans l’original][133].
C’est non loin du spectre de l’individualisme outrancier et des affres d’une société dont l’organisation du travail allait connaître une véritable révolution que la théorie de l’abus de droit est apparue[134]. Celle-ci tente, en quelque sorte, de ramener l’individu dans la collectivité ou la collectivité dans le droit, à le responsabiliser de nouveau. D’un tel point de vue, l’arme du droit subjectif se retourne contre ses propres disciples : en voulant placer l’individu au premier plan, ils l’ont en quelque sorte placé hors de la collectivité. Une nouvelle conception apparaît alors pour ramener l’individu dans la collectivité : le droit-fonction[135].
2. L’abus et la fonction sociale des droits
Pour Duguit, le social est dans l’État et ne vient pas de l’individu — il émane de la « grande masse des esprits »[136], écrira-t-il. Pour lui, l’individu a dans la société une certaine fonction à remplir, une fonction que lui indique la règle de droit[137]. Dans ce système, la notion de droit subjectif est superfétatoire. Il n’y a que l’État — et donc la soumission au droit et aux pouvoirs publics. Devant une telle proposition, les privatistes se doivent de répondre — il en va de leur sacerdoce. Car on les interroge sur leurs visions politiques et sociales. Il ne suffit plus de faire valoir la maîtrise de l’appareillage juridique dont ils ont la charge. Il faut encore l’expliquer. Le droit privé n’est certes pas dépourvu de dimension sociale ; c’est par lui, rappelons-le, que les institutions essentielles de la société sont préservées : la propriété, la filiation, le mariage, etc. Mais le juriste de ce début de vingtième siècle est appelé à faire le point sur sa participation à la construction sociale. Les tenants du droit subjectif doivent rendre compte de la contribution du droit privé à l’évolution des rapports sociaux dans une société qui s’urbanise et s’industrialise. Ces droits, dont ils n’ont cessé de raffiner l’expression, paraffinés de maximes latines, ne peuvent plus être exposés par la doctrine savante comme on aligne les grands portraits dans une galerie sans ordre ni thème. Il faut réaligner les prérogatives individuelles sur les intérêts collectifs[138]. C’est la critique sociale française et, au nom de Josserand, on doit ajouter ceux de Gény, Saleilles et Lambert. Pour cette partie de la doctrine, l’État prend part entière, au nom de la collectivité, à la coordination des intérêts.
En raison de l’intervention accrue des tribunaux qu’il implique, l’abus de droit fait partie de ces nombreux projets socialisants du début du vingtième siècle. L’individu demeure certes le point de départ et le pôle essentiel de sa rhétorique normative mais, sous la thématique générale des droits-fonction, apparaît un mouvement tectonique vers la planification et reconstruction sociale par et à travers le droit[139]. On veut croire à la destination[140], à la finalité sociale ou économique des droits selon un prédicat unique, comme si chacun des droits individuels avait une qualité sociale stable et connue, que les tribunaux se chargeraient de rappeler. Dans cette conception, le droit subjectif est nécessairement conditionnel, dans sa réalisation, à son but, ce qui explique la proximité conceptuelle entre l’idée de droit-fonction et celle de « relativité des droits », développée par Josserand pour justifier la théorie de l’abus de droit[141].
L’idée de droit-fonction s’est heurtée à de nombreuses objections[142]. Certaines s’en prennent à son arrimage politique aux idées socialistes. On dénonce alors un dirigisme dangereux : les droits seraient sans cesse soumis à un examen a posteriori de validité ou de conformité à un idéal collectif. D’autres font valoir que la théorie des droits-fonction oblige à de trop nombreuses distinctions et fait appel à des critères trop imprécis, comme celui du motif légitime. Cela fera dire à Roubier que « cette théorie reste affectée d’un fâcheux coefficient d’insécurité »[143]. Tous les droits-prérogative, en effet, ne se prêtent pas à une lecture finaliste, soit que le législateur lui-même ne se soit pas exprimé clairement, soit qu’ils soient discrétionnaires ou inconditionnés. Le débat sur l’abus des libertés est ainsi particulièrement révélateur. La doctrine voit certes dans les deux notions une possibilité d’action garantie par le droit objectif, mais certains disqualifient la notion de liberté au motif qu’elle n’a pas la consistance technique du droit subjectif[144]. La liberté n’a pas d’autre fonction que d’être liberté. Roubier, en particulier, refusera de les associer, même s’il affirme avec Josserand que la liberté est la souche commune de tous les droits[145]. D’autres commentateurs ont noté que le droit subjectif mettait plutôt en évidence une relation interindividuelle, alors que la liberté semblait tourner vers ou contre la société ; l’un est constitué, l’autre indéterminée. La discussion n’a évidemment d’intérêt que si l’on veut refuser aux libertés l’application de l’abus. Pour Josserand et sa suite, les libertés sont sujettes tout autant que les autres droits subjectifs à l’abus. Il n’y a pas lieu de les distinguer[146]. Là aussi, l’abus fait son ouvrage :
Les libertés que nous nous proposons de soumettre à l’épreuve de cette pierre de touche sociale que constitue le concept de l’abus, sont parmi les plus nécessaires qui florissent dans notre société moderne, les unes individuelles, comme la liberté de la pensée et la liberté du commerce, les autres corporatives, comme le droit de coalition, ouvrière ou patronale, et le droit d’association ; nous allons constater qu’elles ne sont point absolues et que les limites objectives qui leur ont été tracées par le législateur se doublent d’une compression d’ordre fonctionnel et finaliste qui s’oppose à ce qu’elles dégénèrent en licences[147].
Le style n’éclipse pas à notre avis la faiblesse de l’argument. La liberté est moins une prérogative déterminée qu’un principe d’action général. On peut se demander alors si l’abus est ici bien taillé pour la contenir[148]. L’abus se conçoit mieux en présence d’un droit défini. Or, la liberté, si chère et si diverse soit-elle dans ses manifestations, n’écarte jamais totalement l’examen d’un acte répréhensible exécuté sous sa prétendue licence. La faute dans un acte placé a priori sous l’autorité d’une liberté suffirait à engager le régime de responsabilité civile. La liberté d’expression n’excuse pas, par exemple, la diffamation, qui s’apprécie selon les règles traditionnelles de la responsabilité civile. En réalité, la reconnaissance de la relativité intrinsèque des libertés et donc l’existence d’un principe interprétatif de proportionnalité suffit à leur aménagement en cas de conflit. De la même manière, l’agencement des libertés individuelles — ici non plus dans un rapport purement de droit privé, mais dans une perspective opposant l’individu à l’État — s’effectue désormais directement dans le cadre du droit constitutionnel, qui contient ses propres mécanismes de régulation. Il y a donc, répétons-le, pour l’essentiel de ces libertés, des principes de proportionnalité qui établissent directement la mesure du contrôle judiciaire de leur réalisation. D’une certaine façon, le droit constitutionnel donne aux tribunaux ce que Josserand avait voulu accorder au droit privé à partir de sa théorie de l’abus de droit[149]. C’est en cela que ce dernier constitue pour lui un principe de superlégalité[150].
Certains droits subjectifs, cette fois-ci conçus comme des prérogatives particulières — en common law, la proposition doit être inversée : il n’y a que des libertés jusqu’à la création d’un tort, ici point de prérogative — confèrent à leur titulaire un pouvoir qui semble inflexible, exempt des contraintes sociales. Il s’agit de ce que Josserand appellera « [l]es droits à esprit égoïste »[151]. Les droits subjectifs altruistes, ou droits causés, ont quant à eux une désignation sociale claire, généralement formulée dans la loi, et suivent un déterminisme formel. Ce qui importe, aux fins de notre étude, est de faire apparaître, en réduction des controverses sur ce point, la réalité du droit subjectif, car c’est lui et lui seul, selon Josserand et son école, qui est susceptible de mésusage. La doctrine française du vingtième siècle s’est généralement entendue pour dire que certains droits sont portés vers un objectif spécifique matérialisant ainsi ses limites. La finalité particulière du droit apparaît ici simplement comme une condition posée par le législateur. C’est par exemple l’intérêt particulier du mineur dans le régime de tutelle du Code civil du Québec[152]. C’est à propos de ces droits que Dabin parlera de droits-fonction[153]. Josserand avait été plus loin : selon lui, l’idée de droit-fonction valait pour tous les droits. Les deux thèses se suivent donc pour un temps, pour ensuite bifurquer. Pour Dabin, on ne peut pas concevoir d’abus pour les droits-fonction, puisque cette fonction est une condition matérielle de leur réalisation :
C’est dire que le droit-fonction est essentiellement relatif — relatif à la fonction, et que le droit s’effondre (sinon nécessairement la compétence du titulaire), chaque fois que le lien avec la fonction est en fait rompu. En l’hypothèse du droit-fonction, la notion de « relativité des droits » est entièrement à sa place[154].
Dabin reconnaît donc l’utilité de la théorie de l’abus, mais en limite l’application. Pour lui, les droits-fonction ne peuvent être constitutifs d’abus : « Tout mauvais usage met le titulaire de fonction en marge de son droit, exactement comme s’il avait transgressé une disposition formelle de la loi »[155]. On ne parlera alors plus simplement ici que d’illégalité. Reprenant la terminologie de Josserand, il en déduit que seuls les droits égoïstes — par opposition aux droits altruistes — accordés dans l’intérêt propre de leur titulaire, sans référence directe à un quelconque commandement extérieur, sont susceptibles d’abus.
Pour Josserand, et cela lui vaudra bien des critiques, le principe de l’abus est un principe transcendantal et premier, applicable à toutes les disciplines. Il n’y a pas lieu de distinguer selon les disciplines ou les matières. Tous les droits subjectifs, le droit de propriété le premier, sont droits-fonction. La finalité sociale codifie donc tous les droits, elle en est le vecteur. Il en est ainsi, écrira Josserand,
non seulement pour les prérogatives à caractère altruiste, [...] mais aussi, et en dépit des apparences, pour les facultés les plus égoïstes […] ; elle met les égoïsmes individuels au service de la communauté […] ; et puisque chaque égoïsme concourt au but final, il est de toute évidence que chacun de nos droits subjectifs doit être orienté et tendre vers ce but ; chacun d’eux a sa mission propre à remplir, ce qui revient à dire que chacun d’eux doit se réaliser conformément à l’esprit de l’institution ; en réalité, et dans une société organisée, les prétendus droits subjectifs sont des droits-fonction ; ils doivent demeurer dans le plan de la fonction à laquelle ils correspondent, sinon leur titulaire commet un détournement, un abus de droit ; l’acte abusif est l’acte contraire au but de l’institution, à son esprit et à sa finalité [notes omises][156].
Des voix s’élevèrent contre cette conception. Car si l’on peut se laisser séduire par la noble idée d’un principe directeur, il peut s’avérer difficile d’en préciser la portée. Le principe prudentiel de la norme semble ici directement affecté et avec lui vacille la croyance dans les formes pérennes de la règle de droit. Comment, en effet, rendre compte de l’évolution dans le temps de la norme, en déterminer l’objet véritable ou dégager le critère permettant de relever son détournement ? Josserand avait proposé des guides : l’acte sera normal ou abusif selon que son titulaire est animé par un motif légitime ou non[157]. On est ici quelque part à la périphérie de la faute, dans ses faubourgs mal éclairés. Si parfois l’acte matériel suffit en lui-même à révéler l’abus, il faut dans d’autres cas examiner la conscience du titulaire du droit et rechercher le mobile de l’acte, ce à quoi l’ensemble de la doctrine de l’époque répugne. C’est ainsi que les discussions se sont concentrées sur la place de l’abus dans la théorie classique de la faute, qui est, à défaut d’un critère stable, un critère connu.
B. L’acte abusif et la faute
Toutes les théories de l’abus ont tenté de situer l’abus par rapport à la faute. Les théoriciens de la responsabilité civile, souvent réfractaires à la théorie de l’abus[158], ont tenté de l’y assimiler. Il reste que le traitement de la faute dans l’exercice d’un droit oblige à de nombreuses contorsions. Josserand distingue les actes illégaux des actes illicites et les actes excessifs des actes abusifs (1) et tentera en vain de remplacer la faute par la notion de motif illégitime (2).
1. Légalité ou licéité dans les travaux de Josserand
Josserand joue sur « les deux acceptions bien connues du mot droit, lequel se réfère tantôt à l’ensemble des règles sociales, à la juricité [...], et tantôt à une prérogative déterminée »[159]. Selon lui, on peut ainsi être tout à la fois dans les limites matérielles de la loi et contrevenir au droit. Pour rendre compte de la nature particulière de la faute commise dans l’exercice d’un droit, il distingue légalité et licéité.
Il faut déjà dire qu’en matière civile, l’idée de légalité est particulièrement trouble. Elle renvoie aux normes comportementales dont le non-respect est sanctionné. Plus souvent, cette légalité apparaît en creux, pour ainsi dire, dans l’attente qu’une faute se révèle. C’est le régime des obligations qui en fixe les contours, en érigeant des impératifs que la loi organise dans l’élégante mais complexe arborescence de principes et de régimes. Le droit de la responsabilité civile impose rarement des peines, on le sait — ou alors des peines que l’on doit qualifier de « privées »[160] —, il ne cherche pas de coupable : il indemnise plutôt la victime de dommages[161]. Mais, plus que le dommage, la raison de cette indemnisation est la faute — faute que Planiol et d’autres s’accordent à définir comme un manquement à une obligation préexistante, c’est-à-dire, dans leur esprit, un acte contraire à la loi[162]. La notion de faute est le marqueur de l’illégalité. Nombreux sont ceux qui ont dénoncé la centralité de la notion en faisant remarquer que, très souvent, l’obligation de réparer n’est pas ou ne devrait pas être subordonnée à l’existence d’une faute. Le dommage, écrira Starck, « se laissa entraîner dans le tourbillon de notre vie matérielle et mécanique, la faute ne l’y suivit pas toujours. De plus en plus nombreux devinrent les accidents qui ne permirent pas de découvrir la faute de l’homme » [italiques dans l’original][163].
Critiquée dans son propre milieu, la théorie unitaire de la responsabilité civile fondée sur la faute a dû également esquiver les coups des auteurs sur l’abus. L’abus se fait alors compagnon de la théorie des risques[164]. Tout comme il peut être socialement acceptable de réparer un dommage en raison du risque qu’une activité présente, indépendamment de toute faute, il peut s’avérer nécessaire de restreindre l’autorité qui est accordée par la loi à un individu par le biais d’un droit défini. C’est donc, en dernier ressort, la portée des droits positivement définis par la loi, comme ceux de propriété ordinaire ou intellectuelle, qui est en cause. Or, une partie de la doctrine avait refusé d’appliquer le régime de la faute dans ces situations expressément traitées par le législateur. La théorie de l’abus ramène vers elle toutes les discussions sur ce sujet. Porcherot écrira d’ailleurs que l’article 1382 du Code civil français, fondement de la responsabilité civile délictuelle, « ne vise que l’exercice de l’activité humaine, il est étranger à l’exercice des droits positifs »[165]. Dans cette vision formaliste, l’article 1382 suppose qu’un acte illégal soit toujours un acte accompli sans droit. Il ne couvrirait donc pas tout le domaine de la responsabilité civile, l’abus tentant de pallier cette lacune. Le débat est encore d’actualité. En droit québécois, la question a récemment été posée par la Cour suprême : « [L]a notion d’abus de droit prévue à l’art. 7 C.c.Q. correspond-elle à un régime de responsabilité civile indépendant des art. 1457 et 1458 C.c.Q. ? »[166]. La théorie de l’abus de droit se nourrit donc des incertitudes de l’application du cadre général de la responsabilité civile à un acte accompli avec une apparente légitimité. En d’autres mots, l’abus résulte d’une réflexion particulière sur la nature de la faute civile.
Une telle réflexion forme le terreau d’une riche production doctrinale, soit pour démontrer les limites ou l’inutilité de la théorie de l’abus, soit pour préciser sa place dans le système général de la responsabilité[167]. On notera simplement ici les accusations de Lévy qui, bien que rejetant parce que selon lui artificielle la théorie de l’abus, accepte ses prémisses et tient la définition classique de la faute pour « inutile et dangereuse »[168]. Inutile, écrira-t-il, « car ce qui fait d’un acte qu’il est accompli, comme l’on dit, sans droit, c’est qu’il porte injustement atteinte au droit d’autrui »[169]. Dangereuse, car « elle a contribué à rendre inexplicable et inapplicable cette théorie de la responsabilité, à obliger la jurisprudence à la délibérément violer »[170]. Pour Lévy, en effet, que l’on agisse sans droit (dans l’illégalité) ou dans son droit (dans l’illicéité), nous sommes tout autant obligés envers autrui[171].
Pour Josserand, le régime de la responsabilité délictuelle assoit la théorie de l’abus. La faute dans l’exercice d’un droit, écrira-t-il encore, est une faute sui generis[172]. C’est ici que ses détracteurs l’attendent. Pour Planiol, l’acte abusif n’est autre qu’un acte commis sans droit[173]. La position de Planiol est parfaitement cohérente avec sa compréhension particulièrement statique du champ de la responsabilité extra-contractuelle. L’obligation que la faute fait apparaître est construite à partir des commandements de la loi : elle est toujours un manquement à une obligation légale de prudence ou de diligence. Josserand ne l’entend pas ainsi. L’obligation n’a pas à être inscrite expressément dans la loi, elle peut être une commande de l’esprit des droits. Il entend libérer la pensée juridique du carcan du formalisme, de l’abus de déduction et créer ainsi une nouvelle génération d’obligations.
Josserand distingue trois types d’actes engageant la responsabilité de leur auteur : les actes illégaux, les actes excessifs et les actes illicites ou abusifs. Les actes illégaux engagent la responsabilité de celui qui les commet pour la raison évidente qu’ils sont intrinsèquement incorrects. C’est par exemple un plaideur « qui fait appel d’une décision rendue en dernier ressort »[174], écrit Josserand. Les dommages qui en résultent doivent être réparés sans même que la victime ait à démontrer la faute : la responsabilité est appréciée objectivement à partir du seul constat de l’infraction. Une contravention à la loi constitue une faute civile. Ici, déjà, certains obstacles apparaissent. L’énoncé est vrai en droit français, mais non forcément dans les autres juridictions civilistes. Il ne vaut pas en droit québécois, où la preuve de la contravention n’exonère pas la victime de démontrer les éléments engageant la responsabilité du contrevenant au titre du régime général[175]. Les actes excessifs, quant à eux, correspondent dans leur espèce aux troubles de voisinage. L’attention du théoricien se tourne vers le dommage causé : « [C]elui qui a créé de tels risques doit en supporter l’incidence : responsabilité sans faute et responsabilité purement objective »[176]. C’est par exemple la solution désormais consacrée par l’article 976 du Code civil du Québec[177]. Comme nous le verrons plus loin, l’action à laquelle ouvre droit le régime des troubles de voisinage est à notre avis hors du système des droits subjectifs — et donc de l’abus — et repose plutôt sur un mécanisme de résolution in concreto des conflits. Enfin, l’acte illicite, que l’on doit différencier de l’acte illégal, est l’acte accompli contrairement à l’esprit de l’institution, à la destination de ce droit. C’est ici que se range selon Josserand l’abus de droit. L’acte abusif, c’est l’acte abusif né d’une « mauvaise impulsion »[178], celui qui froisse « l’esprit » des droits. Pour ces actes, le critère de la faute doit être aménagé : il devient alors celui du « motif illégitime »[179].
2. La faute et le motif illégitime
Pour les civilistes, la faute est le lien naturel à partir duquel l’abus doit être ramené dans l’orthodoxie civiliste. Or, le caractère unitaire du régime de la responsabilité fondée sur la faute s’estompe : la faute ne peut plus contenir tous les actes que la société réprouve. Alors qu’une partie de la doctrine rejette simplement l’existence de l’abus pour maintenir le cadre général de la responsabilité[180], d’autres auteurs recommandent un régime alternatif à celle-ci, situé quelque part à la suite du droit délictuel. À ce sujet, Josserand semble hésiter : il évite la référence à l’article 1382 du Code civil français et proclame simplement l’annexion de l’abus au régime général de la responsabilité, tout en précisant que l’appréciation de la faute requiert une analyse particulière, puisque le droit lui-même lui fait écran. C’est au stade de la réalisation du droit que la faute doit être recherchée : la faute, ni totalement objective, ni complètement subjective, sera constituée selon Josserand dès lors que le motif de la conduite est illégitime. La notion de motif illégitime est nécessairement équivoque — comme celle, moyenâgeuse, de mauvaise foi. Ainsi, l’acte abusif serait fautif sans qu’il soit nécessaire de constater l’illégalité, ou même le préjudice. Il existerait une faute d’un type nouveau : l’acte fautif car socialement non acceptable. Tentant d’esquiver les critiques, Josserand explique que
[l]e critère finaliste tiré du but, de l’esprit des droits, présente, comme on le lui a reproché mais dans une moindre mesure, un caractère abstrait et fugitif qui pourrait soulever de sérieuses difficultés d’application s’il n’était heureusement concrétisé grâce à l’utilisation du motif légitime qui en constitue l’expression sensible et comme la figuration ; ainsi qu’on l’a noté, il faut voir dans ce concept le critère personnel et spécialisé de ce critère universel et encore abstrait qui est donné par la destination sociale des différents droits ; ou, plus exactement encore, on doit le considérer comme l’extériorisation de ce critère abstrait, comme sa représentation nécessaire et infaillible, son mode de révélation pour chaque prérogative et à l’occasion de chaque acte accompli par le titulaire : l’acte sera normal ou abusif selon qu’il s’expliquera ou non par un motif légitime qui constitue ainsi la véritable pierre angulaire de toute la théorie de l’abus des droits et comme son précipité invisible [notes omises][181].
Tous ne s’entendent pas sur la proposition de Josserand. Capitant admet par exemple que le droit de propriété peut engendrer la responsabilité de son titulaire au sens de l’article 1382 du Code civil français s’il y a faute par intention — intention de nuire — ou négligence, sans être plus explicite sur la qualification de la faute. La définition de l’abus privilégiée par Roubier est plus limitée également et s’entend plus traditionnellement d’un acte nuisible, c’est-à-dire de l’exercice malicieux d’un droit pour lequel le titulaire ne retire aucun « avantage personnel sérieux »[182]. La difficulté est bien connue et se conjugue différemment selon que l’on privilégie une approche objective ou subjective de la faute. De manière générale, cependant, le droit privé refuse d’examiner de trop près les intentions et laisse au droit pénal le soin de gendarmer les esprits. Ce refus se traduit concrètement soit par l’établissement d’un standard de responsabilité stricte, soit par une attention accrue au préjudice causé. Nombreux d’ailleurs sont les régimes de responsabilité qui évacuent l’élément intentionnel[183]. Embarrassés par cette question du mobile dans le droit, certains civilistes ont préféré se référer au défaut d’intérêt dans l’exercice préjudiciable d’un droit. La notion est tout aussi vague et ne constitue guère plus qu’une caractérisation du motif illégitime[184].
L’enjeu de ce débat sur la faute constitutive de l’abus est considérable et prend à partie les principes mêmes de rationalité et de sécurité juridique. Les efforts de Josserand visent ainsi à objectiviser autant que possible les mécanismes de son application[185]. L’effet de l’acte donnera le plus souvent la preuve de l’abus et révèlera le dépassement, le détournement de la règle. Dans la célèbre affaire Clément-Bayard, les actes disproportionnés de Coquerel ont témoigné de sa réelle intention, de son « lucre »[186]. Voilà le premier mobile illégitime. Cette faute dans l’exécution du droit n’est pas seulement la gardienne de la conscience sociale, elle est aussi garante de sa compatibilité avec la fonction économique du droit. L’acte non intentionnel mais nuisible peut ainsi devenir abusif lorsqu’il est économiquement mauvais et répréhensible. On sera surpris de cet élan de la raison avant-gardiste de la pensée juridique, qui se déploiera plus complètement dans le droit de la concurrence. Josserand lui-même la tiendra en bride. En résumé, il conclut que
la faute non-intentionnelle est prise en considération dans la mesure où elle dénonce la déviation d’un droit par rapport à sa finalité, où elle se confond avec le motif illégitime et sans distinguer d’après sa gravité intrinsèque : il ne suffit pas d’exercer nos droits conformément à la bonne foi, il faut encore les réaliser correctement, prudemment, dans le plan de l’institution : il n’y a pas seulement la bonne volonté, il y a aussi la manière ; il n’y a pas seulement l’intention, mais il y a en outre la technique qui est susceptible d’exercer son influence et de déterminer cette réaction juridique qui a nom : l’abus du droit[187].
Mais il y a plus, la notion de motif légitime est garante de l’évolution du droit ; elle est l’élixir contre l’implacable fixité des lois. L’esprit des droits, écrit Josserand, est sujet
à transformation au cours des âges, et indépendamment de toute intervention du législateur ; comme nous l’avons déjà observé et comme nous y insisterons à nouveau, le même droit peut changer de cause et d’esprit tandis qu’évoluent les idées et les moeurs, et tel motif, jadis justificatif, peut devenir par la suite constitutif, révélateur d’un abus. Grâce à cette flexibilité, la notion du motif légitime et avec elle, celle de l’abus constituent des instruments précieux et puissants d’adaptation du droit au milieu dans lequel et pour lequel il se réalise, instruments permettant le maintien d’institutions vieillies qui, sans eux, seraient vouées à la caducité et à la disparition, comme se trouve conjurée, grâce à eux, toute scission entre le droit et la morale, entre le précepte et les nécessités du commerce juridique[188].
Malgré les tournures invitantes de ces formules, Josserand peine à convaincre, car il s’agit en fin d’analyse d’apprécier la conduite du sujet, c’est-à-dire les motifs de l’agent, eu égard au but du droit en cause. Dabin lui adresse une critique virulente, en affirmant refuser de subordonner l’exercice des droits à l’« idéal collectif du moment »[189]. Rejoignant ici ses condisciples d’outre-Manche, Dabin rejette pour inacceptable l’idée que l’acte d’usage puisse « être critiqué soit comme procédant d’une intention méchante, soit comme défectueux dans l’exécution, soit comme inutile, improductif ou “anti-économique” »[190]. C’est aller trop loin.
Conclusion de la première partie
La théorie de l’abus s’intègre dans un ample mouvement de réforme de la pensée juridique. Les réflexions qui s’y logent visent à dégager le droit d’un cadre structurel pressenti comme trop formaliste, afin d’y substituer un système plus ouvert aux connaissances nouvellement acquises d’autres sciences. La force synthétique du droit, conçu essentiellement comme un produit de la législation, fléchit également de plus en plus sous l’impulsion des nouveaux phénomènes sociaux amenés par l’industrialisation. Le droit ne peut plus être entièrement contenu dans la loi, une leçon qui pave déjà le chemin aux mouvements pluralistes. Pour les théoriciens de l’abus, comme pour les autres réformateurs, ce sont les tribunaux qui doivent prendre le relais[191]. Puisque la règle prétorienne ne saurait présenter le même caractère de prévisibilité que la règle écrite, l’effort de ces derniers fut essentiellement de discourir sur les méthodes du droit. C’est à partir et par la méthode que le principe supérieur de sécurité juridique[192], un principe de justice élémentaire, semble pouvoir être préservé. Il ne faut voir dans les développements de cette pensée juridique aucune réelle nouveauté, aucun changement de paradigme, mais un éveil progressif aux multiples dimensions et sources du droit. Elle procède finalement d’une description naturelle du phénomène normatif le plus élémentaire : la synchronisation du droit écrit au droit prétorien. C’est pour cela que la théorie de l’abus demeure encore si pertinente aujourd’hui : elle s’interroge sur le rôle à donner aux tribunaux dans la création et l’application des droits. L’abus est, dans ce cas, une extension particulière de la législation par le prononcé judiciaire. Il complète ainsi les modes de qualification et d’interprétation de l’analyse juridique civiliste. La théorie de l’abus est, en d’autres termes, une externalité systématique, un complément au raisonnement déductif. Puisque l’abus opère à partir d’un droit écrit, prédéfini, il faut examiner comment il agit dans un système qui porte une attention plus prononcée aux actions et confère ainsi un rôle prépondérant aux tribunaux. Dans la seconde partie de cet article[193], nous nous pencherons non seulement sur la réception de l’abus en droit québécois, mais également sur l’hypertrophie du droit statutaire dans les domaines de common law. Puisque l’abus apparaît comme un appendice à la législation, il faut croire qu’il peut y trouver, comme en droit civil, un terrain conceptuel favorable à son développement.
Appendices
Notes
-
[1]
HC Gutteridge, « Abuse of Rights » (1935) 5 Cambridge LJ 22 à la p 44.
-
[2]
Voir généralement Louis Josserand, De l’esprit des droits et de leur relativité : Théorie dite de l’abus des droits, 2e éd, Paris, Dalloz, 2006 [Josserand, De l’esprit des droits].
-
[3]
Ernest Porcherot, De l’abus de droit, Dijon, L Venot, 1901 à la p 215. On ne compte plus les études sur l’abus et ses déclinaisons, tant en droit privé que dans diverses disciplines. Voir notamment Albert Mayrand, « L’abus des droits en France et au Québec » (1974) 9 : 3 RJT 321 ; Marc Desserteaux, « Abus de droit ou conflit de droits » (1906) RTD civ 119 ; R Saleilles, « De l’abus de droit : Rapport présenté à la première sous-commission » (1905) 4 Bulletin de la société d’études législatives 325.
-
[4]
Josserand, De l’esprit des droits, supra note 2 à la p 333.
-
[5]
Pour une discussion récente au sujet de son application en droit du travail et visant plus particulièrement l’abus du droit de grève, voir par ex Cass Ass plén, 23 juin 2006, (2006) Bull civ 15, no 04-40.289. Des travaux récents démontrent encore sa modernité : Anne-Laure Mosbrucker, « Droit à déduction de TVA et abus de droit : Les divergences de transposition en droit national de la sixième directive TVA bénéficient au contribuable » (2011) 21 : 2 Europe 41 ; Antoine Colonna d’Istria, « Abus de droit et opérations d'achat revente de titres autour du coupon » (2011) 1109 Option finance 35 ; Vincent Daumas, « Abus de droit : derniers développements jurisprudentiels » (2011) 11 : 1 Revue de jurisprudence fiscale 5 ; « Abus de droit et acte anormal de gestion » (2011) 11 : 1 Revue de jurisprudence fiscale 77 ; Laurent Eck, L’abus de droit en droit constitutionnel, Paris, Harmattan, 2010.
-
[6]
On signalera d’ores et déjà la thèse de Christophe Caron, Abus de droit et droit d’auteur, Paris, Litec, 1998, et la littérature américaine récente sur la notion voisine de misuse, par exemple Kathryn Judge, « Rethinking Copyright Misuse » (2004) 57 Stan L Rev 901.
-
[7]
Le célèbre essai de Barlow illustre bien le genre de critiques dont la propriété intellectuelle fait actuellement l’objet : John Perry Barlow, « The Economy of Ideas : A Framework for Patents and Copyrights in the Digital Age » (mars 1994), en ligne : Wired <http://www.wired.com/wired/archive/2.03/economy.ideas.html>.
-
[8]
Le texte des ADPIC contient par exemple une référence à « l'usage abusif des droits de propriété intellectuelle » [nos italiques] au paragraphe deuxième de son article 8 : Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce, Annexe 1C de l’Accord de Marrakech instituant l’Organisation mondiale du commerce, 15 avril 1994, 1869 RTNU 332, art 8(2) (entrée en vigueur : 1er janvier 1995) [ADPIC]. L’article 6 du récent accord ACAC reprend la même expression : Conseil de l’Europe, Accord commercial anti contrefaçon entre l'Union européenne et ses États membres, l'Australie, le Canada, la République de Corée, les États Unis d'Amérique, le Japon, le Royaume du Maroc, les États-Unis mexicains, la Nouvelle Zélande, la République de Singapour et la Confédération suisse, Proposition de décision du Conseil, 2011/0166 (NLE) [ACAC].
-
[9]
Sur l’exercice abusif du droit moral en droit d’auteur, dans la contestation des redevances dues à l’auteur en vertu d’un contrat de cession dûment signé, voir Cass civ 1re, 14 mai 1991, (1991) Bull civ 103, no 89-21.701. Nous discuterons dans la seconde partie de ces manifestations particulières de l’abus. Nous noterons ici simplement la référence à l’abus dans la décision canadienne Euro-Excellence Inc c Kraft Canada Inc, 2007 CSC 37, [2007] 3 RCS 21.
-
[10]
Louis Josserand, Cours de droit civil positif français, vol 1, 3e éd, Paris, Sirey, 1938 à la p 74. Approuvant Esmein et citant Gény et son programme de libre recherche scientifique, Josserand écrit :
On ne saurait mieux dire : la jurisprudence est la matière première sur laquelle doivent travailler les écrivains et le professeur ; il leur appartient de l’étudier, de la systématiser et aussi de la guider : par la jurisprudence, mais au-delà de la jurisprudence, telle doit être leur devise ; il y a place à la fois pour une sorte de clinique juridique et pour ce que M. Gény a appelé très heureusement « La libre recherche scientifique » ; l’essentiel est de ne pas travailler dans le vide et pour le seul plaisir d’aligner des axiomes et des théorèmes juridiques [italiques dans l’original]
ibid aux pp 74-75 -
[11]
L’arrêt Houle c Banque canadienne nationale, [1990] 3 RCS 122, 74 DLR (4e) 577, de la Cour suprême du Canada fait état des débats et des critiques à l’endroit de la théorie de l’abus de droit. Pour Ripert, c’est le « poison de l’Orient » qui ouvre à l’arbitraire. Ripert emprunte cette expression de Massis dans son attaque contre Josserand : Georges Ripert, « Abus ou relativité des droits : À propos de l’ouvrage de M. Josserand : De l’esprit des droits et de leur relativité, 1927 » (1929) 49 Revue critique de législation et de jurisprudence 33 à la p 60 [Ripert, « Abus »]. Certaines réparties de Ripert sont particulièrement acerbes à l’endroit de Josserand et de ses partisans : « C’est un des signes du désarroi moral de l’époque contemporaine que cette faiblesse de certains esprits éminents pour les fantaisies que les plus hardis proposent comme imposées par l’évolution des moeurs » (ibid à la p 37). Voir aussi, Georges Ripert et Jean Boulanger, Traité de droit civil d’après le traité de Planiol, t 1, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1956 aux pp 295-96.
-
[12]
Alain Supiot, « Sur le principe de solidarité » (2005) 6 Rechts geschichte 67. Pour une excellente vue d’ensemble du phénomène d’attraction des sciences juridiques par les sciences sociales au début du vingtième siècle et sur les travaux menés à cette époque à l’Université de Lyon notamment, voir David Deroussin, dir, Le renouvellement des sciences sociales et juridiques sous la IIIe République, Paris, Mémoire du droit, 2007, et plus précisément au sujet de la contribution de Josserand, David Deroussin, « L Josserand : le droit comme science sociale ? » dans ibid, 63.
-
[13]
Les témoignages en ce sens sont abondants en propriété intellectuelle. Nombreux sont les auteurs qui observent le retour à ce langage d’exclusion : « [T]he rise of the “property rights” view of intellectual property seems to coincide with the widespread use of the new phrase [intellectual property] » (Mark A Lemley, « Property, Intellectual Property, and Free Riding » (2005) 83 : 4 Tex L Rev 1031 à la p 1034). En 1950, les économistes américains Machlup et Penrose avaient déjà relevé la force attractive de l’idée de la propriété dans la formation du droit moderne des brevets :
There are many writers who habitually call all sorts of rights by the name of property. This may be a harmless waste of words, or it may have a purpose. It happens that those who started using the word property in connection with inventions had a very definite purpose in mind: they wanted to substitute a word with a respectable connotation, “property”, for a word that had an unpleasant ring, “privilege”
Fritz Machlup et Edith Penrose, « The Patent Controversy in the Nineteenth Century » (1950) 10 : 1 Journal of Economic History 1 à la p 16Lionel Bently affirme pour sa part :
Trade marks law, originally conceived as a legal mechanism for preventing fraud or protecting consumers, has been reconceptualised as « property » […]. The power of the proprietary model of trade marks is to cause its metamorphosis into « strong, unfettered property rights » [notes omises]
Lionel Bently, « From Communication to Thing: Historical Aspects of the Conceptualisation of Trade Marks as Property » dans Graeme B Dinwoodie et Mark D Janis, dir, Trademark Law and Theory, Cheltenham (R-U), Edward Elgar, 2008, 3 à la p 4 -
[14]
« La prérogative qui est enclose dans certaines conditions auxquelles la loi a subordonné l’existence du droit subjectif, constitue un véritable bien qui est à la disposition de son titulaire » (Paul Roubier, Droits subjectifs et situations juridiques, Paris, Dalloz, 1963 à la p 129). « Les biens sont les droits » écriront Christophe Caron et Hervé Lécuyer, Le droit des biens, Paris, Dalloz, 2002 à la p 12. On se rappellera de la fameuse description de Wolff, qui compare les droits individuels à des ballons :
As I formulate my desires and weigh the most prudent means for satisfying them, I discover that the actions of other persons, bent upon similar lonely quests, may affect the outcome of my enterprise. […] For me, other persons are obstacles to be overcome or resources to be exploited — always means, that is to say, and never ends in themselves. To speak fancifully, it is as though society were an enclosed space in which float a number of spherical balloons filled with an expanding gas. Each balloon increases in size until its surface meets the surface of the other balloons; then it stops growing and adjusts to its surroundings. Justice in such a society could only mean the protection of each balloon’s interior […] and the equal apportionment of space to all
Robert Paul Wolff, « Beyond Tolerance » dans Robert Paul Wolff, Barrington Moore Jr et Herbert Marcuse, dir, A Critique of Pure Tolerance, Boston, Beacon Press, 1969, 3 à la p 28 -
[15]
Josserand, De l’esprit des droits, supra note 2 à la p 333.
-
[16]
Louis Josserand, « À propos de la relativité des droits : Réponse à l’article de M. Ripert » (1929) 49 Revue critique de législation et de jurisprudence 277 à la p 278.
-
[17]
Marcel Rey, discours prononcé à l’occasion des audiences solennelles de début d’année judiciaire, présenté à la Cour de cassation, 16 octobre 1942, en ligne : Cour de cassation <http://www.courdecassation.fr>. Voir aussi Georges Ripert, La règle morale dans les obligations civiles, 4e éd, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1949.
-
[18]
À l’époque des premières codifications, le fait collectif avait été refoulé. L’abus, tout comme d’autres constructions juridiques — on songera au droit syndical naissant —, veut le réhabiliter. Supiot le décrit très justement ainsi :
À lire le Code civil en effet, entre l’État et l’individu il n’y a rien, et la société civile est un ensemble homogène de particules contractantes, identiques et indépendantes les unes des autres, un univers d’atomes sans aucune molécule. Cet individualisme ne peut surprendre puisque le Code civil est sur ce point fidèle à l’inspiration révolutionnaire qui avait conduit dès 1791 à l’anéantissement des corporations et des corps intermédiaires par la loi Le Chapelier
Supiot, supra note 12 aux pp 69-70Voir aussi Georges Gurvitch, L’idée du droit social : Notion et système du droit social. Histoire doctrinale depuis le 17e siècle jusqu'à la fin du 19e siècle, Paris, Sirey, 1932. Plus récemment, pour une réactualisation de l’idée de justice sociale en droit privé, voir Ugo Mattei et Fernanda Nicola, « A “Social Dimension” in European Private Law? The Call for Setting a Progressive Agenda » (2006) 41 : 1 New Eng L Rev 1.
-
[19]
Voir notamment Larissa Katz, « A Jurisdictional Principle of Abuse of Right » (février 2010), en ligne : SelectedWorks <http://works.bepress.com/larissa_katz/5> ; Anna di Robilant, « Abuse of Rights: The Continental Drug and the Common Law » (2009-10) 61 : 3 Hastings LJ 687.
-
[20]
Voir notamment Ciment du SaintLaurent inc c Barrette, 2008 CSC 64, [2008] 3 RCS 392 [Ciment Saint-Laurent].
-
[21]
Pierre Roussel, L’abus du droit : Étude critique, Paris, Dalloz, 1913 à la p 173. Tout en saluant l’objectif de théoriciens de l’abus, il en condamne les termes :
Comme l’idéal ira toujours plus loin que la vie, comme le dévouement excédera toujours les sacrifices imposés, admettre la théorie de l’abus serait condamner le Droit à la confusion éternelle. Dans l’équivoque, chacun, de bonne ou de mauvaise foi, prendra les éléments favorables à sa faiblesse, et de trop bons juges achèveront la ruine de la société en interprétant le doute au profit d’une indulgence obstinée
ibid à la p 176 -
[22]
Le plan du Code civil napoléonien est ainsi « bâti autour de l’idée de droit subjectif », tel que mentionné dans Jean-Louis Halpérin, Histoire du droit privé français depuis 1804, Paris, Presses Universitaires de France, 1996 à la p 20. Voir Jean Dabin, Le droit subjectif, Paris, Dalloz, 1952 à la p 272 : « [L]a théorie de l’abus de droit concerne non pas le législateur, mais le titulaire du droit et le juge » [italiques dans l’original].
-
[23]
Rudolph von Jhering, L’esprit du droit romain, Paris, A Marescq, 1891.
-
[24]
FP Walton, « Motive as an Element in Torts in the Common and in the Civil Law » (1909) 22 Harv L Rev 501 à la p 502.
-
[25]
Ironiquement, c’est ce même constat de confusion qui a mené aux grands ouvrages de codification. Mais la matière du droit semble irrésolument indisciplinée. Voir les préfaces du Digeste de Justinien :
Ayant observé que rien n'est plus digne de l'attention et de l'étude des hommes, que la disposition des lois qui règlent tout ce qui concerne les choses divines et humaines, et ne peuvent souffrir aucune injustice, nous avons remarqué que la suite des lois, depuis la fondation de Rome et les temps de Romulus, étoit dans une si grande confusion, que l'étude en étoit devenue infinie et au-dessus de la portée de l'intelligence humaine : c'est ce qui nous a engagés à commencer par examiner les ordonnances des princes nos prédécesseurs, à y faire les corrections nécessaires, et à en rendre l'intelligence facile. Nous les avons en conséquence renfermées dans un seul code, après les avoir débarrassées de toutes les ressemblances et de toutes les contradictions qu'elles avoient les unes avec les autres ; en sorte que leur pureté présente aujourd'hui à tous nos sujets un secours assuré dans leurs contestations [nos italiques]
Dig Première préface, traduit par Henri Hulot -
[26]
Sur l’abus en droit d’auteur, voir Caron, supra note 6. La théorie de l’abus a même été présentée comme un agent de progrès social, sinon comme une innovation. Elle fait céder les spéculateurs, tel le célèbre Coquerel, personnage mythique d’une des causes françaises les plus célèbres en matière d’abus, l’affaire Clément-Bayard décidée en 1915 par la Chambre des requêtes de la Cour de cassation. La cause permet d’évoquer le génie juridique de la doctrine qui l’avait identifié avant la jurisprudence et qui s’en trouve ainsi confirmée : la Cour va accueillir les prétentions d’Adolphe Clément-Bayard, l’un des industriels français les plus célèbres du dix-neuvième siècle. Coquerel, le vilain, fauteur de troubles, spéculateur amoral qui avait érigé une structure faite de bois et de poutres métalliques sur son terrain afin de gêner l’approche de dirigeables, va être fustigé. La doctrine de l’abus y apparaît triomphante même si elle ne dit pas son nom : « [C]ommet un abus celui qui exerce un droit en vue d’un but autre que celui pour lequel ce droit a été institué par le législateur » (Trib civ Compiègne, 19 février 1913, Clément-Bayard, (1913) D Jur 177). Le droit allait effacer l’obstacle et mettre un terme aux « abus » du défendeur, forcé d’enlever les constructions litigieuses. Le progrès technique rencontre ici l’abus de droit. Voir aussi Stéphanie Moracchini-Zeidenberg, L’abus dans les relations de droit privé, Aix-en-Provence, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2004 aux pp 159 et s.
-
[27]
Josserand, De l’esprit des droits, supra note 2 à la p 7.
-
[28]
Ripert, « Abus », supra note 11 à la p 61.
-
[29]
Josserand, De l’esprit des droits, supra note 2 à la p 415.
-
[30]
Des droits pour lesquels, notera Josserand, « l’égoïsme du titulaire n’est plus sauveur, mais dirimant » (ibid à la p 392).
-
[31]
Ibid aux pp 418-19.
-
[32]
François Ost, Droit et intérêt. Entre droit et non-droit : l’intérêt, vol 2, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 1990 à la p 36.
-
[33]
Ibid. Et l’auteur conclut son développement sur la gradation des intérêts :
Voilà donc le continuum : à une extrémité, les intérêts illicites frappés d’un jugement de condamnation ; à l’autre extrémité, les droits subjectifs, intérêts bénéficiant d’un jugement de consécration juridique. Entre ces deux pôles : les intérêts purs et simples, jugés indifférents à l’ordre juridique et les intérêts légitimes, fruits d’un jugement de reconnaissance juridique positive sans pour autant s’élever au rang des droits [italiques dans l’original]
ibid aux pp 36-37 -
[34]
Rudolph von Jhering, L’évolution du droit, 3e éd, traduit par Octave de Meulenaere, Paris, Chevalier-Marescq, 1901 à la p 215 [Jhering, L’évolution].
-
[35]
On notera d’ores et déjà à ce titre que l’expression « abus de pouvoir » est souvent accolée à celle d’abus de droit. Droit et pouvoir se côtoient à des niveaux différents de signification. L’un est constatif : le droit subjectif est pouvoir, pouvoir de la volonté écriront certains. L’autre est qualificatif : certains droits sont exercés au bénéfice d’autrui. Voir Madeleine Cantin-Cumyn, « Le pouvoir juridique » (2007) 52 : 2 RD McGill 209 à la p 219. Josserand utilise d’ailleurs le terme pouvoir ou droits-fonction : Josserand, De l’esprit des droits, supra note 2 à la p 421.
-
[36]
Jean-Étienne-Marie Portalis, Discours préliminaire du premier projet de Code civil, Bordeaux, Confluences, 2004 à la p 47.
-
[37]
Ost place par exemple certains intérêts, les intérêts légitimes, dans une classe inférieure aux droits subjectifs, en cela qu’ils bénéficient d’une reconnaissance juridique positive, mais non élevée au rang de droit. La distinction nous paraît très obscure et les exemples sont peu parlants. Voir Ost, supra note 32 à la p 36.
-
[38]
Marie-Angèle Hermitte, « Le rôle des concepts mous dans les techniques de déjuridisation : L’exemple des droits intellectuels » (1985) 30 Archives de philosophie du droit 331.
-
[39]
Benoît Frydman et Guy Haarsher, Philosophie du droit, 2e éd, Paris, Dalloz, 2002 aux pp 116 et s.
-
[40]
Edmond Picard, Le droit pur, Paris, Flammarion, 1910 à la p 92.
-
[41]
CCH Canadienne Ltée c Barreau du Haut-Canada, 2004 CSC 13 au para 13, [2004] 1 RCS 339 : « Notre Cour est appelée dans la présente affaire à déterminer l’étendue des droits que la Loi sur le droit d’auteur reconnaît aux titulaires du droit d’auteur et aux utilisateurs ». Voir également Abraham Drassinower, « Taking User Rights Seriously » dans Michael Geist, dir, In the Public Interest: The Future of Canadian Copyright Law, Toronto, Irwin Law, 2005, 462.
-
[42]
Paul Lafargue, Le droit à la paresse, Paris, Henry Oriol, 1883 à la p 25 :
Mais pour qu’il parvienne à la conscience de sa force, il faut que le Prolétariat foule aux pieds les préjugés de la morale chrétienne, économique, libre-penseuse ; il faut qu’il retourne à ses instincts naturels, qu’il proclame les Droits de la paresse, mille et mille fois plus nobles et plus sacrés que les phtisiques Droits de l’homme concoctés par les avocats métaphysiciens de la révolution bourgeoise ; qu’il se contraigne à ne travailler que trois heures par jour, à fainéanter et bombancer le reste de la journée et de la nuit.
Voir aussi K Stoyanovitch, Le domaine du droit, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1967 à la p 25 : « Mais il est des domaines ou sphères qui ne sont que des champs de non-droit ou d'anti-droit pour toute espèce d'action, sauf celle qui vise au retour du statu quo de ce champ au cas de sa violation ». En cela il critique la vision de Roubier pour qui les droits qui décrivent un domaine de passivité ou d'inaction seraient des « faux droits » (ibid à la p 26).
-
[43]
Roubier, supra note 14 à la p 47.
-
[44]
Léo Strauss, Droit naturel et histoire, traduit par Monique Nathan et Éric de Dampierre, Paris, Plon, 1954.
-
[45]
Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social ou principes du droit politique, Paris, Librairie des bibliophiles, 1889. Voir également CE Vaughan, Studies in the History of Political Philosophy Before and After Rousseau: From Burke to Mazzini, vol 2, AG Little, dir, New York, Russel & Russel, 1960 à la p 76. On se rappellera du contrat social dans sa plus simple formulation, tel qu’explicité par Rousseau :
« Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale, et nous recevons encore chaque membre comme partie indivisible du tout ». À l’instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d’association produit un corps moral et collectif, composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté
Rousseau, supra note 45 aux pp 16-17 -
[46]
Jean-Étienne-Marie Portalis, « Exposé de motifs » dans Jean Guillaume de Locré, dir, La législation civile, commerciale et criminelle de la France, t 8, Paris, Treuttel et Würtz, 1827, 142 à la p 151. Dans son célèbre discours, Portalis fait plusieurs références expresses ou implicites aux idées réformatrices, dont la source se trouve en partie dans les écrits de Rousseau. Semblant vouloir répondre à Rousseau, il écrit : « Ce n’est pas non plus au droit de propriété qu’il faut attribuer l’origine de l’inégalité parmi les hommes » (ibid à la p 150). Plus loin, il embrasse cette association chère au philosophe entre propriété et liberté, mais la replace dans un contexte plus réaliste où le peuple est nécessairement soumis à un souverain qui est là pour assurer la jouissance paisible de ses droits :
La vraie liberté consiste dans une sage composition des droits et des pouvoirs individuels avec le bien commun. […] Il faut donc des lois pour diriger les actions relatives à l’usage des biens, comme il en est pour diriger celles qui sont relatives à l’usage des facultés personnelles. On doit être libre avec les lois, et jamais contre elles
ibid à la p 152Portalis ne manquera pas ainsi de critiquer ouvertement le républicanisme excessif de Rousseau :
C’est donc une grande erreur de prétendre que le gouvernement n’est qu’un corps intermédiaire entre le peuple pris collectivement, en qui seul la souveraineté réside, et les sujets qui sont les individus dont un peuple se compose ; qu’en conséquence, le peuple doit toujours conserver le pouvoir législatif et dicter les volontés dont le gouvernement ne doit être que le simple exécuteur [italiques dans l’original]
Jean-Marie-Étienne Portalis, De l’esprit philosophique : De l’usage et de l’abus de l’esprit philosophique durant le dix-huitième siècle, t 2, 2e éd, Paris, Moutardier et Balland, 1827 à la p 317 -
[47]
Émile Durkheim, « “Le contrat social de Rousseau” : Histoire du livre » (1918) 25 : 1 Revue de métaphysique et de morale 1 aux pp 1-23. L’exultation révolutionnaire et l’exaltation pré et post-industrielle, tous deux moyens d’affranchissement de l’Homme, auront tôt fait de faire oublier les « devoirs », nous le verrons ; un autre élément qui explique l’avènement des théories de l’abus.
-
[48]
Émile Durkheim, « Le “contrat social” de Rousseau » (1918) 25 : 2 Revue de métaphysique et de morale 129 à la p 136 [Durkheim, « Rousseau »].
-
[49]
Rousseau, supra note 45 à la p 25. Voir également Mikhaïl Xifaras, « La destination politique de la propriété chez Jean-Jacques Rousseau » (2003) 3 Études philosophiques 331.
-
[50]
Sur l’influence de l’école de Vienne à cet égard, voir Richard von Mises, Positivism: A Study in Human Understanding, Cambridge (Mass), Harvard University Press, 1951.
-
[51]
Josserand, De l’esprit des droits, supra note 2 à la p 415.
-
[52]
Strauss, supra note 44 à la p 247.
-
[53]
Réminiscences de ces idées, la disposition de l’article 5 de la Déclaration des droits de 1789 est instructive : « La Loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la Société. Tout ce qui n’est pas défendu par la Loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas » (Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, 26 août 1789, art 5, en ligne : Légifrance <http://www.legifrance.gouv.fr/Droit-francais> [Déclaration des droits]).
-
[54]
Durkheim, « Rousseau », supra note 48 à la p 147.
-
[55]
Ibid.
-
[56]
DJ Devine, « Some Comparative Aspects of the Doctrine of Abuse of Rights » dans B Beinart, dir, Acta Juridica: 1964, Le Cap, AA Balkema, 1965, 148 à la p 164. Certains auteurs contemporains, comme nous y reviendrons, s’inscrivent contre cette affirmation : voir Katz, supra note 19.
-
[57]
FH Lawson, « “Das subjektive Recht” in the English Law of Torts » dans FH Lawson, dir, Many Laws: Selected Essays, vol 1, Amsterdam, North Holland, 1977, 176 à la p 176. Il n’y aurait donc pas d’abus en droit privé anglais, parce que le droit n’a pas d’autres dimensions conceptuelles que celle d’être justement né d’un conflit entre droits. Les précisions linguistiques demeurent elles aussi au niveau de l’observation et n’expliquent rien. Les réflexions de ce genre demeurent somme toute assez banales :
In the English language there can be no confusion between the two legal senses attaching to the German word « Recht » which has made it necessary to coin the two technical terms « objektives » and « subjektives Recht ». In English the former is « law », the latter « a right »
ibidLe même auteur notera cependant que « to English lawyers the term “right” has no metaphysical significance » (ibid à la p 177). Cette remarque, à notre avis, rend simplement compte du fait que les lieux de la réflexion métaphysique se situent hors du droit, ni le juge ni l’avocat n’ayant la fonction de systématiser la pensée juridique.
-
[58]
Ost, supra note 32 à la p 41.
-
[59]
Ibid à la p 42. Ost réplique ici à Ionescu qui avait, de manière péremptoire, assuré que « [l]’étude théorique du droit subjectif se présente presque sous le même aspect dans la conception juridique de tous les peuples civilisés » : Octavian Ionescu, La notion de droit subjectif dans le droit privé, Paris, Sirey, 1931 à la p 109.
-
[60]
Ost, supra note 32 à la p 41.
-
[61]
Ost cite notamment l’auteur JH Nieuwenhuis, pour qui
le droit subjectif, outre qu’il satisfait à ces principes de justice, conforte l’autonomie du sujet et garantit la sécurité des investissements dès lors que le créancier est assuré de l’exécution de sa créance, celle-ci s’avérerait-elle excessivement désavantageuse pour le débiteur
ibid à la p 43Hayek répliquera plus tard à sa manière, en faisait valoir la supériorité des systèmes spontanés auxquels la common law appartient selon lui. Voir FA Hayek, Law, Legislation and Liberty: A New Statement of the Liberal Principles of Justice and Political Economy. Rules and Order, vol 1, Chicago, University of Chicago Press, 1973. Pour un autre exposé sur la différence entre le droit et la législation selon la perspective de Hayek, voir Bruno Leoni, Freedom and the Law, Princeton, Van Nostrand, 1961.
-
[62]
Josserand, De l’esprit des lois, supra note 3 à la p 308. Hayek, de l’école autrichienne de philosophie du droit, sera son répondant. Ce dernier avait en effet fait de la common law son champion. Il y reconnaissait les caractéristiques d’un système spontané capable d’une adaptation rapide aux mouvements sociaux. Il existe, en quelque sorte, une loi du marché pour les normes, où la casuistique de la common law est perçue comme supérieure au modèle civiliste. De nombreux auteurs ont dénoncé cette conception édulcorée, voire idéalisée de la common law. En réalité, et les historiens du droit ne manqueront pas de le rappeler, le système des writs s’est rapidement avéré obsolète. Voir Ronald Hamowy, The Political Sociology of Freedom: Adam Ferguson and F.A. Hayek, Londres (R-U), Edward Elgar, 2005 à la p 254-55 :
Not only is Hayek’s account defective in that it does not reflect the severe limitations of the early common law, but his conclusions regarding the origin of its rules are questionable. Hayek’s claim that the common law, because it reflected customary rules, was superior to the statutes and ordinances that issued from the king and his council, cannot stand up to historical scrutiny. The common law as it developed over time comprised not only a body of principles derived from precedent but also the ordinances and royal regulations that issued from the king and the curia reges. Even by the middle of the 13th century no clear distinction between legislation and judicial actions was possible and every rule, no matter its origin, was regarded as binding only by virtue of “the consent of the barons and the king in his feudal capacity” [notes omises].
-
[63]
Josserand, De l’esprit des lois, supra note 3 à la p 309. Ibid à la p 315 :
C’est un enseignement et c’est une conclusion identique qui se dégagent de la consultation du droit comparé : cette science, qui présente avec l’histoire du droit tant d’affinités électives, qui nous permet de connaître les institutions, non plus dans leur développement et avec le recul des âges, mais dans le synchronisme puissant des législations d’une même époque, cette science féconde nous apprend que la doctrine de l’abus est en faveur plus ou moins marquée dans presque tous les pays, qu’elle a réalisé des gains partout, qu’elle ne recule nulle part et que les peuples anglo-saxons eux-mêmes, si intégralement, si instinctivement individualistes, ont dû compter avec elle : le dogme de l’absolutisme des droits, dogme primaire, dogme chimérique, est battu en brèche même en Angleterre, même aux États-Unis ; partout, on aperçoit que l’absolutisme des droits serait fatalement la guerre des droits et que l’égoïsme, sous la forme juridique, n’est ni moins dangereux ni moins stérile que sous toute autre forme [italiques dans l’original ; notes omises].
-
[64]
[1895] AC 587, 11 TLR 555 (HL Eng) [Bradford]. Dans cette affaire, les demandeurs possédaient des terres sous lesquelles il y avait des sources souterraines utilisées afin d’alimenter la ville de Bradford en eau potable. Les terres des demandeurs étaient situées sur la partie inférieure d'un flanc de colline, tandis que la partie supérieure appartenait à la défenderesse. Sous les terres de la défenderesse, il y avait un réservoir naturel pour les eaux souterraines et, normalement, cette eau coulait sous terre vers le terrain des demandeurs. La défenderesse a décidé de creuser un puit sur son propre terrain pour modifier le flux de l'eau souterraine. Cela a réduit la quantité d'eau qui passait dans les réservoirs des demandeurs. Les demandeurs allèguent que le seul motif du défendeur était de nuire aux demandeurs et de les forcer à acheter des terres de l'accusé ou à lui payer l'eau dont ils avaient besoin. Les demandeurs ont demandé une injonction afin d'empêcher le défendeur de poursuivre son travail. La Chambre des Lords a refusé d’accorder l’injonction.
-
[65]
[1898] AC 1, All ER 52 (HL Eng). Dans cet arrêt portant sur des allégations de congédiement injustifié, la Chambre des Lords a statué que même s'il y avait un motif malveillant, cela ne pouvait pas rendre la conduite illégale, parce que l'action à la base de la plainte (non-réengagement) était en soi tout à fait licite. Le juge Cave affirme ainsi :
The personal rights with which we are most familiar are: 1. Rights of reputation; 2. Rights of bodily safety and freedom; 3. Rights of property; or, in other words, rights relative to the mind, body, and estate; […] In my subsequent remarks the word “right” will, as far as possible, always be used in the above sense; and it is the more necessary to insist on this as during the argument at your Lordships’ bar it was frequently used in a much wider and more indefinite sense. Thus, it was said that a man has a perfect right to fire off a gun, when all that was meant, apparently, was that a man has a freedom or liberty to fire off a gun so long as he does not violate or infringe any one's rights in doing so, which is a very different thing from a right the violation or disturbance of which can be remedied or prevented by legal process
ibid à la p 29Voir aussi Donoghue v Stevenson, [1932] UKHL 100, AC 562 (HL Eng).
-
[66]
Bradford, supra note 64 aux pp 594-95.
-
[67]
On retrouve ainsi Pollock aux côtés de Pothier et d’Accarias dans les notes et les plans de cours d’Appleton, professeur à la Faculté de Lyon : C Appelton, « Les exercices pratiques dans l’enseignement du droit romain et plan d’un cours sur l’abus des droits » (1924) 44 : 1-2 Revue internationale de l’enseignement 142 à la p 156.
-
[68]
Josserand, De l’esprit des droits, supra note 2 à la p 303, citant Frederick Pollock, The Law of Torts, 5e éd, Londres (R-U), Stevens, 1897 à la p 150.
-
[69]
Josserand, De l’esprit des droits, supra note 2 à la p 303.
-
[70]
Ripert, « Abus », supra note 11 à la p 62.
-
[71]
Josserand, De l’esprit des droits, supra note 2 à la p 302. Voir également les travaux de Lawson, supra note 57, sur le rapprochement entre la notion de tort et de droit subjectif.
-
[72]
L’auteur ne manque pas ensuite de contester ce traitement réducteur du recours par rapport au droit substantiel :
Pendant longtemps, les processualistes et même les civilistes français ont sacrifié à cette idée — déjà formulée par Savigny, qui voyait dans l’action en justice une métamorphose du droit subjectif — que l’action en justice n’est rien d’autre que le droit subjectif substantiel lui-même, mis en mouvement. Le fameux mot de Demolombe : « l’action, c’est le droit à l’état de guerre » a, par sa frappe imagée, séduit bien des esprits : Vivioz devait l’appeler l’une des plus belles trouvailles de la phraséologie juridique [italiques dans l’original ; notes omises]
Henri Motulsky, « Le droit subjectif et l’action en justice » dans Écrits : Études et notes de procédure civile, Paris, Dalloz, 1973, 85 à la p 87 -
[73]
La distinction entre droit et recours est d’une grande utilité pour comprendre la portée des discours de l’abus en common law. Ainsi que nous venons de le rappeler, dans le système de common law — et dans une certaine mesure, dans son imaginaire —, c’est le recours qui est l’objet de toutes les attentions. La différence entre droit et recours à partir de laquelle s’effectue l’exercice de droit comparé en est une de temps et de degré. De temps, car dans la perception générale que l’on en a — et ce point a été sujet à critique —, le droit est antérieur à l’action. Il lui préexiste. De degré, également, en ce sens que l’idée de droit renvoie à celle d’une solution normative préétablie, alors que celle de recours indique le moyen et le lieu de sa création. Voilà pourquoi la valeur normative du concept de droit a semblé dépasser celle du recours, ne serait-ce que dans sa fonction prudentielle. Le droit, règle prédéterminée, semble plus stable. Il faut aussi naturellement se méfier des constructions simplistes qui feraient des notions de droit et de recours les étiquettes des principaux systèmes. Il existe désormais une littérature importante en common law qui cherche à promouvoir l’examen des actions et des recours à partir d’une théorie générale du droit. La notion de droit est donc connue, même si elle demeure à l’ombre de celle de remedies :
Even if we concede that the common law had historically had more difficulties than the civilian tradition in embracing the “subjective right”, it was still rather comfortable with “duties” and therefore is not at all completely agnostic regarding norms as pre-existing deontic entities
Helge Dedek, « From Norms to Facts: The Realization of Rights in Common and Civil Private Law » (2010) 56 : 1 RD McGill 77 à la p 88 -
[74]
Roubier, supra note 14 à la p 73.
-
[75]
Ibid à la p 74.
-
[76]
Effectivement, jusqu’au début du vingtième siècle, le droit d’auteur et des brevets, les deux matières reines de la propriété intellectuelle, étaient fréquemment identifiées comme espèces particulières de torts. Le savant Wigmore les intègre d’ailleurs dans son Select Cases on the Law of Torts publié en 1912, qui regroupe le matériel utilisé pour ses cours. Cette perception du droit d’auteur et du brevet, naturellement imprégnée de la dimension délictuelle — des droits qui s’objectivent à l’occasion d’un préjudice particulier —, sied mal à l’abus. Par contre, sa lente évolution vers une reconnaissance d’abord « statutaire » de la matière, puis « propriétaire » des droits intellectuels rend la discussion sur l’abus plus que jamais pertinente. John Henry Wigmore, Select Cases on the Law of Torts with Notes, and a Summary of Principles, vol 1, Boston, Little, Brown and Company, 1912 à la p 835. Roubier distinguait ainsi clairement les recours en contrefaçon et les actions en concurrence déloyale. Pour ces dernières, la théorie de l’abus lui semblait inapplicable : « [L]a conception finaliste de Josserand est inapplicable, parce qu’il s’agit, ici encore, d’une liberté et non pas d’un droit défini, et qu’il est difficile de dire avec précision quel en est le but, et dans quel cas il y a déviation par rapport à ce but » (Roubier, supra note 14 à la p 155).
-
[77]
Josserand, De l’esprit des droits, supra note 2 à la p 231.
-
[78]
HLA Hart, The Concept of Law, 2e éd, Oxford, Oxford University Press, 1994, ch 5 aux pp 79-99 (chapitre intitulé « Law as the Union of Primary and Secondary Rules »). Hart, comme Kelsen, accepte le dualisme droit et morale. Les commentaires de Roubier à l’égard de Kelsen au sujet de la réduction des droits en règles sont très pertinents. En réduisant les droits en règles, Kelsen contourne le pouvoir créateur de la volonté privée en lui donnant l’effet d’une délégation de la loi générale à la loi particulière des parties. Par cet artifice, conclut-il, « la situation juridique subjective se trouve transformée en une véritable règle juridique » (Roubier, supra note 14 à la p 82).
-
[79]
Aussi la doctrine anglaise se plaint-elle des mêmes maux : « The word which occurs most frequently in legal speech is right, and yet it proves on investigation to be elusive in its meaning » [italiques dans l’original] (Paul Vinogradoff, « The Foundations of a Theory of Rights » (1924) 34 Yale LJ 60 à la p 60). La jurisprudence, tant américaine qu’anglaise, ne manque pas non plus de relever la chose : « It is said that “the words rights, privileges and immunities”, are abusively used, as if they were synonymous » (Lonas v Tennessee, 50 Tenn 287 à la p 306 [Tenn Sup Ct 1871]). On condamne, là aussi, la paresse du langage.
-
[80]
Geoffrey Samuel, « “Le Droit Subjectif” and English Law » (1987) 46 : 2 Cambridge LJ 264 à la p 269.
-
[81]
AV Dicey, Introduction to the Study of the Law of the Constitution, 8e éd, Indianapolis, Liberty Fund, 1982 à la p 119. Voir notamment la deuxième partie de cet ouvrage intitulée « The Rule of Law ». Sur ce point, Samuel notera que « the English judge has never really appreciated the teleological importance of classification, not just as a starting point for a general theory of rights, but as a means of legal development in itself » (Samuel, supra note 80 à la p 274).
-
[82]
Joseph M Perillo, « Abuse of Rights: A Pervasive Legal Concept » (1995) 27 : 1 Pac LJ 37 à la p 38. Cette opinion est répandue. Il faut, à défaut d’abstention, s’en tenir à l’hypothèse, comme le fait cet auteur : « A number of the maxims of equity suggest some similarity between the concept of abuse of right and equity » [notes omises] (BO Illuyomade, « The Scope and Content of a Complaint of Abuse of Right in International Law » (1975) 16 Harv Int’l LJ 47 à la p 78). Pour les raisons qui sont exposées, seule l’idée supérieure de justice et de redressement peut amener au rapprochement. L’équité a une application fort limitée dans le cas d’un droit fortement réglementé.
-
[83]
Voir Chaïm Perelman, Éthique et droit, Bruxelles, Université de Bruxelles, 1990 aux pp 198-99. La notion d’équité est importante dans l’oeuvre de Josserand. Il lui consacre la dernière phrase de son ouvrage sur la relativité des droits. Parlant de la « vaste construction de l’abus des droits », il écrit :
[C]’est elle qui moralisera, qui harmonisera le droit, qui lui donnera son véritable sens en assurant son « individualisation judiciaire », en faisant passer jusque dans ses moindres réalisations le grand souffle d’équité qui doit l’animer et sans lequel il ne serait qu’une froide abstraction, sans réalité, sans moralité et sans vie
Josserand, De l’esprit des droits, supra note 2 à la p 442 -
[84]
Katz, supra note 19 à la p 79 :
A doctrine of abuse of right evolved in French law in service of communitarian and perfectionist goals. I have made the case for a common law principle of abuse of right that is similarly concerned with an owner’s reasons but that can be explained on grounds that are consistent with an idea of ownership as a sphere of self-seeking agenda-setting authority.
Il faut noter, là encore, que son étude repose presque exclusivement sur les développements du droit français. Katz, par exemple, ne mentionne aucune cause de droit québécois. Son étude repose parfois sur une comparaison approximative des causes, mais surtout omet de présenter l’abus dans sa dimension institutionnelle et politique.
-
[85]
SFC Milsom, Historical Foundations of the Common Law, 2e éd, Londres (R-U), Butterworths, 1981 à la p 246.
-
[86]
Jeremiah Smith, « Reasonable Use of One’s Own Property as a Justification for Damage To a Neighbor » (1917) 17 Colum L Rev 383 à la p 384-85.
-
[87]
Ronald Dworkin, Taking Rights Seriously, Cambridge (Mass), Harvard University Press, 1977.
-
[88]
Christian Atias, Philosophie du droit, Paris, Presses Universitaires de France, 1999.
-
[89]
Au sujet des critiques d’axiomes théoriques tels qu’exposés par Hohfeld, voir AM Honoré, « Rights of Exclusion and Immunities Against Divesting » (1960) 34 Tul L Rev 453 ; DN MacCormick, « Rights in Legislation » dans PMS Hacker et J Raz, dir, Law, Morality, and Society: Essays in Honour of H.L.A. Hart, Oxford, Clarendon Press, 1977, 189 à la p 199 ; W Kamba, « Legal Theory and Hohfeld’s Analysis of a Legal Right » (1974) 19 : 3 Jurid Rev 249. Et plus récemment, au Canada, voir Sean Coyle, « Are There Necessary Truths About Rights? » (2002) 15 : 1 Can JL & Jur 21. Voir aussi FM Kamm, « Rights » dans Jules Coleman et Scott Shapiro, dir, The Oxford Handbook of Jurisprudence and Philosophy of Law, Oxford, Oxford University Press, 2002, 476.
-
[90]
Dans un premier article publié en 1913, Hohfeld annonce l’objectif qui l’occupera jusqu’à sa mort en 1918 :
[T]he main purpose of the writer is to emphasize certain oft-neglected matters that may aid in the understanding and in the solution of practical, every-day problems of the law. With this end in view, the present article and another soon to follow will discuss, as of chief concern, the basic conceptions of the law, — the legal elements that enter into all types of jural interests
WN Hohfeld, « Some Fundamental Legal Conceptions as Applied in Judicial Reasoning » (1913) 23 : 1 Yale LJ 16 à la p 20 [Hohfeld, « 1913 »]Sa réflexion se poursuit ensuite dans un article publié en 1917 dans la même revue : WN Hohfeld, « Fundamental Legal Conceptions as Applied in Judicial Reasoning » (1917) 26 : 8 Yale LJ 710 [Hohfeld, « 1917 »].
-
[91]
Hohfeld, « 1913 », supra note 90 à la p 58 ; Hohfeld, « 1917 », supra note 90 à la p 710.
-
[92]
Certes, on aura matière à établir d’intéressantes analogies. Par exemple, le travail de théorisation auquel il se livre emmène curieusement le civiliste sur des terrains qui lui sont familiers. Les solitudes se rejoignent plus souvent qu’on ne le pense. Hohfeld questionne notamment la distinction jus personam et jus in rem, réduisant la seconde à une obligation personnelle ayant pour sujet une classe indéfinie d’individus — ce que Hohfeld appelle « multital rights », en opposition aux « paucital rights » : Hohfeld, « 1917 », supra note 90 à la p 718. Vient immédiatement à l’esprit la proposition de Planiol, qui était de dépasser la relation directe avec la chose pour faire ressortir la réalité de l’opposition du droit aux tiers et de transformer ainsi le droit réel en une obligation passivement universelle : Marcel Planiol, Traité élémentaire de droit civil conforme au programme officiel des facultés de droit, t 1, 11e éd, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1928. Voir à ce sujet les commentaires éclairants de Carbonnier, qui voit dans cette théorie
une exaspération de l’idéologie volontariste et individualiste [du Code civil] en ce qu’elle nie les choses et la matière, alors que celles-ci font partie de l’univers juridique. Elle est individualiste, parce qu’elle réduit le droit réel à un dialogue entre deux individus, le titulaire et le violateur du droit, et ne se préoccupe nullement d’y appeler l’État en tiers
Jean Carbonnier, Droit civil : Les biens, t 3, 19e éd, Paris, Presses Universitaires de France, 2000 à la p 75On retrouve également dans la nomenclature hohfeldienne des droits les éléments de discussion sur la portée générale de la théorie de l’abus de droit. La doctrine française cherchera à savoir si on peut abuser d’une liberté, voire d’un privilège — forçant ainsi les recherches sur les distinctions, ou sur la question de savoir si la théorie s’applique à une classe particulière de droits.
-
[93]
Une certaine doctrine a d’ailleurs tenté de replacer la discussion au sujet des droits sur le terrain des sciences politiques et de la lier avec les écrits européens de l’époque sur le droit subjectif. Un auteur, Paul Vinogradoff, ira d’ailleurs jusqu’à s’expliquer dans une première note au sujet de ses vues non-orthodoxes :
The present article approaches the subject from a point of view which differs from that taken up by the late Prof. Hohfeld in his well-known essay on the classification of Rights and Duties. My aim is to examine the connection between the juridical concept of right and the background of individual claims and social interests
Vinogradoff, supra note 79 à la p 60Il faudra attendre Raz qui, à partir des travaux d’Hohfeld, abordera la fonction des droits dans l’ordre social. Voir Joseph Raz, « Promises and Obligations » dans Hacker et Raz, supra note 89, 210.
-
[94]
Roubier, supra note 14 à la p 131.
-
[95]
Ost, supra note 32 aux pp 36-37. Le contraste entre ces deux perceptions du droit est particulièrement marquant en droit d’auteur. Dans les législations de common law, tel le Canada, le droit d’auteur y est présenté généralement comme un système de conciliation ou d’équilibre des intérêts de différents acteurs. En droit civil, il est une prérogative garantie à l’auteur par l’État contre les autres. Sous cette description, le droit d’auteur apparaît clairement comme un droit subjectif, un droit qui ne reconnaît a priori aucun autre intérêt que celui de son détenteur.
-
[96]
Ibid à la p 38.
-
[97]
Voir, pour une des rares illustrations dans la jurisprudence québécoise, Morin c Grégoire (4 janvier 1967), Joliette 19.539 (Qc CS) (rapporté dans (1969) 15 RD McGill 103).
-
[98]
C’est d’ailleurs l’épilogue pressenti de nos travaux et, sans surprise, le thème qui clôt l’ouvrage de Dabin sur le droit subjectif, dont le titre est annonciateur : « Le critère véritable de l’abus : l’usage immoral du droit » (Dabin, supra note 22 à la p 293). On ne manquera pas de noter les fameux commentaires de Gutteridge sur la théorie de l’abus :
Like all indefinite expressions of an ethical principle it is capable of being put to an infinite variety of uses, and it may be employed to invade almost any sphere of human activity for the purpose of subordinating the individual to the demands of the State
Gutteridge, supra note 1 à la p 44Aussi l’auteur affirme-t-il ceci : « But it is clear that the theories of abuse and of relativity of rights, in general, have no place in our law as it now stands » [notes omises] (ibid à la p 30).
-
[99]
Voir Disposition préliminaire CcQ :
Le Code civil du Québec régit, en harmonie avec la Charte des droits et libertés de la personne (chapitre C-12) et les principes généraux du droit, les personnes, les rapports entre les personnes, ainsi que les biens.
Le code est constitué d'un ensemble de règles qui, en toutes matières auxquelles se rapportent la lettre, l'esprit ou l'objet de ses dispositions, établit, en termes exprès ou de façon implicite, le droit commun. En ces matières, il constitue le fondement des autres lois qui peuvent elles-mêmes ajouter au code ou y déroger.
D’où également les difficultés de résoudre les conflits entre les droits fondamentaux et les droits subjectifs, comme l’illustre la récente affaire Syndicat Northcrest c Amselem, 2004 CSC 47, [2004] 2 RCS 551 [Amselem]. Voir Jean-Guy Belley, « L’État et la régulation juridique des sociétés globales : Pour une problématique du pluralisme juridique » (1986) 18 : 1 Sociologie et sociétés 11.
-
[100]
Samuel, supra note 80 à la p 265. La littérature de common law ne se lasse pas de se livrer à l’autocritique : « A standard academic objection to private law in the English-speaking world, especially private common law, is that it fails to give enough place to public policy » (Maimon Schwarzschild, « Keeping It Private » (2007) 44 : 3 San Diego L Rev 677 à la p 682). L’auteur entrevoit l’implication réelle de cette question qui est au coeur des discussions sur l’abus, dans ibid à la p 685 :
What is more controversial, and implicitly raised by the question of public policy in private law is whether judge-made common law should be more self-consciously guided by ideas about public policy. […] Since common law has always had a policy tilt — mostly, and still, a modified liberal tilt — the question is really whether common law judges should shake off their common law policies […], perhaps more in the way they might decide constitutional or other public law cases. In short, should private law, especially common law, be more public?
-
[101]
Emmanuel Lévy, La vision socialiste du droit, Paris, Marcel Giard, 1926 à la p 47 [Lévy, Vision socialiste].
-
[102]
Ibid aux pp 47-48.
-
[103]
Roubier, supra note 14 à la p 300.
-
[104]
Jeremy Bentham, Of Laws in General, par HLA Hart, Londres (R-U), Athlone Press, 1970 à la p 1 :
A law may be defined as an assemblage of signs declarative of a volition conceived or adopted by the sovereign in a state, concerning the conduct to be observed in a certain case by a certain person or class of persons, who in the case in question are or are supposed to be subject to his power: such volition trusting for its accomplishment to the expectation of certain events which it is intended such declaration should upon occasion be a means of bringing to pass, and the prospect of which it is intended should act as a motive upon those whose conduct is in question [italiques dans l’original].
-
[105]
Ceci avait été parfaitement saisi par Tocqueville :
Le gouvernement de l’Union repose presque tout entier sur des fictions légales. L’Union est une nation idéale qui n’existe, pour ainsi dire, que dans les esprits, et dont l’intelligence seule découvre l’étendue et les bornes. […] Tout est conventionnel et artificiel dans un pareil gouvernement ; et il ne saurait convenir qu’à un peuple habitué depuis longtemps à diriger lui-même ses affaires, et chez lequel la science politique est descendue jusque dans les derniers rangs de la société
Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t 1, 5e éd, Paris, Charles Gosselin, 1836 à la p 271 -
[106]
Charles A Reich, « The New Property » (1964) 73 : 5 Yale LJ 733 à la p 771.
-
[107]
Voir notamment les commentaires de Kennedy et de Belleau sur l’émergence de nouvelles méthodes au début du vingtième siècle, prenant appui sur l’analyse de l’oeuvre de Demogue. Duncan Kennedy et Marie-Claire Belleau, « La place de René Demogue dans la généalogie de la pensée juridique contemporaine » (2006) 56 Rev interdiscipl ét jur 163 aux pp 174 et s. Voir également ibid à la p 178, où la proposition de Josserand est citée.
-
[108]
François Longchamps, « Quelques observations sur la notion de droit subjectif dans la doctrine » (1964) 9 Archives de philosophie du droit 45 aux pp 56 et s. Dans ses développements les plus avancés, il a été question du droit subjectif public. Puisque le droit public est affaire de pouvoir, la puissance étatique étreindra son sujet jusqu’à la partie incompressible des droits fondamentaux, mais ne rencontrera pas à proprement parler de droits subjectifs — des droits créés par l’État, contre l’État. L’attention est alors transférée sur l’action. Le droit subjectif, si l’on veut maintenir à tout prix cette qualification, équivaudrait alors au droit d’action du justiciable contre l’administration. Le recours juridictionnel de l’administré contre l’administration suppose donc que l’administré soit titulaire de ce que l’on appelle un droit subjectif public (ibid à la p 50).
-
[109]
Léon Duguit, Les transformations générales du droit privé depuis le Code Napoléon, 2e éd, Paris, Mémoire du Droit, 1999 aux pp 15-16 [Duguit, Transformations].
-
[110]
Pour Occam, qui rejette les abstractions inutiles, il n’y a que des individus, que des singuliers. Le corps social n’est qu’une invention de l’esprit, il faut plutôt parler de congrégations d’unités distinctes. L’autorité politique émane donc du consentement des hommes. Une telle conception individualiste de la société civile laisse en effet à ses membres une certaine latitude de se lier par des « pactes », pourvu que le détenteur du pouvoir coercitif assure la défense des droits et libertés de chacun. Voir Michel Villey, « La genèse du droit subjectif chez Guillaume d’OCCAM » (1964) 9 Archives de philosophie du droit 97 aux pp 97 et s.
-
[111]
Roubier, supra note 14 à la p 22.
-
[112]
Ce sont d’ailleurs les exemples pris par Roubier pour expliquer la distinction entre droit subjectif et droit objectif. Voir ibid à la p 24.
-
[113]
Voir Bernhard Windscheid, Lehrbuch des Pandektenrechts, Francfort, Literarische Anstalt, 1891 ; Jhering, L’évolution, supra note 34 ; Georg Jellinek, System der Subjektiven Öffentlichen Rechte, 2e éd, Tubingue, JCB Mohr (Paul Siebeck), 1919 ; MFC de Savigny, Traité de droit romain, t 1, traduit par MC Guenoux, Paris, Firmin Didot Frères, 1840 ; Raymond Saleilles, De la personnalité juridique : Histoire et théories, 2e éd, Paris, Arthur Rousseau, 1922 [Saleilles, Histoire] ; Léon Michoud, La théorie de la personnalité morale et son application au droit français, 2e éd, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1924 ; Alessandro Ferrara, The Force of the Example: Explorations in the Paradigm of Judgment, New York, Columbia University Press, 2008 ; Mara Messina, L’abuso del diritto, Naples, Edizioni Scientifiche Italiane, 2003.
-
[114]
Plusieurs sont ceux qui auront noté le paradoxe : le droit dans la pensée de Jhering est tantôt le sujet de la garantie, tantôt la garantie elle-même. Voir Giorgio Del Vecchio, The Formal Bases of Law, Boston, Boston Book Company, 1914 à la p 209. Josserand contourne la difficulté en faisant la distinction entre les droits et le droit. La notion de droit se précise encore dans l’idée de norme (droit positif) et celle, plus englobante et idéale sans doute, de droit. Voir Louis Josserand, De l’esprit des droits, supra note 2 aux pp 10-11.
-
[115]
Atias, supra note 88 à la p 155 :
Parce que le droit naturel est du droit, parce que son contenu est à déterminer, faute d’être posé sous forme explicite, il suscite plus crûment que le droit positif la question de son objet. Droit ou droits ? Droit objectif ou droits subjectifs ? L’alternative est de contenu ; elle est aussi de structure et porte sur les termes mêmes du raisonnement juridique.
-
[116]
On se souviendra de la célèbre formule tirée de Thomas Hobbes, Léviathan : Traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile, traduit par François Tricaud, Paris, Dalloz, 1999 à la p 128 :
En effet, encore que ceux qui parlent de ce sujet aient coutume de confondre jus et lex, droit et loi, on doit néanmoins les distinguer, car le DROIT consiste dans la liberté de faire une chose ou de s’en abstenir, alors que la LOI vous détermine, et vous lie à l’un ou à l’autre ; de sorte que la loi et le droit diffèrent exactement comme l’obligation et la liberté, qui ne sauraient coexister sur un seul et même point.
On se rapportera également aux explications savantes d’Otto von Gierke, Les théories politiques du Moyen Âge, traduit par Jean de Pange, Paris, Dalloz, 2008 aux pp 227 et s.
-
[117]
Dabin, supra note 22 à la p 50. Il serait d’ailleurs malaisé de substituer la notion d’intérêt (interest) à celle de droit subjectif. Il est vrai que la définition de Jhering du droit subjectif — un intérêt juridiquement protégé —, dans son langage même, inviterait au rapprochement.
-
[118]
Duguit, Transformations, supra note 109 à la p 158. Voir également Léon Duguit, Les doctrines juridiques objectivistes, Paris, Giard, 1927.
-
[119]
Car, dans les systèmes pour lesquels la distinction droit subjectif et droit objectif a un sens,
l’État représente d’une certaine manière, bien qu’il ne s’identifie pas totalement tout à fait à lui, le corps social dans son ensemble, qui est la totalité des individus et des groupes d’individus qui en font partie. C’est en cette qualité qu’il intervient, en prenant sur lui le rôle de gérant de la société
Stoyanovitch, supra note 42 à la p 32Nous saisissons l’occasion pour préciser que la notion d’État, tout comme logiquement celle de droit, n’a pas le même sens en Angleterre, pour des raisons historiques évidentes. Elle se retrouve, en revanche, pour des raisons de même nature, aux États-Unis.
-
[120]
Voir François Gény, Méthode d’interprétation et sources en droit privé positif : Essai critique, vol 1, 2e éd, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1919 ; François Gény, Science et technique en droit privé positif : Nouvelle contribution à la critique de la méthode juridique, Paris, Sirey, 1921. Voir aussi René Demogue, Traité des obligations en général, t 1, Paris, Rousseau, 1923 à la p 202.
-
[121]
Charles Aubry et Charles-Frédéric Rau, Cours de droit civil français d’après la méthode de Zachariae, t 2, 6e éd, Paris, Marchal et Billard, 1935 à la p 8.
-
[122]
Charles Aubry et Charles-Frédéric Rau, Cours de droit civil français d’après la méthode de Zachariae, t 6, 4e éd, Paris, Marchal et Billard, 1873 à la p 231.
-
[123]
Jean-Guy Belley et François Dupuis, « La juge et la société par actions » dans Marie-Claire Belleau et François Lacasse, dir, Claire L’Heureux-Dubé à la Cour suprême du Canada : 1987-2002, Montréal, Wilson & Lafleur, 2004, 457. Voir notamment aux pp 464 et s, les auteurs discutant du traitement juridique de la société par actions, considérée comme sujet de droit individualisé.
-
[124]
Jean Carbonnier, Droit civil : Institutions judiciaires et droit civil, t 1, Paris, Presses Universitaires de France, 1955 à la p 129.
-
[125]
Déclaration des droits, supra note 53, art 2.
-
[126]
Duguit, Transformations, supra note 109 à la p 16. Cette proposition ne fait pas l’unanimité.
-
[127]
Voir Dabin, supra note 22 aux pp 34-35, reprenant la pensée de Duguit :
Or jamais des hommes, si nombreux fussent-ils et si puissants, ne sauraient se prévaloir d’une supériorité de volonté à l’encontre d’autres hommes. L’impératif légal est donc simplement hypothétique : la loi ne commande pas ; elle se borne à poser que, si le contenu de ce qu’on nomme son précepte n’est pas observé, un désordre social se produira qui donnera lieu à une réaction sous la forme d’une voie de droit. Le sujet n’est donc pas vraiment obligé — au sens absolu, métaphysique, — puisqu’il lui est loisible de se soustraire au précepte en acceptant le risque de la réaction — voie de droit [notes omises].
-
[128]
Saleilles, Histoire, supra note 113 à la p 10. Otto von Gierke écrit ceci à propos des limites du droit naturel :
Plus cette idée de supériorité du Droit Naturel sur les législateurs faisait de progrès dans le domaine de la législation spirituelle et temporelle, plus il était nécessaire de définir le principe qui fixait la limite du pouvoir législatif. […] Mais l’idée de la limite était si élastique qu’en tout état de cause le principe pouvait être maintenu. Tout le monde admettait que les règles du Droit Naturel n’étaient pas abrogées par le Droit Positif, mais qu’elles pouvaient et devaient être modifiées dans un sens amplificatif ou dans un sens restrictif, suivant les cas où s’imposait leur application
von Gierke, supra note 116 à la p 233À propos de la distinction faite entre droits naturels et droits positifs, voir aussi ibid aux pp 238 et s.
-
[129]
Déclaration des droits, supra note 53 aux art 2, 4.
-
[130]
Niklas Luhmann, « La théorie de l’ordre et les droits naturels », en ligne : (2009) 3 Trivium au para 23 <http://trivium.revues.org/index3277.html>.
-
[131]
Jean Carbonnier, Droit civil : Introduction, 27e éd, Paris, Presses Universitaires de France, 2002 à la p 323 [Carbonnier, Introduction].
-
[132]
Voir Dabin, supra note 22 à la p 248. Il élabore d’ailleurs davantage sur une autre particularité des droits-fonction :
Mais, dans l’utilisation des droits-fonction, il est, avons-nous dit, une autre sorte d’illégalité, moins voyante et plus subtile, correspondant à plein, sous sa forme spécifique, au concept de mauvais usage du droit : l’hypothèse dite du détournement de pouvoir. Bien que l’expression tire son origine du droit administratif, où elle demeure jusqu’à présent confinée, la notion qu’elle traduit a une portée absolument générale, qui déborde le cadre du droit administratif pour s’étendre à toutes les branches du droit, et qui englobe non seulement les actes juridiques, d’autorité ou de gestion, mais tous actes quelconques, y compris les actes matériels. Il y a détournement de pouvoir chaque fois que le titulaire d’un droit-fonction met au service d’une fin autre que celle de sa fonction, la marge de liberté d’action ou de pouvoir discrétionnaire qui lui est laissée [italiques dans l’original].
-
[133]
Ibid à la p 240.
-
[134]
Halpérin, supra note 22 à la p 195, notera :
En réalité, les magistrats se sont surtout référés à l’abus de droit, à partir de 1890, sur le terrain des relations entre ouvriers et employeurs. Ils ont parlé de l’abus de droit pour interpréter la loi du 27 décembre 1890 sur la rupture unilatérale du contrat de travail à durée indéterminée et, plus encore, pour limiter la mise à l’index d’un ouvrier par un syndicat et le recours à la grève [notes omises].
Voir aussi di Robilant, supra note 19 ; Alexandre Lunel, « L'abus de droit et la redéfinition des rapports juridiques entre patrons et ouvriers en droit français (seconde moitié XIXe – premier quart XXe siècle) » (2009) 87 : 4 Rev hist dr fr & étran 515.
-
[135]
Dabin, supra note 22 à la p 19.
-
[136]
Tel que cité dans ibid à la p 34.
-
[137]
Ibid aux pp 28-29.
-
[138]
Voir François Ewald, L’État providence, Paris, Grasset, 1986.
-
[139]
Le contrôle des droits-fonction repose essentiellement sur la finalité assignée au droit par le législateur. Le critère pour le contrôle des droits égoïstes devient le caractère immoral de l’acte : le titulaire use librement de son droit, « sous la seule réserve de n’en pas faire un usage immoral, par méconnaissance de ses devoirs envers Dieu, envers le prochain, envers soi-même » [italiques dans l’original] (Dabin, supra note 22 à la p 293).
-
[140]
Sur le concept de droit de destination en droit d’auteur, voir Frédéric Pollaud-Dulian, Le droit de destination : Le sort des exemplaires en droit d’auteur, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1989.
-
[141]
Il est à noter que ce langage n’a pas perdu de son actualité, il a plutôt créé d’autres mots pour imprimer à nos actes et nos droits des limites souples. Le droit civil moderne fait une place importante à la notion de destination, par exemple. On la retrouve en droit des biens, mais aussi en droit d’auteur en tant que doctrine autonome. Voir les articles traitant de la « copropriété » dans le Code civil du Québec : art 1016, 1026, 1041, 1053, 1056, 1063, 1098, 1102 CcQ. Voir aussi Pollaud-Dulian, supra note 140. Pour une discussion sur la transposition de la doctrine française en droit d’auteur canadien, voir Théberge c Galerie d’Art du Petit Champlain inc, 2002 CSC 34 au para 63, [2002] 2 RCS 336 :
Dans la tradition civiliste, et particulièrement en France, le droit de reproduction a été interprété comme englobant non seulement le droit de faire de nouveaux exemplaires de l’oeuvre (la reproduction au sens strict), mais aussi ce que les juristes français appellent le « droit de destination ». Ce droit confère à l’auteur ou à l’artiste le droit de contrôler dans une large mesure l’utilisation des copies autorisées de son oeuvre […].
-
[142]
Roubier, supra note 14 à la p 334.
-
[143]
Ibid.
-
[144]
Carbonnier, Introduction, supra note 131 au no 162.
-
[145]
Roubier, supra note 14. Roubier indique encore que « lorsqu’on oppose la liberté aux droits au sens propre du mot, il s’agit d’une prérogative qui ouvre à son bénéficiaire, s’il le désire, un accès inconditionné aux situations juridiques, qui se placent dans le cadre de cette liberté » [italiques dans l’original] (ibid à la p 147). Pour les théoriciens des droits subjectifs, au moins pour ceux qui se réclament privatistes, ces droits individuels ne sont pas des droits subjectifs. Voir Georges Ripert et Jean Boulanger, Traité élémentaire de droit civil de Planiol, t 2, 4e éd, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1952 à la p 347 [Ripert et Boulanger, Traité élémentaire], les auteurs précisant que l’on ne peut abuser que d’un droit défini et délimité et non d’une liberté d’action. Les droits du particulier, dans une perspective étatiste, appartiennent au fond au droit public. Cela ne veut pas dire que le titulaire soit sans recours contre l’excès de pouvoir — on appréciera encore une fois la nuance dans le langage —, mais seulement que l’individu ne dispose pas de droit pleinement défini contre l’État dans les domaines d’intérêt public.
-
[146]
Josserand, De l’esprit des droits, supra note 2 aux pp 214 et s.
-
[147]
Ibid à la p 214.
-
[148]
Henri Capitant, « Sur l’abus des droits » (1928) 27 RTD civ 365 aux pp 371-72. Voir aussi Dabin, supra note 22 à la p 276.
-
[149]
Voir Amselem, supra note 99.
-
[150]
Josserand, De l’esprit des droits, supra note 2 à la p 2.
-
[151]
Ibid à la p 418.
-
[152]
Art 177 et s CcQ.
-
[153]
Dabin, supra note 22 à la p 241.
-
[154]
Ibid.
-
[155]
Ibid à la p 269.
-
[156]
Josserand, De l’esprit des droits, supra note 2 aux pp 394-95.
-
[157]
Le thème du motif légitime est récurrent dans l’oeuvre de Josserand. Voir Louis Josserand, Les mobiles dans les actes juridiques de droit privé : Essais de téléologie juridique, vol 2, Dalloz, Paris, 1928.
-
[158]
Antoine Pirovano, « La fonction sociale des droits : Réflexions sur le destin des théories de Josserand » (1972) 12 D Chron 17 à la p 17 :
C’est ainsi que les auteurs, dans leur grande majorité, voient dans l’abus de droit une pure application des principes généraux de la responsabilité civile. L’abus serait simplement la faute commise dans l’usage des droits. Ainsi replacé « dans le cadre traditionnel de la faute », le problème ne doit « plus inquiéter personne »
citant Henri Mazeaud, Léon Mazeaud et André Tunc, Traité théorique de la responsabilité civile délictuelle et contractuelle, t 2, 6e éd, Paris, Montchrestien, 1965 au no 580 -
[159]
Josserand, De l’esprit des droits, supra note 2 à la p 333. Josserand attribue ainsi les critiques à la « pauvreté de notre terminologie » (ibid). Dans un langage plus fleuri, Josserand écrira encore que « [l]es droits ne sont pas au-dessus du Droit ; ils doivent s’insérer dans son cadre, se réaliser sous son “climat” » (ibid à la p 327).
-
[160]
Boris Starck, Essai d’une théorie générale de la responsabilité civile considérée en sa double fonction de garantie et de peine privée, Paris, Rodstein, 1947. Une nuance se doit d’être apportée ici, puisque les dommages punitifs sont désormais acceptés en droit civil.
-
[161]
Le droit anglais verra ici un rapport non d’obligation, mais de devoir — duty, ce qui, au fond, revient généralement au même. Le terme « obligation » en droit civil doit être pris au sens de devoir juridique imposé par la loi générale.
-
[162]
Ripert et Boulanger, Traité élémentaire, supra note 145 à la p 347. Voir aussi Roubier, supra note 14 aux pp 97-98 : « [N]ous n’éprouverons en effet aucun embarras à dire qu’il y a évidemment dans toute faute, l’idée d’un manquement à un devoir. Pour qu’on puisse reprocher à quelqu’un une faute, il est nécessaire qu’il se soit conduit autrement qu’il l’aurait dû faire » [notes omises].
-
[163]
Starck, supra note 160 à la p 7.
-
[164]
Josserand d’ailleurs sera l’un des artisans de la modernisation du régime de la responsabilité civile pour inclure celle du fait des choses inanimées, une responsabilité décalée de celle fondée sur la faute. Voir Daniel Jutras, « Louis and the Mechanical Beast or Josserand’s Contribution to Objective Liability in France » dans Ken Cooper-Stephenson et Elaine Gibson, dir, Tort Theory, North York (Ont), Captus, 1993, 317.
-
[165]
Porcherot, supra note 3 à la p 138. Dabin est également de cet avis :
L’usage d’un droit en conformité avec la loi échappe d’emblée à toute qualification d’illégalité, y compris la qualification de faute, qui n’est qu’une forme d’illégalité. Ceci toutefois ne résout pas le problème de l’abus. Nécessairement exempt de faute, l’acte constitutif de l’usage d’un droit est néanmoins susceptible d’abus [italiques dans l’original]
Dabin, supra note 22 à la p 285 -
[166]
Ciment Saint-Laurent, supra note 20 au para 26.
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[167]
Halpérin, supra note 22 aux pp 191 et s.
-
[168]
Lévy, Vision socialiste, supra note 101 à la p 45.
-
[169]
Ibid.
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[170]
Ibid.
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[171]
Ibid à la p 48.
-
[172]
Josserand, De l’esprit des droits, supra note 2 aux pp 364 et s.
-
[173]
Ripert et Boulanger, Traité élémentaire, supra note 145 à la p 347.
-
[174]
Josserand, De l’esprit des droits, supra note 2 à la p 358.
-
[175]
Dans Ciment Saint-Laurent, supra note 20 au para 34, la Cour suprême écrit :
Il faut encore qu’une infraction prévue pour un texte de loi constitue aussi une violation de la norme de comportement de la personne raisonnable au sens du régime général de responsabilité civile de l’art. 1457 C.c.Q. (Union commerciale Compagnie d’assurance c. Giguère, [1996] R.R.A. 286 (C.A.), p. 293). La norme de la faute civile correspond à une obligation de moyens. Par conséquent, il s’agira de déterminer si une négligence ou imprudence est survenue, eu égard aux circonstances particulières de chaque geste ou conduite faisant l’objet d’un litige. Cette règle s’applique à l’évaluation de la nature et des conséquences d’une violation d’une norme législative.
De plus, il peut paraître difficile de classer les recours civils prévus par les lois spéciales au sein de cette catégorie, ceux prévus pour contrefaçon par exemple. Ces recours sont-ils des actes illégaux au sens où l’entend Josserand ? Éclipsent-ils partiellement ou totalement la responsabilité de droit commun ? Le problème auquel il est fait allusion ici est celui de l’application résiduelle des règles générales de responsabilité civile pour des situations déjà couvertes par une responsabilité spéciale — ce qu’en droit civil belge, notamment, on identifie comme « l’effet réflexe ». Voir Pierre-Emmanuel Moyse, « Le Club des cinq et les mystères du droit de la concurrence » (2009) 21 : 2 CPI 487.
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[176]
Josserand, De l’esprit des droits, supra note 2 à la p 361. Josserand traite d’ailleurs de la chose, non sans équivoque, puisqu’il distinguera l’acte abusif de l’acte excessif, auquel appartient le trouble de voisinage. Selon lui, la responsabilité du propriétaire en sa qualité de voisin « s’explique, non par une fausse direction imprimée au droit », ce qui est le propre de l’abus, « mais par l’intensité même du dommage causé » (ibid à la p 21).
-
[177]
Art 976 CcQ. Ciment Saint-Laurent, supra note 20 au para 86 :
Malgré son caractère apparemment absolu, le droit de propriété comporte néanmoins des limites. Par exemple, l’art 976 C.c.Q. établit une autre limite au droit de propriété lorsqu’il dispose que le propriétaire d’un fonds ne peut imposer à ses voisins de supporter des inconvénients anormaux ou excessifs. Cette limite encadre le résultat de l’acte accompli par le propriétaire plutôt que son comportement. Le droit civil québécois permet donc de reconnaître, en matière de troubles de voisinage, un régime de responsabilité sans faute fondé sur l’art. 976 C.c.Q. […].
-
[178]
Josserand, L’esprit des droits, supra note 2 à la p 359.
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[179]
Ibid.
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[180]
Selon un raisonnement différent, voir Emmanuel Lévy, « Responsabilité et contrat » (1899) 48 Revue critique de législation et de jurisprudence 361.
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[181]
Josserand, De l’esprit des droits, supra note 2 aux pp 400-01.
-
[182]
Roubier, supra note 14 à la p 332.
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[183]
Il en est ainsi en matière de contrefaçon des droits de propriété intellectuelle : l’intention de nuire du contrefacteur n’a pas à être recherchée. L’article 27(3) de la Loi sur le droit d’auteur prévoit par exemple qu’eu égard au recours en importation, « le fait que l’importateur savait ou aurait dû savoir que l’importation de l’exemplaire constituait une violation n’est pas pertinent » : Loi sur le droit d’auteur, LRC 1985, c C-42, art 27(3).
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[184]
À côté de trois autres critères : l’intention de nuire ou le critère intentionnel, la faute dans l’exécution ou le critère technique et le détournement du droit de sa fonction sociale ou le critère social ou finaliste. Voir Josserand, De l’esprit des droits, supra note 2 à la p 366.
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[185]
[J]e suis encore libre d’user de mon droit dans toute son étendue, mais je ne peux le faire qu’à la condition de poursuivre un but conforme à la destination sociale et économique de ce droit
Porcherot, supra note 3 à la p 157 -
[186]
Josserand, De l’esprit des droits, supra note 2 à la p 376.
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[187]
Ibid à la p 387.
-
[188]
Ibid à la p 407. Ce thème de l’évolution du droit est un thème de prédilection pour les tenants de la méthode scientifique. Les auteurs Duncan Kennedy et Marie-France Belleau ont très bien su décrire le projet de Gény et de certains de ses contemporains. Voir Duncan Kennedy et Marie-Claire Belleau, « François Gény aux États-Unis » dans Claude Thomasset, Jacques Vanderlinden et Philippe Jestaz, dir, François Gény : mythe et réalités : 1899-1999, centenaire de méthode d’interprétation et sources en droit privé positif, essai critique, Montréal, Yvon Blais, 2000, 295 aux pp 297-98 [Kennedy et Belleau, Mythe]. Encore une fois, c’est le rôle du juge, à côté de la doctrine, qui est mis de l’avant.
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[189]
Dabin, supra note 22 à la p 291.
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[190]
Ibid à la p 292.
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[191]
Voir Kennedy et Belleau, Mythe, supra note 188. Outre les travaux de Gény, on peut encore citer Heck, Holmes et al : Philipp Von Heck, Die Entstehung der Lex Frisionum, Stuttgart, Verlag von W Kohlhammer, 1927 ; Oliver Wendell Holmes, The Common Law, Boston, American Bar Association, 2010 ; Oliver Wendell Holmes, « Law in Science, and Science in Law » (1899) 12 Harv L Rev 7 ; Benjamin N Cardozo, The Paradoxes of Legal Science, New York, Columbia University Press, 1928.
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[192]
Il s’agit d’un thème particulièrement développé dans René Demogue, Notions fondamentales de droit privé : un essai critique, Paris, Rousseau, 1911.
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[193]
Cette seconde partie paraitra dans le prochain numéro de la Revue : (2012) 58 : 1 RD McGill.