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Dans son étude approfondie du discours juridique de l’État moderne, William E. Conklin se penche sur la crise sous-jacente à la tradition analytique qui, malgré son caractère perturbant, est toujours subrepticement passée sous silence. Selon Conklin, la conception analytique du droit se heurte fondamentalement à une abstraction originelle quant au fondement de légitimation de l’ordre juridique. Sous ce point de vue, l’approche phénoménologique de Conklin vise à dépasser les limites posées par la tradition analytique dans la compréhension de l’ordre juridique.

Il s’agit, dans cette perception analytique, de l’abstraction concernant la nature même du fondement de légitimation de l’ordre juridique qui, sans appartenir à la sphère du Da-sein[1] (être-là), est mystérieusement attribué à un certain domaine abstrait tel que l’état de nature (Hobbes)[2], une volonté pure (Kant)[3] ou même une Grundnorme (Kelsen)[4] du langage juridique.

Dans cette perspective analytique, l’origine « légitimante »[5] est toujours évoquée comme un fondement extérieur à l’ordre juridique, et du même coup, pensée comme étant inaccessible, transcendante, sans figure et invisible. Tout se passe comme si, pour maintenir l’image de l’autorité « autorisante », le créateur ultime des lois devait se retirer de l’ordre juridique comme la cause de toutes les causes, intemporelle et sans ouverture au monde réel. En effet, comme l’explique Conklin, bien plus que par une autorité découlant de l’auteur des lois comme auteur-ité[6] d’un roi, c’est par sa transcendance et son inaccessibilité que l’origine « légitimante » maintient sa force contraignante.

À cet égard, la question se pose : comment se fait-il que l’origine « autorisante » de l’ordre juridique reste indéterminée? C’est une problématique qui est conçue dans la tradition analytique comme étant hors de la cible humaine et à laquelle Derrida réagit comme étant « un spectre sans corps et sans âme »[7]. Or, pour Conklin, puisque nous vivons cette autorité, il doit y avoir un moyen de la déterminer. La question devient donc : comment déterminer l’indéterminé?

Dans les pas de Lon Fuller[8], et inspiré par Husserl[9] et Saussure[10], la démarche de Conklin consiste à penser le droit dans son rapport avec le monde phénoménal, c’est-à-dire à le définir comme un langage. Il s’agit de caractériser le mode d’être du droit selon le rapport signifiant-signifié du phénomène linguistique de telle sorte que le droit ne soit rien d’autre qu’un langage. Effectivement, cette nouvelle caractérisation du sens du langage juridique permet à Conklin de dépasser la passivité dissimulée dans la conception analytique qui cherche le sens de l’énoncé juridique du côté du signifié. Autrement dit, si dans la perspective d’un Vicomte Haldane les textes juridiques sont tenus pour des faits dotés d’un caractère objectif dont l’interprétation est déterminée par la législature, la lecture de Conklin[11] vise à exposer dans quelle mesure les vécus et les attentes du lecteur introduisent du sens à chaque mot dans des expressions telles que « la paix, l'ordre et le bon gouvernement »[12].

De ce point de vue, lorsque l’expert juridique cherche à placer les coordonnées des faits sous des catégories dites « objectives », il ne le fait qu’au prix de ce que Conklin appelle « la dissimulation des sujets vivants »[13]. Cette interprétation analytique donne lieu à une double abstraction des sujets. Non seulement l’expert se borne à une interprétation « objectivante » des faits pour se tenir au cadre de la constellation des signes juridiques autorisés, mais qui plus est, le monde en première personne[14] de la victime se trouve réduit à un monde foncièrement impersonnel. Plus précisément, comme Conklin le met en évidence à plusieurs reprises, le discours juridique moderne ne peut pas échapper à une double abstraction corrélative qui est inhérente à la nature du langage juridique. En réalité, pour comprendre cette double abstraction dans toute sa radicalité, il faut d’abord prendre au sérieux la caractérisation du droit en tant que langage.

Répétons-le, il s’agit ici non pas du droit comme langage, mais d’un langage juridique. La signification d’un signe écrit est à chercher dans ce que Husserl appelle « l’acte donateur de sens »[15]. Bref, c’est le lecteur qui vient animer le sens d'un énoncé par son vécu, ses attentes et pour utiliser le terme de Gadamer, ses « Praejudiciae »[16]. En effet, il n’est guère étonnant qu’un seul énoncé, animé par deux sujets (deux lecteurs, deux interprètes) avec des vécus foncièrement différents, ne soit jamais le même. Car un énoncé n’est l’énoncé qu’il est qu'en étant mon énoncé. De ce point de vue, Conklin remarque clairement que l’expert de l’État moderne traitant le texte comme ayant une signification objective et indépendante opère la première abstraction de ses propres vécus et attentes en interprétant les faits présentés uniquement dans « la constellation privilégiée de termes »[17]. Car, au fond, hors de cette constellation privilégiée et « objective », les mots sont traités comme dénués de sens ou du moins, comme non pertinents dans le domaine juridique.

Par ailleurs, le langage juridique de l’État moderne opère la deuxième abstraction par l'adoption d’un discours indirect. Comme l’explique Conklin, l’expert juridique apprend, dès le départ, à la faculté professionnelle de droit, à toujours utiliser la voix passive et le discours indirect. En effet, le récit de souffrance des sujets n’est jamais raconté en première personne. Ce récit est toujours reconstruit par un autre sujet qui n’a pas vécu la même souffrance, et du même coup, qui ne peut pas avoir les mêmes « praejudiciaes »[18] — ce qui a comme conséquence grave de dissimuler la souffrance, tenue pour secondaire. C’est pourquoi, écrit Conklin, « la faculté professionnelle de droit aide à produire la dissimulation de la souffrance »[19]. Il s’ensuit que par le discours indirect, comme le remarque Renaud Barbaras, le monde juridique moderne glisse d’un monde de la première personne à un monde impersonnel[20].

La démarche de Conklin consiste à détourner le regard du discours juridique moderne du corps objectif vers le corps phénoménal, c’est-à-dire le corps propre. Il s’agit d'un corps qui expérimente la vie, qui sent, qui est affecté et qui souffre en première personne. Ce corps propre c’est mon corps phénoménal et non pas un corps objectif qui se donne au regard d’autrui. C’est pour cette raison qu’il écrit, dans son huitième essai : « Le corps dont je parle est un corps phénoménal et non notre masse physico-chimique »[21]. En effet, nous voyons comment Conklin, par ce renouveau du droit en tant que langage juridique, met en perspective la perte du monde phénoménal dans le discours juridique de l’État moderne, c’est-à-dire le monde en première personne et, pour tout dire, le monde que je suis seul à vivre[22].

Il s’agit en toute rigueur d’un corps qui n’est corps que parce qu’il est propre. Autrement dit, la nature du corps phénoménal est de chercher dans le propre comme mon corps qui m’appartient et qui me permet de vivre ma vie. Bref, avant d'être un corps, il est mon corps de telle sorte qu’il faut rigoureusement chercher le sens de Jemeinigkeit[23] heideggérienne avant tout dans le corps phénoménal comme propre à moi. C’est d’un discours à la première personne qui va à l’encontre de l’enseignement juridique de l’État moderne dans lequel, comme l'écrit Conklin : « Le corps vivant phénoménal de l’étudiant (et sans doute celui du professeur aussi) est élagué. Les expériences phénoménales d’un sujet vivant sont cachées, dissimulées, étouffées, emprisonnées dans un genre secondaire qui doit en fin de compte imposer les chaînes privilégiées »[24]. Ces lignes énoncent clairement la conception traditionnelle de l’État moderne qui consiste à réduire le monde phénoménal à un monde physique. Plus précisément, de même que les textes juridiques sont traités dans l’État moderne comme des réalités indépendantes du sujet, de même le monde entier est saisi comme un monde en soi, c’est-à-dire un monde physique et objectif qui ne dépend pas du sujet, dans lequel les pensées et les souffrances du sujet sont dissimulées, et où le sujet pour sa part est tragiquement chosifié.

Par ailleurs, nous explique Conklin dans son dernier essai de l’ouvrage « Une théorie phénoménologique des droits humains de l’étranger », ces défis se manifestent à une échelle plus large dans l’élaboration du droit de la personne. En réalité, dans l’État moderne, la notion de personne est prédéfinie par ce regard chosifiant du langage juridique. De cette manière, toute tentative de définir la personne est vouée à l’échec parce que le langage juridique définissant cette personnalité, c’est-à-dire l’être de la personne, fait abstraction des vécus de la personne. Autrement dit, le langage juridique des droits de la personne essaie d'accéder aux souffrances de la personne en commençant par la fin. Il essaie d’accéder au propre en commençant par le corps substantiel. Toutefois, le corps substantiel et chosifié ne donne aucun accès aux vécus de la personne. Pour utiliser le langage de Merleau-Ponty[25] élaboré par Renaud Barbaras[26], c’est une peine toujours déjà perdue. Plus précisément, dans sa tentative pour définir la personne, le langage juridique moderne ne pose pas la question de qui est la personne mais la question de ce qu'est (ce quoi est) la personne. En effet, c’est par ce changement subreptice de qui par ce qu'est que ce langage juridique parvient à faire abstraction de ce grâce à quoi la personne est la personne, à savoir ses vécus dans son monde personnel. C’est pour cette raison que Conklin se sert du terme d’Uexküll : le Umwelt[27]. Le Umwelt désigne le monde qui entoure le sujet et qui devient le champ de ses vécus personnels. Au contraire, le discours juridique de l’État moderne essaie de globaliser ce Umwelt pour conférer à toutes les personnes, dans le monde entier, les mêmes droits, et pour ce faire, il se voit obligé de faire abstraction des vécus « non pertinents » de chaque individu. Toutefois, à partir du moment où le qui de l’individu est changé par ce qu'est, il devient très facile pour le langage juridique international de définir l’être humain dans les frontières objectives dites nationales. Encore une fois, ce monde devient le monde de la science avec des composants qui sont indépendants du sujet situé, des dimensions physiques dans un espace géométrique.

Or, comme le remarque Renaud Barbaras, l’espace n’est jamais géométrique pour l’être humain[28]. Comme la personne ne vit pas le monde objectif, son Umwelt n’est pas construit de manière objective, mais de manière strictement et radicalement subjective. Comme le montre Conklin, il suit de cette définition « objectivante » que ce qui n’est pas placé dans ces frontières n’est pas une personne mais un absolu étranger. Simplement, le corps phénoménal (une personne), comme l’élabore Barbaras, a un lieu mais pas une place[29].

La pensée de Barbaras, éminemment pertinente au sujet de l’étude de Conklin, mériterait une analyse très approfondie qu'il ne nous est pas possible de mener dans ce court essai. Notons brièvement que Barbaras entend que le corps objectif, c’est-à-dire le corps substantiel, est seulement là où il est de sorte qu’il se confond de manière circonscrite avec sa place. Il est à sa place et non pas ailleurs. Par exemple la pierre est placée dans un espace circonscrit et non pas à un autre endroit. Elle n’est pas localisée dans le monde, car elle est à sa place. En revanche, décrit Barbaras, notre corps, c’est-à-dire le corps phénoménal, est là où il s’investit : le corps propre est là où il est actif de telle sorte qu’il n’a pas de place, car il est constamment en mouvement. C’est pour cette raison que Barbaras conclut que le seul mode d’être de ce corps est le mouvement[30]. C’est aussi dans cette perspective qu’il interprète l’énoncé bergsonien « mon corps s'étend jusqu'aux étoiles ». Car le corps substantiel est là où il est, mais c’est mon corps phénoménal qui est là où il s’investit. Bref, contrairement à la conception du langage juridique moderne, le corps phénoménal n’est pas où il est situé, mais il est là où il occupe un lieu par son investissement.

Par ailleurs, cette élaboration originale de Barbaras concernant la place en opposition au lieu, et le placement en opposition à l’occupation, lui permet de mettre en évidence comment l’identité de l’autre dépend de mon investissement dans l’autre. Si je m’investis dans l’existence phénoménale (c’est-à-dire expérientielle) de l’autre, son corps excède ontologiquement sa place. L’autre devient le centre de ma vie, il est partout dans mon Umwelt. Au contraire, comme le démontre subtilement Conklin dans son dernier essai, si la personne est définie par son corps substantiel, sans égard pour ses vécus personnels, il reste à jamais un étranger. Autrement dit, c’est parce que l’étranger échappe à ma définition de la personne comme un national dans des frontières objectives qu’il échappe au statut de la personne. C’est pourquoi, écrit Conklin, l’étranger demeure dans un angle mort « causé par un sens spécial de l’espace et du temps, [qui] produit le spectre d’un étranger qui n’est ni légal ni illégal »[31]. En effet, les statuts légaux (nationaux) ou illégaux (qui n’ont pas de droit de résidence dans les territoires) sont seulement attribuables aux personnes, mais ce qui n'est ni légal ni illégal (par exemple, un résident non intégré ni assimilé) est celui qui est réduit au statut de la matière (Vorhandenheit)[32] avec laquelle toute communication s’avère impossible. En un mot, l’étranger demeure l’autre comme l’a conçu Levinas, c’est-à-dire pleinement autre, et ceci, sans horizon de totalité[33].

Autant dire, pour conclure, que ce n’est que par ce nouvel investissement au sens du droit en tant que langage juridique que le savoir oublié de l’expérience existentielle du sujet peut être récupéré au sein du discours juridique. À cet égard, le fait, pour Conklin, de mettre en évidence les lacunes de ce langage juridique de l’État moderne, ouvre remarquablement la voie pour le droit à la première personne c’est-à-dire un système juridique en première personne et c’est dans ce champs phénoménologique que Le savoir oublié de l’existence des lois se donne à lire.