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[L]orsque le législateur a conféré à un tribunal [...] une compétence spécialisée, l’expertise de ce tribunal ou de l’organisme en question doit être respectée[1].

Introduction

Avant que ne soit institué le Tribunal des droits de la personne en 1990[2], certains critiquaient la relative timidité des tribunaux de droit commun dans leur application de la Charte des droits et libertés de la personne[3] (ci-après « Charte québécoise »). Depuis, l’impulsion qu’a donnée le Tribunal à la Charte québécoise, en général, et à sa norme d’égalité, en particulier, fait largement consensus[4]. Il arrive même que les tribunaux de droit commun et les tribunaux administratifs s’inspirent de la jurisprudence du Tribunal fondée sur la Charte québécoise, notamment en matière de harcèlement et de discrimination[5].

Qu’il s’agisse du président du Tribunal, d’un autre juge de la Cour du Québec appelé à y siéger ou des assesseurs qui les assistent, tous sont nommés du fait qu’ils « ont une expérience, une expertise, une sensibilisation et un intérêt marqués en matière de droits et libertés de la personne »[6]. Cette spécialisation avérée explique sans doute pourquoi, aux termes de l’article 109 de la Charte québécoise, une cour supérieure ne peut exercer son pouvoir de révision et de contrôle contre le Tribunal « [s]auf sur une question de compétence »[7].

Toutefois, l’article 132 de la Charte québécoise prévoit la possibilité d’en appeler « à la Cour d’appel, sur permission de l’un de ses juges, d’une décision finale du Tribunal »[8]. De l’entrée en fonction du Tribunal, le 10 décembre 1990, au 15 avril 2015, les juges de la Cour d’appel ont refusé trente-trois (33) requêtes pour permission d’en appeler à l’encontre de décisions finales du Tribunal et en ont accueillies quarante-sept (47)[9]. Pendant cette même période, la Cour a tranché l’appel sur le fond dans quarante-cinq (45) cas. À trente (30) de ces occasions, c’est-à-dire dans plus des deux tiers des cas (66,7 %), la Cour a infirmé, en tout ou en partie, la décision finale du Tribunal à la faveur de la personne ou de l’organisme à qui la discrimination avait été imputée. Cette proportion demeure considérable compte tenu du fait que, dans l’exercice de son rôle général de traitement, de gestion et de filtrage des plaintes de discrimination[10], la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse ne saisit le Tribunal que des demandes pour lesquelles elle n’est pas parvenue à obtenir un règlement[11] et qui lui paraissent, après enquête[12], suffisamment bien fondées[13].

Il faut donc reconnaître qu’il existe une tension entre la Cour d’appel du Québec et le Tribunal et, plus généralement, entre les cours de justice et les tribunaux des droits de la personne. Certains juges mettent en doute l’expertise réelle de ces tribunaux puisque, traditionnellement, la déférence à l’égard de l’interprétation d’une loi s’acquiert parce que certains organismes possèdent une expertise dans l’administration de régimes législatifs jugés complexes[14]. Il faut dire que la retenue judiciaire à l’égard des instances spécialisées s’explique plutôt par la reconnaissance, par la Cour suprême du Canada, du fait que l’interprétation des lois n’est pas une science exacte et qu’une même disposition législative peut mener à plus d’une interprétation valide. Dès 1979, dans l’arrêt S.C.F.P. c. Société des Alcools du Nouveau-Brunswick, le juge Dickson, au nom de la Cour suprême, incite les juges généralistes à faire preuve de déférence à l’égard des tribunaux spécialisés lorsque ceux-ci interprètent une loi qui ressort de leur expertise particulière[15]. Selon l’arrêt S.C.F.P., les tribunaux spécialisés sont aptes à rendre des décisions parfaitement rationnelles lorsqu’ils interprètent leur propre loi constitutive parce que leurs membres ont acquis une expertise et une expérience en la matière et non parce que le régime qu’ils mettent en oeuvre est complexe. C’est un signal puissant voulant que les cours de justice ne disposent pas du monopole de l’interprétation des lois et qu’évaluer la justesse des conclusions du tribunal spécialisé ne soit pas toujours souhaitable.

La thèse que nous défendrons part de cette idée centrale, développée par le juge Dickson dans l’arrêt S.C.F.P., selon laquelle les tribunaux judiciaires devraient faire preuve de retenue lorsqu’il existe de bonnes raisons de le faire, l’expertise étant le facteur le plus important à prendre en compte. Ainsi, notre thèse veut que le critère de la raisonnabilité doive s’appliquer aux décisions du Tribunal malgré la présence, dans la Charte québécoise, d’un droit d’appel. Comme l’a affirmé le juge Iacobucci dans l’arrêt Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., l’appel à l’encontre d’une décision d’un tribunal spécialisé ne saurait être confondu avec l’appel d’un jugement d’un tribunal civil de première instance[16].

Pour étayer notre position, nous exposerons d’abord la jurisprudence de la Cour d’appel en ce qui concerne la norme de contrôle appliquée aux décisions du Tribunal. Cette analyse révèlera que cette cour ne fait, pour ainsi dire, preuve d’aucune retenue judiciaire à l’égard des décisions du Tribunal (I). Nous examinerons ensuite la jurisprudence de la plus haute cour du pays, plus particulièrement celle ayant trait au concept de la spécialisation des fonctions. Tout en reconnaissant l’expertise des différents tribunaux spécialisés, une majorité de juges de la Cour suprême du Canada hésite à se laisser guider pleinement par ce concept à l’égard des décisions des tribunaux des droits de la personne. Enfin, nous terminerons cette analyse en suggérant que cette vision restrictive de la spécialisation des tribunaux des droits de la personne, dont celle de la Cour d’appel du Québec à l’égard du Tribunal des droit de la personne, a été affaiblie par l’arrêt Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Whatcott dans lequel la Cour suprême pave la voie au développement d’une nouvelle relation entre les tribunaux des droits de la personne et les cours de justice[17], décision dont devrait impérativement s’inspirer la Cour d’appel du Québec (II).

I. L’exercice de la compétence d’appel de la Cour d’appel du Québec à l’encontre des décisions du Tribunal des droits de la personne : d’une certaine confusion à un interventionnisme certain

A. Les arrêts Québec Cartier et Dhawan

La Cour d’appel du Québec s’est prononcée pour la première fois sur la question de la norme de contrôle applicable aux décisions finales du Tribunal dans l’arrêt Québec (Commission des droits de la personne) c. Cie minière Québec Cartier (re Blais)[18]. Après 29 ans de service au sein de l’entreprise, un salarié âgé de 60 ans, a été licencié en raison de la fusion de son poste avec un autre. Il a été admis en preuve que le titulaire de cet autre poste ne pouvait pas accomplir l’ensemble des tâches qui y étaient liées. L’employeur a dû confier une partie des tâches à un subalterne du plaignant. Il a été aussi admis en preuve que l’employeur avait licencié, ces dernières années, des salariés âgés de 53 à 62 ans. La juge Rivet a donc conclu que le licenciement du salarié était un acte discriminatoire fondé sur l’âge, contrevenant ainsi à la Charte québécoise. Conséquemment, elle a ordonné à l’employeur de verser au salarié une somme de 127 000 $ à titre de dommages matériels et moraux[19].

La cause a été portée en appel. La principale question était alors celle de savoir si l’âge du salarié était la raison véritable de son licenciement. Le juge Beauregard, qui rédige l’opinion majoritaire de la Cour d’appel, se préoccupe bien peu du raisonnement du Tribunal. Il répond essentiellement à la question en litige en substituant son opinion à celle de la juge de première instance, comme il l’aurait fait face à une décision susceptible d’appel de plein droit prononcée par la Cour du Québec ou la Cour supérieure[20]. On cherche en vain, dans son opinion, la moindre reconnaissance de la spécialisation ou de la spécificité du Tribunal. Dans des motifs concourants, la juge Otis examine pour sa part la norme de contrôle qui devrait être applicable aux décisions du Tribunal. En citant le juge Gonthier dans l’arrêt Bell Canada c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes)[21], la juge Otis soutient que même si un droit d’appel est prévu, la Cour doit tenir compte de l’expertise du Tribunal[22]. Tout en reconnaissant qu’on devrait faire preuve de retenue à l’égard des conclusions du Tribunal, la juge Otis atténue cette proposition en affirmant que « le degré de retenue dont le tribunal d’appel devra faire preuve envers les déterminations du tribunal administratif est susceptible de varier en fonction de la nature des questions soumises »[23].

La juge Otis reconnaît ainsi l’expertise du Tribunal tout en la limitant aux simples questions de fait en raison de l’arrêt Canada (PG) c. Mossop[24], dans lequel le juge La Forest restreint « [l]’expertise [...] [des] tribuna[ux] des droits de la personne [à] l’appréciation des faits [...] dans un contexte de droits de la personne »[25].

L’arrêt Genova et Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Dhawan[26] est intéressant à cet égard. Dans cette affaire, le Tribunal avait condamné un professeur d’université à verser la somme de 7 000 $ à la victime, une secrétaire, pour cause de harcèlement sexuel au travail[27]. La question en litige était celle de savoir si le Tribunal avait appliqué les bons éléments constitutifs du harcèlement sexuel. Rédigeant les motifs majoritaires, le juge Delisle s’en tient à la norme qu’avait énoncée la juge Otis dans l’arrêt Québec Cartier[28]. Ainsi, comme la définition du harcèlement sexuel est une question générale de droit, la Cour devait évaluer la décision du Tribunal quant à sa justesse. Toutefois, ce qui retient l’attention dans l’opinion succincte du juge Delisle, est le fait qu’il examine la substance du raisonnement du Tribunal. Autrement dit, il accorde une importance à la justification de la décision sans substituer son opinion à celle du Tribunal[29].

B. Retour en arrière : norme applicable à un simple appel d’une décision d’un tribunal général

Dans une série d’arrêts subséquents, la Cour d’appel change complètement de direction en revenant à l’application de la norme applicable à un simple appel d’une décision d’un tribunal de première instance[30]. De fait, la Cour d’appel revient au degré d’intervention dont elle faisait preuve avant que la juge Otis ne suggère une voie nouvelle dans l’arrêt Québec Cartier[31].

Deux facteurs peuvent expliquer ce retour en arrière. Premièrement, la Cour suprême ne s’est jamais prononcée sur la question de la norme de contrôle applicable aux décisions finales du Tribunal lorsque celles-ci ont été contestées devant elle[32]. En fait, la Cour n’effleure même pas la question. Il n’est donc pas surprenant que la Cour d’appel n’ait pas continué d’explorer la voie suggérée par les juges Otis, dans l’arrêt Québec Cartier, et Delisle, dans l’arrêt Dhawan. Deuxièmement, la Cour suprême rend difficile la conceptualisation de la norme de contrôle applicable à un appel et celle applicable à la révision judiciaire d’une décision d’un tribunal spécialisé puisque les deux approches se concentrent essentiellement sur la nature de la question en jeu[33].

Dans l’arrêt Southam, le juge Iacobucci réexamine, au nom de la Cour suprême, les principes de common law applicables à la révision judiciaire. L’essentiel du jugement repose sur l’idée générale que l’expertise d’un tribunal doit être respectée, et ce, même lorsque la loi constitutive du tribunal spécialisé prévoit un droit d’appel. Pour ce faire, les juges doivent faire preuve de retenue en accordant une attention particulière à la substance de la décision rendue par le tribunal spécialisé[34]. Le tribunal d’appel doit donc se concentrer notamment sur la nature de la question en cause afin de déterminer le degré de retenue dont il doit faire montre[35]. De façon générale, la retenue s’impose lorsque le tribunal spécialisé interprète sa propre loi constitutive puisque « l’objet de la [l]oi est [alors] mieux servi » en raison de son expertise[36]. La retenue judiciaire est de mise également devant les conclusions de fait et les conclusions mixtes de droit et de fait du tribunal spécialisé[37]. Autrement dit, la cour d’appel ne peut faire preuve d’une aussi grande retenue lorsqu’il existe un droit d’appel. Toutefois, elle doit manifestement tenir compte de l’expertise du tribunal spécialisé.

Dans ce contexte, et ce même depuis que l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick[38] a été prononcé, il devient difficile de distinguer la norme applicable à un simple appel, explicitée par la Cour dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen[39], et celle applicable lors de la révision judiciaire d’une décision d’un tribunal spécialisé. Lors d’un appel, la cour se concentre sur la nature de la question soumise pour déterminer le contrôle qu’elle doit exercer. En présence d’une question de droit, la norme est celle de la décision correcte, alors qu’en présence d’une question de fait ou d’une question mixte de droit et de fait, la norme est celle de l’erreur manifeste et dominante. Le juge de première instance n’a droit à la retenue que pour ses conclusions factuelles et ses conclusions mixtes de droit et de fait puisque l’on reconnaît son expertise à l’égard des faits[40]. Quant à son interprétation des lois, elle doit être juste[41]. En fait, la principale distinction d’avec l’appel de décisions de tribunaux de droit commun provient du fait que, lorsqu’une cour de justice révise une décision d’un tribunal spécialisé, certaines questions de droit méritent la retenue judiciaire[42]. Or, cette distinction ne semble pas s’appliquer aux tribunaux des droits de la personne puisque la Cour suprême a restreint leur expertise à l’appréciation des faits[43].

Alors qu’est-ce qui distingue fondamentalement la norme appliquée à l’appel à l’encontre d’une décision d’un tribunal de première instance de celle applicable à la révision judiciaire d’une décision d’un tribunal spécialisé en droits de la personne ? En théorie, rien. C’est la raison pour laquelle le débat entourant la norme de contrôle applicable aux décisions du Tribunal des droits de la personne du Québec apparaît a priori théorique. Toutefois, prétendre que le Tribunal dispose d’une spécialisation réelle dans le traitement des questions de discrimination a une incidence pratique pour la victime et pour l’ensemble du système prévu dans la Charte québécoise, dont les objectifs principaux continuent d’être l’accessibilité et l’efficacité[44]. Somme toute, la « valeur économique » du processus institué par la réforme de 1990 s’en trouve grandement diminuée si les appels devant la Cour d’appel deviennent simplement l’occasion de substituer l’opinion de la Cour à celle du tribunal spécialisé[45]. Distinguer une problématique en référant uniquement à la nature de la question tranchée par le tribunal spécialisé mène à l’application d’une doctrine du tout ou rien. Il nous semble que la réponse devrait être plus nuancée et sensible au contexte, à la disposition législative en cause et aux objectifs généraux de la Charte québécoise, d’autant plus qu’il devient difficile de distinguer les questions de droit et les questions de fait puisque plusieurs conclusions impliquent des questions mixtes de droit et de fait[46].

C. L’arrêt Commission scolaire des Phares

Dans l’arrêt Commission scolaire des Phares c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), la Cour d’appel accentue son discours interventionniste en mettant notamment l’accent sur le droit d’appel prévu par la Charte québécoise et sur l’absence de compétence exclusive du Tribunal[47]. Cette décision concerne un jeune garçon atteint de trisomie 21 dont les parents désiraient l’intégration dans une classe ordinaire. Après audition, le Tribunal a condamné la commission scolaire à verser tout près de 20 000 $ à titre de dommages matériels et une somme de 30 000 $ à titre de dommages moraux. Il a ordonné également à la commission scolaire la mise sur pied d’un plan d’évaluation prévoyant l’intégration graduelle du jeune garçon en classe ordinaire.

La Cour d’appel devait répondre à deux questions. Premièrement, la Loi sur l’instruction publique[48] oblige-t-elle une commission scolaire à procéder à l’intégration d’un élève handicapé dans une classe ordinaire ? Deuxièmement, la conduite de la commission scolaire a-t-elle porté atteinte aux droits de l’enfant protégés par la Charte québécoise ? Pour répondre à ces questions, la Cour procède d’abord à une analyse de la norme de contrôle qu’elle doit appliquer dans les circonstances. Elle constate, d’une part, que le législateur n’a pas confié de compétence exclusive au Tribunal sur l’ensemble des droits protégés par la Charte québécoise[49]. Ainsi, une personne peut s’adresser aux tribunaux de droit commun sans devoir passer par le Tribunal. D’autre part, la Cour ajoute que l’article 132 de la Charte québécoise prévoit un droit d’appel sur permission, ce qui a pour conséquence que la Cour n’exerce pas un contrôle judiciaire, mais bien une compétence d’appel[50]. Quant à la prise en considération de l’expertise du Tribunal, la Cour conclut que la question a été tranchée par la Cour suprême dans l’arrêt Mossop : son expertise n’est reconnue que dans le contexte de l’appréciation des faits dans un contexte de droits de la personne[51]. La Cour conclut son raisonnement en affirmant que les décisions du Tribunal sont ainsi soumises aux mêmes critères d’intervention que les décisions des tribunaux de première instance sujettes à appel[52]. Conséquemment, la Cour applique à l’égard des questions de droit la justesse de l’interprétation des dispositions législatives par le Tribunal, tandis qu’à l’égard des questions de fait et des questions mixtes de droit et de fait, elle applique la norme de l’erreur manifeste et dominante[53].

En somme, même si le Tribunal est un tribunal spécialisé[54], son expertise se limite à l’appréciation des faits dans un contexte de droits de la personne[55]. Toutefois, ses décisions finales demeurent soumises aux mêmes critères que ceux applicables au contrôle des décisions des tribunaux de première instance sujettes à appel. Il nous faut ainsi constater que le droit d’appel prévu par l’article 132 de la Charte québécoise a un poids considérable aux yeux des juges de la Cour d’appel, puisque cette disposition est vue comme le reflet fidèle de l’intention intégrale du législateur[56]. Dès lors, la question suivante se pose : en quoi la reconnaissance de l’expertise du Tribunal est-elle utile si, au final, la Cour ne fait preuve d’aucune déférence à l’égard de ses décisions ? En fait, l’appel factice au respect de l’expertise semble servir une fin purement rhétorique qui fait écran à l’exercice d’une compétence d’appel essentiellement axée sur la justesse de la décision rendue par le Tribunal.

D. L’arrêt Association des pompiers de Laval

En 2011, dans l’arrêt Association des pompiers de Laval c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), la Cour d’appel entrouvre la porte à l’application possible des principes de contrôle judiciaire — dégagés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dunsmuir — au stade de l’appel à l’encontre d’une décision finale du Tribunal[57]. D’une part, elle atténue l’effet de l’arrêt Commission scolaire des Phares (2006) qui avait appliqué purement et simplement les normes d’appel aux décisions du Tribunal. Au nom de la Cour, la juge Bich mentionne « [qu’il] n’est pas impossible que cet énoncé doit être nuancé [...] mais il demeure en substance »[58]. Dans son opinion, elle jongle avec différents éléments : le mandat spécialisé du Tribunal, le droit d’appel, la clause privative et les « questions de droit d’intérêt général et d’importance pour l’ensemble du système juridique »[59].

D’abord, en ce qui concerne l’expertise du Tribunal, elle rappelle que le Tribunal « quoiqu’il ait un mandat spécialisé, n’a pas reçu du législateur une mission exclusive »[60]. Ensuite, les décisions du Tribunal peuvent faire l’objet d’un appel sur permission, conformément à l’article 132 de la Charte québécoise[61]. Cela semble militer pour l’assimilation du Tribunal spécialisé à un tribunal général de première instance Ainsi, la juge Bich écrit : « [c]omme la Cour entend également les appels des jugements rendus dans ce domaine par les cours d’instance, cela lui permet d’assurer le développement harmonieux et cohérent du droit en la matière »[62]. Enfin, devant ces considérations, la Cour accorde bien peu de poids à la clause privative — qu’elle qualifiait pourtant elle-même de « sévère » [63] autrefois — de l’article 109 de la Charte québécoise. Conséquemment, la balance penche nettement en faveur de l’application « d’une norme d’intervention analogue à celle qui s’impose dans les cas de l’appel de l’ordre judiciaire »[64].

Cependant, la Cour admet, pour une première fois, que les décisions du Tribunal ne devraient pas toutes être soumises à la norme de contrôle de la décision correcte[65]. Le constat demeure cependant sans conséquence puisque la Cour qualifie la question dont le Tribunal était saisi en l’espèce comme étant « d’importance pour le système juridique et étrangère à son domaine d’expertise »[66], c’est-à-dire une question pour laquelle le Tribunal « n’est pas investi d’une mission exclusive » et à l’égard de laquelle il « ne possède en outre pas d’expertise particulière par rapport aux cours de justice »[67]. Dans les faits, le point en litige était de savoir si les clauses de disparité de traitement (clauses dites « orphelins »), intégrées dans une convention collective liant la Ville de Laval et ses pompiers étaient contraires à la Charte québécoise. En première instance, le Tribunal avait jugé ces clauses discriminatoires. Pour en venir à cette conclusion, la juge du Tribunal avait notamment porté son regard sur la Loi sur les normes du travail[68].

Il semble pour le moins étrange d’affirmer que le Tribunal ne dispose pas de l’expertise requise pour trancher une question de discrimination. D’une part, c’est une question qui relève entièrement du mandat que lui a confié le législateur et qui relève, de plus, de l’application de sa loi constitutive. D’autre part, l’absence d’une compétence exclusive ne dépossède pas le Tribunal de son expertise en matière de discrimination. Le fait que la Charte québécoise ne reconnaisse pas une telle compétence exclusive au Tribunal semble décupler la puissance rhétorique de la Cour. Ainsi, tout en affirmant la spécialisation du Tribunal, elle la banalise en se déclarant tout aussi experte en la matière. Si la Cour avait observé rigoureusement le principe de déférence, elle aurait examiné la justesse du raisonnement du Tribunal à l’égard de son interprétation de la Loi sur les normes du travail puisque cette loi est étrangère à son domaine d’expertise. Toutefois, en ce qui concerne la conclusion de discrimination, la Cour aurait été justifiée de faire preuve de retenue par égard pour l’expertise du Tribunal en la matière.

E. Les arrêts Gallardo et Saguenay (Ville de)

L’année suivante, dans l’arrêt Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys c. Gallardo, la Cour d’appel affirme que « [l]e contrôle des décisions finales du Tribunal [...] est assujetti aux principes dégagés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dunsmuir », soit la justesse et la raisonnabilité[69]. Le clou de l’interventionnisme est résolument enfoncé par le juge Dalphond lorsqu’il affirme, au nom de la Cour, que l’interprétation des dispositions de la Charte québécoise entre toujours dans la catégorie des questions d’importance capitale pour le système juridique à l’égard desquelles la norme de la décision correcte s’applique. Le Tribunal ne saurait jamais prétendre avoir une expertise supérieure à cet égard[70].

C’est exactement le même raisonnement qu’adopte la Cour dans l’arrêt Saguenay (Ville de) c. Mouvement laïque québécois rendu en 2013[71]. Cette affaire avait comme point central la question de la neutralité religieuse de l’État. Le maire de Saguenay avait pour habitude de débuter les séances du conseil municipal par la récitation d’une prière[72]. Un citoyen non-croyant de Saguenay, appuyé par le Mouvement laïque québécois, était d’avis que ce genre de « récitation [...] n’[avait] pas [sa] place dans une enceinte vouée à la démocratie municipale »[73]. Le Tribunal a conclu que la ville de Saguenay et son maire avaient failli à l’obligation de neutralité qu’impose la Charte québécoise au titulaire d’une charge publique. Conséquemment, le Tribunal a ordonné au maire de cesser de réciter la prière en plus d’enjoindre la ville à retirer tous les symboles religieux présents dans les salles où se réunit le conseil municipal. De plus, le Tribunal a condamné solidairement la ville et son maire à verser près de 30 000 $ à titre de dommages moraux et punitifs.

Le juge Gagnon, qui rédige l’opinion majoritaire, suggère « qu’il n’y a pas lieu de faire montre d’une déférence particulière à l’égard de l’expertise du Tribunal »[74] en raison du fait que, d’une part, le Tribunal ne possède pas de compétence exclusive et que, d’autre part, la neutralité religieuse est une « question d’importance pour le système juridique »[75]. Encore plus préoccupant, la majorité n’hésite pas à intervenir dans la détermination du statut d’expert d’un témoin et dans l’appréciation de la crédibilité de son témoignage[76], aspects qui relèvent non seulement de l’expertise relative qu’accorde la Cour suprême du Canada aux tribunaux des droits de la personne[77], mais aussi de l’expertise générale que l’on accorde aux juges de première instance dans leur appréciation de la preuve et dans leur aptitude à juger[78].

F. La propension à intervenir de la Cour d’appel du Québec

Ce survol des arrêts récents de la Cour d’appel démontre la prédisposition de cette dernière à contrôler la justesse des décisions du Tribunal. Nous remarquons ainsi que les juges de la Cour sont à la recherche constante de la bonne réponse, ce qui est caractéristique de l’application de la norme de contrôle de la décision correcte[79]. La recherche de l’interprétation correcte tend à nier le pluralisme interprétatif[80] et constitue une technique d’intervention judiciaire essentiellement axée sur le formalisme[81]. En s’intéressant aux raisons formelles qui l’obligent à intervenir — la présence d’un droit d’appel et la non-reconnaissance d’une compétence exclusive — plutôt qu’aux raisons substantielles — l’expertise, la sensibilité aux droits de la personne, le contexte de la décision — la Cour d’appel semble s’être désintéressée de la substance des décisions du Tribunal, de l’incidence de la décision sur la victime de discrimination et, ultimement, de l’objectif servi par la décision, soit celui de préserver la dignité de la victime. La Cour privilégie une approche formelle en catégorisant la question sous étude, trouvant là le sauf-conduit qui lui permet d’intervenir, sans s’intéresser véritablement au fond de la décision qui a été rendue par le Tribunal. L’interventionnisme de la Cour est manifeste, sans compter que certains juges n’hésitent pas à critiquer sévèrement le travail accompli par le Tribunal[82].

En somme, le droit d’appel prévu par la Charte québécoise, le poids tout relatif accordé à la clause privative de l’article 109 et la compétence non exclusive du Tribunal renforcent l’argumentaire de la Cour qui milite pour l’intervention. Cette attitude contribue à l’affaiblissement du Tribunal, qui peine à imposer sa jurisprudence avant que la Cour d’appel ne se soit prononcée[83]. À titre d’exemple, on ne peut que constater que de nombreuses municipalités ont continué à réciter la prière malgré la décision du Tribunal qui a condamné une telle pratique dès 2006[84]. De plus, cette forte inclination pour l’intervention diminue aussi la crédibilité institutionnelle du Tribunal. Loin de nous l’idée d’affirmer que la Cour ne devrait jamais intervenir, mais elle devrait être à la recherche d’un meilleur équilibre entre, d’une part, l’exercice légitime de sa compétence d’appel prévue par la Charte québécoise et, d’autre part, la spécialisation législativement avérée du Tribunal.

En instituant le Tribunal en 1990, le législateur n’a pas seulement prévu l’appel des décisions finales du Tribunal, il a aussi mis sur pied un « tribunal judiciaire et spécialisé »[85] qui, espérait-on, allait permettre :

[d]’assurer une plus grande accessibilité pour l’ensemble des citoyens qui non seulement verront leurs droits et leurs libertés garantis, en principe, dans un texte fondamental; qui est notre Charte des droits et libertés, mais qui pourront aussi s’adresser par la Commission des droits ou directement à un tribunal qui pourra faire respecter leur droit à l’égalité[86].

Comme l’observe à juste titre le Barreau du Québec :

Le Tribunal des droits de la personne permet un accès à la justice particulièrement efficace pour les citoyens-nes en ce qui regarde les droits et libertés, pierre d’assise de notre stabilité sociale et de notre démocratie, accès que les autres tribunaux ne sauraient assurer avec autant d’efficience, compte tenu de leurs multiples fonctions[87].

C’est d’ailleurs en développant le concept de la spécialisation des fonctions, dès 1979, que la Cour suprême du Canada a cherché à atteindre l’équilibre hautement souhaitable entre la rigidité d’une approche purement textuelle axée sur l’existence d’un droit d’appel et les raisons substantielles qui militent plutôt pour la retenue judiciaire (l’expertise avérée et la sensibilité des décideurs à l’égard de la mission dont le législateur les a investis).

II. Le concept de la spécialisation des fonctions : remettre en question l’exclusion des tribunaux des droits de la personne

Dans l’arrêt S.C.F.P., la Cour suprême a tenté de prendre ses distances avec la théorie qui cherche à réserver aux juges (judiciaires) le monopole de l’interprétation des lois[88]. Le juge Dickson, au nom de la Cour, tente alors de contenir les juges dans leur propension à intervenir, particulièrement lorsque la décision d’un tribunal spécialisé s’inscrit au coeur de son expertise (A). L’attitude de déférence qui doit s’inférer du concept de la spécialisation des fonctions semble toutefois, pour une majorité de juges de la Cour suprême, s’arrêter à la porte des tribunaux des droits de la personne, à l’exception notoire de la juge L’Heureux-Dubé, ardente partisane d’une application fidèle des principes qui se dégagent de l’arrêt S.C.F.P. (B). Reste à voir si la Cour, dans la foulée de l’arrêt Dunsmuir, peut redécouvrir les vertus de la déférence dans l’exercice du contrôle judiciaire, même en matière de droits de la personne. L’arrêt Whatcott donne, à tout le moins, des signes encourageants en ce sens. Encore faut-il que la Cour d’appel du Québec y soit sensible (C).

A. Le développement du concept de la spécialisation des fonctions

La relation entre les cours de justice et les tribunaux spécialisés, chargés d’une mission législative particulière, a été profondément influencée par la théorie de Dicey. Témoin de l’expansion de l’État administratif en Angleterre à la fin du XIXe siècle, Dicey considérait que, pour sauvegarder l’imputabilité des agents administratifs, les juges des cours supérieures devaient maintenir un ensemble de règles juridiques à l’égard desquelles ils devaient disposer de l’ultime autorité interprétative[89]. Cette vision de la rule of law, qui postulait que toutes les lois sont investies d’un sens unique que seul le juge est compétent à dégager, ne laissait aucune place aux organismes administratifs afin qu’ils puissent interpréter souverainement leur propre loi constitutive. On croyait — et l’on défendait l’idée — que « le droit était un ensemble de normes “scientifiques” qui pouvaient être découvertes par la simple étude et l’application des principes juridiques » [notre traduction][90]. C’est derrière cette idée de contrôle ultime exercé par les cours de justice que s’est forgée l’identité de la révision judiciaire suivant laquelle seuls les juges peuvent réellement découvrir l’intention — présumée univoque — du législateur[91].

La Cour suprême du Canada s’est graduellement détachée de cette théorie de Dicey pour reconnaître que certaines questions méritent d’être évaluées par des experts qui disposent d’une expérience et d’une sensibilité dans un domaine particulier. La Cour a reconnu dans l’arrêt S.C.F.P. que les tribunaux spécialisés, lorsqu’ils interprètent leur propre loi constitutive, ne sont pas tenus d’arriver à une interprétation correcte. Il n’existe pas « une interprétation unique dont on [peut] dire qu’elle [est] la “bonne” [...] »[92]. La Cour s’est donc distanciée du contrôle « activiste » pour laisser place à l’exercice d’une compétence de révision plus prudente qui reconnaît la valeur de l’expertise des tribunaux spécialisés. Conséquemment, si l’on respecte les enseignements de l’arrêt S.C.F.P., il faut accepter que les tribunaux spécialisés ne soient pas soumis aux mêmes normes de contrôle que celles applicables aux cours de justice[93].

En principe, lors de l’appel d’une décision d’un tribunal civil de première instance, les questions de droit font l’objet d’un contrôle strict en vertu duquel la justesse du raisonnement du juge est examinée. En d’autres termes, la juridiction d’appel peut substituer son propre raisonnement à celui du juge de première instance. À l’égard des questions de fait et des questions mixtes de droit et de fait, une cour d’appel n’interviendra que s’il existe une erreur « manifeste et dominante »[94]. Ce principe général a toutefois été assoupli par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Bell Canada c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes), précisément pour tenir compte de la spécialisation de certains organismes[95].

La Cour devait alors examiner si le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (ci-après « CRTC ») avait compétence pour ordonner à Bell Canada d’accorder un crédit forfaitaire à ses abonnés. La loi constitutive du CRTC prévoyait un droit d’appel, sur permission, devant la Cour d’appel fédérale pour des questions de droit ou de compétence[96], et ne comportait aucune clause privative[97]. Le juge Gonthier, au nom de la Cour, élargit l’application des principes de common law, propres au contrôle judiciaire, à l’appel d’une décision d’un organisme spécialisé. Bien que la compétence d’un tribunal d’appel soit plus large que celle d’un tribunal saisi d’un contrôle judiciaire, il estime qu’une juridiction d’appel doit tout de même tenir compte de la spécialisation des fonctions[98]. Il revient à l’essence de l’arrêt S.C.F.P., c’est-à-dire que « les tribunaux devraient faire preuve de retenue envers l’opinion du tribunal d’instance inférieure sur des questions qui relèvent parfaitement de son champ d’expertise »[99]. La retenue judiciaire se concrétise en l’espèce par le respect de la substance de la décision du CRTC. Ayant conclu que le CRTC disposait du pouvoir de rendre l’ordonnance, la Cour juge que « la nature et l’étendue de cette ordonnance relèvent de sa compétence »[100].

L’arrêt Bell Canada a marqué le début d’un courant qui a caractérisé, dans les années 1990, l’intervention de la Cour suprême du Canada lorsque des décisions de tribunaux spécialisés sujettes à appel ont été contestées devant elle. Deux arrêts expriment la pensée de la Cour à cet égard : les affaires Pezim et Southam.

Dans l’arrêt Pezim c. Colombie-Britannique (Supertintendant of Brokers), la Cour se prononçait sur la question de la norme de contrôle applicable à un tribunal spécialisé lorsque sa loi habilitante ne prévoit pas de clause privative, mais qu’elle établit, au contraire, un droit d’appel[101]. L’affaire portait sur une décision de la Commission des valeurs mobilières de la Colombie-Britannique qui avait conclu essentiellement que des dirigeants d’entreprise avaient omis de divulguer des changements importants dans l’exploitation de leur commerce. Le litige avait comme point central une question touchant l’interprétation d’une loi.

Pour déterminer le degré de retenue judiciaire approprié, le juge Iacobucci, qui rédige l’opinion de la Cour, a recours à une métaphore spectrale. À l’une des extrémités de ce spectre, se retrouve la norme du caractère manifestement déraisonnable qui exige le plus haut degré de déférence. Ce pôle regroupe les cas à l’égard desquels les décisions du tribunal spécialisé sont protégées par une clause privative et dont la loi constitutive ne prévoit pas de droit d’appel. À l’autre extrémité du spectre, l’on retrouve la norme de la décision correcte. L’utilisation de cette norme exige une moins grande retenue. Elle s’impose dans les affaires portant sur l’interprétation d’une disposition législative qui limite la compétence de l’organisme en cause, celles où la loi prévoit un droit d’appel à l’encontre de la décision contestée ou encore lorsque l’expertise du tribunal spécialisé n’est pas plus grande que celle d’une cour de justice[102].

En l’espèce, le litige se situait, selon la Cour, au milieu de ces deux extrêmes : la loi constitutive prévoyait un droit d’appel, mais la Commission des valeurs mobilières était un organisme « très spécialisé »[103]. En conséquence, le concept de la spécialisation des fonctions exigeait que le tribunal d’appel fasse preuve de déférence à l’égard de la décision du tribunal spécialisé sur des questions qui relèvent du mandat et de l’expertise que le législateur a conférées à cet organisme. La Cour a alors tenté de trouver un juste équilibre entre le droit d’appel — qui permet aux juges de substituer leur propre opinion à celle du tribunal de première instance à l’égard de l’interprétation des lois — et la spécialisation du tribunal qui a rendu la décision portée en appel.

L’arrêt Southam[104] s’insère dans cette toile de fond. Simplement, la Cour y complète le raisonnement qu’elle avait entrepris dans l’arrêt Pezim en créant la norme de contrôle du caractère raisonnable simpliciter. Cette norme intermédiaire s’inscrit au milieu des deux extrêmes décrits par le juge Iacobucci dans l’arrêt Pezim. La directive que lance la Cour dans l’arrêt Southam veut que, même en présence d’un droit d’appel, il existe parfois de bonnes raisons de faire preuve de retenue judiciaire, l’expertise étant la principale raison[105]. Évidemment, ces arrêts mettaient en cause des organismes très spécialisés aux yeux de la Cour. Lorsque des décisions de tribunaux des droits de la personne ont été contestées devant elle, celle-ci a majoritairement tenu un tout autre discours...

B. Les limites de la spécialisation des fonctions : les droits de la personne ?

Nous avons démontré que la Cour suprême a étendu, dès 1989 dans l’arrêt Bell Canada, les principes de common law applicables au contrôle judiciaire à l’appel d’une décision d’un tribunal spécialisé. Paradoxalement, le discours de la Cour, lorsqu’il a été question des décisions des tribunaux des droits de la personne, a révélé une attitude plus interventionniste.

1. L’arrêt Zurich Insurance

L’un des premiers arrêts de la Cour rendus sur cette question est l’arrêt Zurich Insurance Co. c. Ontario (Commission des droits de la personne)[106]. Une commission d’enquête avait été instituée aux termes du Code des droits de la personne[107] de l’Ontario (ci-après « Code ») à la suite d’une plainte. Selon celle-ci, la compagnie d’assurance Zurich faisait preuve de discrimination en fixant des taux de prime d’assurance automobile plus élevés pour les jeunes conducteurs célibataires par comparaison avec les jeunes conducteurs mariés et les conducteurs de plus de 25 ans. La Cour devait donc déterminer si le taux d’assurance différentiel constituait une discrimination fondée sur l’âge, le sexe et l’état matrimonial. La commission d’enquête avait conclu que les pratiques de la compagnie contrevenaient au Code. À cette époque, le Code prescrivait un droit d’appel sur toute question de droit, de fait, ou mixte de droit et de fait[108]. Le juge Sopinka, qui rédige l’opinion majoritaire[109], affirme qu’en présence d’un droit d’appel, bien qu’une juridiction d’appel soit « expressément habilité[e] à examiner la preuve et à substituer ses propres conclusions à celles de la commission d’enquête »[110], le concept de la spécialisation des fonctions exige une certaine retenue judiciaire à l’égard des conclusions de fait de la commission d’enquête[111]. Toutefois, le concept de la spécialisation des tâches « ne s’applique pas relativement aux conclusions de droit qui ne relèvent pas de son champ d’expertise particulier »[112].

Une certaine ambiguïté ressort de l’opinion qu’exprime le juge Sopinka. La Cour admet-elle qu’en certaines circonstances les questions de droit qu’un tribunal des droits de la personne est appelé à trancher peuvent faire l’objet de déférence de la part d’une juridiction d’appel ? En citant l’arrêt Bell Canada, c’est bien ce que laisse croire le juge Sopinka[113]. De fait, bien que la question était celle de savoir si les pratiques de Zurich étaient discriminatoires, ce qui relevait de l’interprétation et de l’application du Code — et donc de l’expertise de la commission d’enquête en matière de discrimination — le litige se situait au-delà du contexte des droits de la personne, comme le remarque la majorité :

La détermination des taux et des prestations d’assurance ne se rattache pas facilement aux concepts traditionnels des droits de la personne. La philosophie sous-jacente de la législation des droits de la personne est qu’une personne a le droit d’être traitée selon ses propres mérites et non en fonction des caractéristiques d’un groupe. Inversement, les taux d’assurance sont calculés à partir de statistiques ayant trait au degré de risque présenté par une catégorie ou un groupe de personnes. Bien que toutes les personnes d’une même catégorie ne possèdent pas les mêmes caractéristiques du point de vue du risque, personne ne proposerait de procéder à l’évaluation individuelle de tous les assurés[114].

Le Code prévoyait, et prévoit toujours, que l’assureur ne peut être tenu responsable de pratiques discriminatoires si celles-ci sont fondées sur des « motifs justifiés de façon raisonnable et de bonne foi »[115]. Pour la commission d’enquête, le sens de cette dernière expression était le même que dans le contexte du travail et s’approchait sensiblement de la défense relative à « une exigence professionnelle réelle en matière d’emploi »[116]. Conséquemment, la Cour se trouvait confrontée à une question générale de droit dont les répercussions juridiques étaient importantes puisqu’il s’agissait de savoir « si le critère élaboré dans les affaires de l’emploi [pouvait] être transposé au domaine spécial des assurances, plus particulièrement à la fixation du taux d’assurance »[117]. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’intervention de la majorité. Bien qu’elle n’ait pas expressément nié l’expertise des tribunaux des droits de la personne ni le fait que, de façon générale, le concept de la spécialisation des fonctions exige de faire preuve de retenue judiciaire à l’égard des conclusions du tribunal spécialisé, l’intervention de la majorité demeure source de préoccupation. En effet, ce qui inquiétait la juge L’Heureux-Dubé, qui a exprimé sa dissidence, c’est que la majorité envoie un message contradictoire aux tribunaux d’appel. Pour elle, « [l]es conclusions d’un tribunal spécialisé ne peuvent être infirmées par une cour de justice que dans les cas où elles sont carrément déraisonnables »[118]. Elle poursuit en mentionnant :

[I]l faut accorder une attention toute particulière [...] aux conclusions de la commission d’enquête; une cour d’appel et notre Cour, [...] devraient hésiter à substituer simplement leurs propres opinions aux conclusions mûrement réfléchies de la commission d’enquête, même dans des cas comme celui-ci où [...] il n’y a pas de clause privative et où la disposition relative aux appels est plus large [...][119].

2. L’arrêt Mossop

La Cour a eu l’occasion de préciser sa pensée un an plus tard dans l’arrêt Mossop[120]. Elle devait alors se prononcer sur la façon de contrôler une décision du Tribunal canadien des droits de la personne, lequel n’était pas protégé par une clause privative. Plus spécifiquement, la Cour devait déterminer si l’expression « situation de famille » utilisée dans la Loi canadienne sur les droits de la personne[121] englobait une relation homosexuelle. Le plaignant, employé de la fonction publique, réclamait un congé payé aux termes de la convention collective en raison du décès d’un membre de sa famille, soit le père de son conjoint. La demande avait été refusée par son employeur. Une plainte avait ensuite été acheminée à la Commission canadienne des droits de la personne, qui avait saisi le Tribunal canadien des droits de la personne, lequel avait donné raison au fonctionnaire.

L’opinion du juge Lamer dans l’arrêt Mossop lève l’ambiguïté qui ressort de l’arrêt Zurich. En effet, il affirme qu’un tribunal des droits de la personne « n’a pas le genre d’expertise qui appelle une retenue judiciaire sur des questions autres que des conclusions de fait »[122]. Ainsi, la pensée de la majorité de la Cour veut qu’un tribunal des droits de la personne ne dispose d’aucune expertise autre qu’à l’égard de l’appréciation des faits.

Dans ses motifs concourants, au sujet de la norme de contrôle applicable aux décisions du Tribunal canadien des droits de la personne, le juge La Forest précise :

L’expertise supérieure d’un tribunal des droits de la personne porte sur l’appréciation des faits et sur les décisions dans un contexte de droits de la personne. Cette expertise ne s’étend pas aux questions générales de droit comme celle qui est soulevée en l’espèce. Ces questions relèvent de la compétence des cours de justice et font appel à des concepts d’interprétation des lois et à un raisonnement juridique général, qui sont censés relever de la compétence des cours de justice. Ces dernières ne peuvent renoncer à ce rôle en faveur du tribunal administratif. Elles doivent donc examiner les décisions du tribunal sur des questions de ce genre du point de vue de leur justesse et non en fonction de leur caractère raisonnable[123].

Pour justifier en quoi les décisions d’un tribunal des droits de la personne bénéficient d’une moins grande retenue judiciaire, le juge La Forest les distingue de celles des arbitres de griefs. En effet, selon lui, un arbitre de grief « oeuvre, en vertu d’une loi, dans un domaine fort restreint, et il est choisi par les parties pour arbitrer un différend entre elles en vertu d’une convention collective qu’elles ont volontairement signée »[124]. Il poursuit en ajoutant :

En outre, la compétence d’un conseil d’arbitrage en vertu de la loi s’étend à la question de savoir si une question est arbitrable. Ce qui est tout à fait différent de la situation d’un tribunal des droits de la personne, dont la décision est imposée aux parties et qui a une incidence directe sur l’ensemble de la société relativement à ses valeurs fondamentales[125].

Avec égard, l’argument du juge La Forest paraît fragile en ce qu’il n’explique pas en quoi les tribunaux des droits de la personne sont moins experts dans leur domaine que ne le sont les arbitres de griefs dans le leur. L’idée sous-jacente véhiculée par la majorité dans l’arrêt Mossop tend plutôt à considérer que les cours de justice disposent d’un monopole à l’égard des questions d’interprétation des règles de droit, surtout lorsqu’elles mettent en jeu certaines valeurs sociales, ce qui est inhérent à l’interprétation et l’application des lois sur les droits de la personne[126]. Sous ce rapport, l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés[127] n’a certainement pas contribué à reléguer l’interprétation des lois sur les droits de la personne à certains organismes puisque les tribunaux de droit commun considèrent toute question relative aux droits de la personne comme relevant de leur compétence[128]. D’ailleurs, le formalisme qui se dégage des commentaires du juge La Forest est plutôt discutable. Il traite de l’inexistence d’une clause privative dans la Loi canadienne sur les droits de la personne, isolément du contexte général dans lequel s’insère la décision du Tribunal canadien des droits de la personne ainsi que des objectifs généraux sous-jacents à cette même loi[129]. Dans le contexte des relations de travail, le défaut d’une clause privative ne constitue pas un obstacle dirimant à la retenue judiciaire à l’égard des conclusions de droit qui relèvent de l’expertise particulière d’un arbitre de grief[130]. Or, dans le contexte des droits de la personne le défaut d’une telle clause devient, pour la majorité de la Cour, une licence pour intervenir.

Dans sa dissidence, la juge L’Heureux-Dubé fait plutôt valoir que les tribunaux des droits de la personne doivent bénéficier de la retenue judiciaire lorsqu’ils interprètent leur loi constitutive puisque « [l]e principe de retenue judiciaire repose en partie sur le respect des décisions du gouvernement de constituer des organismes administratifs assortis de pouvoirs délégués »[131]. Cette thèse, qui transparaît de l’ensemble des opinions qu’elle a signées en ce qui concerne le rapport entre les cours de justice et les tribunaux des droits de la personne, veut que le principe de déférence constitue une valeur fondamentale du système judiciaire[132]. Ce principe trouve son expression non seulement dans l’appréciation des faits, mais également dans l’interprétation des lois. C’est un signal pour les tribunaux d’appel qu’ils doivent faire preuve de modération et de prudence et bien soupeser le contexte et les effets d’une affaire avant d’intervenir. Ce n’est qu’en présence d’une « question générale de droit » qui se situe en dehors de l’expertise du tribunal spécialisé que le principe peut raisonnablement être écarté[133].

Certes, les tribunaux des droits de la personne peuvent ne pas être aussi spécialisés que d’autres organismes qui détiennent, par exemple, un savoir technique particulier[134]. Toutefois, les cours de justice doivent tenir compte du fait que l’un des principaux objectifs justifiant l’adoption d’une loi protégeant les droits de la personne est de renforcer la protection des droits fondamentaux. Pour ce faire, le législateur a institué des tribunaux spécialisés dont la principale tâche est de disposer de plaintes dans un contexte de droits de la personne et d’interpréter la loi qui relève de cette mission première. À supposer que les tribunaux des droits de la personne disposent d’une expertise qui, par comparaison avec celle de certains autres tribunaux spécialisés, n’atteint peut-être pas le même niveau de sophistication technique, la désignation de leurs membres s’explique tout de même par l’expertise et la sensibilité aux droits de la personne qu’ils ont su développer[135].

En somme, pour une majorité de juges de la Cour suprême du Canada, le concept de la spécialisation des fonctions — qui exige des cours de justice qu’elles fassent preuve de déférence à l’égard des conclusions d’un tribunal spécialisé, même en présence d’un droit d’appel — ne semble pas s’appliquer avec autant de rigueur lorsqu’est contestée une décision d’un tribunal des droits de la personne. La doctrine de Dicey selon laquelle les cours de justice sont supérieures domine ainsi la pensée majoritaire. Nous croyons cependant que lors de l’exercice d’un contrôle judiciaire et même lors d’un appel, il faut aussi tenir compte du contexte dans lequel s’insère la décision et des objectifs globaux de la loi à l’étude. Il faut savoir aller au-delà de la prescription législative d’une clause privative ou d’un droit d’appel, à défaut de quoi l’intervention judiciaire risque de devenir un automatisme. Reste à voir si l’arrêt Dunsmuir peut être le précurseur d’un changement véritable dans le discours de la Cour suprême à l’égard de l’appel des décisions d’un tribunal spécialisé, particulièrement dans le contexte des droits de la personne.

C. Le concept de la spécialisation des fonctions post-Dunsmuir

Dans la partie I, nous avons démontré que la Cour d’appel du Québec contrôle généralement les décisions du Tribunal des droits de la personne du Québec selon la norme de contrôle de la décision correcte. De fait, la Cour d’appel n’hésite pas à substituer son opinion à celle du Tribunal, et ce, même à l’égard de l’appréciation des faits. Cet interventionnisme semble a priori en profonde contradiction avec le concept de la spécialisation des fonctions développé par la Cour suprême du Canada à la suite de l’arrêt S.C.F.P. À travers sa jurisprudence des années 1990, la Cour a appliqué, à l’unanimité, les principes du contrôle judiciaire aux décisions des tribunaux spécialisés même dans les cas où le législateur avait prévu un droit d’appel. La règle semble claire : il s’agit de rechercher un équilibre entre l’intention formelle du législateur de reconnaître une compétence d’appel aux cours de justice et l’intention substantielle de ce même législateur de créer des tribunaux spécialisés pour trancher des litiges spécifiques. Une majorité de la Cour hésite toutefois à appliquer le concept de la spécialisation des fonctions avec autant de vigueur lorsque sont contestées des décisions des tribunaux des droits de la personne. Néanmoins, une majorité de juges leur reconnaît une expertise, quoique restreinte, dans l’appréciation des faits en contexte de droits de la personne.

En 2008, dans l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême s’est penchée sur la méthode applicable en matière de contrôle judiciaire. Soucieuse de renouveler une démarche qui « offre [peu] de véritables repères aux parties, à leurs avocats, aux décideurs administratifs ou aux cours de justice saisies de demandes de contrôle judiciaire »[136], la Cour a revu l’essentiel de l’analyse relative à la détermination de la norme de contrôle dans le contexte de la révision judiciaire. La question qui surgit à l’esprit est celle de savoir si la Cour a mis de côté la jurisprudence unanime, nourrie des arrêts Pezim et Southam, qui avait pour effet d’appliquer les principes de common law de la révision judiciaire lorsqu’un droit d’appel était prévu par la loi constitutive du tribunal spécialisé. Sur ce point, la majorité demeure silencieuse[137], alors que le juge Binnie et la juge Deschamps, qui rédigent des opinions concourantes, s’en distancient. Le juge Binnie écrit que « [l]e fait que le législateur a conféré le pouvoir décisionnel à un autre organisme qu’une cour de justice appelle la déférence (ou le respect judiciaire), sauf droit d’appel général prévu par la loi »[138]. Pour sa part, la juge Deschamps affirme que « [l]a cohérence du droit revêt une importance primordiale dans notre société. [...] [U]ne cour n’a pas à montrer de déférence lorsqu’il s’agit d’une question de droit et que la loi prévoit expressément un droit de révision pour ce type de question »[139]. Ces deux opinions apportent donc de solides munitions aux cours de justice désireuses de contrôler la justesse de l’interprétation des règles de droit faite par un tribunal spécialisé lorsque sa loi constitutive assujettit ses décisions à l’exercice d’un droit d’appel. En fait, aux termes de ces deux opinions, la Cour d’appel du Québec aurait raison de contrôler, comme elle s’est montrée encline à le faire, les décisions du Tribunal. Toutefois, la vision qu’expose la Cour suprême dans l’arrêt Dunsmuir a été nuancée dans des arrêts subséquents, repoussant ainsi les opinions exprimées par les juges Binnie et Deschamps.

Dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, le juge Binnie, au nom de la majorité, réaffirme l’engagement de la Cour à l’égard du concept de la spécialisation des fonctions[140]. Il affirme sans ambages que l’arrêt Dunsmuir a admis « qu’une certaine déférence s’impose lorsqu’une décision particulière a été confiée à un décideur administratif plutôt qu’aux tribunaux judiciaires »[141]. Cette déférence s’observe habituellement lorsque le tribunal spécialisé interprète sa propre loi constitutive ou une loi connexe[142]. Cette déférence s’impose sans égard à la présence ou non d’une clause privative[143]. Le juge Binnie rappelle également ceci : « [l]’arrêt Pezim a été cité et appliqué dans de nombreuses décisions au cours des 15 dernières années. Ce qu’il nous enseigne se reflète dans Dunsmuir »[144]. Évidemment, il faut situer cet énoncé dans son contexte. La Cour devait notamment déterminer, dans l’affaire Khosa, la norme de contrôle applicable à la décision de la Section d’appel de l’immigration (ci-après « SAI »). La SAI avait refusé de prendre des mesures spéciales pour motifs humanitaires concernant la mesure de renvoi de Monsieur Khosa dans son pays d’origine, l’Inde, à la suite de sa condamnation pour négligence criminelle causant la mort. À défaut d’une clause privative protégeant les décisions de la SAI, le juge Binnie se range derrière l’arrêt Dunsmuir selon lequel même « en l’absence d’une disposition législative expresse », une cour de justice doit faire preuve de retenue judiciaire lorsque le décideur interprète et applique sa propre loi constitutive[145].

Conséquemment, que doit-on comprendre des motifs du juge Binnie lorsqu’il réfère à l’arrêt Pezim ? Réfère-t-il à cette décision simplement pour illustrer le fait que la clause privative n’est qu’un facteur parmi tant d’autres pour déterminer la norme de contrôle appropriée ? Ou est-ce une reconnaissance, par la majorité, des principes sous-jacents à l’arrêt Pezim, c’est-à-dire l’application, au droit d’appel, des normes de contrôle rigoureuses propres à la révision judiciaire ? Il s’agit sans doute d’un indice révélant que la Cour souhaite clore la discussion récurrente entourant la présence d’une clause privative ou d’un droit d’appel, en mettant plutôt l’accent sur le lien qui existe entre le mandat que le législateur a confié au tribunal spécialisé et son expertise qui découle de l’interprétation et de l’application de sa propre loi constitutive[146]. Selon cette approche, l’expertise se présumerait dès lors que le tribunal spécialisé interprète sa loi habilitante. Peut-on en dire autant lorsque le point en litige relève de l’interprétation d’une loi protégeant les droits de la personne ?

1. La spécialisation des fonctions dans le contexte des droits de la personne post-Dunsmuir

De l’aveu même des juges LeBel et Cromwell, qui écrivent pour une cour unanime dans l’arrêt Mowat, il existe « une tension entre certains des principes qui sous-tendent l’actuel régime de contrôle judiciaire lorsqu’il s’applique aux décisions d’un tribunal des droits de la personne »[147]. Dans cette affaire, la Cour devait déterminer la norme de contrôle applicable à la décision du Tribunal canadien des droits de la personne d’octroyer, à titre d’indemnité, des dépens à la victime de discrimination. La tension dont font état les juges LeBel et Cromwell provient du fait que les tribunaux des droits de la personne sont notamment appelés à trancher « des questions de très large portée »[148]. Ces mêmes questions peuvent être soulevées devant d’autres organismes administratifs et, en particulier, devant les cours de justice. Selon la Cour, ces « questions de droit générales [...] n’équivalent pas [nécessairement] toutes à des questions d’une importance capitale pour le système juridique et elles ne sont pas toutes étrangères au domaine d’expertise de l’organisme décisionnel » de manière à imposer l’application de la norme de la décision correcte[149]. Pour déterminer le degré de retenue judiciaire dont doit bénéficier la décision du Tribunal canadien des droits de la personne, une attention particulière doit être portée à la nature de la question soulevée. La Cour assujettit donc la décision au critère de la raisonnabilité en raison du fait que « [l]a question des dépens constitue une question de droit qui relève essentiellement du mandat et de l’expertise du Tribunal liés à l’interprétation et à l’application de sa loi constitutive »[150].

De façon générale, la Cour applique l’essence de l’arrêt Dunsmuir, c’est-à-dire que la déférence est habituellement de mise lorsqu’un tribunal spécialisé interprète et applique sa propre loi constitutive[151]. De plus, l’opinion des juges LeBel et Cromwell laisse entendre qu’une « question de droit générale » est une question « à la fois étrangère au domaine d’expertise du Tribunal et d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble »[152]. Cela a pour effet de restreindre, invariablement, l’application de la norme de la décision correcte[153]. D’ailleurs, dans l’arrêt Dunsmuir, la majorité signale que la catégorisation d’un point comme étant une « question de droit générale » se produit notamment lorsque la Cour se retrouve devant une jurisprudence contradictoire[154].

À cet égard, la majorité de la Cour s’est exprimée ainsi dans l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissionner c. Alberta Teachers’ Association :

[s]auf situation exceptionnelle — et aucune ne s’est présentée depuis Dunsmuir — il convient de présumer que l’interprétation par un tribunal administratif de « sa propre loi constitutive ou [d]’une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie » est une question d’interprétation législative commandant la déférence en cas de contrôle judiciaire[155].

Ainsi, pour une majorité des juges de la Cour, tel qu’exprimé dans l’arrêt Rogers Communications Inc c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, lorsque le législateur institue un organisme assorti d’un mandat spécialisé, il « est présumé lui reconnaître une expertise particulière à l’égard des questions qui touchent à l’application de sa loi constitutive »[156].

Évidemment, l’un des arguments sur lesquels insiste la Cour d’appel du Québec au sujet du Tribunal des droits de la personne du Québec est le fait qu’il ne possède pas de compétence exclusive en matière de discrimination[157]. Ce faisant, la Cour d’appel souligne que la Charte québécoise est une loi à portée générale dont l’application relève également des cours de justice. Ainsi, appliquer le critère de raisonnabilité aux décisions du Tribunal lorsqu’il se prononce sur une question de discrimination, et la norme de la décision correcte à un tribunal de droit commun lorsqu’il se prononce sur la même question peut sembler illogique aux yeux de certains. L’illogisme peut même s’en trouver accentué du fait que le juge du Tribunal est également un juge de la Cour du Québec. Toutefois, l’expertise du Tribunal est institutionnelle, et non rattachée à la personne même du décideur, en plus d’être renforcée par la contribution des assesseurs[158].

2. L’exception de la compétence concurrente dans le contexte des droits de la personne

Une majorité de juges de la Cour suprême du Canada a néanmoins paru sensible à l’apparent illogisme qui peut résulter de l’existence d’une compétence concurrente entre un tribunal spécialisé et les cours de justice. Dans l’arrêt Rogers, rendu en juillet 2012, le juge Rothstein, au nom des juges majoritaires, reconnaît une « situation exceptionnelle nouvelle » [italiques dans l’original] qui permet d’écarter la présomption de l’application de la norme du caractère raisonnable lorsqu’un tribunal spécialisé interprète sa propre loi constitutive[159]. Dans cette affaire, la Cour devait déterminer la norme de contrôle applicable à la décision de la Commission du droit d’auteur dans une affaire qui mettait en cause une question d’interprétation relative à la Loi sur le droit d’auteur[160]. Bien que la déférence soit habituellement de mise, et même présumée lorsqu’un tribunal spécialisé interprète sa loi habilitante, les juges majoritaires affirment qu’il serait incohérent d’appliquer le critère de raisonnabilité à la décision de la Commission. L’incohérence proviendrait du fait que la même question d’interprétation aurait pu être soulevée devant une cour de justice, ce qui aurait mené, en appel, à l’application de la norme de contrôle de la décision correcte[161].

Dans des motifs concourants, la juge Abella critique vigoureusement cette approche. Elle souligne que l’interprétation des lois est souvent un pouvoir qui est partagé entre les juges généralistes et les tribunaux spécialisés[162]. Cette possibilité ne dépossède pas pour autant les tribunaux spécialisés de leur expertise. Dit autrement, cette expertise ne découle pas de l’exclusivité de leurs pouvoirs, mais bien de la « connaissance approfondie des dispositions qu’il[s] applique[nt] [...] “quotidiennement” »[163]. C’est une expertise institutionnelle qui découle de la volonté du législateur de confier certaines questions à un tel organisme parce qu’il dispose d’une sensibilité accrue et d’une connaissance fine à l’égard d’un domaine particulier.

Par ailleurs, il semble que l’exception créée dans l’arrêt Rogers ne soit que la conséquence d’une concurrence législative avérée parce qu’explicite[164]. En effet, le juge Rothstein mentionne qu’il « semble n’y avoir de compétence concurrente en première instance que sous le régime des lois sur la propriété intellectuelle, le législateur ayant conservé la compétence de la cour de justice malgré celle accordée au tribunal administratif »[165]. De toute manière, s’il y a bien un domaine à l’égard duquel cette exception aurait pu être appliquée c’est bien celui des lois sur les droits de la personne, ce qui ne semble pourtant pas avoir été le cas.

C’est ce qu’a démontré la Cour, lorsqu’elle a rendu, en février 2013, l’arrêt Whatcott[166]. Dans cette affaire, elle devait notamment déterminer la norme de contrôle applicable à la décision du Tribunal des droits de la personne de la Saskatchewan dont la loi constitutive prévoyait un droit d’appel sur une question de droit[167]. La Commission des droits de la personne de la Saskatchewan avait été saisie de quatre plaintes alléguant que Whatcott distribuait des tracts qui incitaient à la haine contre les homosexuels. Le Tribunal, constitué pour entendre de telles plaintes, avait conclu que la distribution des tracts était interdite par le code des droits de la personne de la province. Saisie d’un appel, la Cour du Banc de la Reine, puis la Cour d’appel ont toutes deux conclu à l’application de la norme de la décision correcte. Il était approprié d’appliquer cette norme, selon les juges de ces dernières instances :

[c]ompte tenu de l’absence, dans la loi, d’une clause privative, du manque d’expertise particulière du tribunal en matière de droits de la personne [et du fait] que le litige soulevait des questions de droit importantes, dont l’interprétation de la Constitution[168].

Les arguments avancés ressemblent à s’y méprendre à ceux qu’utilise la Cour d’appel du Québec lorsqu’elle contrôle les décisions du Tribunal des droits de la personne du Québec.

Pourtant, le juge Rothstein, qui rédige l’opinion unanime de la Cour suprême dans l’arrêt Whatcott, répond que « la décision relevait manifestement de l’expertise du Tribunal, relativement à l’interprétation de sa loi constitutive et à son application aux faits dont il disposait »[169]. Contrairement à l’application de la norme de la décision correcte qui nécessite que la cour de justice se demande si la décision du tribunal spécialisé est la bonne, l’attitude de déférence, qui commande plutôt l’application d’un critère de raisonnabilité, implique qu’on « tienne dûment compte des conclusions du décideur »[170]. La déférence est une attitude de respect du tribunal de révision qui fait appel, comme le mentionnait le juge Iacobucci dans l’arrêt Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, à l’autodiscipline[171]. Cela signifie qu’un juge devrait accepter les conclusions d’un tribunal spécialisé même s’il ne serait pas lui-même parvenu au même résultat[172]. Il s’agit plutôt de savoir si les motifs donnés à l’appui d’une décision justifient raisonnablement les conclusions ou encore si le tribunal spécialisé a opté « pour l’une ou l’autre des solutions rationnelles acceptables »[173] puisqu’une question soumise à un tribunal n’appelle généralement pas une seule solution possible[174].

3. Les leçons à tirer de l’arrêt Whatcott

En matière de conduite discriminatoire, cette affirmation est d’autant plus vraie étant donné qu’une question de discrimination peut difficilement être isolée de son contexte factuel. Cela signifie que lors d’un appel d’une décision du Tribunal, on doit tenir compte de ses motifs. Ce n’est pas l’occasion d’évaluer, dans l’abstrait, les questions de droit. Il s’agit plutôt de porter son regard sur l’application des principes juridiques faite par le Tribunal dans le contexte particulier de l’affaire dont il était saisi. Si l’appel devient, à chaque fois, un prétexte pour dégager des principes juridiques fondamentaux, on risque de favoriser l’application de la norme de la décision correcte, ce qui mène invariablement à une intervention accrue[175] au nom d’une bien subjective « perfection juridique »[176].

Cela étant, il demeure possible que l’observance du principe de déférence à l’endroit du tribunal spécialisé mène tout de même à la conclusion que sa décision n’est pas raisonnable. Toutefois, il existe des raisons pour faire preuve de déférence, dont principalement l’expertise. Cette expertise doit faire l’objet d’une reconnaissance par les cours de justice dès lors que le législateur délègue certains pouvoirs décisionnels à un organisme. Le rôle de la Cour d’appel est de donner effet à cette intention. Conséquemment, lorsque la Cour est saisie d’un appel à l’encontre de la décision rendue par un tribunal spécialisé, elle demeure pleinement justifiée de faire preuve de déférence en raison de l’expertise reconnue par le législateur à ce tribunal. Un appel de novo dans ce cas est contre-indiqué puisqu’il risque de frustrer l’intention législative. Accepter d’accorder du poids au raisonnement et « aux conclusions mûrement réfléchies » du tribunal spécialisé mène alors à l’application de la norme du caractère raisonnable [177]. Dès lors, la réussite de la contestation dépend de la raisonnabilité de la décision. Celui qui conteste la décision d’un tel tribunal devra indiquer à la cour d’appel les éléments qui rendent cette décision déraisonnable. L’arrêt Whatcott démontre que lorsque le tribunal spécialisé applique le mauvais critère juridique aux faits de l’espèce, cela peut rendre la décision déraisonnable[178]. Toutefois, quand ce même tribunal considère les objectifs de la loi qu’il est chargé d’appliquer et prend dûment en compte le contexte social ainsi que la jurisprudence pertinente relative à la nature de la question dont il est saisi, il est fort probable que sa décision sera jugée raisonnable[179].

Il nous semble que la Cour d’appel du Québec devrait impérativement s’inspirer de l’arrêt Whatcott pour établir les fondements d’une nouvelle relation avec le Tribunal des droits de la personne du Québec. Il s’agirait de rechercher un meilleur équilibre entre le droit d’appel sur permission prévu dans la Charte québécoise et la déférence que commande la spécialisation du Tribunal en matière de droits de la personne. Cet équilibre serait mieux servi, nous semble-t-il, si la Cour adoptait un critère de raisonnabilité pour contrôler les décisions du Tribunal en faisant preuve de retenue à l’égard de ses conclusions.

Comme la jurisprudence de la Cour suprême du Canada le démontre, il n’y aurait rien d’incohérent à ce que l’interprétation et l’application de la Charte québécoise, dans un contexte de discrimination, puissent être évaluées en fonction de leur raisonnabilité plutôt que de leur justesse. Appliquer le critère de la raisonnabilité ne signifie pas non plus que la décision du Tribunal sera toujours jugée raisonnable. Mais au lieu d’adopter une vision manichéenne du droit en vertu de laquelle l’interprétation de règles de droit mène à l’application de la décision correcte tandis que l’appréciation des faits demeure soumise à celle de l’erreur manifeste et dominante, la Cour d’appel devrait se montrer plus « récepti[ve], attenti[ve] et sensible » au raisonnement et aux conclusions du Tribunal [180]. Ces récentes années, la Cour suprême s’est progressivement rapprochée de l’essence de l’arrêt S.C.F.P. et de la vision respectueuse de l’expertise des tribunaux des droits de la personne promue notamment par la juge L’Heureux-Dubé. Il est dommage que la Cour d’appel du Québec emprunte la voie opposée.

Conclusion

Il y a vingt-cinq ans, le Tribunal des droits de la personne a été constitué afin d’insuffler une nouvelle vision des droits de la personne au Québec. Le processus mis en place, peu coûteux et plus accessible, est administré par des juges et assesseurs sensibilisés aux questions de discrimination et mieux informés de la réalité de certains milieux. Le législateur avait principalement pour objectif de résoudre le problème observé de la réticence des cours de justice à reconnaître la discrimination et à appliquer généreusement la Charte québécoise, pourfendant ainsi une vision parfois « très insensible à la réalité multiculturelle du Québec »[181].

Il faut cependant admettre que la capacité du Tribunal à appliquer et imposer un raisonnement propre aux droits et libertés de la personne paraît fortement réduite par l’intervention effrénée de la Cour d’appel du Québec, non seulement dans les conclusions de droit du Tribunal, mais également dans ses conclusions de fait. Fidèles à la conception diceyenne, un nombre important de juges de la Cour d’appel semblent encore sous l’influence de l’idée que les cours de justice sont qualitativement supérieures aux tribunaux spécialisés. Cette prémisse s’inscrit en porte à faux de la jurisprudence de la Cour suprême du Canada depuis qu’elle a rendu l’arrêt S.C.F.P. Après quelques tergiversations, la directive de la Cour suprême s’est clarifiée. Dorénavant, au lieu d’évaluer le degré d’expertise en fonction du type de tribunal, et de tenter de découvrir l’intention expresse ou implicite du législateur afin de mesurer le niveau de retenue dont une cour de justice devrait faire preuve, l’expertise doit se présumer dès lors que le tribunal spécialisé interprète sa loi constitutive.

En refusant d’appliquer le critère de la raisonnabilité aux décisions du Tribunal, l’on se retrouve devant une incohérence manifeste. Il est assez paradoxal, en effet, que le Conseil de discipline du Barreau du Québec fasse l’objet d’une plus grande déférence de la part de la Cour suprême du Canada quand il statue sur une question constitutionnelle[182] alors que le Tribunal, pourtant chargé, en qualité d’expert, de la mise en oeuvre d’une loi quasi constitutionnelle, ne fait pas l’objet d’une retenue judiciaire, sinon minimale, de la part de la Cour d’appel du Québec.

Dans l’état actuel des choses, il est à espérer que la plus haute Cour québécoise accepte de se laisser guider par la jurisprudence récente de la Cour suprême du Canada et repense fondamentalement son rôle d’instance d’appel face au Tribunal des droits de la personne. À défaut de le faire, le législateur québécois pourrait bien devoir s’inspirer de son homologue ontarien et substituer au droit d’appel une clause privative complète qui assujettirait, en termes explicites, les instances supérieures à l’obligation de détecter une erreur « manifestement déraisonnable »[183] avant qu’elles puissent succomber à la tentation — apparemment irrésistible pour certains juges québécois — de substituer leur opinion à celle du tribunal spécialisé.

Addenda

Le 15 avril 2015, au moment où notre texte était sur le point d’être mis sous presse, la Cour suprême du Canada rendait sa décision dans l’affaire Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville)[184]. La Cour suprême observe, comme nous l’avons relevé, que « [l]a jurisprudence de la Cour d’appel est contradictoire sur le cadre d’intervention applicable »[185] aux appels à l’encontre d’une décision finale du Tribunal des droits de la personne du Québec. Jugeant qu’« il semble difficile pour le justiciable de s’y retrouver », la Cour suprême conclut qu’«[u]ne clarification s’impose pour assurer une meilleur cohérence et une certaine prévisibilité »[186]. Sous la plume du juge Gascon, huit juges de la Cour posent le principe suivant :

Lorsqu’une loi prévoit un appel à l’encontre des décisions d’un tribunal administratif spécialisé comme celui qui nous intéresse, les enseignements de notre Cour veulent que les normes de contrôle à favoriser soient celles applicables à la révision judiciaire, et non à l’appel[187].

En somme, « [l]orsque le Tribunal agit à l’intérieur de son champ d’expertise et qu’il interprète la Charte québécoise et applique ses dispositions aux faits pour décider de l’existence de discrimination, la déférence s’impose »[188]. En l’espèce, la Cour juge que « la qualification des experts et [...] l’appréciation de la valeur probante de leurs témoignages », « l’évaluation du caractère religieux de la prière, la portée des atteintes causées par celle-ci au plaignant et la détermination du caractère discriminatoire de cette prière sont au coeur de l’expertise du Tribunal », de telle sorte qu’il « a droit à la déférence sur ces questions »[189].

S’« il y a lieu de présumer que la norme de contrôle est la décision raisonnable »[190], le juge Gascon considère cependant que cette présomption est repoussée en ce qui a trait à la détermination des « contours de la neutralité religieuse de l’État qui découle de la liberté de conscience et de religion que protège la Charte québécoise »[191]. Il convient, selon lui, « d’appliquer la norme de la décision correcte à cette question »[192].

Ainsi, alors qu’« un tribunal administratif spécialisé qui interprète et applique sa loi constitutive »[193] devrait bénéficier de la déférence, voilà que le Tribunal perd soudainement le bénéfice de cette présomption au motif que la liberté de religion — qui fait clairement partie de la loi constitutive du Tribunal — serait étrangère à son domaine d’expertise.

Pourtant, le Tribunal était saisi d’une demande où le plaignant s’estimait victime d’une discrimination fondée sur la religion (ou plus concrètement l’absence de religion, dans son cas) dans la reconnaissance ou l’exercice de sa liberté de religion (ou plus exactement de sa liberté de n’en avoir aucune). C’est le libellé même de l’article 10 de la Charte québécoise, lequel est manifestement au coeur de l’expertise du Tribunal, qui commande ainsi cette interrelation entre la discrimination fondée sur la religion, d’une part, et la liberté religieuse, d’autre part. Comment dès lors soutenir que le Tribunal justifie d’une expertise qui commande la déférence lorsqu’il statue sur la discrimination, mais non pas lorsqu’il se prononce sur l’exercice du droit à l’occasion duquel cette discrimination se manifeste ?

Il est à craindre que la Cour d’appel du Québec exploite cette brèche, elle qui n’a pas toujours su « résister à la tentation d’appliquer la norme de la décision correcte à toutes les questions de droit d’intérêt général que le Tribunal est appelé à trancher »[194].

La chose n’a d’ailleurs pas échappé à la juge Abella qui, dans une opinion concordante, déplore que l’on « crée une exception additionnelle susceptible d’être source de confusion »[195]. Comme elle le souligne avec à-propos, non seulement la liberté de religion et de conscience « est loin d’être “étrangère au domaine d’expertise” » du Tribunal, mais « elle est un aspect inextricable du fait de décider s’il y a eu ou non discrimination »[196] :

Toutes les questions liées à la discrimination revêtent une importance capitale pour le système juridique, mais elles sont également, du fait même de cette importance, des questions que les législateurs à travers le pays ont confiées à des tribunaux administratifs spécialisés possédant de l’expertise en matière de droits de la personne, et non aux tribunaux judiciaires généralistes. Le fait d’atomiser ce qui est censé être une démarche holistique permettant de décider s’il y a eu discrimination affaiblit une analyse qui requiert un examen minutieux de tous les aspects factuels et juridiques interreliés pertinents.

[...]

Si nous continuons de tirer sur les divers filaments, nous risquons éventuellement de constater que les assises présidant à un contrôle raisonné et défendable des décisions des tribunaux administratifs ont disparu. Et nous aurons alors jeté le bébé de Dunsmuir avec l’eau du bain [italiques dans l’original][197].

Nous ne saurions mieux dire.