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Introduction

Les rapports étroits entre la dégradation de l’environnement, d’une part, et la santé et le bien-être des humains, d’autre part, sont aujourd’hui largement reconnus. De la catastrophe de Bhopal aux accidents nucléaires de Tchernobyl, Three Miles Island et Fukushima-Daiichi, en passant par l’émission accrue de substances toxiques, la réduction sans précédent de la biodiversité et les effets délétères des changements climatiques, il ressort clairement que les modes de production et de consommation des sociétés humaines, pourtant régulés par un nombre grandissant de lois et règlements voués à la protection de l’environnement, ont pour effet de compromettre la capacité de nombreuses personnes de vivre dans un environnement d’une qualité suffisante au maintien de la vie, de la santé et de la dignité humaines[1]. Dans un tel contexte, il ne faut pas s’étonner des emprunts de plus en plus fréquents à la grammaire des droits fondamentaux de la personne dans le but d’infléchir la conception dominante de la nature, des sources et des conséquences des problèmes environnementaux contemporains, une conception longtemps dominée par les paradigmes marginalisants des savoirs technoscientifiques[2].

De fait, depuis les deux dernières décennies, les droits fondamentaux de la personne ont été mobilisés à de nombreuses reprises devant des institutions internationales, régionales et nationales afin d’obtenir la sanction d’activités comportant des répercussions environnementales néfastes, susceptibles de porter atteinte à l’intégrité de la personne, voire, dans les cas les plus graves, à la vie[3]. La Cour européenne des droits de l’homme, de même que certains tribunaux nationaux, dont la Cour suprême de l’Inde, ont fait oeuvre de pionniers en ce domaine, en confirmant sans ambages les rapports entre la dégradation environnementale et plusieurs droits de la personne, tels les droits à la vie, à l’intégrité de la personne et à la vie privée[4]. La reconnaissance d’une « dimension écologique »[5] aux droits fondamentaux s’accompagne d’ailleurs de la consécration, dans le corpus constitutionnel de nombreux pays, d’un droit humain « à l’environnement »[6].

Le Québec n’a pas échappé à cette mouvance, tel qu’en témoigne l’adoption, dans la foulée de sa Loi sur le développement durable[7], de l’article 46.1 de la Charte des droits et libertés de la personne[8], lequel consacre le droit de toute personne, « dans la mesure et suivant les normes prévues par la loi, de vivre dans un environnement sain et respectueux de la biodiversité »[9]. Ce faisant, la province a érigé la protection de l’environnement au rang de droit et de valeur fondamentale, faisant ainsi écho à une jurisprudence abondante au même effet[10].

Dans la mesure où le droit à un environnement sain a été consacré dans le chapitre sur les droits économiques et sociaux de la Charte québécoise, la question de sa portée juridique se pose nécessairement. Lors de son entrée en vigueur, l’un des soussignés dénonçait d’ailleurs comme une « imposture » la prétention selon laquelle le législateur venait de consacrer un « droit » à un environnement sain dans la Charte québécoise[11]. En effet, dans l’arrêt de la Cour suprême du Canada Gosselin c. Québec (Procureur général)[12], bien qu’elle reconnut la justiciabilité des droits économiques et sociaux, la Cour ne leur donna aucune portée normative sérieuse. Elle ne précisa guère les obligations qu’imposent ces droits et limita la sanction de leur violation à un jugement déclaratoire, qu’elle ne prononça pas en l’espèce malgré la nette insuffisance des prestations prévues par la mesure législative contestée. Il fallait alors logiquement conclure, dans une perspective intrasystémique du droit, que les droits économiques et sociaux n’étaient pas, considérant l’état de la jurisprudence, de véritables « droits » fondamentaux de la personne appelant une sanction juridiquement contraignante[13].

Comme nous le verrons, l’interprétation des droits économiques et sociaux proposée par la Cour suprême du Canada n’est pas la seule qui soit raisonnable et plausible. D’abord, la Cour, dans Gosselin (CSC), s’est essentiellement appuyée sur une partie seulement du texte des droits économiques et sociaux — « dans la mesure et suivant les normes prévues par la loi »[14] — considérée, à tort selon nous, comme vidant ces droits de tout contenu substantiel[15]. La Cour omettait ainsi de donner une réelle signification aux termes définissant l’obligation prévue par ces droits (notamment le « niveau de vie décent »). Dans la première partie de ce texte, nous nous efforcerons de donner un sens aux termes « environnement sain et respectueux de la biodiversité », utilisés non sans raison par le législateur à l’article 46.1 de la Charte québécoise. Nous discuterons ensuite de la portée autonome de cette disposition à la fois en tant que droit, ainsi que comme principe normatif. En effet, au-delà de leur caractérisation comme droits fondamentaux, il serait aussi possible, comme le soutient le professeur Dominique Roux[16], de considérer les droits économiques et sociaux comme des principes guidant les tribunaux dans l’interprétation des autres droits et libertés de la personne. Interprétés à l’aune du principe selon lequel toute personne a droit à un environnement sain et respectueux de la biodiversité, les autres droits et libertés de la personne consacrés dans la Charte québécoise sont ainsi susceptibles, tel que nous l’avancerons dans la seconde partie, de revêtir une dimension environnementale.

Combinant le droit constitutionnel et le droit de l’environnement, ce texte sera l’occasion, dans un premier temps, de réfléchir au sens et à la portée de l’article 46.1. Dans un deuxième temps, nous nous pencherons sur l’incidence potentielle de cette disposition sur l’interprétation libérale, favorable à la protection de l’environnement, des autres droits et libertés susceptibles de comporter une dimension écologique, en particulier les droits à la vie, à l’intégrité, à la liberté, à la vie privée, à la propriété, et à l’égalité. Puisque ces derniers, contrairement aux droits économiques et sociaux, bénéficient des mesures de sanction prévues tant par l’article 49 que par l’article 52 de la Charte québécoise en cas de violation par l’État, ils pourraient s’avérer être les vecteurs de constitutionnalisation d’un véritable droit à un environnement sain au Québec. Enfin, puisque les droits et libertés fondamentaux ont été peu mobilisés au Québec en matière environnementale, notre réflexion sera nécessairement prospective et comparée. En effet, dans la mesure où il est par ailleurs bien établi maintenant que le droit international, régional et national comparé constitue un outil d’interprétation pertinent du droit interne canadien, les tribunaux d’appel s’y référant abondamment, une place prépondérante sera donc accordée aux développements jurisprudentiels étrangers[17].

I. La nature et le contenu du droit à un environnement sain reconnu à l’article 46.1

Lors de l’adoption de principe du Projet de loi no 118 : Loi sur le développement durable[18], le ministre québécois de l’Environnement de l’époque, Thomas Mulcair, affirmait d’emblée l’importance de la reconnaissance d’un nouveau « droit » dans un document quasi constitutionnel comme la Charte québécoise :

[U]ne des choses les plus importantes que vous allez remarquer là-dedans, c’est qu’on hisse au rang d’un droit, au sein même de notre Charte des droits et libertés de la personne, le droit de vivre dans un environnement sain dans le respect des droits et règlements[19].

Nous pouvons déceler ici deux éléments qui pourraient compliquer la tâche des tribunaux dans l’interprétation de l’article 46.1. M. Mulcair insiste d’abord sur la place qu’occupe cette nouvelle disposition dans la hiérarchie des normes québécoises — elle est consacrée dans la Charte québécoise — et affirme qu’elle consacrera un « droit », tout en spécifiant ensuite que le champ d’application de ce dernier se situe à l’intérieur du cadre législatif existant en matière environnementale. Ce qui semble constituer une ambivalence, entre la consécration d’un droit fondamental véritable ou d’un énoncé déclaratoire non contraignant, se retrouve également dans le texte final de l’article 46.1 : « Toute personne a droit, dansla mesure et suivant les normes prévues par la loi, de vivre dans un environnement sain et respectueux de la biodiversité » [nos italiques][20].

Il serait alors aisé pour les tribunaux québécois, sur la base d’une lecture superficielle du texte des droits économiques et sociaux[21], de conclure que tant par l’utilisation des termes « dans la mesure et suivant les normes prévues par la loi » que par l’emplacement de cet article dans la Charte québécoise, le législateur a expressément réduit l’article 46.1 au rang d’énoncé politique déclaratoire. Selon ce raisonnement, la portée du droit de vivre dans un environnement sain serait exclusivement déterminée par le législateur et sa violation ne pourrait pas faire l’objet d’une sanction judiciaire. Par ailleurs, suivant cette perspective, ce droit n’ajouterait aucun droit supplémentaire à ce que prévoit déjà l’article 19.1 de la LQE[22], comme l’affirmaient plusieurs intervenants au débat entourant l’adoption de l’article 46.1[23]. Il s’agirait, tout au plus, d’un « droit » moral et symbolique reflétant l’importance que les Québécoises et les Québécois accordent à l’environnement[24].

Une interprétation aussi restrictive de l’article 46.1 ferait fi, cependant, de sa consécration dans un document aussi important que la Charte québécoise et omettrait de donner un sens aux termes « environnement sain et respectueux de la biodiversité ». Dans le contexte de l’interprétation des articles 40 et 45 de la Charte québécoise, les tribunaux ont en effet souvent donné un sens très limité à ces dispositions, en s’appuyant presque uniquement sur les termes « dans la mesure et suivant les normes prévues par la loi », omettant ainsi d’interpréter les mots « instruction publique gratuite »[25] et « mesures [...] susceptibles [...] [d’]assurer un niveau de vie décent »[26], comme ce fut le cas dans l’arrêt Gosselin (CSC). Il s’impose donc d’abord de préciser, notamment à la lumière du droit comparé, le sens de l’article 46.1 et des termes « sain » et « respectueux de la biodiversité », qui qualifient l’étendue du droit à l’environnement protégé par la Chartequébécoise.

A. Le droit à un environnement « sain » et « respectueux de la biodiversité » : aspects substantiels et procéduraux

Le droit à l’environnement jouit d’un statut constitutionnel au sein de 147 juridictions nationales[27]. L’étendue de ce droit varie toutefois considérablement en fonction de l’objet précis des dispositions concernées. D’une part, certaines constitutions reconnaissent un droit substantiel à un environnement d’une certaine qualité ; d’autres juridictions ont plutôt choisi d’affirmer la responsabilité de l’État, voire des individus, eu égard à la protection de l’environnement, ou encore de consacrer des garanties de nature procédurale en matière environnementale[28]. D’autre part, la portée du droit à l’environnement est définie en fonction des multiples qualificatifs dont il est affublé. En effet, alors que certaines constitutions consacrent le droit à un environnement « sain », « salubre », « équilibré », « respectueux de la santé », ou « de qualité », d’autres réfèrent plutôt à un environnement « adéquat », « viable », « satisfaisant » ou « durable »[29]. De plus, certains textes constitutionnels renvoient aux notions de protection de la biodiversité et d’intégrité des écosystèmes[30].

Le droit protégé par l’article 46.1 doit ainsi être cerné à l’aune de la norme de qualité arrêtée par les termes « sain » et « respectueux de la biodiversité ». La notion d’environnement « sain », prise dans son seul sens commun, se rapporterait à la « santé »[31]. Ceci dit, la portée du droit à l’environnement reconnu par l’article 46.1 n’en est pas moins équivoque, selon que l’on envisage les rapports entre la dégradation environnementale et la santé humaine dans une perspective étroite ou généreuse. Interprété de façon restrictive, le droit à un environnement « sain » ne serait applicable que dans les circonstances où la dégradation de l’environne-ment engendrée par une activité humaine spécifique génère des répercussions délétères suffisamment sérieuses et immédiates sur la santé des personnes pour compromettre la jouissance de droits fondamentaux. Suivant cette perspective, le simple fait de vivre dans un environnement « pollué » ne saurait, à lui seul, être assimilé à une violation du droit à un environnement « sain »[32].

L’article 46.1, à l’instar des autres dispositions de la Charte québécoise, devrait néanmoins recevoir une interprétation large et libérale, favorable à la réalisation de son objet[33]. Dans cette optique, il devient possible d’affirmer, comme d’aucuns l’ont fait avant nous, que l’article 46.1 garantit le droit à un environnement qui est, en soi, favorable à la santé, à savoir un environnement exempt de substances nocives dans une quantité susceptible d’entraîner la détérioration de la biodiversité et des écosystèmes, sur lesquels reposent la vie et le bien-être des êtres humains[34]. Une telle interprétation serait d’autant plus justifiée que la Charte québécoise reconnaît non seulement le droit à un environnement « sain », mais de surcroît « respectueux de la biodiversité »[35]. L’article 46.1, ainsi interprété, exigerait que soient considérés, au-delà des effets immédiats de la dégradation environnementale sur la santé humaine, les effets cumulatifs et différés des activités anthropiques sur l’environnement et la santé, notamment ceux qui résultent de la pollution dite « diffuse » ou « chronique »[36]. À cet égard, il est d’ailleurs pertinent de noter que la notion de « santé » est aujourd’hui largement entendue, en matière de santé publique, d’un « état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une simple absence de maladie ou d’infirmité »[37].

Dans un autre ordre d’idées, une interprétation large et libérale du droit à un environnement « sain » et « respectueux de la biodiversité » serait conforme aux principes du développement durable énoncés à la Loi sur le développement durable, en particulier aux principes de protection et d’amélioration de la « santé et [de la] qualité de vie » et du principe de la « préservation de la biodiversité »[38]. Par ailleurs, compte tenu des difficultés considérables liées à l’établissement des liens de causalité entre une source particulière de dégradation environnementale et des problèmes spécifiques de santé, le « principe de précaution » permettrait de préconiser une interprétation favorable à la réalisation du droit à l’environne-ment dans les situations où le lien entre une pollution environnementale et le mal allégué fait l’objet de débats scientifiques[39].

Toujours dans la perspective du développement durable, il serait possible de faire découler du droit à un environnement « sain » et « respectueux de la biodiversité » des garanties de nature procédurale. De fait, tel que l’énonce l’article 6(e) de la Loi sur le développement durable, « la participation et l’engagement des citoyens et des groupes qui les représentent sont nécessaires pour définir une vision concertée du développement et assurer sa durabilité sur les plans environnemental, social et économique »[40]. Des principes similaires sont aussi consacrés par plusieurs instruments internationaux, dont la Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement[41] et la Convention sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement[42]. Une participation réelle et effective des citoyens aux processus décisionnels susceptibles de compromettre la qualité de leur environnement, y compris l’accès à l’information environnementale et à des recours accessibles et efficaces, contribuerait à la réalisation substantielle du droit à un environnement « sain » et « respectueux de la biodiversité »[43]. Il est d’ailleurs pertinent de noter que la reconnaissance d’un droit de participation implicite au droit à l’environnement, garanti par l’article 46.1, suivrait le virage amorcé dans certains domaines du droit par la Cour suprême, qui a reconnu que l’équité du processus est un élément contribuant à l’effectivité des droits et libertés de la personne[44].

En somme, le droit à un environnement « sain » et « respectueux de la biodiversité » véhiculerait, dans sa forme la plus achevée, un vaste ensemble de normes dont la finalité consiste à protéger un environnement naturel favorable à la santé et à garantir la participation des citoyens aux processus décisionnels susceptibles de compromettre leurs droits environnementaux. À tout le moins, le contenu minimal de ce droit devrait inclure la protection des droits et libertés fondamentaux et les besoins essentiels susceptibles d’être affectés négativement par la dégradation environnementale, par exemple l’accès à une eau potable[45].

Cela étant, la portée réelle du droit à l’environnement reconnu par l’article 46.1 doit néanmoins être déterminée à la lumière de l’intensité des obligations qui incombent à l’État, celle-ci étant notamment modulée par les termes « dans la mesure et suivant les normes prévues par la loi », ainsi que par le choix du législateur d’intégrer cette disposition au chapitre des droits économiques et sociaux de la Charte québécoise.

B. L’obligation positive de légiférer pour donner effet au droit à un environnement sain

Selon la majorité de la Cour suprême dans l’arrêt Gosselin (CSC), sous la plume de la juge en chef McLachlin, il ne fait aucun doute que les dispositions socioéconomiques contenues au chapitre IV de la Charte québécoise consacrent des « droit[s] »[46] ou des « norme[s] »[47] créant des droits positifs qui « obligent l’État à prendre des mesures pour [y] donner effet » [nos italiques][48], sans toutefois définir plus précisément l’obligation à laquelle le gouvernement se serait astreint. Les motifs de la majorité prêtent en effet à équivoque sur ce point important :

L’expression « susceptibles [d’]assurer un niveau de vie décent » [de l’article 45 de la Charte québécoise] sert à identifier les mesures qui constituent l’objet du droit, c’est-à-dire qu’elle précise le type de mesures que l’État est tenu d’offrir, mais elle ne peut être invoquée pour fonder l’examen du caractère adéquat de telles mesures [soulignement dans l’original ; nos italiques][49].

Autrement dit, à la lumière de « la rédaction et [de] la situation de l’art. 45 [et plus largement des droits économiques et sociaux] dans la Charte québécoise »[50], l’article 52 ne s’appliquant pas au chapitre IV, ainsi que de la jurisprudence québécoise antérieure[51], il n’appartient pas aux tribunaux, mais bien au législateur, de définir le contenu de cette disposition et l’obligation qui en découle. Les droits socioéconomiques ne sont pas « autonome[s] »[52] ou « indépendant[s] »[53] des mesures que le législateur déciderait d’adopter pour les mettre en oeuvre[54].

Il en résulte, selon la majorité de la Cour, que les tribunaux ne disposent pas du pouvoir de vérifier le caractère adéquat ou la suffisance de ces mesures législatives[55]. Conséquemment, estime le juge Bastarache dans ses motifs concordants, les tribunaux n’ont pas non plus le pouvoir de vérifier, dans un litige donné, si les droits économiques ont été violés[56]. Puisque ces droits sont de nature déclaratoire, il serait vain, selon ce dernier, de déterminer dans quelle mesure les politiques publiques contestées ne respectent pas leur contenu normatif[57].

La juge en chef McLachlin ne partage pas les motifs du juge Bastarache sur ce point. Ainsi, malgré l’inapplicabilité des articles 49 et 52 et sa conclusion selon laquelle les tribunaux ne peuvent se prononcer sur la pertinence des mesures socioéconomiques, la majorité de la Cour refuse l’idée selon laquelle ces articles seraient dépourvus de toute justiciabilité, ce qui rendrait leur respect complètement soustrait au contrôle des tribunaux. Selon la juge en chef McLachlin, il importe de reconnaître aux justiciables la faculté de saisir les tribunaux lorsqu’ils croient subir une violation de leurs droits socioéconomiques et de faire constater cette atteinte dans un jugement déclaratoire[58]. Il convient dès lors de se demander comment le magistrat pourra juger et surtout justifier sa conclusion selon laquelle l’article 45 a été violé, alors qu’il ne dispose pas de la légitimité, selon la Cour, pour évaluer le caractère approprié des programmes sociaux. Déclarer la violation d’un droit dont la matérialisation concrète nécessite une intervention législative revient en effet nécessairement à poser un jugement a posteriori sur les modalités de cette intervention. Malgré cette ambiguïté, les motifs de la majorité suggèrent en définitive que si les tribunaux n’ont pas le pouvoir d’invalider une loi dont les modalités sont jugées insuffisantes, ils disposent néanmoins du pouvoir de constater cette insuffisance dans un jugement déclaratoire[59].

En l’espèce, malgré la prestation mensuelle dérisoire que recevaient plusieurs assistés sociaux, la juge en chef McLachlin n’a constaté aucune violation de l’article 45, ni n’a-t-elle conséquemment eu recours au jugement déclaratoire comme sanction : « La Loi sur l’aide sociale comporte le type de “mesures […] prévues par la loi” que vise l’art. 45. Je conclus en l’espèce à l’absence de violation de l’art. 45 de la Charte québécoise » [italiques dans l’original][60]. Compte tenu de l’affirmation selon laquelle « les mesures adoptées doivent tendre à assurer un niveau de vie décent, mais n’ont pas à y parvenir » [nos italiques][61], la position de la Cour a de quoi étonner. Il faut donc en conclure que les droits économiques et sociaux impliquent au minimum l’obligation de mettre sur pied un cadre législatif pour les rendre effectifs, peu importe le contenu des mesures adoptées. Appliqué à l’article 46.1, ce raisonnement pourrait signifier que, par exemple, le défaut par l’État d’encadrer — notamment par voie réglementaire — l’émission de contaminants susceptibles d’engendrer une dégradation environnementale incompatible avec le maintien de la santé des êtres humains, des écosystèmes et de la biodiversité, constituerait une violation de l’article 46.1 qui pourrait être constatée dans un jugement déclaratoire[62].

L’arrêt Gosselin (CSC) représente ainsi un précédent dans la mesure où la majorité de la Cour a reconnu, de manière très limitée, la justiciabilité des droits économiques et sociaux. En effet, une obligation de légiférer pour donner effet à ces droits n’est pas d’une intensité très forte dans le spectre des obligations positives qu’imposent les droits économiques et sociaux. D’ailleurs, par l’adoption notamment de la LQE, on pourrait d’ores et déjà considérer que l’État québécois respecte, dans une certaine mesure, cette obligation quasi constitutionnelle[63]. Comme certains l’ont soutenu, une autre interprétation des droits économiques et sociaux est cependant possible, l’indétermination du texte de la Charte québécoise laissant une marge de manoeuvre suffisante aux tribunaux pour en donner une signification et une portée plus conformes à leur consécration dans un document de nature quasi constitutionnelle[64]. Les tribunaux devront donc s’employer à définir plus amplement le contenu de l’article 46.1 qui, comme nous l’avons avancé, devrait notamment protéger les citoyens contre les menaces sérieuses que posent diverses formes de pollution à la santé et à la sécurité humaines.

C. L’application de l’article 46.1 aux acteurs privés

L’un des aspects les plus intéressants du potentiel juridique de l’article 46.1 réside sans doute dans son application aux acteurs privés. Tous les droits prévus au chapitre IV de la Charte québécoise ne se limitent pas à imposer des obligations à l’État, certains visant d’abord les parties privées, comme les articles 39 (droit de l’enfant à la protection) et 48 (droit des personnes âgées d’être protégées contre l’exploitation)[65]. Les tribunaux ont défini le contenu normatif de ces droits[66] et ont même affirmé, au sujet de l’article 48, qu’il consacre un droit fondamental quasi constitutionnel[67].

Il pourrait, à notre avis, en aller de même de l’article 46.1. Certains pourraient objecter que cette disposition, contrairement aux articles 39 et 48, contient des termes limitatifs — « dans la mesure et suivant les normes prévues par la loi » — qui en restreignent la portée[68]. Cela ferait fi cependant de la jurisprudence de la Cour d’appel du Québec qui a appliqué l’article 46 de la Charte québécoise dans les relations privées, malgré le fait qu’il soit libellé de manière très similaire à l’article 46.1 et qu’il fasse lui aussi référence à de potentielles limitations venant de la loi[69]. Il est ainsi permis de considérer que dans son rapport aux acteurs privés, l’article 46.1 consacre un droit quasi constitutionnel dont la violation, nous le verrons[70], est susceptible de sanction en vertu de l’article 49 de la Charte québécoise.

Au minimum, à défaut de constituer le fondement juridique premier de litiges opposant des parties privées, l’article 46.1 pourrait fort bien être mobilisé dans de tels contextes afin d’inciter les tribunaux à interpréter les règles de droit pertinentes de façon à promouvoir une protection accrue de l’environnement[71]. Ainsi appréhendé, le droit « à un environnement sain et respectueux de la biodiversité » n’en devient ni plus ni moins qu’un principe normatif.

D. Le droit à un environnement sain comme principe normatif

Si la jurisprudence canadienne permet actuellement d’affirmer que les droits économiques et sociaux imposent au minimum à l’État l’obligation de légiférer pour leur donner effet et qu’ils s’appliquent aux acteurs privés, le professeur Dominique Roux estime qu’on peut les qualifier de « principes normatifs »[72]. Selon Roux, la Cour suprême aurait effectivement « confirmé de manière implicite que la teneur de l’article 45 s’apparente davantage à celle d’un principe général du droit qu’à une règle de droit dont la normativité pourrait être sanctionnée directement par les tribunaux »[73]. Sur le plan juridique, ce type de principes quasi constitutionnels pourrait ainsi guider les tribunaux dans la recherche d’une solution à un litige, ce qui laisserait entrevoir leur « matérialisation dans le système juridique » [italiques dans l’original][74]. En effet, comme le souligne Roux :

[L]e principe acquiert sa normativité par le rôle joué à l’égard des règles juridiques ; c’est lui qui sous-tend de telles règles. […] En somme, les principes génèrent des normes juridiques qu’ils contribuent à fonder. Vus de cette manière, les principes concourent à l’élaboration, à l’interprétation, à l’application et à l’adaptation des normes juridiques[75].

Ronald Dworkin fait lui aussi cette distinction entre les règles juridiques et les principes, tous deux ayant un rôle et des effets différents. Selon ce dernier, les règles juridiques et les droits et obligations qu’elles créent sont exécutoires en elles-mêmes, de sorte que les conséquences qu’elles prévoient doivent être imposées lorsque survient une situation factuelle y correspondant[76]. Les principes formuleraient pour leur part des standards ou des objectifs socioéconomiques à atteindre dans le but d’assurer la protection d’intérêts fondamentaux ou de favoriser la justice[77], mais ne pourraient dicter à eux seuls la solution à un litige, c’est-à-dire en constituer la base juridique fondamentale[78]. En effet, malgré leur indéniable juridicité[79], les principes n’emportent cependant pas de conséquences autonomes directes et ne disposent donc pas de la même force normative que les règles juridiques à proprement parler[80]. Ils sont cependant utiles, en particulier dans les cas difficiles à trancher[81], à l’interprétation des règles juridiques et sont susceptibles de guider le juge dans la détermination d’une solution au litige en fonction des buts que ces principes fixent[82]. Par leur contribution à l’interprétation, voire à la création des règles juridiques, les principes participent ainsi à la normativité du droit[83], comme le soulignait le juge en chef Lamer à propos des principes contenus aux préambules des documents constitutionnels :

Pour reprendre les propos du juge Rand, le préambule énonce [traduction] « la thèse politique que la Loi exprime ». Il reconnaît et confirme les principes fondamentaux qui sont à la source même des dispositions substantielles de la Loi constitutionnelle de 1867. Comme je l’ai dit précédemment, ces dispositions ne font qu’établir ces principes structurels dans l’appareil institutionnel qu’elles créent ou envisagent. En tant que tel, le préambule est non seulement une clef permettant d’interpréter les dispositions expresses de la Loi constitutionnelle de 1867, mais également une invitation à utiliser ces principes structurels pour combler les lacunes des termes exprès du texte constitutionnel [notes omises][84].

En tant que principe normatif, l’article 46.1 disposerait donc d’une force normative similaire à celle du préambule de la Charte québécoise. Il constituerait en outre, comme il a été souligné lors des débats parlementaires[85], un outil d’interprétation des autres droits et libertés garantis dans la Charte québécoise, ainsi qu’un facteur à considérer dans l’évaluation du caractère raisonnable, en vertu de l’article 9.1, d’une mesure législative attentatoire à ces droits[86].

C’est d’ailleurs l’utilisation que la Cour suprême indienne a faite des principes socioéconomiques directeurs inscrits dans la Constitution indienne qui, comme la Charte québécoise, consacre ces principes dans un chapitre distinct des droits et libertés fondamentaux[87]. Considérant que, « for those who suffer from want and hunger, the so-called fundamental rights would be meaningless and remain only paper rights » [notes omises][88], le constituant indien a complété la protection des libertés par un chapitre formulant plusieurs principes économiques et sociaux déclaratoires non susceptibles de sanction judiciaire[89]. Cependant, dans la mesure où la Constitution indienne reflète un compromis entre le libéralisme et le socialisme[90], le constituant ayant rejeté une vision purement libérale de la personne, la Cour considère que les libertés doivent s’interpréter de manière harmonieuse avec les principes[91]. Ainsi, le caractère non exécutoire des principes n’a pas empêché la Cour de s’appuyer sur ceux-ci pour fonder la constitutionnalité de lois limitant les droits et libertés individuels, mais poursuivant des objectifs concordant avec les valeurs sous-tendant ces principes[92]. Ces principes ont aussi été mobilisés dans l’interprétation du droit à la vie, qui reconnaît désormais plusieurs droits socioéconomiques indispensables à une vie digne[93].

Si le Québec n’est manifestement pas aux prises avec une pauvreté de l’ampleur de celle vécue en Inde, il n’en demeure pas moins que le texte de la Charte québécoise et son contexte d’adoption autorisent selon nous une mobilisation similaire des principes économiques et sociaux. Bien qu’elle soit clairement d’inspiration libérale, la Charte québécoise, comme la Constitution indienne, quoique dans une moindre mesure, montre un souci évident de justice sociale. Le professeur Guy Rocher notait en ce sens que la Charte québécoise « affirme les idéaux humanistes et éthiques du libéralisme originel et les intentions humanitaires du Welfare State »[94]. Le ministre de la Justice de l’époque, M. Jérôme Choquette, expliquait d’ailleurs en 1974 pourquoi ces principes avaient été constitutionnalisés :

Ces droits ont une portée importante. Certains diront peut-être que, dans des cas, il s’agit d’expressions de bonne volonté, mais je pense que le fait qu’ils soient reconnus dans un projet de loi comme celui-là va leur assurer un caractère important dans ce contexte des valeurs démocratiques dont je parlais tout à l’heure, c’est-à-dire qu’un certain nombre de ces droits socio-économiques résument d’une certaine façon certaines choses, certains principes, certaines valeurs auxquels nous sommes attachés au Québec. […] C’est la raison pour laquelle nous les avons inscrits à cette charte[95].

Ainsi, à moins que la consécration de l’article 46.1 n’ait été qu’un geste superfétatoire et purement stratégique sur le plan politique, les tribunaux ne peuvent ignorer, à défaut de les reconnaître comme des droits fondamentaux, le potentiel normatif de ces derniers comme principes quasi constitutionnels. C’est d’ailleurs ce qu’avait fait la Cour d’appel du Québec en 1988, en jugeant inopposable à un travailleur, M. Johnson, une disposition de la Loi sur l’aide sociale rendant inadmissibles à l’aide sociale les employés dont la cessation d’emploi résultait d’un conflit de travail[96]. Or, comme l’application de la loi avait pour effet de le priver de tout revenu, puisqu’il ne touchait aucun sou du fonds de grève du syndicat dont il n’était pas membre, la Cour a mobilisé le principe du droit à un niveau de vie décent afin que des prestations sociales lui soient versées[97]. Cet arrêt a toutefois été jugé comme un cas particulier par le juge LeBel dans l’arrêt Gosselin (CSC), ce dernier estimant qu’il « est évident que la Cour d’appel a été influencée par les circonstances exceptionnelles de l’espèce »[98]. Avec respect, ce dernier motif ne nous semble pas suffisant pour rejeter le précédent de l’arrêt Johnson. Il n’est pas rare, en effet, que les tribunaux soient perméables aux faits et aux conséquences du droit dans la vie de ceux pour qui il est élaboré.

Enfin, sur le plan politique, les principes ont aussi leur utilité, ce que n’a pas manqué de souligner la majorité de la Cour suprême, ainsi que le juge Robert de la Cour d’appel du Québec, dans l’arrêt Gosselin (CSC) et (CA)[99]. En effet, au-delà de leur mobilisation juridique, les principes ont aussi pour vocation de sensibiliser les gouvernements à l’importance des objectifs ou valeurs qu’ils consacrent et visent à favoriser le maintien et l’épanouissement de la fonction sociale de l’État[100]. Ils fournissent en outre à la population des critères sur la base desquels elle peut juger les politiques gouvernementales[101]. C’est en ce sens qu’il est permis de considérer qu’une violation des principes engendre une violation de l’esprit de la Constitution, prise dans son sens large et politique[102], comme le confirmait implicitement la juge Arbour à propos de l’article 45 : « [C]e droit constitue […] un bon point de référence politique et moral dans la société québécoise, ainsi qu’un rappel des exigences les plus fondamentales du contrat social entre la province et ses citoyens »[103].

En bref, si la texture du texte de la Charte québécoise est suffisamment ouverte pour permettre aux tribunaux de l’interpréter comme la consécration de véritables droits fondamentaux, l’arrêt Gosselin (CSC) nous autorise au moins à affirmer, dans l’état actuel du droit, que l’article 46.1 oblige l’État à adopter un cadre politique et législatif destiné à la mise en oeuvre du droit à un environnement sain et respectueux de la biodiversité. Le défaut de donner effet à cet engagement serait donc susceptible de faire l’objet d’un jugement déclaratoire. L’article 46.1 pourrait aussi consacrer le principe normatif du droit à un environnement sain, dont les tribunaux devraient tenir compte dans l’interprétation des autres droits et libertés garantis dans la Charte québécoise susceptibles d’être compromis par la pollution. C’est à cette analyse que sera consacrée la seconde partie du texte.

II. Les droits et libertés fondamentaux : vecteurs d’un droit négatif et positif à un environnement sain ?

L’article 46.1 n’épuise pas la dimension environnementale des autres droits véhiculés par la Charte québécoise. Il est en effet largement reconnu que la dégradation environnementale entretient, en raison de ses répercussions néfastes sur la vie, la santé et la dignité humaines, des rapports étroits avec plusieurs droits fondamentaux protégés par la Charte québécoise, notamment les droits à la vie, à la liberté, à la sûreté et à la sécurité de la personne, à la vie privée, à l’inviolabilité de la demeure, à la propriété et à l’égalité[104]. Il est possible d’envisager que ces droits, interprétés de façon large et libérale à la lumière du principe normatif du droit à un « environnement sain et respectueux de la biodiversité », consacré à l’article 46.1 de la Charte québécoise, puissent être mobilisés contre l’État ou des acteurs privés afin de sanctionner leurs actions — ou, le cas échéant, leurs inactions — qui ont pour objet ou pour effet d’enfreindre la dimension environnementale des droits fondamentaux protégés par la Charte québécoise.

A. La dégradation environnementale et ses rapports aux droits à la vie, à la liberté et à la sécurité

Il est admis que la dégradation de l’environnement, qu’il s’agisse de pollution toxique, de changements climatiques ou de réduction de la biodiversité, comporte des répercussions majeures sur la santé humaine[105]. La pollution toxique, notamment, est associée à de nombreuses pathologies, comprenant plusieurs types de cancer ainsi que des problèmes relatifs au fonctionnement des systèmes nerveux, reproductifs, et respiratoires[106]. Aussi, les effets des changements climatiques, dont la hausse des températures, la multiplication et l’intensification des catastrophes naturelles et la pression sur les systèmes alimentaires, constituent une source d’inquiétudes de premier ordre dans l’optique de la santé publique[107].

D’aucuns ont ainsi affirmé les liens étroits entre la pollution environnementale et les droits fondamentaux à la vie, à l’intégrité et à la liberté de la personne, lesquels sont d’ailleurs protégés à l’article 1 de la Charte québécoise[108]. Celle-ci impose ainsi à l’État et aux particuliers l’obligation négative de ne pas agir de façon à accroître le risque de perte de vie[109]. La Charte québécoise leur interdit de plus de porter atteinte à la sûreté et à l’intégrité de la personne, ce qui comprend une protection à l’encontre des atteintes à l’intégrité physique, ainsi que des tensions psychologiques ou émotionnelles graves[110]. Ainsi, par analogie avec le droit à la sécurité protégé par l’article 7 de la Charte canadienne, les droits à la sûreté et à l’intégrité engloberaient « une notion d’autonomie personnelle qui comprend, au moins, la maîtrise de l’intégrité de sa personne sans aucune intervention de l’État et l’absence de toute tension psychologique et émotionnelle imposée par l’État »[111]. Or, il est incontestable que la pollution environnementale, du moins lorsqu’elle atteint un certain degré de nocivité, est susceptible de compromettre de façon sérieuse et durable la santé, en plus de pouvoir générer une tension psychologique et émotionnelle considérable[112].

À notre avis, les droits à la vie, à l’intégrité et à la sûreté devraient aussi comprendre l’obligation pour l’État d’adopter des mesures pour en favoriser leur réalisation effective. Bien que la jurisprudence canadienne soit encore hésitante à reconnaître des obligations positives sur la base de ce droit, et sur la base des libertés fondamentales plus généralement, les tribunaux ne s’y sont pas complètement montrés fermés[113]. La juge Arbour, dissidente dans l’arrêt Gosselin (CSC), a pour sa part clairement mis en lumière le lien inexorable entre le droit à la vie et les autres droits et libertés de la personne :

On ne devrait pas accepter d’emblée que le droit à la vie prévu à l’art. 7 soit virtuellement vide de sens. Tout d’abord, une telle conclusion est contraire aux principes d’interprétation les plus élémentaires, car elle laisse entendre que la disposition de la Charte [canadienne] sur ce droit fondamental est rédigée en termes essentiellement creux. Facteur plus important encore, cette interprétation risque de miner la cohérence et l’objet de la Charte dans son ensemble. Après tout, le droit à la vie constitue une condition préalable — sine qua non — à la possibilité même de jouir de tous les autres droits garantis par la Charte[114]

Par ailleurs, la mobilisation des droits fondamentaux à la vie, à la sécurité et à l’intégrité de la personne en matière environnementale n’est pas sans précédent. Au Canada, l’article 7 de la Charte canadienne fut invoqué, quoique sans succès, notamment en matière d’énergie nucléaire[115], d’entreposage de matières résiduelles[116] et de traitement des eaux au fluorure[117]. La pierre d’achoppement de la majorité de ces litiges fut l’établissement d’un lien de causalité entre, d’une part, la menace alléguée à la qualité de l’environnement et, d’autre part, les droits à la vie, à la sécurité et à la liberté[118]. Soulignons toutefois que les tribunaux concernés ont reconnu que dans les circonstances appropriées, une action gouvernementale qui engendre des répercussions environnementales sérieuses de nature à compromettre la vie et la santé humaines pourrait être visée par une contestation fondée sur l’article 7 de la Charte canadienne[119].

Les droits à la vie et à la sécurité de la personne ont par ailleurs servi de fondement à de nombreux recours devant des juridictions internationales, régionales et nationales. Le droit à la vie fut notamment invoqué devant le Comité des droits de l’homme des Nations Unies par un regroupement de citoyens de Port Hope, en Ontario, à l’encontre de l’entreposage de déchets radioactifs dans les environs de leur communauté[120]. Le Comité jugea la requête inadmissible, faute pour les demandeurs d’avoir épuisé l’ensemble des recours internes[121]. Ce faisant, le comité reconnut néanmoins que la requête soulevait à première vue des questions sérieuses, en lien avec le droit à la vie protégé par l’article 6(1) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques[122].

Les rapports entre les droits à la vie et à la sécurité de la personne et l’impératif de protection environnementale ont également été affirmés par la Cour européenne des droits de l’homme, ainsi que par les institutions du système interaméricain de protection des droits fondamentaux de la personne. Dans l’affaire Öneryildiz c. Turquie[123], notamment, la Cour européenne conclut à la violation, par la Turquie, du droit à la vie des requérants, ainsi que de leur droit à la libre jouissance de leurs biens, à cause d’une explosion de gaz de méthane survenue dans un site d’enfouissement des déchets[124]. L’accident, survenu en raison de la négligence des autorités municipales d’Istanbul dans l’entretien du site d’enfouissement, a causé la mort de trente-neuf personnes, en plus de détruire les biens de nombreux habitants du quartier de fortune adjacent[125]. Quant à la portée du droit à la vie, la Cour affirma que

l’article 2 ne concerne pas exclusivement les cas de mort d’homme résultant de l’usage de la force par des agents de l’État mais implique aussi [...] l’obligation positive pour les États de prendre toutes les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de leur juridiction. [...] Pour la Cour, cette obligation doit être interprétée comme valant dans le contexte de toute activité, publique ou non, susceptible de mettre en jeu le droit à la vie, a fortiori pour les activités à caractère industriel, dangereuses par nature, telles que l’exploitation de sites de stockage de déchets [nos italiques][126].

La Cour jugea que la Turquie avait engagé sa responsabilité au regard de l’article 2 de la Convention européenne en raison du caractère défaillant de son cadre réglementaire en matière d’exploitation de sites d’enfouissement des déchets. La Cour reprocha en particulier à l’État turc son défaut d’avoir mis en place un système de contrôle cohérent,

de nature à inciter les responsables à adopter des mesures propres à garantir la protection effective des citoyens et à assurer la coordination et la coopération entre les différentes autorités administratives pour qu’elles ne laissent pas les risques portés à leur connaissance s’aggraver au point de menacer des vies humaines[127].

La Commission interaméricaine des droits de l’homme a également reconnu les liens étroits entre la protection de l’environnement et les droits liés à l’intégrité de la personne, en particulier dans le contexte de l’extraction de ressources naturelles à l’intérieur de terres occupées par des peuples autochtones. Par exemple, dans l’affaire Yanomami c. Brésil, la Commission interaméricaine conclut à la violation, par le Brésil, des droits à la vie, à la liberté, à la sécurité, à l’intégrité et à la santé des Yanomami[128], reprochant à l’État son omission d’intervenir afin de prévenir les dommages environnementaux ayant résulté de diverses activités de développement, dont la construction d’une route et l’extraction de minéraux sur les territoires ancestraux de la communauté Yanomami[129].

Enfin, certaines juridictions nationales reconnurent d’emblée que la pollution environnementale pouvait constituer une violation du droit fondamental à la vie. La Cour suprême de l’Inde fait oeuvre de pionnière à cet égard[130]. Dans l’arrêt Subhash Kumar v. Bihar (État de)[131], notamment, la Cour reconnut sans ambages les liens étroits qui unissent le droit à la vie, la dignité humaine et la protection de l’environnement. Ce litige tire son origine du rejet allégué, par une compagnie oeuvrant dans la transformation du charbon, de déchets industriels toxiques dans une rivière dont l’eau servait à la consommation humaine et à des travaux d’irrigation liés à l’agriculture. Le requérant reprochait notamment à l’État du Bihar de n’avoir adopté aucune mesure afin d’empêcher la compagnie de contaminer la rivière. La Cour suprême de l’Inde rejeta la requête, estimant que le requérant n’avait pas établi la preuve du déversement de substances toxiques dans l’environnement. Elle jugea de plus que le recours n’avait pas été intenté dans l’intérêt public, tel que l’exigeait la voie procédurale mobilisée, mais plutôt afin de servir les intérêts particuliers du requérant[132]. Ce faisant, la Cour affirma néanmoins en termes très clairs les liens entre la pollution environnementale et le droit à la vie. Son avis est le suivant :

[The] [r]ight to live is a fundamental right under Art 21 of the Constitution and it includes the right of enjoyment of pollution free water and air for full enjoyment of life. If anything endangers or impairs that quality of life in derogation of laws, a citizen has right to have recourse to Art 32 of the Constitution for removing the pollution of water or air which may be detrimental to the quality of life[133].

Une position similaire fut exprimée dans l’arrêt M.C. Mehta v. Kamal Nath[134], la Cour indienne affirmant sans détour qu’ « [a]ny disturbance of the basic environment elements, namely air, water and soil, which are necessary for “life”, would be as hazardous to “life” within the meaning of Article 21 of the Constitution »[135].

Pour terminer, il est pertinent de souligner que la dégradation environnementale pourrait interpeller, au-delà des droits à la vie et à la sécurité, le droit à la liberté de la personne[136]. Ce droit fondamental, reconnu par l’article 1 de la Charte québécoise et l’article 7 de la Charte canadienne[137], protège non seulement les individus contre certaines contraintes physiques, mais protège également « suffisamment d’autonomie personnelle pour vivre sa propre vie et prendre des décisions qui sont d’importance fondamentale pour sa personne »[138]. Ainsi, le droit fondamental des personnes de disposer librement de leur corps pourrait impliquer que ces dernières puissent choisir quelles substances potentiellement nocives peuvent ou non pénétrer leur organisme[139].

Comme l’exprimait le juge La Forest dans l’arrêt Godbout c. Longueuil (Ville)[140], ce droit protège aussi le choix d’un lieu pour établir sa demeure :

[L]’autonomie protégée par le droit à la liberté garanti par l’art. 7 ne comprend que les sujets qui peuvent à juste titre être qualifiés de fondamentalement ou d’essentiellement personnels et qui impliquent, par leur nature même, des choix fondamentaux participant de l’essence même de ce que signifie la jouissance de la dignité et de l’indépendance individuelles. [...] À mon avis, le choix d’un lieu pour établir sa demeure est, de la même façon, une décision essentiellement privée qui tient de la nature même de l’autonomie personnelle[141].

Parmi les motifs personnels susceptibles d’infléchir la direction du choix fondamental que constitue l’établissement de sa demeure, le juge La Forest mentionne, entre autres, « [l]a valeur historique ou [l]es caractéristiques culturelles [d’un milieu] »[142]. À l’heure d’une sensibilité accrue aux répercussions néfastes de la pollution sur la santé et la qualité du milieu de vie, par analogie avec les motifs énumérés par le juge La Forest, d’aucuns pourraient fonder leur choix fondamental quant à l’établissement de leur lieu de résidence sur la qualité relative du milieu de vie, y compris la qualité de l’atmosphère et de l’eau de consommation[143]. L’exposition à un certain niveau de pollution environnementale étant inévitable dans les sociétés industrielles contemporaines, il va de soi que le droit à la liberté concernant le choix de son milieu de vie ne pourrait être invoqué que dans les circonstances où la pollution environnementale atteindrait une certaine intensité[144]. Il reste néanmoins que le fait, pour l’État, d’autoriser l’émission de quantités ou de concentrations considérables de contaminants dans un milieu de vie auparavant sain, ou encore, pour un acteur privé, de générer une telle pollution, serait susceptible de mettre en jeu le droit fondamental de choisir librement le lieu de sa résidence[145].

Il importe toutefois de souligner que la mobilisation du droit à la liberté dans un tel contexte est susceptible de comporter des répercussions indésirables dans la perspective de la justice environnementale. En effet, il est largement reconnu que les milieux naturels les plus pollués correspondent souvent aux milieux de vie des groupes les plus marginalisés. Le droit de choisir librement de vivre dans un environnement sain, envisagé comme l’expression juridique de l’adage, mieux connu dans sa version anglaise, « yes, but not in my backyard », pourrait avoir le résultat pervers, compte tenu des difficultés liées à l’accès à la justice des personnes vivant dans la pauvreté, de favoriser la concentration des répercussions néfastes des modes économiques dominants dans les milieux moins bien nantis. 

Les droits à la vie, à la sécurité et, peut-être, à la liberté, constituent ainsi, du moins en droit comparé, de véritables vecteurs de justiciabilité du droit à un environnement sain reconnu à l’article 46.1 de la Charte québécoise. À défaut d’être exécutoire et contraignant par lui-même, ce droit se trouve en effet indirectement protégé en raison de l’impact, largement reconnu, qu’un environnement néfaste peut avoir sur les autres droits et libertés fondamentaux. Comme nous le constaterons ci-dessous, dans le contexte européen, le droit à la vie privée représente un autre levier important de la reconnaissance de la justiciabilité du droit à un environnement sain.

B. Le respect des droits à la vie privée et à l’inviolabilité de la demeure en matière environnementale

La pollution environnementale, en plus de mettre en jeu les droits à la vie, à l’intégrité et à la sécurité de la personne, serait susceptible de compromettre le droit à la vie privée. En effet, qu’il s’agisse de bruits excessifs ou d’odeurs nauséabondes, la possibilité pour les individus affectés de jouir de leur demeure et de leur vie familiale peut s’en trouver considérablement diminuée[146]. Les rapports étroits entre la pollution environnementale et la vie privée sont d’ailleurs clairement établis par une jurisprudence abondante de la Cour européenne des droits de l’homme, cette dernière ayant reconnu à maintes reprises que « des atteintes graves à l’environnement peuvent affecter le bien-être d’une personne et la priver de la jouissance de son domicile de manière à nuire à sa vie privée et familiale »[147].

Dans l’affaire Guerra c. Italie, notamment, la Cour européenne conclut que le défaut des autorités italiennes de transmettre aux requérants l’information essentielle qui leur aurait permis d’évaluer les risques engendrés par l’exploitation d’une usine chimique à proximité de leur domicile constitue une atteinte au droit à la vie privée et familiale protégé par l’article 8 de la Convention européenne[148]. Lors du procès, il fut établi que l’usine concernée avait, dans le cours de ses activités, libéré dans l’environnement de grandes quantités de gaz inflammable ainsi que de nombreuses substances hautement toxiques, dont de l’anhydride d’arsenic. Dans l’éventualité d’un accident industriel, ces substances auraient gravement menacé la vie et l’intégrité physique des personnes touchées.

De façon significative, dans son analyse concernant l’article 8 de la Convention européenne[149], la Cour a reconnu que cette disposition impose non seulement à l’État de s’abstenir d’agir de façon à enfreindre les droits fondamentaux protégés par la Convention, mais également d’adopter « les mesures nécessaires pour assurer la protection effective du droit des intéressés au respect de leur vie privée et familiale »[150]. En l’occurrence, le droit à la vie privée et familiale impliquait l’obligation positive, à la charge de l’État, de transmettre aux personnes concernées les informations essentielles à l’évaluation des risques inhérents au fait de résider à proximité de l’usine.

Cette position fut réitérée dans l’affaire Fadeïeva c. Russie, qui trouve son origine dans les doléances de Mme Fadeïeva à l’encontre d’une aciérie située à proximité de son domicile. Suivant la preuve présentée au procès, l’exploitation de l’aciérie entraînait l’émission de nombreuses substances toxiques dans l’atmosphère, dans plusieurs cas en quantité ou en concentration supérieures aux normes acceptables prévues par la loi. La requérante, invoquant les répercussions néfastes des activités de l’aciérie sur sa santé et son bien-être, reprochait à la Russie d’avoir négligé de protéger sa vie privée et son domicile contre les graves nuisances écologiques générées par l’usine et ce, en violation de l’article 8 de la Convention européenne.

La Cour européenne donna raison à la requérante. À son avis, la pollution toxique diffusée par l’aciérie était liée aux divers maux de santé dont souffrait Mme Fadeïeva, en plus d’avoir « indubitablement eu des conséquences néfastes sur la qualité de sa vie à son domicile »[151]. En conséquence, la Cour conclut à la violation du droit à la vie privée de la requérante, ainsi qu’à la responsabilité de la Russie en raison de son défaut d’adopter des mesures propres à prévenir ou à réduire les effets néfastes de la pollution générée par les activités de l’aciérie[152]. Ce faisant, la Cour souligna néanmoins « que les conséquences néfastes de la pollution de l’environnement doivent atteindre un minimum de gravité pour tomber sous le coup de l’article 8 de la Convention »[153]. Par conséquent, « [i]l ne peut y avoir de grief défendable sous l’angle de l’article 8 lorsque le préjudice allégué est négligeable rapporté aux risques écologiques inhérents à la vie dans n’importe quelle ville moderne »[154]. En d’autres termes, le droit à la vie privée ne garantit pas en tant que tel un environnement exempt de toute pollution[155].

Il convient de souligner que l’article 8 de la Conventioneuropéenne est formulé de façon plus précise que les articles 5 et 7 de la Charte québécoise, en ce que l’énoncé du droit de toute personne au respect de sa vie privée et de sa demeure est complété par une mention expresse du droit au respect de la vie familiale. Nous sommes toutefois d’avis qu’une interprétation libérale de la Charte québécoise, favorable à la réalisation des valeurs véhiculées par le droit à un environnement sain consacré par l’article 46.1, pourrait puiser dans le corpus normatif européen et permettre de sanctionner les atteintes graves au droit à la vie privée et à la jouissance du domicile occasionnées par la pollution environnementale d’origine anthropique[156].

C. Le droit de propriété et la protection des intérêts environnementaux

Les intérêts économiques, à l’instar de l’intégrité physique et psychologique, sont susceptibles d’être compromis par la pollution environnementale. En guise d’illustration, il en serait ainsi de l’exploitation d’une industrie qui, soit parce qu’elle dégage des odeurs nauséabondes ou des substances délétères, ou encore parce qu’elle émet des bruits d’une grande intensité, affecte de façon considérable la valeur marchande des propriétés avoisinantes. Il pourrait donc exister un rapport étroit entre la pollution environnementale et le droit de propriété, ce dernier étant consacré à l’article 6 de la Charte québécoise dans les termes suivant : « Toute personne a droit à la jouissance paisible et à la libre disposition de ses biens, sauf dans la mesure prévue par la loi »[157].

La portée de la protection conférée au droit de propriété par cette disposition est largement tributaire de l’interprétation que font les tribunaux de la notion de « biens », ainsi que du sens qu’ils attribuent à l’expression « dans la mesure prévue par la loi ». La professeure Anne-Françoise Debruche, dans un article consacré à l’interprétation judiciaire du droit de propriété reconnu dans la Charte québécoise et dans le système européen des droits de l’homme, a bien rendu compte de la prudence des juges québécois à l’endroit de l’article 6, qui se manifeste d’abord par « une interprétation relativement restrictive de la notion de “biens” protégés », et ensuite par le fait que les tribunaux « ne contrôlent guère, voire pas du tout, la substance des “lois” qui portent atteinte à ces biens, ou “lois” dérogatoires »[158].

Si les tribunaux québécois reconnaissent d’emblée que l’atteinte au droit de jouir paisiblement et de disposer librement d’un « bien » mobilier ou immobilier entre dans le champ d’application de l’article 6 lorsque la victime possède sur celui-ci un droit réel, ils font preuve d’une hésitation accrue lorsque le bien en question possède un caractère incorporel, ou encore lorsque le droit mis en cause est de nature personnelle[159]. Il est admis que le trouble de voisinage, susceptible d’être invoqué dans le contexte d’inconvénients anormaux causés par des activités polluantes, tombe sous le couvert du droit à la libre jouissance de ses biens[160]. Or, comme l’a rappelé sans équivoque la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Ciment du Saint-Laurent inc. c. Barrette[161], l’article 976 du Code civil du Québec, qui régit en droit québécois le trouble de voisinage, bénéficie tant aux personnes titulaires d’un droit de propriété qu’à celles qui exercent un droit de jouissance ou d’usage sur un fonds, tels les locataires d’immeubles[162]. Cet arrêt pourrait donc inciter les tribunaux québécois à élargir leur interprétation, pour l’heure restrictive, du champ d’application de l’article 6 de la Charte québécoise, du moins lorsque cet article est invoqué afin d’obtenir la sanction d’un trouble de voisinage affectant de la même manière les propriétaires et les locataires d’immeubles.

La protection relative de la propriété par l’article 6 de la Charte québécoise est de plus tributaire du sens donné par les tribunaux à l’expression « dans la mesure prévue par la loi ». Comme le souligne la professeure Anne-Françoise Debruche, les tribunaux québécois se gardent d’exercer un contrôle sur les normes qui restreignent le droit de propriété, la présence d’une loi dérogatoire leur suffisant pour conclure que l’atteinte est justifiée[163]. Une telle analyse n’est toutefois pas inéluctable, comme l’illustre la jurisprudence[164] de la Cour européenne des droits de l’homme portant sur l’article 1 du premier Protocole additionnel[165] à la Convention européenne[166], dont la facture n’est pas sans rappeler celle de l’article 6 de la Charte québécoise :

Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou amendes[167].

En dépit des termes de cette disposition qui, à l’instar de l’article 6 de la Charte québécoise, reconnaît à première vue une vaste discrétion à l’État pour limiter l’exercice du droit protégé, la Cour européenne, dans l’affaire Sporrong et Lönnroth c. Suède[168], a consacré une norme de contrôle des lois attentatoires « au droit au respect de ses biens ». De l’avis de la Cour, pour être conforme à l’article 1, une norme portant atteinte au droit protégé doit, entre autres exigences[169], réaliser « un “juste équilibre” entre l’intérêt public sous-tendant la norme incriminée et l’atteinte portée au “droit de propriété” d’un particulier »[170]. La Cour imposa donc à l’État une exigence de proportionnalité, permettant ainsi de conclure à la violation de l’article premier dans tous les cas où elle constate une « disproportion manifestement déraisonnable au détriment de l’intérêt privé »[171]. La discrétion des États assujettis au premier Protocole additionnel de limiter l’exercice du droit de propriété est donc vaste, suivant la lettre du second alinéa de l’article 1, sans toutefois échapper complètement au contrôle judiciaire de la Cour européenne.

En somme, la transplantation par les tribunaux québécois du test de proportionnalité élaboré par la Cour européenne au cadre d’analyse de l’article 6 de la Charte québécoise pourrait permettre de conclure à la violation de la Charte dès lors qu’une activité polluante comporte des répercussions disproportionnées sur le droit de propriété.

Si le droit de propriété offre une voie de recours potentielle à certaines victimes de pollution environnementale, il faut toutefois souligner qu’il est susceptible, à l’instar du droit à la liberté, de comporter des effets pervers sur le plan de la justice environnementale. De fait, considérant les difficultés d’accès à la propriété des moins bien nantis, ce droit ne pourrait bénéficier qu’aux segments de la société les plus favorisés, avec pour résultat de concentrer encore davantage les sources de pollution dans les espaces habités par les personnes vivant dans la pauvreté. Par analogie, dans l’affaire Chaoulli, la mobilisation des droits fondamentaux afin de permettre l’accès autrement prohibé à des soins de santé privés, tout en favorisant les intérêts touchant à la sécurité physique des personnes bien nanties, pourrait compromettre la qualité des soins de santé des personnes qui dépendent du système de santé publique. 

D. Le droit à l’égalité et la justice environnementale

Si l’article 46.1 de la Charte québécoise, comme nous l’avons vu, ne peut à lui seul commander l’invalidité d’une loi ou d’un règlement ne respectant pas ses exigences substantielles et procédurales, en raison de l’inapplication de l’article 52 aux articles 39 à 48, le droit à l’égalité consacré à l’article 10 pourrait possiblement, dans certaines circonstances du moins, pallier cette limite à l’effectivité du droit à un environnement sain[172]. Il est bien connu que le droit à l’égalité ne consacre pas un droit indépendant des autres droits et libertés garantis dans la Charte québécoise, mais constitue plutôt une « modalité de particularisation »[173] de chacun d’eux en y ajoutant une dimension égalitaire[174]. Ainsi, toute personne a droit au bénéfice et à l’exercice égal de tous les droits et libertés garantis, sans discrimination fondée sur l’un des motifs énumérés à l’ar-ticle 10[175]. Pour que cette dernière disposition puisse s’appliquer dans un litige, il est donc nécessaire que la discrimination alléguée s’inscrive dans le champ opératoire de l’une des autres dispositions de la Charte québécoise[176].

La combinaison entre la norme d’égalité et les droits socioéconomiques s’avère ainsi particulièrement intéressante. En effet, alors que les tribunaux ne sont pas en mesure d’imposer une sanction juridiquement contraignante à l’État qui omettrait de donner effet à ces droits socioéconomiques, l’article 10 bénéficie de la pleine puissance de l’article 52 de la Charte québécoise et prime donc sur les lois et règlements contrevenant au droit à l’égalité. Comme le constatait le professeur Pierre Bosset, c’est d’ailleurs sur ce terrain que la jurisprudence sur les droits économiques et sociaux a été le plus fertile sur le plan de la justice sociale[177]. Par exemple, dans l’arrêt Commission scolaire St-Jean-sur-Richelieu, la Cour d’appel du Québec ordonna l’intégration en classe régulière d’un élève souffrant d’un handicap qui avait été victime de discrimination dans l’accès à l’école, contrairement aux articles 10 et 40 de la Charte québécoise, alors que le droit à l’instruction publique gratuite n’aurait pas pu constituer à lui seul la base du recours des parents[178].

Juxtaposé à l’article 46.1, l’article 10 de la Charte québécoise interdit donc clairement toute discrimination dans l’exercice et le bénéfice du droit de toute personne de vivre dans un environnement sain. Puisqu’elle interdit la discrimination fondée sur la condition sociale et l’origine ethnique, la norme d’égalité pourrait potentiellement être mobilisée en matière environnementale afin de contester la distribution inégale de la pollution parmi la population. En effet, selon la perspective de la justice environnementale, les bénéfices économiques générés par les modes dominants de production et de consommation, de même que les répercussions environnementales néfastes qu’ils engendrent, ne sont pas répartis équitablement au sein de la société[179]. Comme le démontrent de nombreuses études empiriques, la pollution environnementale tend à affecter davantage les personnes vivant dans la pauvreté et les minorités ethniques[180]. Une étude menée dans vingt-neuf municipalités de l’Île de Montréal a notamment établi que les personnes et les groupes économiquement vulnérables subissaient les effets de la pollution de manière disproportionnée[181], ce qui pourrait constituer une forme de discrimination fondée sur la condition sociale. À la lumière de la jurisprudence de la Cour d’appel du Québec, qui a reconnu le statut d’assisté social comme motif interdit de discrimination[182], il est en effet permis de penser que la pauvreté pourrait être comprise dans le motif de la condition sociale. D’ailleurs, selon la Cour d’appel,

cette notion a été appliquée à des personnes démunies ou vulnérables qui subissent leur condition sociale plutôt que d’en jouir. Elle résulte le plus souvent d’une situation dont la personne ne peut pas s’affranchir facilement et qui n’est pas la conséquence d’un choix délibéré[183].

Aussi, il est largement reconnu que les communautés autochtones sont exposées de manière disproportionnée à diverses sources de pollution environnementale[184]. L’interdiction de discrimination dans le bénéfice du droit à un environnement sain pourrait ainsi théoriquement servir de levier pour contester les effets disproportionnés et préjudiciables de la pollution sur certains groupes sociaux, à la condition, bien entendu, de satisfaire à l’autre exigence de l’article 10 de la Charte québécoise, c’est-à-dire la nécessité de démontrer que la distinction dont est victime le groupe demandeur est arbitraire ou fondée sur des stéréotypes[185].

E. Les voies de recours potentielles en vertu de la Charte québécoise

Comme l’affirme la majorité de la Cour suprême, « un droit, aussi étendu soit-il en théorie, est aussi efficace que la réparation prévue en cas de violation, sans plus » [notes omises][186]. Il est alors nécessaire d’analyser les sanctions et réparations susceptibles d’être imposées à l’État ou aux entreprises privées qui violeraient les obligations environnementales auxquelles ils seraient tenus en vertu des droits et libertés fondamentaux. La Charte québécoise offre à cet égard plusieurs voies de recours. D’abord, l’article 52 permet d’invalider les lois et les règlements incompatibles avec les droits fondamentaux protégés par les articles 1 à 38 de la Charte québécoise. Il en serait ainsi, à notre avis, d’une norme réglementaire permettant l’émission dans l’environnement de contaminants en quantité ou dans une concentration susceptibles de compromettre la vie et la santé humaines. Les tribunaux pourraient aussi choisir une sanction moindre et préférer rendre un jugement déclaratoire constatant la violation de ces droits, en laissant au législateur le soin de choisir comment se conformer à la Charte québécoise[187].

Les atteintes aux droits environnementaux protégés par la Charte québécoise pourraient également faire l’objet de recours en dommages-intérêts et en injonction fondés sur l’article 49(1). D’entrée de jeu, il apparaît indéniable que ces recours pourraient être intentés contre des acteurs privés dont les activités menacent la vie, la sûreté, l’intégrité, la liberté, la propriété et la vie privée de la personne, ou encore contre l’État en raison de la pollution engendrée par ses propres activités, tels l’exécution et l’entretien de travaux ou d’ouvrages publics[188]. Il incomberait alors à la personne dont les droits fondamentaux ont été violés de faire la preuve d’un préjudice résultant de l’acte fautif du pollueur[189]. En outre, un recours fondé sur l’article 49(1) de la Charte québécoise pourrait être exercé contre l’État au motif de sa négligence dans la mise en oeuvre des devoirs de surveillance qui lui incombent en vertu de la loi, afin d’assurer que les activités autorisées par les pouvoirs publics soient exercées dans le respect des normes environnementales applicables[190].

Finalement, une « atteinte illicite et intentionnelle » aux droits protégés par la Charte québécoise, notamment au droit à un environnement sain, pourrait permettre l’exercice du recours prévu à l’article 49(2) afin d’obtenir des dommages et intérêts exemplaires[191]. Ce recours ne pourrait toutefois être mobilisé que dans les cas exceptionnels où un pollueur aurait « un état d’esprit qui dénote un désir, une volonté de causer les conséquences de sa conduite fautive ou encore [aurait agi] en toute connaissance des conséquences, immédiates et naturelles ou au moins extrêmement probables, que cette conduite engendrera[it] » [nos italiques][192]. Comme le précise la juge L’Heureux-Dubé dans l’arrêt Hôpital St-Ferdinand :

Ce critère est moins strict que l’intention particulière, mais dépasse, toutefois, la simple négligence. Ainsi, l’insouciance dont fait preuve un individu quant aux conséquences de ses actes fautifs, si déréglée et téméraire soit-elle, ne satisfera pas, à elle seule, à ce critère[193].

Dans le contexte de la Charte québécoise, cela signifie qu’il appartient à la victime d’une atteinte à ses droits fondamentaux de démontrer que l’auteur du délit avait l’intention de porter atteinte à un droit protégé[194]. Suivant le critère de l’atteinte intentionnelle, il pourrait s’avérer fort difficile d’obtenir des dommages exemplaires afin de punir un pollueur, à supposer que la motivation des acteurs économiques qui génèrent de la pollution repose sur l’optique du gain financier plutôt que sur l’intention d’enfreindre les droits à la vie, à l’intégrité, à l’égalité ou à la vie privée. En revanche, l’intention du pollueur d’enfreindre une loi ou un règlement liés à la protection de l’environnement, et par le fait même de porter atteinte au droit à un environnement sain et respectueux de la biodiversité, pourrait être plus aisément établie. Ainsi, pourrait satisfaire à ce critère le fait, pour un acteur industriel, de déverser, en violation des normes législatives et réglementaires qui lui sont applicables, des substances hautement toxiques dans un cours d’eau, sachant ou ne pouvant ignorer que ces substances contamineront vraisemblablement les approvisionnements en eau potable du voisinage. Une atteinte « illicite et intentionnelle » aux droits protégés par l’article premier de la Charte québécoise pourrait également résulter du refus ou de la négligence d’une industrie de modifier ses équipements, ses modes de production ou l’intensité de ses activités, dès lors qu’il serait possible de démontrer qu’elle connaissait ou ne pouvait ignorer les répercussions de ses activités sur la qualité de l’environnement et la santé humaine, du fait notamment de la récurrence des doléances formulées par les personnes touchées par les activités de l’industrie ou des interventions des autorités publiques.

À cet égard, le récent arrêt de Montigny c.Brossard (Succession)[195] de la Cour suprême du Canada pourrait favoriser un certain allégement du fardeau de preuve des requérants en matière de dommages-intérêts exemplaires. En effet, cet arrêt a consacré le principe du caractère autonome du recours en dommages exemplaires fondé sur l’article 49(2) de la Charte québécoise par rapport au régime de responsabilité délictuelle établi par l’article 49(1)[196]. Si, suivant la lettre de l’article 49(2), l’obtention de dommages exemplaires est tributaire de la démonstration d’une « atteinte illicite et intentionnelle » aux droits et libertés de la personne[197], il ne serait néanmoins plus nécessaire d’établir l’existence d’un préjudice indemnisable[198]. En affranchissant de la notion de préjudice le régime des dommages exemplaires, l’arrêt de Montigny pourrait notamment faciliter l’exercice de recours collectifs en dommages exemplaires par les victimes d’une atteinte au droit à un environnement sain, dans les cas où le préjudice commun subi par ces victimes s’avère difficilement identifiable ou quantifiable[199].

De surcroît, dans l’éventualité où une telle lecture de l’arrêt de Montigny était adoptée, la conclusion au caractère superfétatoire de la preuve du lien de causalité entre la faute et le préjudice s’imposerait en toute logique. Suivant cette hypothèse, il pourrait ainsi s’avérer possible de réclamer d’un pollueur des dommages punitifs dès lors qu’une atteinte illicite et intentionnelle au droit « à un environnement sain et respectueux de la biodiversité » serait établie, sans qu’il ne soit requis de faire la preuve d’un lien de causalité entre la faute du pollueur et un préjudice corporel particulier[200].

F. Le lien de causalité : la pierre d’achoppement des recours en matière de responsabilité environnementale

Ainsi, l’arrêt de Montigny apporterait une contribution d’autant plus significative au droit de l’environnement que l’établissement du lien de causalité entre la pollution émise par un acteur désigné et le préjudice allégué constitue actuellement le principal obstacle au succès des recours fondés sur la responsabilité civile en matière de dommages écologiques[201]. Il en est ainsi surtout en raison de l’incertitude scientifique qui s’attache souvent à la détermination des risques liés à la pollution pour la santé humaine[202]. En effet, la preuve du lien de causalité entre une source de pollution et un préjudice à l’intégrité physique peut s’avérer difficile à établir lorsque les effets d’une substance sur la santé sont incertains du point de vue scientifique, ou encore lorsque la pathologie concernée peut être associée à une pluralité de facteurs[203]. Aussi, dans plusieurs cas, les effets délétères de la pollution sur la santé se manifestent longtemps après l’exposition à un contaminant. À titre d’illustration, un cancer peut se développer plusieurs années après une exposition prolongée à certaines substances toxiques. De même, certaines pathologies peuvent être attribuées à de nombreux facteurs en sus de la pollution environnementale, telles de mauvaises habitudes de vie et des prédispositions génétiques[204]. Enfin, en particulier dans les secteurs industriels, des polluants environnementaux de même nature peuvent être générés par une pluralité d’acteurs[205]. Or, les principes traditionnels de preuve en matière de causalité, qui exigent du plaignant de démontrer que son préjudice constitue la conséquence logique, directe et immédiate de la faute du défendeur, permettent difficilement de pallier ces difficultés[206].

S’il est possible de penser que l’arrêt de Montigny allège de façon considérable le fardeau de preuve des demandeurs en matière de dommages punitifs, la pierre d’achoppement que constitue dans bien des cas l’établissement du lien de causalité en matière de dommages-intérêts compensatoires demeure bien réelle. Cela dit, nous pensons que le principe normatif du droit à un environnement « sain et respectueux de la biodiversité » consacré à l’article 46.1 de la Charte québécoise pourrait être mobilisé par les tribunaux afin de promouvoir une application souple de l’exigence du lien de causalité, de façon à alléger le fardeau de preuve des victimes de dommages environnementaux[207].

Pour ce faire, les tribunaux pourraient recourir de façon plus libérale à des présomptions de fait, le Code civil du Québec leur permettant d’ailleurs de tenir compte de celles qui sont « graves, précises et concordantes »[208]. En outre, comme le rappelle la professeure Lara Khoury, en matière de responsabilité environnementale, dans les circonstances qui s’y prêtent, les tribunaux pourraient utilement s’appuyer sur la présomption de causalité établie par la Cour suprême du Canada dans Morin c. Blais[209]. Suivant cet arrêt, le lien de causalité pourrait être présumé lorsqu’un préjudice résulte de la violation d’une disposition réglementaire qui, exprimant des « normes élémentaires de prudence », avait justement pour objet de prévenir le préjudice concerné[210]. À notre avis, à l’instar des règles encadrant la circulation routière, un grand nombre de dispositions législatives et réglementaires en matière de protection de l’environnement véhiculent des normes élémentaires de prudence. Le fait d’y contrevenir, qui constituerait en soi une faute civile, permettrait de présumer le lien de causalité entre le délit et le préjudice, dès lors que ce dernier se situerait dans la sphère de risque délimitée par la norme, sous réserve d’une forte indication en sens contraire[211].

De surcroît, par analogie avec la jurisprudence en matière de responsabilité médicale, nous pensons que les tribunaux pourraient alléger le fardeau de preuve des demandeurs relatif au lien de causalité en permettant, dans certaines circonstances, qu’il soit déplacé vers la défense. Ainsi, dès lors que le demandeur aurait présenté des éléments suffisants afin d’établir une « inférence défavorable » à l’endroit du défendeur, il appartiendrait à ce dernier de réfuter la preuve de la causalité[212]. Dans le contexte de la responsabilité médicale, ce renversement du fardeau de la preuve se justifie notamment par la connaissance particulière que possède le médecin des causes possibles d’un préjudice[213]. Or, nous pensons qu’un raisonnement similaire devrait s’appliquer en matière de dommages écologiques, dans la mesure où l’auteur d’une dégradation environnementale possède souvent une connaissance particulière des faits, en plus de ressources accrues afin de recourir à des expertises scientifiques.

L’application de règles de preuve flexibles en matière de responsabilité environnementale serait par ailleurs conforme au principe de précaution, suivant lequel « il n’est pas approprié d’attendre la preuve irréfutable de l’existence d’un risque potentiel avant de chercher à le circonscrire »[214]. En plus de préconiser l’adoption de mesures préventives afin d’éviter des dommages environnementaux, ce principe pourrait impliquer un renversement du fardeau de la preuve à la charge de la partie qui entend réaliser une activité comportant des répercussions environnementales méconnues et potentiellement délétères. En d’autres termes, il appartiendrait au pollueur de faire la preuve de l’innocuité de ses activités, plutôt qu’aux victimes de démontrer les répercussions environnementales néfastes des activités concernées[215].

Enfin, il est utile de rappeler qu’il est bien établi que le lien de causalité doit être démontré suivant la norme juridique de la prépondérance de la preuve, et non à l’aune des exigences de la preuve scientifique[216].

Conclusion

En 2006, le législateur consacrait le droit de toute personne, « dans la mesure et suivant les normes prévues par la loi, de vivre dans un environnement sain et respectueux de la biodiversité »[217]. Le ministre de l’Environnement de l’époque, Thomas Mulcair, affirmait alors que le Québec « hiss[ait] au rang d’un droit, au sein même de notre Charte [...], le droit de vivre dans un environnement sain dans le respect des lois et règlements »[218]. Dans le contexte de l’adoption de l’article 46.1, plusieurs émettaient d’importantes réserves quant à l’utilité de cet ajout à la Charte québécoise, alors que d’autres, notamment l’Union des producteurs agricoles et le Conseil de l’industrie forestière du Québec[219], s’inquiétaient de son impact sur les agriculteurs et sur le développement économique des régions. Ces positions antinomiques à propos de l’article 46.1 peuvent s’expliquer par son libellé ambigu — l’État s’assujettissant à une obligation à laquelle il n’est tenu que dans la mesure où il s’y astreint —, mais également en raison de la fonction d’interprétation des tribunaux qui, une fois la norme adoptée par le législateur, participent eux aussi à sa construction ou à la détermination de son sens et de sa portée[220]. C’est donc dans une perspective prospective, compte tenu de l’importance des questions environnementales dans la sphère publique et de la mobilisation croissante des droits et libertés fondamentaux en matière environnementale, que nous avons entrepris une réflexion sur le sens, la portée et l’utilité du droit à l’environnement sain dans la Charte québécoise.

Nous avons ainsi suggéré que le contenu ou la définition du droit à un « environnement sain et respectueux de la biodiversité » comporte à la fois des aspects substantiels et procéduraux. L’article 46.1 viserait ainsi la préservation d’un environnement favorable à la santé et à la sécurité humaines et le maintien de l’intégrité des écosystèmes sur lesquels reposent la vie et le bien-être des êtres humains. Ce droit comporterait par ailleurs des garanties de nature procédurale, notamment le droit des citoyens de participer effectivement aux processus décisionnels susceptibles de compromettre la qualité de leur environnement et d’avoir accès à toute information pertinente à la prise de décision.

Si, à l’heure actuelle, la violation de ce droit ne peut servir d’assise à l’invalidité d’une loi, ni autoriser un tribunal à mettre en question les modalités précises des politiques publiques en matière environnementale, l’article 46.1 de la Charte québécoise oblige néanmoins le législateur à donner effet au droit à un environnement sain. La violation de cette obligation est susceptible d’être constatée dans un jugement déclaratoire. Bien qu’insuffisant dans la mesure où le jugement déclaratoire ne s’accompagne d’aucune mesure contraignante, cela représente néanmoins un début, les tribunaux étant toutefois appelés à définir plus amplement la portée des droits économiques et sociaux.

Nous avons par ailleurs soutenu que l’article 46.1 pourrait constituer un principe normatif à travers lequel devraient être interprétés les autres droits et libertés garantis dans la Charte québécoise, notamment les droits à la vie, à la sécurité, à la liberté, à la propriété, à l’égalité et à la vie privée. Le système juridique international et les systèmes régionaux et nationaux étrangers sont en effet riches d’exemples dans lesquels ont été mobilisés ces droits et libertés fondamentaux en matière environnementale. Les liens entre ces droits et l’environnement, et plus particulièrement l’impact de la pollution sur ces droits, ont ainsi largement été reconnus par les tribunaux, du moins en théorie. De surcroît, l’article 46.1 de la Charte québécoise pourrait être mobilisé dans le cadre de litiges privés afin, notamment, d’obtenir des dommages punitifs en raison d’une atteinte illicite et intentionnelle au droit à un environnement sain, ou encore afin d’alléger le fardeau de preuve des victimes d’un préjudice écologique.

Il reste néanmoins que la reconnaissance de droits fondamentaux substantiels liés à la protection de l’environnement doit impérativement s’accompagner de mesures visant à faciliter l’accès à la justice et à l’information environnementale pour les personnes et les groupes sociaux marginalisés aux plans socioéconomiques et politiques. En effet, il est largement reconnu que les personnes vivant dans la pauvreté tendent à supporter de façon disproportionnée le fardeau des répercussions délétères de la pollution environnementale engendrée par les modes dominants de consommation et de production. À défaut d’assurer aux personnes et aux groupes concernés un accès accru à des recours et à des remèdes efficaces dans l’éventualité d’une violation de leurs droits environnementaux, les droits fondamentaux de la personne pourraient être mobilisés au service des intérêts écologiques des mieux nantis qui, pouvant accéder plus aisément à l’appareil judiciaire, seraient en mesure d’infléchir en leur faveur la distribution géographique de la dégradation environnementale. Le droit serait ainsi susceptible de renforcer les injustices qui caractérisent l’économie politique de la dégradation environnementale dans les sociétés industrialisées, en favorisant la concentration de la production industrielle et des autres activités générant des répercussions environnementales majeures dans les espaces géographiques où vivent les personnes et les groupes marginalisés.