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Introduction

Tandis que l’analyse économique du droit cherche à expliquer et à critiquer le droit positif à l’aide de notions issues de la théorie économique, telle l’efficience des marchés[1], certains travaux récents laissent présager un renouvellement de perspective dans l’étude des rapports entre le droit et la finance. Plutôt qu’une sphère d’activité dont la bonne marche peut être favorisée ou entravée par le droit, la finance y est abordée comme une réalité juridiquement construite, ou constituée par le droit[2]. Une telle approche invite à reconnaître que les pratiques financières se définissent et s’organisent autour d’objets qui, sans le droit, perdraient toute consistance : la finance est ainsi faite de titres, de créances, de dettes, soit de diverses formes de droits et d’obligations[3]. La valeur des actifs financiers est intimement liée à la validité des contrats qui en sont le support; cette validité est fonction de règles juridiques et de l’interprétation qu’en donnent les tribunaux et les régulateurs. C’est pourquoi l’innovation financière, qui a si profondément bouleversé le monde des affaires au cours des trente dernières années, n’est sans doute pas moins l’oeuvre de juristes que celle d’ingénieurs financiers[4] : avant d’être aptes à circuler sur les marchés, les produits financiers imaginés par ceux-ci ont en effet eu besoin de revêtir une forme juridique appropriée et reconnue par un nombre suffisant d’acteurs.

Dans la foulée des recherches sur la construction juridique de la finance, cet article documente l’important travail de conceptualisation qui fut déployé par les avocats des milieux financiers afin de stabiliser l’appréhension juridique des produits de l’innovation financière. Il développe pour ce faire une méthode qui s’inspire à la fois de la rhétorique juridique[5] et de la sociologie pragmatique[6], qu’il applique à un cas d’étude : l’apparition d’un nouveau genre d’instruments financiers au début des années 1980, les swaps. Les swaps sont des instruments dérivés qui prennent la forme de contrats bilatéraux, conclus le plus souvent entre deux institutions financières, ou encore entre une institution financière et une grande entreprise, par lesquels les parties s’engagent à se faire réciproquement une série de paiements dans le futur, dont les montants dépendront (ou « dériveront ») de variables extérieures au contrat — tels des taux d’intérêts de référence, des taux de change, les cours d’un indice boursier, etc.[7]. À partir d’une recherche d’archives dans la littérature produite par les praticiens du droit financier depuis les années 1980, cet article s’intéresse en particulier à la controverse relative à la qualification juridique des swaps. Comme le révèlent en effet les articles publiés dans les revues académiques et professionnelles durant cette période, la façon dont les swaps devaient être conceptualisés en droit et s’inscrire au sein du paysage réglementaire de diverses juridictions était une question ouverte, à laquelle de nombreux juristes ont tenté des réponses en puisant dans divers répertoires de l’argumentation juridique. La controverse doctrinale sur la qualification des swaps est d’autant plus intéressante qu’elle fut longtemps l’un des principaux sites où fut débattue la question de l’encadrement juridique de ces nouveaux instruments financiers, ceux-ci ayant été la cible de relativement peu d’interventions législatives ou de décisions judiciaires avant la crise financière.

Sous ses airs anodins et simplement techniques, la question de la qualification a son importance stratégique : comme l’écrivait Atias, « la fonction de la qualification n’est pas de décrire la réalité, mais de la soumettre au régime juridique le plus approprié »[8]. Or, tandis que la qualification a généralement été envisagée en tant qu’activité du juge ou du législateur[9], la controverse relative à la nature juridique des swaps laisse voir comment les intéressés au droit peuvent en investir le terrain, et ce, en dehors même de toute procédure judiciaire. Par un tel mouvement, les disputes entourant la qualification juridique tendent à échapper à la structure habituelle de l’autorité en droit, où quelque figure officielle pourrait se prononcer sur la question et trancher définitivement le débat[10], et se déploient désormais dans une arène qui s’apparente davantage à celle de la controverse scientifique — avec sa structure décentralisée, sa communauté mondiale, et son absence de clôture définitive[11]. C’est cet aspect souvent négligé[12] du travail juridique que j’essaie de mettre en lumière en abordant ici la qualification comme le site d’une lutte globale pour le droit.

Par leurs contributions successives, les juristes étudiés dans cet article ont mis en oeuvre une stratégie de résistance au droit par laquelle ils sont parvenus à neutraliser le procédé de qualification juridique. Grâce à une série de déplacements rhétoriques et méthodologiques, qui font eux-mêmes l’objet de peu de justifications, ils sont parvenus à extirper les produits financiers émergents qu’étaient les swaps de l’univers conceptuel qui aurait permis d’en rendre compte en droit[13]. Par leurs efforts rigoureusement anti-systématiques, ces auteurs ont produit une première conceptualisation de ces instruments financiers en tant qu’objets juridiques sui generis, qui s’est ensuite diffusée dans le droit positif sans altération significative. Le régime juridique qui s’est graduellement mis en place dans diverses juridictions relativement aux swaps et aux autres dérivés de gré à gré consiste ainsi en une panoplie d’exemptions et d’exceptions, ou de refuges (de safe harbours, selon l’expression usuelle en anglais) par rapport au droit commun. Pour autant qu’ils soient commercialisés auprès de participants éligibles, les swaps se sont vus exemptés des exceptions de jeu[14], des obligations de se rapporter aux autorités boursières[15] et des règles relatives à l’assurance[16]; ils échappent en outre au monopole des établissements bancaires[17] et aux régimes communs de la faillite[18]. Leurs définitions législatives se résument à de longues énumérations[19], ou à une mention du mode de calcul de leur valeur[20], sans mention de notions juridiques plus générales à partir desquelles pourrait se développer un régime cohérent. Ainsi, les swaps existent bien en droit, mais ne se rattachent à rien de plus grand qu’eux.

Après une brève présentation du cadre théorique et méthodologique de la présente étude (I), les pages qui suivent se tournent successivement vers deux sites de la controverse quant à la qualification juridique des swaps : j’examine dans un premier temps les tentatives de qualification des swaps au regard des différents régimes spéciaux qui forment le droit financier (II) (en m’attardant en particulier au droit des valeurs mobilières, au droit des contrats à terme, au droit de l’assurance ainsi qu’au caractère inexécutoire des jeux et des paris) et je me penche dans un second temps sur les tentatives de qualification des swaps en vertu du droit général des contrats (III). La distinction entre ces deux sites de la controverse sur la qualification juridique des swaps est d’abord méthodologique, les arguments formulés dans le cadre du droit financier procédant de ressorts argumentatifs passablement différents de ceux formulés en droit général des contrats. Elle converge cependant vers une distinction géographique, où les arguments de droit financier ont été formulés principalement par des juristes américains, tandis que les arguments de droit général sont essentiellement le fait de juristes civilistes, de la France et du Québec.

I. Cadre théorique et méthodologique : la coproduction du discours juridique et l’analyse d’une controverse

Les premiers swaps sur devises et sur taux d’intérêts commencent à se répandre dans les milieux d’affaires transnationaux au début des années 1980. À cette époque, les juristes qui conseillent les banques et les grandes entreprises doivent se familiariser avec ces nouveaux instruments financiers, et la standardisation de leur documentation contractuelle en est à ses premiers balbutiements[21]. Dans ce contexte, comment les juristes reconnaissent-ils, décrivent-ils et qualifient-ils les swaps? Comment sont-ils parvenus à conférer à ces arrangements financiers inédits une identité propre et stable au sein du discours juridique?

A. Comprendre l’émergence de nouveaux objets en droit

Ce genre de questionnement, où l’on cherche à comprendre l’émergence de nouveaux objets ou de nouveaux phénomènes au sein du discours et des pratiques de certaines communautés spécialisées, a été amplement traité dans les études sociales des sciences et des technologies sous le vocable de la « coproduction ». La coproduction renvoie à l’idée que l’activité savante mêle inextricablement des considérations cognitives et normatives : les sciences et les technologies génèrent en effet des représentations du monde qui sont inséparables des façons dont on souhaite vivre dans celui-ci[22]. Les catégorisations à partir desquelles se construisent l’observation scientifique et les innovations technologiques sont de nature politique et sont susceptibles de devenir le site de contestations[23]. Pour cette raison, l’émergence et la stabilisation de nouveaux objets de connaissance, de même que la formulation et la résolution des controverses, figurent parmi les sujets d’étude privilégiés au sein de ce courant de recherche[24].

Appliqué au droit, l’idiome de la coproduction suggère trois pistes de recherche complémentaires. Il nous invite tout d’abord à traiter le droit à l’image d’une science : plutôt que d’envisager le droit uniquement sous le registre de la norme, s’intéresser à lui également dans sa dimension de connaissance, et notamment dans sa production doctrinale — dont l’apport est plus riche qu’une simple description, vraie ou fausse, du phénomène juridique[25]. Vu sous ce jour, « [l]e droit, comme la science, sont de puissants instruments de classification, de distinction, de mise en ordre conceptuelle du monde »[26], susceptibles de reproduire ou de transformer leur contexte social, en modelant les représentations et en stabilisant les attentes. Une seconde piste dirige notre attention vers une coproduction du droit et de la science : à savoir comment les catégories et les pratiques de chacune se répercutent sur les catégories et les pratiques de l’autre. Ainsi, si des notions tirées de la théorie financière ont pu trouver leur place dans l’ordre juridique[27], la circulation des objets financiers conformément à cette théorie dépend aussi de certains concepts juridiques. En s’intéressant à cette seconde branche du rapport droit-finance, les recherches sur la coproduction permettent de formuler le projet d’une critique juridique de la finance où, comme l’écrit Olivier Leclerc, « l’analyse juridique est prise au sérieux dans sa capacité à rendre intelligible un phénomène comme l’activité savante [et l’activité financière, ajouterais-je]. [...] La capacité des catégories juridiques à faire tenir des objets sociaux est ainsi pleinement prise en compte »[28]. Finalement, l’idiome de la coproduction pointe vers une troisième piste : celle d’une coproduction du droit par les acteurs publics et privés, soit par l’action conjointe de ceux qui promulguent officiellement les normes juridiques et de ceux qui en sont les sujets, qui les mobilisent et les invoquent. Comparée à d’autres théories de la corégulation[29], cette approche porte la marque des études sociales des sciences en ce qu’elle situe la coproduction du droit dans la capacité des acteurs privés à faire évoluer la catégorisation juridique, grâce aux arguments et aux artefacts qu’ils élaborent.

L’opération de qualification juridique constitue un site d’observation particulièrement riche des dynamiques de coproduction du droit. La qualification juridique apparaît en effet comme une interface entre le savoir et le pouvoir en droit : elle est le lieu où est élaboré un discours juridique sur ce qui est, qui sous-tend tout discours juridique sur ce qui devrait être. L’étude de ses ressorts permet ainsi de mettre en évidence une dimension épistémologique du travail juridique qui tend à être occultée par les discours sur le droit exclusivement portés sur la norme. La qualification est en outre l’un des points de contact, voire l’un des points de tension entre le droit et les disciplines scientifiques, autour duquel plusieurs voix prétendent simultanément au pouvoir de dire le vrai.

B. Cerner la controverse relative à la qualification juridique des swaps

La présente étude est construite à partir d’une revue de la littérature juridique depuis 1980, ciblant les écrits qui prennent part à la controverse quant à la qualification des swaps. En portant une attention particulière aux revues spécialisées de droit des affaires, de droit financier et de droit bancaire, j’ai pu constituer un corpus de trente-deux documents[30] qui abordent directement la question de la nature juridique ou de la qualification des swaps. La moitié des documents recueillis mènent leur analyse par rapport au droit français; les autres se situent principalement par rapport aux droits américain et britannique, avec quelques incursions en droit québécois, belge et australien. Leurs auteurs proviennent, pour les deux tiers environ, de grands cabinets d’avocats d’affaires. Le milieu universitaire a également contribué significativement au débat, les professeurs, chercheurs et étudiants représentant environ le quart des auteurs; ceux-ci cumulent en outre fréquemment titres universitaires et pratique en cabinet privé, ce qui témoigne de la frontière poreuse entre théorie et pratique en droit financier. Les autres auteurs, finalement, sont des juristes de banques, d’entreprises ou ne se revendiquent d’aucun titre.

Dans le corpus ainsi constitué, je me suis efforcée de dégager les différents arguments à propos de ce que sont et de ce que ne sont pas les swaps, en tentant d’en identifier les principaux ressorts argumentatifs et les représentations dominantes. D’entrée de jeu, la notion même de controverse mérite d’être nuancée : bien que la question de la qualification juridique des swaps ait été soulevée et analysée de façon récurrente par les professionnels du droit des milieux financiers, indiquant qu’il s’agit d’un enjeu important de leur travail pour lequel il n’existe pas de solution évidente, la question ne s’est que rarement trouvée au coeur d’un réel conflit qui aurait généré des arguments véritablement opposés. Le débat sur la qualification fut plutôt l’occasion d’élaborer collectivement un discours juridique stable à propos d’instruments financiers inédits, de leur conférer en droit une identité susceptible de les distinguer d’autres objets et de faciliter la coordination de multiples acteurs autour d’eux. Évidemment, le ton consensuel de ces écrits ne doit pas faire oublier qu’un tel travail de qualification des swaps se déploie aussi à l’horizon d’un conflit potentiel, où d’autres voix pourraient s’élever et exiger davantage de contrôle ou de responsabilité à l’égard des acteurs financiers qui manipulent et commercialisent ces produits.

C. Apprécier le rôle actif des juristes dans la négociation des frontières entre droit et finance

Les travaux sur la coproduction ont déjà souligné que la frontière entre le droit et les sciences et technologies n’est ni étanche, ni donnée d’avance, mais au contraire constamment remodelée et renégociée[31]. Les juristes qui sont à l’origine du corpus étudié participent eux-mêmes à cette entreprise de délimitation des disciplines en mettant en scène certaines relations entre l’économie, la finance et le droit. Ils nous dépeignent un monde marqué par des transformations économiques, où les entreprises sont exposées à des risques inédits qui génèrent chez celles-ci de nouveaux besoins. L’innovation financière se développe afin de répondre à ces besoins; au droit, maintenant, de reconnaître et de s’adapter à cette réalité. Afin de comprendre la suite du propos, il importe de ne pas tenir pour naturelle cette façon qu’ont les juristes d’introduire leur récit, mais d’y voir au contraire un élément dans la négociation des frontières entre champs du savoir. En construisant ainsi le récit d’une activité économique pré-juridique qui, dans un second temps, doit être traduite en droit, les auteurs s’attribuent eux-mêmes un rôle secondaire dans la mise en oeuvre des solutions financières apportées aux problèmes économiques contemporains : les avocats sont là afin d’opérer la traduction des choix préalables des parties dans le langage du droit[32]. La position de décalage que s’attribuent les juristes par rapport aux choix qui motivent la mise en place des swaps dissimule leur propre participation à l’innovation financière, qui est en train de se mettre en place et de se diffuser. En effet, les auteurs qui s’interrogent sur la qualification juridique des swaps se penchent en vérité sur des objets qui ont été modelés à partir de la prise en compte de plusieurs droits nationaux, au point qu’on puisse considérer que l’analyse juridique leur soit consubstantielle. En choisissant au contraire de représenter les swaps comme de purs objets économiques, auxquels se poserait après coup le problème de leur qualification juridique, les auteurs étudiés laissent tout le processus d’innovation financière « curieusement illisible dans ses dimensions juridiques ou en termes du rôle des avocats dans sa production » [notre traduction][33]. Ce faisant, ils accréditent et renforcent un lieu commun particulièrement répandu dans les milieux financiers : celui d’un retard du droit par rapport à ce qu’il est censé réglementer. Comme on peut le lire à profusion dans le corpus étudié, « le droit, en cette matière singulière, semble constamment voué à un retard sur les transformations de son sujet »[34].

Le retard du droit est un véritable trope de la rhétorique juridique partout où le droit porte sur des objets ou des relations marqués par les sciences et les technologies. Son succès tiendrait à sa capacité à renforcer simultanément les discours qui confèrent à chacune des institutions son prestige et sa légitimité : celui d’un droit qui maintient et reproduit l’ordre, et d’une science porteuse de progrès. Comme l’écrit Sheila Jasanoff :

La rhétorique de justification du droit est principalement rétrospective : elle s’appuie sur des normes édictées et sur des décisions de justice antérieures. [...]

La science, au contraire, valorise ouvertement l’innovation. [...] Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que l’inventivité scientifique semble une force inexorable et impérieuse à laquelle le droit ne peut que se borner à réagir. De fait, ce sont les praticiens du droit qui accréditent avec le plus de zèle l’idée d’un retard du droit.[35]

Considérant ces contraintes de justification du discours juridique, les juristes ont tout intérêt à insister sur la nouveauté financière que représentent les swaps, sans mettre en évidence l’inventivité de leur propre démarche, par laquelle des arguments juridiques originaux parviennent à constituer une forme juridique inédite et reconnue par l’ensemble des milieux financiers.

Délaisser le thème du retard du droit au profit de celui de l’innovation juridique ouvre un nouvel espace pour l’analyse critique. Plutôt que de se borner à évaluer si l’innovation financière a été ou non correctement traduite en droit, celle-ci peut désormais s’engager dans une généalogie des solutions juridiques, en soulevant la question du comment : comment les juristes se sont-ils saisis de ces objets à l’identité encore incertaine? Par quels procédés argumentatifs ont-ils reconfiguré le droit pour faire place à une forme juridique émergente?

À l’égard des swaps, ma recherche permet de tirer deux constats : d’abord, que les auteurs étudiés ont plaidé avec succès « l’impossibilité de faire coïncider ce contrat avec les catégories existantes du droit positif »[36]; ensuite, qu’ils l’ont fait à l’aide d’arguments qui se détournent significativement des modèles d’interprétation qui prévalaient jusqu’alors en droit financier[37]. En effet, les juristes sont parvenus à conférer aux swaps leur caractère sui generis en renversant tant l’approche fonctionnaliste typique des réglementations financières américaines que les canons formalistes plus caractéristiques de la méthode civiliste classique. Ils ont ainsi enrayé le processus de qualification juridique en créant une nouvelle classe d’objets incommensurables[38] et par conséquent hors de portée des régimes juridiques en vigueur.

II. Les swaps à l’épreuve des droits spéciaux de la finance, ou le renversement de l’approche fonctionnaliste

De deux choses l’une : ou bien les swaps sont couverts par l’un des régimes juridiques spéciaux destinés à encadrer les activités de la finance, ou bien ils tombent plutôt sous la coupe du droit commun des contrats. En cette matière, droits spéciaux et droit commun adoptent souvent des styles contrastés : les grands principes et l’individualisme abstrait de celui-ci[39] cèdent le pas, en droit financier, à une panoplie de rôles, de techniques et de contraintes visant à assurer l’efficacité du système et la protection de ses participants les plus vulnérables. Le droit financier contemporain, qui se décline en effet en une variété de droits spéciaux, a pris sa configuration actuelle au cours de la première moitié du vingtième siècle et porte la trace d’un projet juridique bien différent de la grande entreprise de codification du siècle précédent : celui du progrès d’une société industrielle, marquée par la division du travail, où le droit assure la cohésion sociale en harmonisant des intérêts conflictuels[40]. Le droit financier, avec ses grandes divisions entre la banque, la bourse et l’assurance, propose ainsi une vision plus téléologique de la société, faite d’institutions censées assumer certaines fonctions et combler certains besoins (tels des besoins de financement ou de protection), au sein desquelles interagissent des sujets juridiques contrastés : des banquiers et leurs clients, des courtiers et des investisseurs, des assureurs et des assurés, etc. L’activité lucrative qui ne poursuit aucune fin sociale légitime est quant à elle suspecte et tombe facilement sous la coupe des paris et des jeux, que le droit refuse de sanctionner. C’est ce que j’appelle ici l’approche fonctionnaliste du droit financier, que j’oppose à l’approche plus formaliste du droit général des contrats.

Cette vision fonctionnaliste du droit, loin d’être absente des juridictions de droit civil, trouve néanmoins sa pleine mesure dans les réglementations financières des juridictions de common law, et des États-Unis en particulier. L’analyse qui suit porte pour cette raison principalement sur les arguments formulés par des juristes américains, quoique leurs arguments soient parfois transposables en droit canadien ou européen. Des notions juridiques comme celles de valeurs mobilières (securities), de contrats à terme (futures) ou de contrat d’assurance tendent en effet à faire primer le fond sur la forme, en privilégiant des définitions plus fonctionnelles qu’analytiques de leur objet. En se concentrant sur le but poursuivi par divers instruments financiers, de telles définitions sont réputées doter le droit de la flexibilité requise pour s’adapter aux évolutions des pratiques financières. Or, on constate que de telles catégories, dans la controverse relative à la qualification juridique des swaps, ont partout été mises en échec par les analyses élaborées par les juristes des milieux financiers.

Presque à l’unanimité[41], les auteurs étudiés écrivent dans le but de démontrer que les swaps ne correspondent pas à l’une ou l’autre des catégories mentionnées. La versatilité de ces nouveaux instruments financiers leur a permis de minimiser l’importance de la fonction comme trait caractéristique des swaps et de mettre en valeur de nouveaux critères de distinction, tels le modèle économique qui les sous-tend et l’identité des parties qui en font usage. Conjuguant ces deux derniers éléments, les « motifs commerciaux » qui animent les participants aux swaps ont permis de rompre avec l’univers discursif typique de la société industrielle (avec ses grandes entreprises, leurs dirigeants puissants et la vulnérabilité des masses d’investisseurs, de petits producteurs ou d’assurés) et de situer plutôt ces instruments financiers dans un monde d’hommes d’affaires autonomes, stratégiques et rivaux, qui n’ont pas besoin de protection et dont l’activité privée ne concerne pas le grand public. Un tel renversement de l’approche fonctionnaliste s’observe dans les débats relatifs aux valeurs mobilières, aux contrats à terme, à l’assurance comme aux paris, laissant les swaps en marge des régimes juridiques qui devaient encadrer la finance depuis les années 1930.

A. Les valeurs mobilières

Contrairement à la définition formelle qui prévaut dans la doctrine française[42], le droit américain propose une définition remarquablement ouverte des valeurs mobilières, faite d’une longue énumération d’instruments financiers[43] susceptible de s’étendre, par analogie, à tout produit vendu en guise d’investissement. Dans cette liste figure la notion de « contrat d’investissement », qui s’est imposée dans la jurisprudence comme la catégorie fonctionnelle par excellence, capable de maintenir dans le giron de la réglementation les arrangements financiers les plus originaux. Est assimilable à un contrat d’investissement tout investissement d’argent dans une entreprise commune avec une attente de profits pour l’investisseur, lorsque ces profits dépendent principalement de l’effort d’un tiers ou d’un promoteur[44]. Dans la controverse relative à la qualification des swaps, chacun des éléments de cette définition fut contesté. Parce qu’ils seraient conclus à des fins commerciales, afin de gérer certains risques ou de diminuer les coûts de financement, les swaps ne constitueraient pas un investissement[45]; pour la même raison, les participants aux swaps n’en attendraient pas de profits, mais plutôt une meilleure gestion de leurs activités, de leurs risques ou de leur trésorerie[46]. Les swaps, en outre, ne reposeraient sur aucune « entreprise commune » : contrairement au modèle traditionnel des valeurs mobilières, les swaps ne reposeraient pas sur la mise en commun de ressources en vue de la réalisation d’un objectif partagé; les fortunes des participants ne seraient pas liées[47], mais au contraire, avec la structure réciproque des paiements, l’un gagnerait uniquement ce que l’autre perdrait[48]. En outre, la fortune des participants ne reposerait pas sur les efforts d’un promoteur ou d’un tiers par rapport aux investisseurs, mais plutôt sur les seuls mouvements des marchés et des prix[49].

D’un critère initialement fondé sur la fonction et visant la protection de l’investissement, les auteurs glissent subrepticement vers des arguments basés sur la structure économique des transactions et l’identité des parties. En soutenant que les swaps ne constituent pas un investissement et qu’ils ne génèrent pas de profits, les auteurs mettent de l’avant l’une de leurs fonctions, la couverture de risques, tout en en ignorant une autre, pourtant unanimement reconnue par la doctrine : la spéculation. En tant qu’opérations financières n’ayant souvent qu’un lien indirect avec l’activité commerciale des participants, rien n’indique que les swaps relèvent davantage de l’une que de l’autre. Afin de s’ancrer plus solidement dans le registre des motivations commerciales, les auteurs font valoir que les swaps ne sont pas offerts au grand public, mais seulement dans des transactions de gré à gré avec des parties sophistiquées[50]. Cette nouvelle qualification des acteurs impliqués a l’avantage d’atténuer les asymétries et les rôles contrastés qui existent entre les vendeurs de swaps et leurs utilisateurs. Affirmer par exemple que les swaps ne mettent en oeuvre aucune entreprise commune entre leurs participants, dont les sorts ne seraient pas liés et dépendraient uniquement des mouvements de marchés, est erroné. Les swaps sont des instruments sur mesure destinés à répondre aux besoins spécifiques des clients des banques; leur succès dépend essentiellement du soin avec lequel celles-ci les adaptent à leur clientèle et les mettent en marché. Si, véritablement, tout ce que gagnait une partie se réduisait à ce que l’autre perdait, les swaps ne connaîtraient pas le succès que l’on sait : au contraire, les swaps lient des parties aux intérêts complémentaires, si bien qu’on pourrait y voir une entreprise commune[51].

B. Les contrats à terme

La qualification des swaps en contrats à terme fut évitée par des ressorts similaires. Aux États-Unis, les contrats à termes standardisés (futures) doivent obligatoirement être négociés sur les bourses de marchandises. Ces contrats négociés en bourse sont distingués des contrats à terme non boursiers (forwards), qui ne sont pas soumis à cette obligation. Futures et forwards ne sont définis formellement nulle part, mais relèvent d’une distinction qui est purement fonctionnelle : pour déterminer si un instrument financier à terme relève de la première catégorie, la question ultime est de savoir s’il sert la même fonction que les contrats à terme négociés en bourse[52], c’est-à-dire une fonction de couverture ou de transfert du risque de fluctuation des prix des marchandises auxquels ils se rapportent, plutôt que de transfert de ces marchandises elles-mêmes[53]. La possibilité, pour les parties, de satisfaire leurs engagements par un simple paiement en argent, plutôt que par la livraison effective des marchandises en question, a généralement été tenue pour l’indice de cette fonction de transfert de risques. Les forwards impliquent pour leur part une livraison en nature des marchandises échangées; pour des raisons commerciales, les parties y choisissent simplement de retarder le moment de cette livraison à une date ultérieure[54].

Bien que les auteurs américains qui se sont penchés sur cette question reconnaissent aux swaps une fonction de transfert de risques qui les rapprochent des contrats à terme réglementés, tous ont néanmoins prétendu que leur organisation de gré à gré devrait plutôt les qualifier au titre de forwards. Certains auteurs ont suggéré que les swaps, comme les forwards, impliquaient bien la livraison en nature de leurs actifs de référence; seulement, comme ceux-ci sont intangibles (il s’agit de taux ou d’indices), leur livraison en nature consisteraient en un paiement d’argent[55]. De plus, les swaps impliquant des parties sophistiquées qui concluent leurs transactions de façon privée, c’est-à-dire en dehors des bourses ouvertes au public, ils tomberaient en dehors des visées protectrices de la législation[56]. Il s’agit d’une interprétation trop restrictive de l’intention législative, qui ne visait pas qu’à protéger les investisseurs, mais aussi à empêcher la manipulation des cours, en rendant publiques toutes les transactions à terme sur les denrées et les matières premières — d’où l’obligation que ces transactions se déroulent sur les bourses. Sous la plume de ces auteurs, le défaut des swaps de se conformer à cette obligation devient au contraire un nouveau critère de distinction de ces instruments. Ces deux arguments ont en commun d’écarter sans plus de justification la définition fonctionnelle des futures, qui était pourtant bien établie dans la jurisprudence et à laquelle correspondent manifestement les swaps, au profit d’autres critères, tels l’identité des parties ou le mode d’organisation de leurs transactions.

C. L’assurance

Le risque d’une qualification des swaps en contrats d’assurance est celui qui a inquiété les auteurs étudiés jusqu’à la date la plus récente, et ce, toutes juridictions confondues. Relève de l’assurance tout contrat où une partie s’engage, contre le paiement d’une prime, à livrer une prestation à l’occurrence d’un événement incertain prédéfini[57]. Un tel contrat est régi par certaines règles impératives et ne peut être offert que par l’assureur agréé, sous peine de sanctions pénales. Les swaps en général, avec leur caractère aléatoire, leur fonction de couverture du risque et leur nature bilatérale (c’est-à-dire hors bourse), possèdent plusieurs caractéristiques les rapprochant de l’assurance. Mais ce sont les dérivés de crédit, tels les credit default swaps, qui posent le problème le plus délicat, avec leur structure de paiements identique à celle de l’assurance : un acheteur de protection y paie régulièrement une prime à un vendeur de protection, dont les obligations de paiement ne sont déclenchées qu’à l’occurrence d’un événement de crédit prédéfini. Comment, dans ces conditions, éviter la qualification de contrat d’assurance?

Deux arguments ont circulé, en Europe et aux États-Unis, afin de distinguer les swaps de l’assurance : l’un consiste à distinguer les techniques économiques qui sous-tendent ces deux modes de gestion du risque, l’autre à souligner la nature non indemnitaire des swaps et des dérivés de crédit. Le premier circule surtout dans la littérature française, dès le début des années 1990. Il consiste à traiter comme un élément de définition du contrat d’assurance ce que la doctrine distinguait auparavant comme l’opération ou la technique d’assurance : la mutualisation des risques de plusieurs assurés par l’assureur. Le swap se distinguerait de l’assurance en ce qu’il met en oeuvre une gestion du risque qui ne repose pas sur la mutualisation, mais sur l’organisation d’un marché : il n’organise aucune solidarité entre les assurés, mais opère plutôt le « basculement »[58] du risque d’un participant à l’autre. Ce nouveau critère détourne l’analyse de ce qui en constituait auparavant le coeur, soit la nature du rapport juridique créé entre les deux parties au contrat. Le second argument insiste sur la fonction spéculative que remplissent aussi les swaps : ceux-ci ne sauraient être réduits à une simple fonction de couverture du risque, comme l’assurance, car les prestations à livrer ne dépendent pas de l’existence d’un préjudice — une partie peut spéculer et s’enrichir avec le swap, ce qui n’est pas permis à l’assuré. De plus, le swap, contrairement à l’assurance, n’exige aucun intérêt assurable[59] : tel est l’argument avancé dans un avis juridique de l’International Swaps and Derivatives Association (ISDA), repris ensuite par de nombreux auteurs, qui aurait rendu possible la création d’un marché de dérivés de crédit en Europe[60]. Or, l’existence d’un intérêt assurable n’a jamais été un élément de définition du contrat d’assurance : il s’agit au contraire d’une exigence d’ordre public déterminant la validité d’un tel contrat[61]. Les swaps purement spéculatifs, au regard du droit des assurances, devraient ainsi être considérés comme des contrats d’assurance nuls.

D. Les jeux et paris

La qualification des swaps au regard des paris et des jeux fut la première soulevée par la doctrine, dès les premiers écrits répertoriés dans les années 1980. Bien qu’elle ne relève pas à proprement parler d’une lex specialis du droit financier, la question des swaps envisagés comme paris constitue à certains égards le miroir de la question de l’assurance; aussi est-ce pourquoi je choisis de la traiter ici. On dit que les swaps ne sauraient être assimilés à l’assurance puisque les participants peuvent y entrer même en l’absence de tout intérêt dans les actifs auxquels se rapporte leur contrat; or, cette absence d’intérêt est typiquement ce qui permettait d’identifier un contrat de jeu, qu’on jugeait alors dépourvu de cause réelle[62]. Contre une qualification des swaps en termes de paris, les juristes de toutes les juridictions étudiées ont généralement remis de l’avant les autres fonctions susceptibles d’être remplies par ces instruments financiers : s’ils servent parfois à spéculer, leur objectif est le plus souvent de maîtriser les aléas des marchés financiers et de stabiliser les conditions de financement de leurs utilisateurs — c’est-à-dire qu’outre la spéculation, ils assument des fonctions de couverture et d’arbitrage[63]. De plus, les participants aux swaps étant des parties sophistiquées, souvent des institutions financières, leurs prises de risques sont évidemment calculées; un tel calcul rationnel suffirait à classer leurs opérations parmi les transactions commerciales plutôt que les paris[64] et à démontrer la présence d’un marché « sérieux » plutôt que « fictif » (selon la distinction établie en droit français[65]). Sur cette question encore, la versatilité des swaps, l’impératif de leur traitement juridique identique quels qu’en soient l’usage ou la variété, ainsi que l’identité des parties impliquées permettent d’occulter le fait que certains swaps, dans certaines circonstances, correspondent tout à fait à ce que les catégories juridiques en vigueur étaient destinées à encadrer, voire à empêcher.

III. Les swaps à l’épreuve de la classification générale des contrats, ou le renversement des canons civilistes

Si les swaps ne correspondent à aucune des catégories spéciales du droit financier, ils doivent tomber sous la catégorie générale des contrats régis par le droit commun. Dans les juridictions de droit civil se pose alors immédiatement la question suivante : à quel genre de contrat correspondent les swaps? L’analyse qui suit s’intéresse aux réponses que les juristes français et québécois ont formulées à cette question, une question qu’ignorent généralement les juristes de common law.

Dans un système présumé être exhaustif, cohérent, sans failles, conformément aux prémisses du formalisme juridique[66], le travail d’interprétation part du « principe selon lequel ce que le juriste ne peut penser n’existe pas juridiquement »[67]. Un tel principe commande une analyse minutieuse des faits, afin de les réduire à leurs composantes les plus simples, qui seront alors susceptibles de recevoir une qualification adéquate et univoque. C’est à partir de ces éléments passés au filtre des catégories juridiques que le juriste formé au droit civil est en mesure d’appréhender les phénomènes les plus complexes. Or, il s’avère que les swaps n’ont été qualifiés de contrats sui generis qu’à partir du moment où les juristes des milieux financiers ont expressément rejeté une telle approche analytique, clamant qu’il fallait au contraire aborder les swaps dans leur globalité, en présumant leur unité profonde. C’est-à-dire que désormais, il convient de partir du principe que ce que le juriste ne peut penser avec son attirail conceptuel existe néanmoins en droit; son irréductibilité aux catégories juridiques existantes devient un fait à reconnaître plutôt qu’un problème à résoudre.

A. La qualification, ou l’analyse des obligations essentielles du contrat

Un tel renversement méthodologique se manifeste le plus clairement à l’occasion des tentatives de classification des swaps parmi les contrats nommés du Code civil. Dans l’un des traités classiques de droit civil, on lit que « [l]a qualification du contrat consiste surtout à individualiser les obligations qu’il fait naître et à rechercher celles qui sont essentielles » [notes omises, italiques dans l’original, nos soulignements][68]. La clé de la méthode civiliste est ainsi la réduction des contrats complexes à leurs composantes élémentaires; elle évite par conséquent de présumer l’unité des contrats qui sont soumis à son analyse et reconnaît au contraire qu’« [u]n même instrumentum peut comporter plusieurs stipulations relevant de contrats distincts. Il n’en résultera pas pour autant une qualification unique »[69]. Confrontée à un contrat complexe, elle préfère autant que possible recourir à une qualification « mixte », qui conjugue les prestations caractéristiques de plusieurs contrats nommés, plutôt que d’invoquer une qualification innomée ou sui generis.

Jusqu’à la fin des années 1980, les auteurs français qui se penchent sur la qualification des swaps le font conformément à cette méthode analytique, s’efforçant de dégager la prestation caractéristique de tels engagements, en en distinguant les obligations principales des obligations seulement accessoires. Ce faisant, ils mènent généralement des analyses distinctes pour les différents types de swaps qui sont en circulation (swaps de devises, de taux d’intérêts, d’indices boursiers, etc.), afin de cerner précisément leurs caractéristiques propres. Certes, il est toujours possible de dire qu’il s’agit, dans tous les cas, de contrats dont la prestation caractéristique consiste en des paiements réciproques[70], il n’en reste pas moins que, pour mener l’analyse juridique à terme, ces paiements ont eux-mêmes besoin d’être qualifiés : paie-t-on un prix, une prime, des intérêts? On lit par exemple que « les “swaps” sont des opérations sur devises consistant pour les unes (“currency swaps”) dans la vente et l’achat d’une certaine somme d’argent et pour les autres (“interest rate swap[s]”) dans les paiement[s] des intérêts d’un emprunt contracté par l’autre partie »[71]. L’une des implications de cette tendance à chercher l’essence d’un phénomène dans la qualité de ses éléments les plus simples est que rien ne garantit a priori que tous les swaps recevront la même qualification.

Plusieurs qualifications possibles ont été mises de l’avant pour les swaps à partir de cette approche classique. Le défi, pour les juristes, était de rendre compte de paiements « représentatifs d’intérêts »[72], mais dissociés de tout transfert initial de capital — celui-ci se réduisant, dans le swap, à un simple montant « notionnel » ou fictif. Les qualifications de prêt, de gage et de dépôt ont généralement été écartées (en raison de cette absence de fonds effectivement prêtés, mis en gage ou déposés auprès des parties) au profit de celles, dominantes jusqu’à la fin des années 1980, de vente et d’échange. La vente comme l’échange impliquaient de considérer les sommes transférées comme des marchandises, ce qui prêtait à controverse, les obligations monétaires s’analysant normalement en termes de dettes et de créances, et non de biens. De telles qualifications paraissaient néanmoins défendables à partir d’un certain courant de jurisprudence, selon lequel les devises étrangères, n’ayant pas cours légal, sont dépourvues de la liquidité qui caractérise la monnaie et peuvent par conséquent être considérées comme des biens[73]. La structure symétrique du swap, où les deux parties donnent et reçoivent simultanément, de même qu’une traduction littérale de l’anglais, où swap signifie échange ou troc, ont rassemblé plusieurs auteurs autour de la qualification d’échange, au point où on ait pu évoquer, en 1989, une « unanimité »[74] de la doctrine en faveur d’une telle qualification. On se rend bien compte, malgré tout, qu’un tel échange de monnaies ou de paiements manque de spécificité, si bien que la qualification d’échange menace de se répandre bien au-delà du cadre envisagé initialement. Témoins de la diversification rapide des swaps, certains juristes s’inquiètent :

Néanmoins, poussées à l’extrême [...], nombre d’opérations bancaires courantes peuvent prendre la forme apparente d’un échange économique.

En effet, le prêt pourrait être présenté comme une somme d’argent remise immédiatement contre une autre somme d’argent à remettre dans le futur. Le dépôt lui-même pourrait, selon cette pente, être alors assimilé à l’échange d’une somme présente contre une somme future. Où se trouve la limite? Peut-on ainsi qualifier de swap toute opération dans laquelle des paiements réciproques ont lieu, selon un échéancier déterminé?[75]

Tandis qu’on commence à clamer, dans les milieux financiers, que tout ce qui est susceptible de recevoir un prix peut théoriquement devenir l’objet d’un swap[76] et que sont commercialisés les premiers swaps sur matières premières[77] et sur indices boursiers[78], la qualification juridique de contrat d’échange ne paraît plus à même d’assurer un traitement suffisamment stable à ces nouveaux instruments financiers. Un changement de perspective s’impose.

B. La qualification, ou l’appréciation des swaps dans leur globalité

Le débat sur la qualification juridique des swaps prend un tournant décisif avec la publication, en 1989, de deux articles[79] qui affirment le caractère sui generis des contrats de swaps. Originale à l’époque, cette position devient, en quelques années à peine, la position dominante de la doctrine sur les swaps[80]. Ces articles concluent au caractère propre de ces nouveaux instruments financiers et à leur irréductibilité aux contrats nommés en redéfinissant sensiblement la démarche de qualification juridique elle-même. D’oeuvre d’individualisation et de distinction des obligations qu’elle était, la qualification devient une pensée de l’objet dans sa globalité.

Le point de départ de l’argument présenté dans ces deux articles, qui deviendra une prémisse de la littérature subséquente, est à l’effet qu’il faut rechercher « une définition juridique globale et unitaire des swaps »[81]. C’est-à-dire qu’il ne convient plus de décomposer l’objet complexe en ses composantes les plus simples, afin d’apposer à celles-ci une qualification univoque; il faut au contraire accepter la catégorie qui pose problème en droit (« les swaps ») et s’efforcer de rendre compte de son unité profonde en termes juridiques. Les swaps deviennent ainsi une « famille de contrats »[82]; le succès de la qualification juridique se mesurera désormais à sa capacité de s’appliquer indifféremment à tous les membres de la famille. Non seulement il faut éviter de faire des distinctions dans le traitement juridique ou réglementaire des différentes variétés de swaps, mais il convient aussi, pour chaque swap particulier, d’éviter d’en analyser séparément ou d’en hiérarchiser les diverses obligations — toute tentative d’y voir des prestations différenciées (tel un prêt doublé d’un gage, ou une vente de devises suivie d’un rachat) étant dénoncée comme « hautement artificielle » [notre traduction][83]. À partir du tournant des années 1990, les auteurs insistent désormais sur l’idée que « l’opération de swap forme un tout unique et indivisible, objet d’un seul contrat » [italiques dans l’original][84]. Aussi la nouvelle approche commande-t-elle « de ne plus aborder ces opérations par certains de leurs aspects [...], mais de les penser selon leur nature profonde et dans leur globalité »[85].

En délaissant l’analyse en termes d’obligations principales et de prestations caractéristiques, c’est l’intention des parties qui guide désormais, de façon quasiment exclusive, le travail de qualification juridique. Or, l’approche civiliste classique, si elle fait bien une place à l’intention des parties pour comprendre la nature des obligations qu’elles ont créées, insiste en même temps sur la prééminence des catégories juridiques connues, par rapport auxquelles les parties se positionnent. Ainsi Jacques Ghestin et ses collègues écrivent-ils, dans leur Traité de droit civil :

La qualification du contrat répond à un impérieux besoin de sécurité. Il est donc indispensable de reconnaître aux classifications préétablies une certaine rigidité et de limiter l’action déformatrice de la volonté à la simple adaptation des éléments du contrat aux circonstances économiques et sociales [notes omises].[86]

En devenant pensée des swaps dans leur globalité, la qualification ne s’astreint plus aux classifications juridiques préétablies lorsqu’elle tente de cerner l’intention des parties. Elle peut dès lors se calquer sur le vocabulaire financier, comme le font les auteurs lorsqu’ils affirment que les parties aux swaps cherchent, par leur contrat, à transformer leur « position »[87] ou leurs « attentes » [notre traduction][88] financières. On ne peut qu’être frappé par le caractère très abstrait de l’intention ainsi prêtée aux parties. Alors qu’on pourrait dire, plus simplement, qu’un participant à un swap de devises cherche à se prémunir contre une éventuelle fluctuation des changes, on affirme plutôt qu’il souhaite modifier sa position financière. Or, modifier sa position financière, n’est-ce pas l’intention de quiconque s’engageant dans une transaction liée peu ou prou aux marchés financiers, quelle qu’en soit la nature (investissement, prêt, assurance, etc.)? Le postulat de départ, selon lequel il convient de traiter à l’identique tous les types de swaps, quels que soient les actifs auxquels ils se réfèrent (devises, taux d’intérêts, paniers d’action, événements de crédit, peu importe) ou l’usage que leur réservent les parties (couverture, spéculation ou arbitrage), pousse les auteurs à cerner l’intention des cocontractants d’une façon qui est à la fois très générique (dans son extension) et très singulière (par les termes employés). Dans les années qui suivront, cette intention semblera plus tangible avec la diffusion d’une nouvelle ontologie du risque issue de la théorie financière. L’expression la plus complète de cette conception du swap pris dans sa globalité sera finalement donnée lorsqu’un auteur affirmera sans détour qu’il conviendrait, pour rendre compte des swaps et des autres produits de l’innovation financière, d’ajouter un nouveau contrat nommé au Code civil : un « contrat de transfert de risques »[89]. Avec le risque, le contrat de swap a enfin trouvé un objet original, susceptible d’asseoir durablement son caractère propre en droit.

Conclusion : la lutte pour le droit entre savoir et pouvoir

La lutte pour le droit est une notion ancienne qui marque la naissance des études sociologiques du droit : le droit y est conçu comme la résultante de l’interaction entre des forces sociales antagonistes qui revendiquent et défendent leurs droits subjectifs[90]. Une approche inspirée des études sociales des sciences et des technologies et de la rhétorique juridique révèle un aspect de cette lutte qui était jusqu’ici passé inaperçu : à savoir qu’une telle lutte n’épargne pas le terrain du discours savant, et que des enjeux tels la qualification et la catégorisation juridiques en sont des théâtres incontournables. La controverse quant à la qualification juridique des swaps révèle que le savoir des praticiens du droit, avec leur capacité de mobiliser divers répertoires d’interprétation dans leurs descriptions de la réalité, est porteur d’un réel pouvoir d’infléchir la portée des normes juridiques existantes.

Dans cette lutte globale pour le droit se démarque une stratégie nettement prédominante chez les juristes liés à l’industrie financière : une stratégie de neutralisation de la qualification juridique. Cet article a en effet montré comment les avocats des milieux financiers ont globalement résisté au droit en produisant systématiquement des arguments à propos de ce que les swaps n’étaient pas : ainsi, les swaps ne devaient être qualifiés ni de paris, ni de valeurs mobilières, ni de contrats à terme standardisés (futures), ni d’assurances, et ainsi de suite. Les swaps furent plutôt qualifiés d’instruments financiers de leur propre genre, ou sui generis. Si la doctrine s’est traditionnellement vue confier une tâche de « mise en ordre »[91] du droit, force est de constater qu’en matière d’innovation financière, les auteurs ont plutôt employé leurs efforts à dénouer un à un les fils reliant les swaps à la grande toile des concepts juridiques disponibles — au point qu’il serait tentant de les affubler du titre de « défaiseurs de systèmes »[92]. Ainsi détachés des principales catégories juridiques en vigueur, les swaps furent capables de croître relativement à l’abri des régimes destinés à encadrer la finance depuis les années 1930, et peu susceptibles de se voir affectés par les règles supplétives ou d’ordre public qu’associe le Code civil à certains contrats nommés.

En faisant ainsi échec à la qualification juridique, paradoxalement, les juristes travaillant pour la finance comptent peut-être parmi les professionnels qui ont le plus contribué à la stabilisation de ces instruments financiers émergents, en les érigeant en catégorie juridique d’un genre propre. Les swaps regroupent en effet des instruments d’une diversité qui n’a fait que croître depuis leur apparition, tant en termes d’actifs sous-jacents que de montages financiers et contractuels. Contrairement à d’autres types de produits financiers, leur unité comme classe d’instruments ne repose ni sur une technologie financière bien définie, ni sur une institution centralisatrice, ni sur des opérations fortement standardisées, ni même sur certaines bases de calcul partagées par tous les participants[93]. Aussi est-ce peut-être le droit, entendu cette fois comme l’expertise déployée aux quatre coins du globe par les juristes des milieux financiers, qui constitue la technologie la plus apte à constituer un cadre cognitif commun à ces marchés transnationaux. Si tel est le cas, la critique juridique de la finance a encore beaucoup de travail à accomplir si elle espère peser sur l’issue de la lutte en cours en droit financier. « Le droit[, écrivait Jhering,] est un travail incessant, non seulement du pouvoir public, mais du peuple tout entier »[94]. Laissé aux mains de quelques spécialistes, hélas, il s’infléchit rapidement dans le sens des intérêts de ces derniers.