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Introduction

Longtemps, les archétypes du droit comparé reflétaient les caractéristiques du droit privé des pays occidentaux, voire de leur droit commercial. Trois grandes « familles » regroupaient les systèmes juridiques nationaux — celle du droit romano-germanique, celle des pays socialistes et celle de la common law. Selon René David, les autres formes de cultures juridiques, d’origine religieuse, spirituelle ou coutumière, devaient être abordées dans une quatrième catégorie intitulée « Autres conceptions de l’ordre social et du droit »[1]. Cette vision systémique, privilégiant la culture d’origine occidentale, a eu un immense retentissement grâce à l’oeuvre de cet auteur, traduite en anglais par le regretté John Brierley[2]. La métaphore du système juridique national séduisait immédiatement les esprits cartésiens, car elle évoquait pour eux un modèle déductif. Dans cette perspective, les faits sont la matière première, la loi et la jurisprudence constituent les spécifications du processus de fabrication, le procès est la mécanique et le jugement, un produit fini. Les décisions ponctuelles prises sur la chaîne de montage pour modifier le produit sont soumises à l’approbation de l’ingénieur en chef dans le cadre d’un contrôle de qualité ; ces manières de faire se généralisent lorsqu’elles sont incluses dans un manuel ou des directives qui peuvent être révisées à tout moment.

Les esprits formés à la common law préféraient employer une autre métaphore, celle de la tradition[3]. Dans ce cadre, les pratiques et les schèmes développés dans le passé fournissent des modèles de conduite à celui ou celle dont l’intervention est sollicitée[4]. Les faits se présentent sous la forme d’une demande ou d’une invocation. La loi et la jurisprudence constituent un répertoire de comportements qui peuvent être actualisés de manière différente dans le cadre d’une cérémonie, mais à la suite de débats prolongés sur leur raison d’être. Il est difficilement concevable, pour l’officiant, de déroger de manière avouée aux exigences issues du passé, sauf si la demande qui lui est faite ne correspond pas à un modèle préétabli, ou s’il en existe plusieurs qui semblent pertinents. Ultimement, les interprètes autorisés de la tradition trancheront le débat. Consciemment ou non, ils permettront à celle-ci d’évoluer. La décision qui innove un tant soit peu devient une nouvelle façon de procéder, devant guider les officiants dans le futur. Une tradition juridique n’est toutefois pas limitée d’emblée aux règles reconnues par le législateur dans le cadre d’un État, ou par les tribunaux dans la tradition de common law. Elle peut comporter des dimensions religieuses ou culturelles. Ainsi, Patrick Glenn analyse, dans son célèbre ouvrage, les traditions chtonienne, civiliste, de common law, hindoue, talmudique, islamique et asiatique[5].

Le choix d’une métaphore est donc intimement lié aux réflexes ontologiques des juristes formés dans un système national précis. Or, les présupposés ayant inspiré les classifications de la deuxième moitié du vingtième siècle sont fort contestables[6]. Pourquoi ne pas mettre l’accent sur le droit constitutionnel et l’existence ou l’inexistence d’un pouvoir de contrôle de constitutionnalité des lois ? Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, on aurait alors été conduit à opposer les Amériques (avec certaines exceptions) et l’Australie, d’une part, à l’Europe tout entière et à la Nouvelle-Zélande, d’autre part. L’existence d’une juridiction distincte de dernière instance pour le droit administratif fournirait une autre ligne de fracture. En définitive, les familles du droit comparé sont aussi diverses que celles des êtres humains. Peut-on vraiment regrouper la codification napoléonienne et ses émules avec l’autrichienne (1811), l’allemande (1900) et la suisse (1907), sans compter les droits d’origine romaniste qui n’ont pas été codifiés (Danemark, Norvège, Islande) ? Les règles de common law états-uniennes (qui varient d’un État à l’autre) et leurs reformulations ne diffèrent-elles pas très souvent de leurs homologues du Commonwealth ? Certes, les archétypes d’une tradition (ou d’une famille) facilitent l’interaction entre les juristes auxquels ils ont été inculqués, tandis que l’incompréhension mutuelle risque d’être plus fréquente entre ceux qui ne font pas partie de la même famille. Il n’en demeure pas moins que cette apparente similitude peut dissimuler d’innombrables divergences.

Dans certains territoires, un droit d’origine romaniste (codifié ou non) a survécu dans le cadre d’un État où prédomine la common law[7]. Nous pouvons penser aux cas de l’Afrique du Sud, de l’Écosse, d’Israël, du Québec, des Philippines, de Puerto Rico et de la Louisiane, encore que plusieurs autres régions du monde peuvent être ajoutées à cette liste. Une société mondiale des juristes des territoires de droit mixte (World Society of Mixed Jurisdiction Jurists) a été créée en 2001 pour étudier leur situation particulière dans l’univers du droit comparé. Le troisième congrès mondial de cette société s’est tenu en 2011 à la faculté de droit de l’Université hébraïque de Jérusalem, sous le thème « Méthodologie et innovation dans les territoires de droit mixte ». Les cinq textes qui suivent dans ce numéro sont issus de cette conférence. Ils ne manqueront pas d’intéresser les juristes québécois. Avant d’exposer les thèmes qui y sont abordés (III), nous présenterons brièvement certains travaux récents portant sur la mixité des droits québécois (I) et canadien (II).

I. L’hybridité du droit québécois

Initialement, pour les comparatistes, les droits mixtes apparaissent comme une anomalie dont il vaut mieux disposer en quelques lignes. Ainsi, on peut lire qu’ils empruntent « certains éléments à la common law », tout en « conservant, dans une certaine mesure, leur appartenance à la famille romano-germanique »[8]. Peut-être inspiré par certaines publications décrivant les juridictions mixtes d’Égypte, le concept fait l’objet d’une publication en 1965[9], même s’il avait été utilisé l’année précédente dans l’oeuvre de René David[10]. Au Québec, il connaît son heure de gloire avec l’introduction rédigée par Maurice Tancelin à sa traduction de l’ouvrage de Frederick Parker Walton consacré à l’interprétation du Code civil du Bas-Canada, initialement publié en 1907[11]. Intitulé « Comment un droit peut-il être mixte ? », ce texte insiste sur le caractère métissé ou syncrétique du droit civil québécois, notamment en raison de l’interprétation restrictive réservée aux articles du Code et à l’acceptation généralisée de la règle du stare decisis. Pour Tancelin, un droit mixte a « fait l’objet de deux réceptions en bloc, successives, qui se sont annihilées respectivement en partie et dont il est difficile de déterminer lequel des deux droits est le droit récepteur et l’autre le droit reçu »[12]. Il serait sans doute préférable de parler d’hybridité ou de métissage dans ce cas, car la mixité évoque la coexistence ou la juxtaposition de traditions différentes. Quoi qu’il en soit, Tancelin entrevoit pour l’avenir soit un renforcement de la séparation entre les deux traditions, consécutive à la pleine souveraineté du Québec, soit « une lente érosion de la tradition de droit civil », soit finalement l’apparition d’un droit privé canadien éclectique empruntant aux deux traditions, une hypothèse qu’il qualifie de « nettement idéaliste »[13].

Trente-deux ans plus tard, la proche parenté entre le statut et le rôle des juges en common law et en droit civil québécois est bien assumée, tout comme l’écart marqué entre les droits processuels français et québécois[14]. Les universitaires et les juges qui ont oeuvré sans relâche pour consolider le droit civil québécois peuvent se réjouir du rejet de concepts de common law jadis acceptés par la jurisprudence[15], de l’abandon de la méthode d’interprétation restrictive des lois dans les affaires de droit civil, de l’amélioration continue de la langue juridique française (la version anglaise du Code étant par ailleurs déplorable[16]), de la modernisation des concepts et des valeurs effectuée par la codification[17] et, finalement, de la reconnaissance officielle du rôle supplétif du droit privé québécois lorsque la législation fédérale s’avère lacunaire ou incomplète.

Confrontés à une littérature juridique québécoise abondante et diversifiée, ainsi qu’à une jurisprudence pléthorique, en raison de la numérisation systématique des décisions, les juges font de moins en moins appel à la doctrine française[18]. Ils refusent généralement de s’inspirer de la common law, même pour interpréter des institutions qui ont notoirement été empruntées à celle-ci, telles que la fiducie[19]. Ils semblent de plus en plus réticents à y faire référence dans d’autres domaines, sauf en droit du travail. Pour leur part, en droit privé, les plaideurs et les praticiens qui ont étudié uniquement le droit civil ne font pas toujours preuve d’une grande curiosité à l’égard de la common law. Cela ne les empêche pas de citer de manière ponctuelle une décision qui en provient, en courant le risque de mal évaluer la place que celle-ci occupe dans son système d’origine.

Pour sa part, la Cour suprême du Canada englobe certains privilèges et immunités de droit public sous la notion de faute[20]. Si elle assure parfois l’harmonisation des solutions retenues en droit civil et en common law, elle emploie pour ce faire une terminologie et des concepts civilistes qui, à son avis, permettent de parvenir au même résultat[21]. Un dialogue entre les deux traditions s’est instauré en son sein, mais il peut révéler des « rapports de divergence » entre celles-ci. Dans cette hypothèse, la Cour se « montre sensible aux spécificités des deux traditions juridiques et n’hésite pas à reconnaître leurs particularités lorsque les principes ou l’économie des régimes juridiques en cause le justifient »[22].

Bien que la common law demeure la source matérielle de plusieurs institutions du droit civil québécois, cette origine est souvent dissimulée par les articles du Code civil ou par le raisonnement civiliste des juges. On peut se demander si la mixité (ou plus exactement, l’hybridité) du droit civil n’est pas en voie de disparition, ou du moins dans une phase de déclin prononcée. En effet, selon Jean-Louis Baudouin, la « jurisprudence, qu’elle soit britannique, québécoise ou française, est dans tous les systèmes [...], source première de droit »[23]. Seules demeurent les différences stylistiques (la concision des articles des codes et des arrêts français, la prolixité de la législation et des motifs de jugement dans la tradition de common law). Pour certains, « [e]n donnant un visage humain à l’application des dispositions du Code civil, le juge québécois favorise l’adhésion des justiciables à celui-ci », ce qui pourrait faire de lui « le prototype du juge civiliste de l’avenir »[24]. Pour d’autres, les juges de la Cour suprême du Canada ont un style « argumentateur, didactique et prolixe »[25]. On peut également considérer que la jurisprudence québécoise est moins abstraite (ou plus concrète) que celle de la France[26]. Mais le caractère laconique, voire sibyllin des motifs ne fait pas partie du code génétique familial civiliste : en Allemagne, en Argentine, en Grèce, en Italie, en Suisse et en Suède, entre autres, les juges rédigent une « dissertation, plus ou moins longue »[27].

Certes, la référence aux décisions provenant d’une autre tradition distingue le Québec des pays qui se considèrent autosuffisants au point de vue juridique, comme la France. Ailleurs, notamment en Belgique, au Luxembourg et en Autriche, les juges font pourtant référence aux décisions ou aux principes juridiques des pays voisins qui sont plus peuplés et plus puissants qu’eux au plan économique, dont ils partagent par ailleurs la langue. Il est vrai que ces jugements se rattachent à une tradition commune[28]. Toutefois, en Argentine, certains arrêts américains ont influencé la Cour suprême dans des affaires de droit constitutionnel ayant eu des répercussions sur leur code civil[29]. En somme, les références aux décisions d’une autre tradition ne constituent pas une anomalie. Pour reprendre les termes du professeur Moore, au Québec, le temps où l’on craignait « l’acculturation du droit civil par la common law [...] est révolu » ; en effet, le « simple métissage des sources n’est pas signe d’acculturation ni même de mixité et il ne doit plus être ainsi vécu »[30].

La diminution des références à la common law peut aussi s’expliquer par la vigueur de la doctrine civiliste anglophone. Historiquement, plusieurs juges anglophones québécois ont protesté contre l’utilisation de précédents de common law dans des affaires de droit civil, au moins depuis les années 1850[31]. Des auteurs anglophones réputés ont également participé aux travaux de l’Office de révision du Code civil ou ont contribué à l’évolution du droit civil[32]. En revanche, des juristes francophones ont manifesté leur attachement à certaines règles du droit anglais qui leur avaient été imposées au départ[33]. Ils ont combattu vigoureusement certaines innovations de la jurisprudence française qui leur paraissaient trop audacieuses[34]. Plus généralement, même dans les cas où elles étaient initialement controversées, avec le temps et sous l’influence d’une doctrine vigilante, des importations de ce genre ont été acclimatées au système civiliste, à tel point que leur provenance a été oubliée par le commun des juristes, comme dans le cas de la liberté testamentaire ou de l’injonction — la fiducie faisant toutefois figure de pièce rapportée jusqu’à la recodification de 1991. Au fond, la communauté juridique québécoise a réussi à imposer le respect du partage historique effectué en 1774 entre un droit commun privé d’origine française et un droit commun public d’origine anglaise, en neutralisant les effets perturbateurs découlant de l’introduction de concepts de common law en droit privé[35].

II. Le bijuridisme canadien

En réalité, si le droit applicable au Québec est considéré comme mixte, c’est parce qu’il a un caractère dualiste. En l’absence de disposition constitutionnelle ou législative pertinente, la common law s’applique en droit public[36]. En ce qui concerne le droit privé relevant de la compétence législative fédérale (propriété intellectuelle, faillite, droit maritime, mariage et divorce, droit des sociétés, etc.), ses règles peuvent déroger au droit provincial, employer une terminologie de common law (ce fut longtemps la norme) ou faire expressément référence à un concept de droit civil (un phénomène rarissime jusqu’à la fin du vingtième siècle). En 2001, le fait que les lacunes des lois fédérales devaient être comblées par le droit privé provincial a été confirmé par une loi[37]. En théorie, seules une décision délibérée du législateur, ou encore l’interprétation particulière d’un texte, peuvent forcer les tribunaux québécois à appliquer les règles de common law en droit privé.

En d’autres termes, le droit privé édicté par une loi fédérale doit être imbriqué, autant que faire se peut, dans l’ordonnancement civiliste québécois. Bien entendu, un esprit civiliste qui n’a pas complété une double formation en droit privé — c’est encore le cas de la majorité des praticiens[38] — risque d’éprouver un certain désarroi devant la facture des textes fédéraux. On peut penser que le « common lawyer » réagira de la même manière. Mais le civiliste ne sera pas tenu de compléter le texte de loi par des règles jurisprudentielles canadiennes qui lui sont inconnues et dont il peut difficilement soupçonner l’existence. L’emploi de doublons fait cependant bien apparaître la mixité des sources du droit privé au Canada. Il consiste à employer les termes appropriés en common law et en droit civil dans chaque version de la loi (par ex., « real property » et « immovables » en anglais, « biens réels » et « immeubles » en français). Cette juxtaposition met en évidence une conséquence du fédéralisme canadien et de l’existence d’une tradition juridique différente au Québec. Le dualisme des sources demeure toutefois proscrit à l’intérieur d’une même province ou territoire, sauf si le législateur en décide autrement.

À cet égard, on a pu parler d’une « épistémologie de la séparation », même si en pratique, les juges répugnent à admettre que la portée d’une disposition législative fédérale varie en fonction de la province où le litige a pris naissance[39]. Plus généralement, le législateur n’a pas cherché à stimuler la création d’une pensée « métisse » à laquelle plusieurs aspirent au niveau canadien, même si des « cyniques » objecteront qu’elle est essentiellement présente à « Ottawa, Montréal, St-Boniface, Moncton », là où une minorité linguistique doit composer avec un système qui s’est surtout développé dans la langue de la majorité[40].

La common law de droit public se transforme également. On discute des particularismes du droit administratif québécois (c’est-à-dire de l’application différenciée ou de la modulation de ses règles au Québec)[41]. Traduite ou rédigée en français, conceptualisée (en partie sous l’influence de la jurisprudence interprétant la Charte canadienne des droits et libertés), développée dans certains cas par des juges québécois de la Cour suprême du Canada qui étaient des civilistes réputés, plus abstraite et systématisée, cette common law de droit public n’est plus ce qu’elle était — tout comme celle qui est appliquée en droit privé dans les autres provinces et territoires[42]. Ce n’est pas à dire qu’elle puisse être confondue avec la jurisprudence de droit civil — loin s’en faut. Mais le désarroi des civilistes appelés à lire des arrêts de common law est sans doute moins grand en 2012 qu’en 1962.

Les droits des peuples autochtones du Canada n’échappent pas davantage à la logique de la séparation. Instrumentalisées et marginalisées par les arrêts de la Cour suprême, leurs traditions sont généralement réduites à de simples faits que les juges peuvent prendre en considération lors de la détermination des droits constitutionnels pertinents. Hormis les cas où le législateur y fait expressément référence, tant la tradition de common law que le système de droit civil refusent de considérer ces normes comme une source contemporaine de droit. Il n’y a donc à cet égard qu’une très faible mixité, même si les règles qui leur sont applicables peuvent reprendre et absorber des éléments de leur tradition[43]. Ceux-ci constituent donc une source matérielle, introduisant une certaine forme d’hybridité dans un domaine en pleine évolution.

Plus généralement, un phénomène semblable peut être observé en ce qui concerne les normes qui ne sont pas contrôlées par l’État (qu’elles soient d’origine religieuse, coutumière ou autre). Les tribunaux y auront égard et seront même perméables à leur influence en l’absence de conflit avec les normes étatiques, en s’assurant d’encadrer leurs effets. En cas de conflit, ils refuseront de les reconnaître, ce qui n’empêchera pas les intéressés de les respecter s’ils le souhaitent[44]. Des recherches récentes montrent cependant qu’on a eu tendance à surestimer la possibilité que des communautés semi-autonomes s’autorégulent de manière informelle ou consensuelle sans faire appel à la justice étatique[45]. Dans ces conditions, nous préférons parler de pluralisme normatif plutôt que juridique.

III. La mixité à Hong Kong, Macao, en Afrique du Sud et en Israël

Le premier des cinq textes portant sur la mixité discute des conséquences de la rétrocession de Hong Kong à la République populaire de Chine en 1997. Cette ancienne possession britannique a été englobée dans un pays complexe fondé sur une « économie de marché socialiste »[46]. Cette rétrocession a nécessité une refondation du système juridique, qui a été effectuée depuis les années 1980 au moyen de lois reprenant dans bien des cas les concepts civilistes introduits en Chine au début du vingtième siècle, en s’inspirant des codes japonais et allemand. Le territoire de Macao, une ancienne possession portugaise, a également été rétrocédé en 1999. Une formule lapidaire résume le contenu des accords prévoyant les conditions de cette rétrocession : « un pays, deux systèmes ». Cela devait permettre à ces « régions administratives spéciales »[47] de conserver leurs institutions économiques et politiques, tout en demeurant assujetties à la souveraineté chinoise. Le professeur Ignazio Castellucci étudie le processus par lequel les conceptions institutionnelles et la culture juridique de la République populaire de Chine s’infiltrent dans celles de Hong Kong et de Macao dans le domaine du droit constitutionnel ou du droit public[48]. Son étude débute par un rappel de l’évolution de la réflexion concernant la mixité des systèmes juridiques depuis 2001, en signalant que le concept d’hybridité est généralement considéré plus fécond que celui de mixité.

Dans le cas de Hong Kong, le concept de l’indépendance judiciaire hérité de la tradition de common law se concilie mal avec l’idée socialiste d’un pouvoir unique dont les principales fonctions sont exercées sous la supervision du pouvoir politique. En outre, conformément à la Constitution de la République populaire de Chine, l’interprétation des lois fondamentales de ces deux régions administratives spéciales relève du Comité permanent du Congrès national du peuple. En principe, la Cour finale d’appel doit solliciter l’intervention de celui-ci. Toutefois, en 1999, elle déclare qu’une loi locale refusant aux enfants d’un résident le droit de s’établir dans la région est contraire à la loi fondamentale de Hong Kong. Moins d’un mois plus tard, elle ajoute une « clarification » à sa décision, par laquelle elle reconnaît que le pouvoir d’interprétation du comité permanent est illimité, en dépit de la disposition de la loi fondamentale de Hong Kong exigeant une requête préalable de la Cour d’appel. Le gouvernement de la région demande alors au comité permanent d’interpréter la loi fondamentale. Celui-ci conclut qu’il n’y a pas de conflit entre cette dernière et la loi de Hong Kong sur l’immigration qui avait été annulée par la Cour finale d’appel.

Le professeur Castellucci fournit d’autres exemples de cas où le Comité permanent a imposé une interprétation différente de celle qu’avaient retenue les tribunaux de Hong Kong. Il conclut qu’aux yeux du gouvernement chinois, ceux-ci ont un rôle simplement adjudicatif et qu’ils ne peuvent interpréter leur loi fondamentale ou déclarer une loi locale contraire à celle-ci. Le Comité permanent exerce donc un pouvoir de nature législative, de sa propre initiative ou à la demande des autorités locales, en se fondant sur des considérations politiques ou d’opportunité. Il peut intervenir après qu’une décision ait été rendue « erronément », lorsqu’une affaire est pendante ou même en l’absence de litige. Cette conception de l’administration de la justice est « passablement éloignée »[49] (c’est le moins qu’on puisse dire) d’un système fondé sur la primauté du droit. L’objectif est d’imposer le modèle institutionnel de la République populaire de Chine aux régions administratives spéciales, en confinant l’autonomie aux questions commerciales ou jugées peu menaçantes par Beijing. Cet objectif pose toutefois moins de problèmes aux juristes de Macao, car les juges chargés d’appliquer un droit d’origine portugaise font preuve d’une grande déférence à l’égard des textes de loi et sont peu portés vers l’activisme judiciaire.

Cette évolution graduelle nécessite fort peu de réformes formelles. Quelques principes ou règles nouvelles sont imposés pour ce qui concerne des questions névralgiques, mais ils jouent un rôle systémique fondamental, sans que le droit de la République ne soit introduit de manière visible. Il est probable que cinquante ans après la rétrocession, une sinisation considérable se sera produite, même si les règles de common law ou de droit civil auront très peu changé. Toutefois, l’hybridité proviendra de l’imposition de nouvelles valeurs politiques, constitutionnelles, institutionnelles et sociétales. À la limite, un nouveau système pourrait apparaître sans aucune modification législative ou constitutionnelle. Une modification bien plus fondamentale se produit lorsque l’on remplace la « primauté du droit » par la « primauté du politique ».

En réalité, le pouvoir dominant impose toujours son cadre systémique et les éléments de sa tradition qui lui paraissent cruciaux. Le Cameroun fournit d’ailleurs un rare exemple d’un pays où la common law s’applique dans une partie minoritaire du pays, sous le contrôle de juridictions de droit civil. De manière significative, les modifications systémiques y ont été effectuées par la voie de réformes constitutionnelles ou législatives. Plus généralement, le professeur Castellucci suggère de s’intéresser davantage aux décisions et aux politiques qui ont permis l’instauration de la mixité, ainsi qu’aux phénomènes d’hybridité qui sont présents dans tous les systèmes juridiques.

Le thème de la primauté du droit se décline différemment en Afrique du Sud. On sait que de nombreuses strates juridiques peuvent y être observées : autochtones, néerlandaises (avant la codification du droit de ce pays), britanniques et sud-africaines. Les juristes ont continué à s’inspirer des écrits britanniques, néerlandais et allemands (vu l’importance de ces derniers dans la culture juridique néerlandaise). Le professeur François Venter explique ainsi que deux conceptions de la primauté du droit se sont fait concurrence dans ce pays, le Rechtsstaat germanique et la rule of law britannique[50]. Dans la Constitution de 1993, l’expression « constitutional state » a été considérée comme une traduction du premier concept, mais dans la Constitution de 1996, c’est plutôt celui de « rule of law » qui est mentionné dans le préambule[51]. Le nouvel ordre constitutionnel instauré après l’abolition de l’apartheid exige un changement d’attitude complet chez les juristes imbus de principes romanistes déformés par la suprématie législative et le respect dû aux précédents, afin qu’ils respectent pleinement les droits fondamentaux et les nouvelles valeurs constitutionnelles. Ce changement peut également poser problème pour ce qui concerne le droit indigène coutumier, qui a été expressément reconnu par le législateur, étant parfois même codifié.

La Cour constitutionnelle a été appelée à déterminer les conséquences de ce nouvel ordre des choses. Si elle a parlé de « constitutionnalisme transformateur » à l’occasion, elle emploie généralement l’expression « État constitutionnel »[52], qui se range à son avis sous la conception de Dicey de la rule of law. Ainsi, l’Afrique du Sud a pu profiter d’un siècle de réflexions sur le constitutionnalisme, en choisissant les meilleurs éléments de diverses traditions. L’auteur souligne l’émergence et la popularité des études de droit constitutionnel comparé, mais il craint qu’elles ne soient asservies à un objectif d’uniformisation du droit ou de stigmatisation des pays considérés comme déviants. De telles analyses doivent simplement permettre de mieux comprendre le fonctionnement des sociétés humaines et, occasionnellement, faciliter l’apparition de concepts nouveaux issus de parents historiquement incompatibles (c’est-à-dire, la doctrine juridique britannique et allemande), comme cela s’est produit en Afrique du Sud.

Les différentes formes de mariage ou d’union reconnues dans ce pays illustrent bien la complexité de la situation et la mixité des sources du droit. Si la définition traditionnelle du mariage n’a pas été modifiée, tous les couples (de sexe différent ou identique) peuvent former une union civile. Depuis 2000, le mariage coutumier des Africains est reconnu, qu’il soit monogame ou polygame[53]. En 2011, un projet de loi prévoyant la reconnaissance des mariages musulmans a aussi été présenté. Les professeures Christa Rautenbach et Willemien du Plessis examinent certains problèmes posés par la loi sur le mariage coutumier ayant pris effet en 2000[54]. Le mariage coutumier reconnu par celle-ci a d’ailleurs subi des transformations notables : il est assorti d’un régime matrimonial (la communauté de biens, sauf si un contrat de mariage prévoit le contraire) et il ne peut coexister avec un mariage ou une union civile.

Un mariage coutumier peut être polygame. Toutefois, le mari doit conclure un contrat réglementant les conséquences patrimoniales de ses mariages et faire approuver cette convention par le tribunal, après avoir liquidé le régime matrimonial de sa première épouse. En principe, tous les mariages doivent être enregistrés après leur célébration, mais ils ne seront pas nuls si cette formalité n’a pas été respectée. L’intégration du régime coutumier dans un cadre législatif s’est avérée difficile. Un tribunal a déclaré nul un mariage coutumier conclu alors qu’un autre mariage coutumier n’avait pas été dissous, sans que le mari ait demandé au préalable à la cour d’approuver un contrat régissant les conséquences patrimoniales de ses unions, comme l’exige la loi. Dans une autre cause, les enfants issus d’un mariage précédent ont contesté la validité d’un mariage ultérieur, au motif que les formalités coutumières n’avaient pas toutes été accomplies. La cour a décidé que ce mariage avait bien été « conclu » au sens de la loi, en s’inspirant de la signification de ce terme en common law.

En général, on assiste plutôt à une volonté de faire évoluer le droit coutumier de manière autonome, par exemple en permettant que le lobolo[55] soit négocié par la mère de l’épouse et versé à celle-ci plutôt qu’au père. Mais la Cour constitutionnelle a déclaré invalides les règles coutumières privant l’épouse du droit d’être propriétaire des biens de la famille ou d’obtenir une part de ceux-ci après la dissolution du mariage. Elle a souligné que le droit coutumier devait évoluer dans le cadre du constitutionnalisme transformateur dont il a été question ci-dessus, en rappelant les déformations créées par la législation antérieure à la nouvelle constitution. Toutefois, elle s’est contentée de déclarer inconstitutionnels les termes qui excluaient du champ d’application de la loi les mariages monogames coutumiers conclus avant son entrée en vigueur. De cette manière, une épouse mariée en 1968 pouvait bénéficier de la communauté de biens imposée par la loi en cas de mariage coutumier, sauf convention contraire. Or, l’annulation de règles coutumières placerait la Cour dans une situation très inconfortable, car il lui faudrait déterminer quelles règles s’appliqueront à l’avenir, alors que les juges ont une connaissance très limitée du droit coutumier. En somme, le nouvel ordre constitutionnel doit relever le défi de coordonner et de faire évoluer des règles hétérogènes témoignant de la diversité culturelle et religieuse du pays et de son histoire tourmentée.

Le droit israélien est lui aussi issu d’une superposition de normes juridiques : codes ottomans, législation et common law durant le mandat britannique, lois et codes contemporains, droit religieux pour le statut personnel. Eliezer Rivlin, juge en chef adjoint de la Cour suprême d’Israël, explique qu’une série de lois s’apparentant à de petits codes a été adoptée après la création de l’État israélien[56]. Ces lois ont été influencées tant par la common law que par le droit continental, en particulier celui de l’Italie et de l’Allemagne. Par ailleurs, une loi de 1948 avait accordé à la common law le statut de droit supplétif ; elle fut abrogée en 1980. De leur côté, les tribunaux ont fait preuve de créativité en suppléant les lacunes inhérentes aux standards très généraux de ces lois, par exemple en fournissant des directives très concrètes destinées aux tribunaux inférieurs. Les Britanniques eux-mêmes avaient codifié une partie de la common law avant l’indépendance, notamment les règles des délits civils. Un projet de code est également à l’étude actuellement.

M. le juge Rivlin soutient que le système israélien fait partie de la famille de la common law, parce qu’une bonne partie du droit y est élaborée par les juges — c’est la célèbre judge-made law — et que les précédents judiciaires y ont un caractère obligatoire. Par contre, le contenu de son droit est mixte, comme en Louisiane et au Québec. Sa constitution n’est pas contenue dans un document unique, mais dans une série de lois fondamentales. Ainsi, les déclarations de 1992 et de 1994 reconnaissent un nombre limité de droits fondamentaux, notamment le droit à la dignité humaine, à la propriété, à l’autonomie individuelle et à la liberté, ainsi que le droit à la vie privée[57]. Elles ne mentionnent pas la liberté d’expression, la liberté de religion ou le droit à l’égalité.

La Cour suprême d’Israël a décidé qu’en cas de conflit avec ces lois fondamentales, une loi ordinaire devait être déclarée inconstitutionnelle, même si aucune disposition ne prévoyait cela. Elle a interprété une disposition autorisant la restriction des droits fondamentaux à la lumière de la Charte canadienne des droits et libertés[58], délaissant ainsi l’approche états-unienne. À son avis, les droits à l’égalité et à la liberté d’expression peuvent être discernés dans la « pénombre » de la loi de 1994. Cette interprétation s’appuie sur l’idée allemande de la dignité humaine, ainsi que sur les conceptions états-uniennes de la liberté et de l’égalité.

De manière générale, les juges israéliens font librement référence au droit étranger, quelle que soit son origine. M. le juge Rivlin nous rappelle qu’aux États-Unis, dans les affaires portant sur l’interprétation de la Constitution, cette pratique a déclenché une violente polémique entre les juges de la Cour suprême. Rien de tel n’existe en Israël, même si les juges sont conscients du risque de mal interpréter une règle ou un principe faisant partie d’un autre système de droit. Ce sont d’ailleurs les discussions analytiques qui présentent le plus grand intérêt pour lui, par opposition au résultat final. Cette émulation entre États est promise à un bel avenir, car les défis auxquels est confronté le monde contemporain ne peuvent qu’encourager le mélange des éléments appartenant à divers systèmes juridiques.

Le professeur Guy E. Carmi s’intéresse pour sa part aux conséquences de la loi fondamentale de 1994 sur la liberté d’expression[59]. On se rappellera que le Parlement israélien a décidé de ne pas inclure cette dernière parmi les droits protégés. Néanmoins, dans la mesure où une violation de celle-ci peut constituer une atteinte à la dignité humaine, elle bénéficie d’une certaine protection. Il est possible que cela ne se vérifie pas, comme dans le cas de la liberté d’expression commerciale. Par ailleurs, le concept de la dignité humaine facilite la justification des restrictions apportées à cette liberté. C’est ainsi que les conceptions américaines, très hostiles à la reconnaissance de telles limites, ont cédé le pas à un modèle où des mesures de ce genre sont acceptées beaucoup plus facilement.

Dans les affaires où la Cour suprême d’Israël s’est penchée sur ces questions, la dignité humaine est invoquée de plus en plus fréquemment. Par ailleurs, le nombre total de références aux décisions états-uniennes a augmenté considérablement de 1979 à 1994, mais il a décliné de manière importante jusqu’en 2001, avant de regagner une bonne partie du terrain perdu, atteignant soixante-neuf références entre 2006-2008. Pour sa part, le nombre total de références aux décisions canadiennes est passé de zéro de 1982 à 1984, à douze de 2006 à 2008, tandis que de 1994 à 2008, les références aux arrêts allemands ont oscillé entre zéro et six. Certains auteurs soutiennent toutefois que, après la prédominance du modèle américain observée dans les années 1970, on assiste à un retour en force de l’influence allemande, notamment en ce qui concerne la dignité humaine. Néanmoins, Carmi reconnaît que certains précédents favorables à la protection de la liberté d’expression conservent leur autorité ; on trouve aussi des décisions récentes qui vont dans le même sens. Pour lui, la dignité humaine et la liberté d’expression sont toutefois incompatibles. Un nouveau fondement constitutionnel devrait donc être trouvé pour la seconde.

Ces exemples tirés de cultures et de continents différents font ressortir à la fois les défis et la richesse de la coexistence de traditions juridiques d’origines différentes. En Chine, l’élargissement des pouvoirs du Comité permanent du Congrès national du peuple pourrait annoncer la disparition graduelle de la primauté du droit à Hong Kong, dans la mesure où les juges de ce territoire reconnaîtront au pouvoir politique une autorité semblable à celle qu’il détient dans les autres régions de la Chine.

En Afrique du Sud, les nouvelles constitutions de 1993 et de 1996 et leur interprétation ont grandement bénéficié de la double culture juridique du pays : la néerlandaise, influencée par l’allemande, d’une part, et la britannique, enrichie de la littérature anglo-saxonne, de l’autre. Ce choc des cultures a permis de recueillir la substantifique moelle du constitutionnalisme contemporain. Ce « constitutionnalisme transformateur »[60] a produit des effets déstabilisateurs sur le droit coutumier du mariage, qui doit coexister et qui peut même concurrencer le mariage civil réglementé par l’État. Le législateur a donc aménagé le régime coutumier, en le modifiant substantiellement et en le soumettant au contrôle des juges. De ce fait, les épouses dont le mariage n’est pas reconnu peuvent se retrouver sans protection. Cette mixité annonce donc un rétrécissement de la zone d’autonomie reconnue au droit coutumier ou à la version légiférée de celui-ci. Malgré les bonnes intentions de certains juges, il est à craindre que ce mouvement ne s’accentue.

Le système juridique israélien est peut-être celui qui a subi le plus d’influences étrangères : ottomane, britannique, germanique, italienne et américaine. Son droit privé est souvent codifié, mais les principes qu’on y retrouve sont issus en partie de la common law. Jusqu’en 1980, l’interprétation qui en a été faite avait pour toile de fond cette tradition. Les renseignements nous manquent sur les aspects civilistes qu’on peut y reconnaître. Dans la mesure où certains codes ont une facture et se servent d’une terminologie majoritairement civiliste, il y a bien mixité. En matière constitutionnelle, c’est aussi un système original qui nous est présenté. S’il s’inspire de nombreuses expériences étrangères, il conserve ses caractéristiques propres, comme le montrent les difficultés suscitées par la reconnaissance d’un nombre restreint de droits fondamentaux. Le fait que les autres droits aient fini par bénéficier d’une certaine protection montre que les textes de loi et les décisions des élus sont souvent impuissants devant le mouvement mondial réclamant la judiciarisation de ces questions.

Conclusion

Les territoires de droit mixte appliquent donc des règles qui proviennent visiblement de traditions ou de familles différentes, dans des secteurs du droit définis plus ou moins précisément. Un point d’équilibre peut être atteint dans la répartition des domaines où s’appliquent ces traditions, souvent après des débats animés. Le poids politique des juristes formés dans la tradition juridique minoritaire est évidemment un facteur important à considérer. C’est sans doute pourquoi l’avenir de l’indépendance judiciaire à Hong Kong est si préoccupant, tandis qu’en Israël et en Afrique du Sud, il semble que les juges ne se sentent pas menacés par la coexistence de traditions différentes. On peut se demander si, avec le temps, ils n’auront pas tendance à se replier sur eux-mêmes après avoir utilisé des éléments étrangers, quitte à être plus réceptifs lorsque des questions nouvelles ou controversées se poseront. Au fond, la mixité des sources rend visibles des processus qui ont également eu lieu dans des traditions considérées comme plus homogènes, mais qui ont subi dans le passé (avant le dix-neuvième siècle, pour faire court) des influences multiples et diversifiées. Les grands pays n’aiment pas reconnaître qu’ils ont des dettes. Les plus petits, ou les cultures minoritaires, doivent se trouver des alliés — dans le domaine juridique comme dans les autres.