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Introduction de la deuxième partie — L’abus : une réponse au subjectivisme moderne ?

Si la force des théories subjectivistes se fait toujours sentir, elle s’est affaiblie considérablement avec le changement du rôle de l’État qui, faute de moyens peut-être, ne peut plus prendre à sa charge l’ensemble du projet social, et donc, de la production normative. L’émergence de l’abus, nous l’avons vu, coïncide avec un positivisme formaliste qui montre rapidement ses limites et qui laisse place à un certain désenchantement quant à la capacité du juriste à émettre des normes écrites stables. Les zones de non-droits dont parlait Stoyanovitch, celles des « faux-droits » de Roubier, ou des droits « assourdis » de Rigaud[1], apparaissent comme des lieus de nouvelles propositions normatives. Qui plus est, le sujet de droit devient multiple et ses intérêts divers. Le droit de la loi devient le droit des comités, des instances spécialisées et, plus récemment, celui des grands acteurs économiques; le pouvoir d’ordinaire réservé aux instances législatives est redistribué. On pense en particulier aux normes techniques, aux standards et aux comportements modelés par l’économie marchande.

« S’il légifère plus que jamais, le législateur s’attache plus aux détails qu’aux principes et s’il touche à ceux-ci, c’est sur le ton de la directive, non du commandement »[2]. C’est un trait marquant de la loi moderne d’être moins le produit de la volonté que celui d’une certaine économie de la politique, économie placée principalement sur l’échiquier des intérêts commerciaux sur lequel se joue malgré tout le dessein d’une société entière. Intérêt, voilà le mot du droit moderne. Par la force des choses, l’office du législateur comme du juge devient alors davantage de délibérer et de mitiger les droits et moins d’établir des devoirs. À l’origine, la loi était commandement; elle est devenue gestionnaire. Ceci est particulièrement vrai en droit privé où l’heure est à la recherche de l’équilibre juste des intérêts. Nous sommes convaincus, comme Josserand et d’autres l’étaient, que la science juridique en droit privé n’est qu’une vaine et creuse prétention si elle refuse d’être au service d’un projet politique. La puissance de l’abus est justement de nous rappeler cette vérité. Son attraction, hors de l’esthétisme indiscutable de sa formule, provient du fait que l’abus est une norme non directive. Confisquée par des considérations qui dépassent la cause entendue, la prérogative individuelle est stoppée net. L’abus fait taire un droit sans qu’il soit nécessaire de fournir une explication autre que celle qui assied la caractérisation de l’abus, sans qu’il soit nécessaire d’offrir en retour un quelconque standard de comportement. Sous des atours de rationalité, il fait appel, tout comme l’équité, aux sentiments : dans le particularisme du cas traité, le droit ne vaut plus droit, il est rétrogradé. Il y a là un jugement de valeur. Même si elle se manifeste dans de rares décisions, sa place en droit en considérable notamment parce qu’il montre un droit qui ne se suffit plus. Son apparition effraie toujours, car le juriste voit en lui le péril d’une idée qu’il prend pour finalité : la sécurité juridique[3]. Le droit ne saurait faire place à des principes moralisateurs, et faire entrer par l’abus, des éléments qui lui sont exogènes. Le droit doit pouvoir se tenir droit, sur l’armature de ses sources, tendu vers une norme fondamentale indiscutable. Il doit pouvoir s’expliquer. C’est toute l’entreprise Kelsenienne[4].

Dans cette seconde partie de notre exposé, nous verrons que cette méfiance à l’endroit de l’abus s’observe différemment selon le contexte dans lequel on se place. Il s’agira d’abord d’exposer, à grands traits, l’évolution de l’abus en droit privé (III). D’un point de vue doctrinal, la dissolution de la notion de droit subjectif, phénomène dans lequel on aurait pu voir l’aporétique de l’abus, va mener à l’instillation en droit privé d’une notion concurrente et provenant du droit administratif, la notion de pouvoir. L’abus y survivra cependant et la notion de pouvoir qui aura cru un moment pouvoir l’éclipser, demeurera à sa suite. D’un point de vue systémique, l’abus permet de mettre en évidence les caractéristiques fondamentales des législations de différentes traditions. Puisque l’abus mène inévitablement à la dépréciation du principe de la primauté de la loi dans un État de droit, on peut s’attendre à ce que des systèmes de droit mixte ou qui ont connu l’influence de la common law en aient limité la portée. Sans que soit négligée l’importance de la loi, la compréhension politique du droit dans la common law britannique est recentrée sur un subtil exercice de pondération des intérêts (des libertés) sans que la figure de l’État soit nécessaire. L’examen du droit québécois est ici tout indiqué. Nous poursuivrons notre réflexion dans une discipline qui se prête particulièrement bien au réemploi de l’abus, notamment en raison de son affiliation avec la propriété privée, bastion du droit subjectif, mais aussi en raison de l’inflation et du caractère hermétique de ses lois : la propriété intellectuelle. C’est de cette élévation que nous pourrons, en guise de synthèse, démontrer l’actualité du principe de l’abus (IV).

III. L’évolution de l’abus de droit en droit privé

L’impossibilité de parvenir à une compréhension claire de la notion de droit subjectif, l’atrophie qui s’en suivra, le doute quant à l’utilité des idées nouvelles de « social » et de « solidarité » dans le nouveau cadre d’analyse proposé par Josserand — et bien entendu les guerres et la grande crise du droit qu’elles provoqueront — ralentiront l’optimisme des réformistes[5]. Dès lors, l’abus semble avoir été relégué à un rôle identitaire, l’avatar d’une méthode ou à une relique historique plutôt qu’à une théorie générale. La force avec laquelle la notion de droit subjectif affecte nécessairement l’abus. Nous présenterons l’évolution de la notion de l’abus dans deux perspectives différentes. Il n’est pas question pour nous de refaire les débats contemporains à l’invention de la notion d’abus, mais plutôt de montrer comment, au moment où les tribunaux lui confèrent une autorité devenue incontestable, la formule continue de déranger. On abordera d’abord la théorie naissante du pouvoir qui tente finalement de l’escamoter et d’intégrer dans sa structure l’élément de responsabilité que le droit subjectif avait voulu tenir loin de lui et que l’abus avait voulu réintroduire à coups de marteau (A). Nous traiterons ensuite des développements de l’abus de droit au Québec. L’influence de la common law sur son construit change nécessairement la donne. La place du juge et le rôle moindre ou différent de la loi sont des éléments qui devraient affecter la compréhension de l’abus dans ce système (B). Le droit québécois nous donnera les termes d’une transition idéale vers notre dernière sous-section concernant la réception de l’abus en common law (C).

A. Pouvoirs et droits : un nouveau paradigme

Jusqu’à présent, nous avons employé l’idée de pouvoir pour faire valoir celle de prérogative individuelle. La notion de droit subjectif est traversée de part en part par la force des idées individualistes. Elle brandit les couleurs de la volition, de l’émancipation, de la jouissance et du droit naturel pour se faire valoir. Le droit civil reconnaît et marque donc dans ces droits impériaux la liberté d’agir du sujet de droit au sein de la collectivité. Prenant la propriété et le contrat pour étendards, le droit subjectif, en ce sens, est un droit de puissance, et c’est contre ses dérives que Josserand a opposé l’abus de droit. Son enseignement et les questionnements qu’il emporte ont vite envahi d’autres champs d’étude. Josserand s’interrogera notamment sur la licéité de certaines manifestations des « puissances familiales »[6]. Walton le suivra dans son célèbre article sur les mobiles en droit[7].

Dans la vue institutionnelle que sous-tend les théories de l’abus, tous les droits auraient une fonction sociale, tous les droits sont relatifs et constitués en fin de compte de pouvoirs finalisés. Mais il faut bien admettre que cette philosophie du pouvoir verse largement dans la métaphysique et qu’elle est un bien piètre guide pour l’interprète du droit qui cherche ses repères dans la sonorité réelle des mots et non dans le lancinant appel des circonvolutions théoriques. En réalité, la théorie des droits-fonctions va faire naître une autre notion, celle de pouvoir. Mieux, c’est à même les écueils de la doctrine subjectiviste et de ses prétentions à l’universalité qu’elle va se développer[8]. Elle va trouver support dans les écrits des privatistes tels Roubier, et plus tard, Gaillard. Plus proche de nous, Madeleine Cantin Cumyn lui donnera résidence en droit québécois[9]. Car, en effet, il y a de nombreuses situations dans lesquelles un droit est accordé non pour le bénéfice de son titulaire, mais pour celui d’autrui. Les limites du pouvoir descriptif du droit subjectif sont alors exposées : plutôt que de représenter un format catégoriel unique, les droits subjectifs ne constituent qu’un cas de figure des actions régulées. La découverte est importante : voilà que le droit reconnaît l’autre et non plus seulement le titulaire dans la sublime de son développement personnel face ou contre l’État. Il se peut en effet que l’individu soit seulement le relais et le gardien d’intérêts qui ne lui sont pas propres. La notion de pouvoir met alors en évidence la réalité de l’intersubjectivité, non plus dans l’abstraction idéalisée d’un quelconque intérêt public ou social, mais cette fois dans la réalité d’une interférence positive dans « la sphère juridique d’autrui »[10]. Cette observation obligeant, elle rompt définitivement avec la pensée sclérosante du subjectivisme et provoque la bijection. La doctrine va rompre les rangs de la théorie de la relativité des droits qui était devenue, sous l’impulsion des travaux de Josserand, si fédératrice. Le droit subjectif bat en retraite, emportant avec lui ses ennemis : le pouvoir n’est pas même un droit relatif, il est une prérogative conditionnée dont le bénéfice est autre que l’intérêt individuel. Il présente une bipolarité dynamique qui fait que sa régulation diffère de celle des droits ordinaires. Nul besoin de chercher dans le critère de motif illégitime le mécanisme de son extinction. Le pouvoir contient sa propre horloge interne, son mécanisme d’autorégulation, et c’est dans les principes gouvernant la bonne administration, celui des biens d’autrui, que l’on doit chercher son régime. La common law qui s’est, nous l’avons vu, affranchie très tôt d’une réflexion générale sur l’idée de droit n’a bien entendu pas eu de mal à reconnaître l’utilité et la variété de l’obligation fiduciaire.

On notera également que la notion de pouvoir procède, en droit civil, par analogie au concept éponyme en droit public. Si droit subjectif et pouvoir suivent des voies parallèles, si elles s’arquent vers un même principe holistique — la recherche de finalité dans un droit complexe — même si elles sont des notions apparentées, soeurs,[11] l’une appartient au droit privé, l’autre au droit public. L’une est plus proche, dans la conception civiliste, de la source ultime de pouvoir : l’État. Il n’en suffira pas plus pour que l’incessant mouvement des idées quitte le confort de l’abus de droit pour les faveurs de l’abus de pouvoir. Influencé par l’usage de la notion de pouvoir en droit public, Roubier se désolidarisera de la pensée de Josserand qui avait assimilé la notion de pouvoir à celle de droit subjectif :

Cependant, nous ne pouvons pas suivre L. Josserand dans la mesure où il voudrait assimiler tous les droits aux pouvoirs, sous prétexte que, toujours et partout, on doit chercher quel est le but poursuivi dans le droit, et qu’on doit sanctionner tous les abus qui seraient contraires à la destination des droits. [...] Nous croyons au contraire — et c’est l’originalité de la notion de pouvoir — que celui-ci ne se confond pas avec les droits proprement dits. Sans doute, il s’agit aussi de prérogatives juridiques, mais qui ont un tout autre caractère; car tandis que les droits dits de puissance se présentent avec une finalité altruiste, il n’en est pas ainsi pour les droits ordinaires, qui ont pour but de donner satisfaction à des intérêts personnels.[12]

La résistance face à cette nouvelle taxonomie coaxiale — droit subjectif et pouvoir — fut grande chez les privatistes car on y voyait encore une manoeuvre d’annexion du droit privé par le droit public. On a craint la « colonisation [...] par le droit public », écrira Gaillard[13]. Roubier passera outre les remontrances et recadrera la nature de la distinction à partir d’une typologie des situations juridiques :

Dans les unes, l’élément de la prérogative et de l’avantage pour le titulaire de la situation apparaît au premier plan : ce sont des situations juridiques subjectives, c’est-à-dire celles qui tendent à créer principalement des droits plutôt que des devoirs. Dans les autres, l’élément du devoir, de la charge, est prédominant : ce sont les situations juridiques objectives, c’est-à-dire celles qui tendent à reconnaître les devoirs plutôt que des droits. [italiques dans l’original][14]

Ainsi exposées, de nombreuses situations vont d’elles-mêmes sortir du schéma du droit subjectif et rejoindre un mode régulateur identique à celui que l’on applique aux fonctions et compétences administratives. Le détournement de pouvoir s’affirme alors comme notion ambidextre, capable d’agir dans les deux domaines du droit. La réalisation d’une prérogative de type « pouvoir » se relativise tout en s’objectivant : elle trouve sa condition dans sa raison d’être. Ainsi, dans ce cas, la polémique autour de l’immunité absolue ou relative dans l’exercice d’un droit disparaît, et avec elle l’utilité de l’abus. Du même coup, l’extension des principes de responsabilité trouverait à se réformer dans la théorie du détournement de pouvoir et prendrait donc une autre qualification.

L’apport de la notion de pouvoir dans le champ théorique est fondamental. Elle fait ombrage, en partie à celle de droit subjectif ou, au moins, en restreint encore l’utilité. Étonnamment pourtant, et malgré l’excellence des travaux qui y sont consacrés, la notion de pouvoir juridique n’a pas été promue au rang de catégorie conceptuelle autonome et n’a guère dépassé l’analyse retenue du droit de la représentation[15]. Les réticences des privatistes face à une terminologie publiciste expliquent en partie cette lacune. Le droit subjectif absorbe également toutes les discussions, son attraction empêche encore toute innovation. La pensée juridique s’arrime à son dogme[16] et empêche l’étude autonome de la notion de pouvoir qui se définit donc encore par rapport au droit subjectif. Si cette dernière prévaut toujours c’est que l’on craint peut-être de faire passer une nouvelle fois l’État avant l’individu, de subordonner la volonté de l’individu à la volonté des autres. Le pouvoir implique le gouvernement par autrui ou pour autrui. La primauté du discours subjectiviste permet ainsi de placer l’individu avant l’État, mais aussi de préserver les situations d’autonomie décisionnelle. Paradoxalement, l’idée de droit subjectif permettait de centraliser et de limiter les situations dans lesquelles l’État pouvait intervenir. Le droit subjectif permet alors l’allocation de ressources. La perspective semble s’inverser lorsque l’on considère la théorie du pouvoir : la notion augmente très largement l’éventail des situations juridiques tout en créant de nouvelles formes d’obligations dont la réglementation échappe en partie à l’État et se privatise. Finalement, en chassant la notion de pouvoir, en la tenant loin d’elle, la doctrine civiliste évite que l’on assimile encore une fois totalement droit objectif et droit subjectif. L’enjeu est important. Si la théorie de l’abus devait emprunter les mécanismes du détournement de pouvoir et régir les droits égoïstes de la même façon que le sont naturellement les droits altruistes, cela réduirait considérablement la sphère d’autonomie de l’individu dans l’exercice de ses droits. Paul Martens a bien saisi l’enjeu ontologique du rapprochement de l’abus à l’excès de pouvoir lorsqu’il écrit, parlant de la formule de l’abus, qu’elle

emprunte aux administrativistes la formule de l’excès de pouvoir, mais en plus subtil : un pouvoir, c’est, souvent, déjà un excès et, dans l’idéologie dominante, c’en est toujours un. Même sans excès, le pouvoir a presque ontologiquement une connotation péjorative parce qu’il mord toujours sur la liberté. [...] Au contraire, le concept de droit est surinvesti d’imaginaire édifiant : user d’un droit, c’est baigner dans l’ordre légitime. Parler d’en abuser, c’est créer une rupture dans l’ordre probable de la langue, c’est introduire le désordre par rapport à l’organisation précédente, c’est insérer du merveilleux dans le conforme.[17]

C’est justement l’omniprésence, dans les doctrines de l’abus, de l’idée d’obligation, du sens du devoir légal, parfois élevé à au devoir social, qui va faire la cible des critiques les plus cinglantes. C’est pour cette raison d’ailleurs — le pouvoir d’attraction du droit subjectif qui ramène tout vers lui — que Roubier sera hostile à la théorie élargie de l’abus : « nous ne pouvons suivre L. Josserand dans la mesure où il voudrait assimiler tous les droits aux pouvoirs, sous prétexte que, toujours et partout, on doit chercher quel est le but poursuivi dans le droit »[18]. Elle est pour lui une atteinte grave à la notion de droits individuels. Il sort d’ailleurs de sa réserve lorsqu’il lâche ce commentaire : « On ne s’étonnera pas de l’application qui a pu être faite dans l’article 1er du Code soviétique : “Les droits civils sont protégés par la loi, sauf dans la mesure où ils sont exercés dans un sens contraire à leur destination économique et sociale” »[19]. Ces ressentiments exposés librement ici ne sont pas sans rappeler les commentaires de Ripert qui, sur le même ton et le même thème, reprochait à la Faculté de droit de Lyon dont Josserand était doyen d’être un foyer communiste[20]. Moment d’anthologie juridique, Josserand répondra à Ripert sur le même ton :

En forçant un peu la note et en faisant remonter jusqu’à la Faculté de droit de Paris les opinions de tel ou tel de ses membres, comme M. Ripert rend la Faculté de droit de Lyon responsable des théories émises par quelques-uns de ses professeurs, on en arriverait à une conclusion que nos collègues parisiens se font du droit un conception bismarckienne : les droits, c’est la force; conclusion manifestement inexacte, mais pas davantage que celle qui ferait de la Faculté de Lyon un foyer de bolchevisme.[21]

B. L’abus en droit québécois

La raison de l’étude du droit québécois à ce stade de notre analyse est double. D’abord, elle nous permet d’ajouter à notre réflexion la dimension jurisprudentielle qui lui faisait jusqu’à présent défaut. Ensuite, sur un plan plus fondamental, le transport vers le droit québécois offre une perspective particulièrement intéressante en ce que la théorie de l’abus qui y a été consacrée très récemment, puis codifiée par l’entrée en vigueur du nouveau Code civil en 1994[22]. Malgré tout, le droit québécois semble avoir eu certaines retenues par rapport à l’abus. Nous tenterons d’abord d’expliquer cette réaction (1). L’influence du droit britannique sur l’administration de la justice québécoise nous fait certainement voir l’abus sous un jour original. La cohabitation forcée du droit substantiel civiliste et du droit processuel largement investi par les principes de common law, indissociables dans leur fonction normative commune, déforme naturellement la vision subjectiviste originelle. Elle oblige à une lecture prudente de l’abus. C’est ce que nous démontrerons à partir de l’analyse des causes phares en matière d’abus en droit québécois (2)

1. La notion de « droit » et d’ « abus » dans l’évolution particulière du droit québécois

L’abus en droit québécois ne peut certainement pas recevoir l’acceptation qu’on a bien voulu lui reconnaître en France. Au moment où il a été servi copieusement sur le lit des dogmes de la doctrine française, le Québec venait à peine d’affirmer sa « civilité » dans une fédération qu’il a rejointe un an après l’adoption de son premier Code (1866). Au Québec l’abus est certes devenu un principe général, mais pas un principe transdisciplinaire pour la simple raison que certaines matières lui sont soustraites en partie pour des raisons constitutionnelles. Le fédéralisme canadien a en effet eu pour conséquence de redistribuer les compétences législatives concernant certaines matières qui ont été ainsi sorties de l’orbite du droit civil québécois. Elles ont été attribuées au Parlement fédéral qui, en règle générale, embrasse plus facilement la méthode et le droit de common law[23]. Pour ne citer qu’eux, les droits intellectuels ont ainsi quitté définitivement le ressort provincial et civiliste dès 1867 alors que leurs contours avaient été déjà allègrement tracés à partir des lois américaines[24]. D’autres disciplines y sont également résistantes, pour des raisons historiques cette fois. On songera au droit administratif bien entendu, mais aussi au droit maritime et au droit procédural, qui sont tous inspirés de la common law britannique[25]. Bref, la discussion sur l’abus ne peut pas ignorer le contexte juridique particulier du droit canadien[26].

Au-delà de ce que la codification peut laisser paraître, le traitement de l’abus en droit québécois est ambigu même s’il constitue un signe ostensible de ralliement à la tradition civiliste. Certains commentateurs souligneront d’ailleurs que la réception tardive de l’abus en droit québécois « s’inscrit plutôt dans le contexte du développement et de l’affranchissement du droit civil québécois »[27]. Mais voir la mesure de l’empreinte civiliste par les manifestations de l’abus est une chose délicate. Car malgré sa résurgence sporadique mais régulière en droit des biens et en droit contractuel, il faut bien dire qu’elle n’a pas atteint l’éventail des applications qu’on lui reconnaît en France. L’intérêt, de même que l’apport des juristes québécois à la théorie de l’abus semblent limités. La doctrine se cantonne plus généralement à un exercice de répétition des énoncés français qu’à l’analyse. Bien qu’elle s’en saisisse de temps à autre, la jurisprudence ne montre guère plus d’intérêt[28]. Est-ce là la preuve d’un acquis principiel, l’abus constituant l’accessoire civiliste incontournable, une sorte d’apparat traditionnel de la pensée civiliste? La question se doit d’être posée car l’origine de l’abus en droit québécois est peu débattue. Elle se perd dans un rapport historique lointain avec le droit français dont on ne saisit plus aujourd’hui très bien le sens ou la portée réelle. Pierre-Claude Lafond continue à citer Josserand lorsqu’il aborde l’examen de l’article 7 du Code civil du Québec, mais la citation est isolée, presque anecdotique. Aucune référence québécoise ne l’accompagne[29]. Doit-on s’en étonner? Si l’idée de filiation du droit québécois et français est solidement ancrée dans la tradition et l’imaginaire juridique québécois[30], un examen historique attentif invite à être plus circonspect. Il faut rappeler encore que même sous la monarchie française, le droit de la Nouvelle-France avait acquis rapidement son caractère propre. Il a connu un système seigneurial bien singulier, aboli tardivement en 1854. Il a dû s’ajuster aux exigences et à l’omniprésence de la pensée juridique de la common law pendant plus d’un siècle avant la proclamation du Code en 1866[31]. La soumission à l’Empire britannique allait bien entendu rendre encore plus profondes ces différences de sorte qu’il est difficile de voir une équation stable et continue dans l’évolution déphasée des droits français et québécois. Alors que l’abus fait valser les esprits en France et pose l’impertinente question du droit subjectif, le discours sur l’abus au Québec trouve peu de preneurs. De sorte que la doctrine est peu copieuse et plébiscite souvent les mêmes quelques articles[32]. Celui de Mayrand, une traduction d’un exposé présenté devant des juges de Louisiane et publié en 1974, semble être son sémaphore préféré.

Nous pourrions avancer encore que l’abus a pu être considéré comme un accessoire naturel à l’accession au modèle civiliste français, le prix d’une permutation du système féodal avec un droit civil nouvellement acquis et emprunté au Code Napoléonien suivi de sa traîne de théories et d’innovations prétoriennes. Le droit québécois aurait en quelque sorte sous-traité sa pensée juridique et ainsi repris le traitement de la question de l’abus à la doctrine française; il lui aurait suffi d’en prendre livraison[33]. Il faut, croyons-nous, s’éloigner de cette lecture. Il n’est pas certain que le droit québécois ait été, ou soit, aussi disposé à accueillir mutatis mutandis les solutions de l’abus. Au contraire, la méfiance qu’il manifeste à son encontre — et la chose est flagrante en matière contractuelle[34] — n’est à notre avis que l’expression d’une réaction identitaire. Les propos de Mignault reproduits dans un article en 1927 sur l’évolution moderne de la responsabilité civile et dans lequel il aborde la théorie de l’abus sont particulièrement significatifs du détachement, sinon de l’ambivalence de la doctrine québécoise. Affirmant l’autonomie du droit civil et du Code quant au régime de responsabilité civile dans les cas de troubles de voisinage, Mignault ne semble pas prêt à épouser les solutions prétoriennes françaises :

I would therefore not exclude the abuse of rights from the domain of torts. I quite admit, as I have already said, that if the act be permitted by law the motive prompting it is immaterial. The question rather isand I may suggest this as a convenient testwhether a use of a right which interferes with the equal rights of others is permitted by law, and I would say it is not. It is not always easy to trace the boundary line between the fas and the nefas, and changing social conditions tend to restrict the spirit of individualism which many years ago held full sway. Nor is it always permissible to use one’s rights to the limit. We may be perhaps startled by the French decisions to which I referred a moment ago, but that involves the application rather than the existence of a doctrine which I would not remove from the realms of law. What I may say is that this doctrine, independently of its application, has been established as a jurisprudential system by the French courts. There, as elsewhere, they have been active agents in the development of the law.[35]

De plus, en droit des biens cette fois, l’abus est éclipsé par le régime des troubles de voisinage désormais fondé sur l’article 976 CcQ, une préférence qu’il tient certainement de la proximité du droit étoffé de nuisance de la common law. La norme comportementale induite de cette disposition fonctionne sur une technique de pondération et non la prémisse d’un droit subjectif — celui de la propriété. L’importance du procès contradictoire va également jusqu’à fragiliser l’idée de droit substantiel. On pourrait dire, sans se tromper, que la pensée et les méthodes de l’équité puis de la common law vont, tel un courant sous-terrain, irriguer la pensée civiliste. John McLaren dans une remarquable étude sur les troubles de voisinage à l’ère industrielle fera ce commentaire dans lequel nous voyons la confirmation de notre analyse :

There is little doubt that the relative thinking and balancing of conveniences and inconveniences which were the mark of equity judges had an impact on the attitudes of common law judges in determining the issue of liability. We have already seen the transfer of thinking in the context of right to light cases, and it is probable that the adoption of a balancing approach in other contexts reflected the absorption by the [c]ommon [l]aw of equitable notions.[36]

Autant dire que l’idée du droit garanti, portée en France par une aura révolutionnaire, a été au Québec comme un lointain écho. Certains ont fait état de l’importance de ces théories en Europe, peu, sinon aucuns, en auront évalué l’utilité en droit québécois[37]. On ne peut s’empêcher de penser que l’omniprésence de la religion au Québec aura contenu les idées libérales qui avaient pris bord dans les développements du droit subjectif. Ce n’est donc pas non plus en adoptant la méthode et le genre, ici le Code napoléonien, qu’un pays soumis à la forte influence de la tradition britannique acquiert forcément la culture du droit de l’abus. Le sentiment du droit n’y est pas forcément le même. Là, l’enveloppe métaphysique dont parle Duguit en se référant à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 tombe comme un simple linge devant la réalité rurale et sociale québécoise. En cette province, point de Déclaration enflammée sur la place de l’Homme ou sur ses droits imprescriptibles, point de laïcité ni de République non plus — et quel État[38]? — mais plus concrètement un droit civil militant et conciliant tout à la fois, marqué d’une civilité britannique, du fait français et d’un catholicisme dirigeant[39].

Puisqu’au Québec le droit processuel — celui inspiré de la common law britannique — est la fabrique principale du droit. Le droit codifié, la loi, doit forcément abandonner une part de sa souveraineté. Le voilà ventilé donc, alambiqué, oxygéné de nouveau ce droit pur des textes. Il devient un alliage complexe : l’instance est la dernière étape de sa production, mais une étape décisive. Il existe d’ailleurs, en droit québécois, sans son enveloppe substantielle : l’injonction. Il ne faut donc pas s’étonner si la théorie de l’abus de droit n’a pas levé au Québec ou, comme l’écrira Mayrand, si elle s’est répandue plus lentement qu’en France[40]. Peut-être qu’en cette terre colonisée, on n’a jamais véritablement cru à l’hégémonie du droit subjectif et à l’organisation politique particulière dont il résulte. Le droit civil du Québec doit alors forcément se faire une idée différente du droit « préétabli » de Roubier[41]. La définition du droit ne peut être étrangère à la manière dont il est rendu.

Certes, on retrouve dans les recueils d’arrêts du Québec des causes qui se comparent avantageusement[42] à celles qui ont fait le triomphe de l’abus en France. Elles ne semblent cependant pas rallier une doctrine unitaire, ni même exprimer une conviction qui transcenderait le cas d’espèce. L’abus en droit québécois ne serait-il plus qu’une révérence polie? La mesure du droit ne serait plus établie à partir d’une théorie générale, mais plus simplement dans et à partir de l’exercice judiciaire. Si le droit prend corps dans le jugement et non plus dans les textes, la qualification d’un délit est libérée du texte. Plus besoin dès lors d’une théorie de l’abus qui est une théorie de la législation. Dans un contexte où le procès contradictoire prend une place prépondérante, le droit est, nous le répétons, plutôt le résultat d’un exercice de pondération que l’application d’une logique déductive. Les conséquences conceptuelles et méthodologiques de cette affirmation sont importantes. Si le droit dépend de l’action, il devient un bien futur ou non réalisé, c’est-à-dire non transportable avant qu’il soit consacré. C’est la problématique que Roubier soulève lorsqu’il écrit que

le droit subjectif contient en lui la possibilité de le faire sanctionner par l’autorité judiciaire, et cela permet de le considérer comme un bien précieux, qui pourra faire l’objet d’actes de disposition de la part du titulaire.

Lorsqu’il n’y a pas de droit subjectif antérieur, si le droit accorde seulement une action en justice sur la base de certains faits, actes ou états : par exemple une action en responsabilité, une action in rem verso, une action en nullité, une action d’état, etc., la personne qui bénéficie de la concession de cette action peut bien sans doute en user ou n’en pas user, mais elle ne peut pas considérer cette action comme un bien véritable qui figurerait dans son patrimoine et pourrait faire l’objet de mesures de disposition.[43]

Il prendra les droits intellectuels et le droit de la concurrence déloyale pour illustrer sa proposition.

2. De Drysdale et Houle à Ciment St-Laurent

Les premiers cas auxquels on fait remonter la manifestation de l’abus au Québec sont significatifs du détachement avec lequel le droit civil québécois va recevoir l’abus. Dans le jugement de la Cour suprême du Canada Drysdale v. Dugas[44], jugement rendu en 1895, il était question des odeurs pestilentielles émises par une écurie montréalaise dont se plaignaient les propriétaires voisins. Affirmant la décision des cours inférieures, la majorité accueille leurs réclamations et déboute une nouvelle fois le défendeur propriétaire poursuivi sur le fondement de la responsabilité délictuelle (article 1053 CcBC). Sans faire grand cas du droit de propriété, ni même citer sa définition si avantageuse, le juge Strong, qui écrit pour la majorité, accepte sans difficulté la responsabilité du propriétaire dans un cas qui aurait obligé pourtant à la circonspection puisque la preuve était à l’effet que l’établissement répondait aux normes sanitaires de l’époque[45]. La Cour ne fait aucune analyse de la faute commise dans l’exercice d’un droit. Elle conclut de manière laconique que la responsabilité délictuelle peut être engagée pour

all abuses of proprietary rights, even the most absolute, for such rights must, according to the general principles of all systems of law, be subject to certain restrictions subordinating the exercise of acts of ownership to the rights of neighboring proprietors.[46]

Sur ce principe, ajoutera le Juge Strong, droit québécois et common law britannique s’entendent. Cette curieuse conciliation des systèmes, marque de la première génération de décisions de la Cour suprême créée en 1875 et décrite par David Howes comme une « Babel légale »[47], s’explique par les tentatives de la Cour suprême dans la première moitié du 20e siècle d’harmoniser le droit canadien[48]. L’opinion concordante du juge Taschereau peut, nous semble-t-il, nous permettre de voir comment le droit civil québécois a cédé, dans un premier temps, à un pragmatisme conciliant. L’épineuse question de la faute dans l’exercice d’un droit, un droit dont on ne cite pas même l’article fondateur, l’article 444 CcBC, est judicieusement évitée. C’est ainsi qu’il faut interpréter les remarques liminaires de Taschereau dans sa brève opinion : « Cette cause m’a paru d’abord devoir présenter quelque difficulté, mais j’en suis depuis venu à la conclusion qu’après tout, elle est, telle qu’elle nous a été soumise sur cet appel, bien simple »[49]. La pensée du civiliste semble quitter l’esprit de Taschereau qui se range plus volontiers vers la solution pratique de la réparation pour préjudice. Une concession à la common law rendue possible, croyons-nous, par les références à une doctrine française ancienne et étrangère à l’idée moderne de droit subjectif dont Domat et Devilleneuve[50].

La décision récente Ciment St-Laurent renoue encore avec cette ambigüité révélée dans Drysdale. Dans cette affaire de trouble de voisinage, cette fois en raison de la pollution émise du fait des activités de la cimenterie, la Cour suprême rappelle dans un premier temps l’évolution du droit québécois vers un régime de responsabilité sans faute, c’est-à-dire un régime sorti du système de l’abus, qui mènera à l’adoption de l’article 976 CcQ Dans un second temps, elle souligne l’analogie avec le droit anglais qui « considère le dommage subi plutôt que les comportements interdits »[51] et précise qu’en common law « [l]a nuisance est définie comme étant un trouble déraisonnable de l’usage d’un bien-fonds. Il importe peu que le trouble résulte d’une conduite intentionnelle, d’une négligence ou d’un comportement innocent, du moment que le dommage subi peut être qualifié de nuisance »[52]. Là encore, presque un siècle après le jugement Drysdale, l’analyse de l’abus est écartée; la Cour s’abstenant de décider si et dans quelle mesure il peut y avoir responsabilité dans l’exercice d’un droit. Elle abrège rapidement sa dissertation sur l’abus après avoir noté que le cas imposerait effectivement « de prendre en considération, dans l’analyse de la responsabilité civile, la nature du droit en cause et les circonstances entourant son exercice »[53] pour ensuite s’attarder à l’examen du régime des troubles de voisinage qui servira de fondement à la décision.

Les mécanismes de pondération des intérêts du droit des troubles de voisinage dédouanent l’interprète. Tout est conciliation. Ici, le différend sera tranché selon une forme d’adjudication qui prendra en compte l’inconvénient raisonnable. Il n’est plus question de la faute dans l’exercice d’un droit; l’analyse est sortie en quelque sorte du système du droit subjectif. On ne cherche plus la réprobation dans la macroéconomie des prescriptions sociales mais plus modestement le règlement des chicanes — une expression qui garde une signification particulière en droit allemand puisqu’elle décrit la solution du très salué article 226 du code civil allemand que les théoriciens de l’abus connaissaient[54]. Il n’est plus question de droit « prescrit » mais d’un droit à formation évolutive. Il n’est donc plus question de l’examen de la réalisation des droits garantis par le législateur; en l’occurrence celui « d’user, de jouir et de disposer librement et complètement d’un bien »[55], droits placés sous la condition « sociale ». On rappellera d’ailleurs que, pour Josserand, l’acte excessif qui singularise les cas de troubles de voisinage n’est pas un acte abusif[56].

Les hésitations du droit québécois, partagé entre l’allégeance à la pensée civiliste d’une part et la méthode prétorienne d’autre part, s’exposent encore dans l’affaire Houle c. Banque Nationale, affaire décidée avant l’adoption du nouveau Code civil et qui retient l’abus en matière contractuelle. Dans cette affaire, il était reproché à l’organisme prêteur d’avoir réalisé de manière intempestive les garanties dont il disposait contre son débiteur en vertu d’un contrat de prêt. La Cour suprême rouvre le débat sur l’abus en matière de droit contractuel, une occasion, écrit-elle, « d’examiner cette théorie qui depuis des siècles suscite, en doctrine et en jurisprudence, des interrogations tant en France qu’au Québec »[57]. Effectivement, le jugement unanime écrit par la juge L’Heureux-Dubé constitue une dissertation inégalée sur la question. Dans sa partie introductive, le jugement procède à une synthèse historique de l’abus avant de reprendre l’essentiel du débat en droit français et québécois. L’arrêt fait ensuite référence aux grandes thèses civilistes sur la définition de droit. Il donne à observer ainsi le développement de la théorie générale du droit en France et sa réception au Québec. L’ouverture de la Cour au droit français ranime très certainement le subjectivisme latent du droit québécois mais ce n’est pas sans efforts d’écriture.

En fin de compte, le voile du bijuridisme ne tombera pas complètement. La Cour reprend d’abord sommairement la discussion concernant la typologie des droits et rappelle la distinction entre droits discrétionnaires, dont la réalisation est laissée à l’entière discrétion de son titulaire, et droits contrôlés — que Josserand appellera les droits causés, une terminologie empruntée à la littérature française en droit des obligations. Elle annonce ensuite les « trois théories principales concernant la norme applicable pour déterminer s’il y a eu usage abusif d’un droit contractuel »[58], un langage emprunté ici à la sémantique du droit de la révision judiciaire. Ce détail n’est pas sans importance si l’on veut tenter de mesurer l’ouverture du droit québécois aux solutions françaises. En effet, la recherche de critères, et la chose est particulièrement vraie si l’on examine la littérature de l’abus, apparaît secondaire dans l’analyse juridique de droit français. Josserand voyait d’ailleurs dans la géométrie souple de concepts généraux un bienfait pour la jurisprudence. Autrement dit, le droit français a été bien plus occupé à poser le principe dans ses grandes lignes que d’en préciser le régime[59]. La Cour suprême, dans Houle s’attarde plutôt à sa mise en oeuvre, un trait qui porte le signe de la culture de l’action, du droit prétorien. C’est ainsi que les théories de la norme applicable auxquelles il est fait référence correspondent en réalité aux positions idéologiques cardinales du droit français sur la notion de droit : la thèse « absolutiste » et, face à elle, la thèse de la relativité des droits.

Selon la première, théorie individualiste, la prérogative individuelle est garante de liberté et doit demeurer résistante autant que possible aux exigences sociales dans la mesure où ces droits sont justement, dans leur expression, des concessions au bénéfice de l’individu. Il ne peut ainsi y avoir faute dans l’exercice d’un droit. La Cour note toutefois que la proposition a été par la suite nuancée afin d’admettre la faute lorsque l’acte reproché est animé par la malice ou l’intention de nuire. Selon la seconde, la thèse de la relativité des droits ou des droits-fonction, les droits individuels, nous rappelle la Cour, ont une destination économique ou sociale particulière. Celle de l’abus n’en est qu’une continuation. La Cour manifeste clairement son désaveu et, faisant parler les auteurs qui s’y sont farouchement opposés, la rejette expressément notant que « cette conception n’est pas sans créer beaucoup d’incertitude quant à son application, en raison de l’accent qu’elle met sur la fonction sociale d’un droit contractuel »[60]. Préfigurant les travaux de la commission sur la réforme du code civil, la Cour optera pour une théorie médiane de l’exercice raisonnable des droits[61] : « En vertu de cette théorie, il y a abus d’un droit lorsque celui-ci n’est pas exercé de manière raisonnable ou de façon compatible avec la conduite d’un individu prudent et diligent, sans qu’il soit nécessaire de se demander si le titulaire du droit est de bonne foi ou encore d’examiner la fonction sociale du droit en question »[62]. Ce qui est étonnant ici, c’est d’observer la difficulté qu’a le droit québécois à se mouvoir dans l’analyse de principe. Il semble n’y voir qu’un encombrement[63]. C’est bien plutôt la recherche du critère, du test qui importe. La Cour suprême ferait d’ailleurs sienne les mots de Ripert : « l’esprit juridique ne se contente pas d’une vague formule de sociologie »[64]. Cette attitude se comprend, à notre avis, que si l’on prend en compte le rôle particulier du juge et l’esprit des institutions judiciaires au Québec. Arbitre et coordinateur des intérêts individuels, le juge québécois redoute l’examen des mobiles de l’acteur juridique et lui préfère un certain formalisme, celui de la preuve et de la procédure en particulier. Sans complètement éclipser l’élément subjectif — puisque l’acte apparemment irréprochable doit tout de même être corrigé, le critère de l’utilisation raisonnable et non excessive d’un droit répond à ce besoin d’objectivisation tout comme d’ailleurs les inconvénients anormaux de l’article 976 CcQ ou encore les attentes raisonnables en droit de l’actionnariat minoritaire[65]. Les exemples pourraient être multipliés. Il est un souci de normalisation des comportements. Commentant la première jurisprudence interprétant l’article 7 CcQ, François Héleine est d’opinion qu’il ne faut pas

assimiler dans le nouveau droit, mauvaise foi et exercice excessif et déraisonnable d’un droit. La mauvaise foi conduit à un examen des mobiles de l’acteur juridique et à une recherche de l’intention malveillante. L’exercice excessif et déraisonnable d’un droit amène seulement à comparer un comportement à un étalon comportemental duquel ne résultent que des exigences moyennes. Avec la mauvaise foi, on quitte le domaine du droit; avec l’abus, on en limite seulement l’exercice à ce qui apparaît raisonnable.[66]

Nous croyons au contraire que, malgré les efforts du législateur d’échantillonner les situations juridiques dans l’objectif dans faciliter le contrôle, la bonne foi et l’abus nous invitent l’un comme l’autre sur les chemins de l’éthique.

C. La réception de l’abus en common law

Nous avons déjà souligné la différence qu’il peut exister entre la compréhension du mot « droit » en common law et en droit civil. Nous poursuivons ici nos réflexions. Souvent dépeinte comme insulaire, la common law britannique va demeurer largement impassible face à l’agitation civiliste autour de la notion de droit. Elle n’a pas non plus axé son attention sur la volonté individuelle ou collective pour expliquer le phénomène normatif[67]. De sorte que la réflexion sur l’abus semble lui avoir échappé; il demeure, pour elle, une curiosité, un lieu à visiter, le Moulin Rouge des formations civilistes se prêtant à la parade. La doctrine anglaise sera essentiellement spectatrice. Son intérêt pour la chose, déjà fort limité, semble avoir été purement introspectif dans ce sens qu’elle s’interroge simplement sur les raisons possibles de l’absence, en droit domestique, d’un concept idoine[68]. Pour beaucoup, la dimension à un intérêt pratique très limité puisque même si la common law ne connait pas de concept unitaire, les différents torts recoupent de nombreuses situations juridiques visées par l’abus[69].

Comme pour la notion également exogène de droit subjectif, les quelques juristes intéressés ne s’investissent pas dans l’étude fondamentale[70] du concept d’abus mais tentent plus modiquement d’expliquer sa spécificité civiliste peut-être avec le souhait à peine dissimulé d’éviter l’influence civiliste ou encore une comparaison désavantageuse découlant du peu d’intérêt du juriste pour la théorisation. Le traitement de l’abus reste de ce fait souvent très sommaire et le lien pourtant fondamental de l’abus avec la théorie du droit est généralement omis. C’est que la méthode et la pensée, asseyant le droit prétorien, ne fonctionnent point sur les mêmes prémisses. L’action judiciaire et le recours (remedies), fondent le droit et si l’on s’obstine à vouloir offrir une analogie approximative, un comparant performatif, ce n’est guère que dans l’abus de procédure — l’abus des voies judiciaires dirait Josserand — que l’on devrait chercher. Un tel rapprochement, qui semble aller de soi, n’a pourtant jamais véritablement étudié. La raison tient à l’inadéquation des plans conceptuels dans lesquels se meut chacun des abus considérés. Lorsque la common law parle d’abuse of process, elle songe à sanctionner l’emploi inapproprié des ressources du pouvoir judiciaire et de ses pouvoirs de contrainte. L’enjeu est le droit d’action et non les droits dans leurs multiples expressions législatives et citoyennes. Elle n’y voit pas toujours, ou alors par extrapolation et dans des obiter dicta discrets, le lieu d’une discussion sur l’individu en société. Elle n’est pas la place d’un jugement de valeur per se. Le juge sanctionnant cet abus de procédure relèvera tout au plus l’absence de droit prima facie, une action sans apparence de droit; exprimant ainsi son refus de s’engager plus avant dans un débat sur le droit.

Certains auteurs ont reproché à la common law ce manque apparent de direction pointant soit vers sa structure trop aérée, soit vers l’absence de cadres ou de référents conceptuels. Envieux peut-être des catégories ordonnées du droit civil, ils ont été sensibles à l’idée de rationaliser, à partir de la notion de droit, l’analyse juridique. Terry par exemple, écrivant en 1904 sur la notion de malice, commencera son étude par une tentative de définition des droits. Dès l’introduction, il avertit le lecteur que « the things of which I am to speak have no accepted names, and I must give them names in order to speak of them conveniently, and must therefore of necessity take time to explain what those names mean »[71]. Regrettant l’absence de soutien doctrinal et se cantonnant à une analyse de droit anglais et américain, il s’investit dans un travail de typologie des « duties » (« peremptory duties », « [d]uties of reasonableness », « [d]uties of intention ») avant de distinguer entre les « [p]ermissive rights » et les « [p]rotected rights »[72]. Comme dans bien des domaines, ces distinctions ne calquent pas sur celle du droit civil. La première catégorie de droits correspond à des droits dont il est généralement difficile de connaître avec précision l’obligation corolaire : il s’agit des libertés. La seconde, toujours selon les explications de Terry, est constituée de droit protégés par la loi (law) qui impose des devoirs aux autres; les droits légaux pourrait-on traduire. Alors que les droits de la première catégorie ne peuvent pas être enfreints à proprement parler, ceux de la seconde le peuvent. La violation dont il est question est caractérisée par le non-respect d’un devoir que la loi impose aux autres. L’élément essentiel d’un droit « protégé » — qui se rapproche sans doute le plus de l’idée d’un droit subjectif, est l’existence de devoirs qui fixent une situation de fait. Alors que la discussion porte ici naturellement sur la notion de devoir, Terry se trouve dans l’obligation de reconnaître qu’un droit n’est pas seulement défini négativement, mais qu’il doit aussi avoir un contenu défini. On retrouve ainsi dans ses explications relativement aux droits protégés la préoccupation du civiliste :

The protected condition of fact and, not any act, is the content of this sort of right. To define such a right the condition of fact which the law seeks to protect must be described. Therefore the right cannot be exercised, because there is no act to be done by the holder of it. It can however be violated, which is effected by impairment of the protected condition of fact.[73]

Il termine, point où les deux systèmes divergent : « the violation of a right always amounts to a wrong », c’est-à-dire « a breach of duty »[74]. En droit civil, la faute et l’infraction à un droit ne renvoient pas à la même idée. À défaut d’adéquation au niveau des principes élémentaires sur des notions aussi fondamentales que la définition de droit, la doctrine de common law se déplacera alors sur le terrain de la casuistique. Il sera ici plus facile de faire valoir les similitudes fonctionnelles. L’analogie est ainsi faite entre la jurisprudence fondatrice française et les précédents américains et anglais sur la notion de malice, notamment dans ses applications en matière de trouble de voisinage (spite fence) ou de percolations abusives et de détournement de cours d’eau[75]. Pour les comparatistes, l’abus est l’occasion de traiter du droit domestique et ainsi expliquer l’asymétrie des solutions ou leur similarité. La doctrine américaine de malice, reconnue dans une moindre mesure en droit anglais, est souvent citée comme un équivalent fonctionnel et l’on reconnaît, dans le chorus des auteurs qui s’y consacrent, le timbre d’une voix qui nous est familière : celle qui avait relevé l’importance de la notion de devoir dans les situations juridiques subjectives. La notion de malice sera critiquée en des termes semblables à celle de l’abus pour son instabilité[76]. Tout comme l’abus, elle laisse une place prépondérante à l’intention qui anime l’acteur juridique. Tout comme l’abus, elle pose un regard réprobateur sur les consciences. Mais la malice est essentiellement une théorie de la responsabilité délictuelle, c’est-à-dire, dans la terminologie de common law, un manquement à une obligation qui se cristallise dans le fait : « malice is an ingredient in the breach of duty and not in the violation of right »[77]. Elle n’est pas à proprement parler un abus de droit.

La doctrine anglaise s’inscrit parfois également dans le discours de l’abus principalement sur un mode défensif.

In systems of law derived from the Digest a great deal is said about abuse of rights; and the law certainly made simpler and more patently straightforward by provisions in codes, and case law developments therefrom, dealing with jus abutendi, abus des droits or schikanerverbot. Such ideas are not to be found as part of the common law. But it should not be thought that the common law provides no remedy for such wrongs. There is ample provision in the present law relating to the tort of nuisance for the control of activities envisaged by the continental codes.[78]

Il s’agit ici de répondre aux civilistes. Il faut dire que ce sont eux qui les y ont invités. N’oublions pas que Josserand avait vu dans le concept de l’abus la marque de la supériorité de l’esprit civiliste sur celui des systèmes dits « absolutistes » de common law, « champions de la doctrine de l’individualisme »[79]; un dénigrement qui annonce le ton de la réplique de Gutteridge qui avait comparé l’abus à une drogue aux effets secondaires indésirables[80].

Au Canada, l’abus demeure une spécialité québécoise et si elle a été portée à la connaissance des autres provinces c’est principalement en raison de la diffusion des travaux de la Cour suprême effectuée dans le cadre d’appel provenant du Québec. Exception notable toutefois et illustrant le pouvoir de la formule, la décision Harrison v. Carswell[81], en appel de la Cour d’appel du Manitoba, fait état de la théorie de l’abus. Il s’agissait d’un litige opposant des grévistes au propriétaire du terrain d’un centre d’achat où était située l’entreprise de leur employeur. Ce dernier faisait valoir son droit d’éviction expressément prévu par la Loi sur l’Intrusion du Manitoba[82]. La majorité confirme que le propriétaire est dans son droit en précisant que : « Anglo-Canadian jurisprudence has traditionally recognized, as a fundamental freedom, the right of the individual to the enjoyment of property and the right not to be deprived thereof, or any interest therein, save by due process of law »[83]. Le juge Laskin, écrivant pour la minorité, s’inscrit contre cet usage du droit du propriétaire et présente, à titre d’argument, la doctrine civiliste de l’abus :

The civil law doctrine of abusive exercise of rights provides, in my opinion, an apt analogue for the present case. I do not press it as having precise application, but in so far as it embraces a balancing of rights, a consideration of the relativity of rights involving advertence to social purpose as well as to personal advantage, it is the peaceful picketer who has cause for complaint against interference with her, rather than the shopping centre owner having a legally cognizable complaint.[84]

On aura noté bien entendu la référence incontournable à l’idée de « balance of interests » que l’on sait être une caractéristique du système de common law. Sur un ton qui aurait certainement plu à Josserand, le juge Laskin ajoute :

It seems to me that the present case involves a search for an appropriate legal framework for new social facts which show up the inaptness of an old doctrine developed upon a completely different social foundation. The history of trespass indicates that its introduction as a private means of redress was directed to breaches of the peace or to acts likely to provoke such breaches. Its subsequent enlargement beyond these concerns does not mean that it must be taken as incapable of further adaptation but must be applied on what I can only characterize as a level of abstraction which ignores the facts. Neither logic nor experience (to borrow from Holmes’ opening sentence in his classic The Common Law) supports such a conclusion.[85]

La référence à Holmes est particulièrement intéressante puisque qu’il fait partie de ces juristes américains qui, comme les juristes inquiets en Europe, dénonceront la faiblesse de l’analyse juridique téléologique et pavera le chemin vers la période dite du réalisme en droit américain. Les réflexions qu’il pose en 1894, dans son article Privilege, Malice, and Intent, concernent elles aussi le rôle important — mais difficile — des tribunaux judiciaires dans des causes d’intérêt public : « Perhaps one of the reasons why judges do not like to discuss questions of policy, or to put a decision in terms upon their views as law-makers, is that the moment you leave the path of merely logical deduction you lose the illusion of certainty which makes legal reasoning like mathematics. But certainty is only an illusion, nevertheless »[86].

Dans ses variations sur l’abus, la littérature anglaise et américaine exprimera généralement sa gêne relativement à l’appréciation du caractère illégitime de l’acte excessif. L’élément subjectif — l’intention malveillante — est l’objet d’une douloureuse introspection; on tente de s’en dégager. La common law, imprégnée de valeurs libérales, fuira ainsi généralement la voie inquisitoriale et refusera de sonder l’esprit du justiciable[87]. L’attention porte plutôt sur les faits et les principes mécaniques d’exonération. On retrouve donc dans les discussions relatives à la théorie de la malice, le langage des privilèges absolus et relatifs. Voilà pourquoi l’examen de la recevabilité d’une action portera dans un premier temps sur l’acte et son effet anticipé, puis, dans un second temps sur la règle exonératoire, s’il en existe une[88]. L’existence d’un préjudice démontrable et celle d’une règle d’exclusion de responsabilité sont tout de même déterminantes. La common law évite ainsi l’élaboration de grands principes et les généralisations. Elle évite aussi le débat de la responsabilité dans le droit, puisque le droit est révélé au moment de l’adjudication. Sa structure est donc peut-être moins facilement corruptible par les principes éthiques.

La common law craint l’envahissement du droit par la morale. Sur ce point elle ne se distingue guère des autres systèmes occidentaux. Ceci explique que les cas d’application de l’abus de droit sont aussi exceptionnels en nombre et en espèce que peuvent l’être les cas où la malice a été retenue[89]. Il demeure qu’en raison de l’absence de prescriptions générales, concernant la bonne foi par exemple, et d’instruments souples de normalisation (la notion d’exercice déraisonnable), on peut dire qu’elle tend à refuser une quelconque forme de répression des droits hors du contexte d’un préjudice prouvé et non justifiable en droit, et non pas selon les canons de la morale. Souvent cités à la suite de la célèbre décision Pickles, les commentaires du juge Watson dans Allen v. Flood font encore jurisprudence: « Although the rule may be otherwise with regard to crimes, the law of England does not, according to my comprehension, take into account motive as constituting element of civil wrong »[90]. Naturellement, on ne saurait réduire l’abus à une théorie de l’intention ou de la bonne foi. Nous l’avons démontré, l’essentiel de la théorie est ailleurs. Elle est dans l’idée de fonction des droits, elle est un principe de législation. C’est ce dirigisme des prérogatives individuelles qui constitue l’aspect le plus innovateur de la théorie de l’abus mais aussi son aspect le plus controversé. Dans cette conception, le motif de l’acte importe moins que la conformité de l’acte à la finalité du droit qui l’autorise, finalité qu’il appartient aux cours de déceler.

D. Les « droits » dans leurs différentes représentations systématiques

À ce stade de notre étude, une certaine image des systèmes apparaît. Dans un triptyque inachevé, tracé à grandes lignes, on aperçoit d’un côté un droit civil glorifié, éthéré par ses énoncés métaphysiques. Dans une allégorie empreinte parfois d’angélisme, on y voit l’État personnifié, en Achille ou en Marianne conquérant et frondeur, occupant la scène centrale, codex d’une main, le glaive protecteur de l’autre, marchant sur les ruines d’un système oppresseur dont ironiquement il ne se serait d’ailleurs jamais totalement départi. C’est la République et son idéal démocratique — d’autres diront bourgeois — qui y est représenté. Le droit, dans la tradition civiliste, est institutionnalisé; il est une unité d’organisation pour et par l’État. À l’autre extrémité se trouve cette fois représenté le droit dans son réalisme local, voire rural, des assemblées de « shires » et des « hundreds », et plus tard dans celui de la réalité marchande d’une économie de marché; autrement dit dans sa réalité processuelle ou opérationnelle[91]. Le droit y apparaît comme une galerie de portraits, de situations diverses[92]. Il est dépeint dans l’action, adjugé ou transigé, plutôt que déclaré et personnifié, un droit avec verbe mais sans véritable sujet. L’État n’intervient dans sa fabrication qu’au moment du procès ou pour consacrer les solutions acquises. Là le droit y apparaît bien plutôt dans les infinies variations des récits qui l’invoquent, dans les actes de procédure, sans perspective métaphysique, sans fantaisie. Il est le fait, il est descriptif. Dans cette réalité, la résolution des différends, opérée par pesée des intérêts, n’exige pas que l’on recherche ni que l’on ne définisse leur contenance politique. L’abstraction n’est possible qu’à l’intérieur de la force persuasive des répétitions le précédent : « [S]ince law is, in many systems, developed by judicial decisions rendered only as specific controversies arise, and not by abstract prior definition, and since the protection of the Interest is thus given from time to time by declaring specific Harms to be violation of the nexus, the definition of the Interest is in such systems often to be found only by comparing and synthesizing the various events which have been declared Harms »[93]. Dans un tel système le droit se distingue mal de l’action. Samuel affirme encore avec raison que

the common lawyers, as the final practical arbitrators of constitutional theory, have never really been forced to state the actual constitutional position of the citizen (or subject?) vis-à-vis the political powers; and while they have, admittedly, given from time to time strong indications as to the supremacy of Parliament this has not stopped them from using history—or indeed “rights”—to conjure up a range of public law innovations.[94]

Il conclut : « [C]ommon lawyers [...] have never approached legal relationships in terms of sources of law and/or power »[95]. Et comment imaginer un seul instant le fonctionnement d’une théorie de l’abus de droit si l’objet même de cette théorie, les droits individuels, apparaît et disparaît comme une illusion d’optique[96], au gré des sentences judiciaires? Et c’est là peut-être la clef de nos recherches. L’abus est concevable dans un système où les droits sont prescrits. Roubier l’avait écrit, mais rares sont ceux qui l’ont entendu : « [L]a situation juridique subjective a un caractère de situation préétablie. Elle n’apparaît pas comme une simple réaction de l’ordre juridique sur un fait ou un acte donné; elle constitue une position prise à l’avance et qui est destinée à assurer à son bénéficiaire les effets juridiques qu’elle doit produire »[97]. C’est pour cette raison également que l’abus a peiné à étendre ses enseignements aux droits de créances. Les droits personnels étaient trop loin des sources institutionnelles du droit et trop proches de la volonté individuelle. Il aurait fallu voir dans le contrat une loi privée pour ramener l’abus dans sa logique. Or, l’obligation que l’abus fait apparaître est plutôt un devoir vis-à-vis de la collectivité, un devoir émanant de l’ordre juridique, c’est-à-dire de l’intérêt général. L’abuseur est débiteur envers tous[98] et l’obligation ainsi créée transcende le rapport de droit entre les sujets concernés. Nous pourrions vraisemblablement conclure ici que la common law résout l’abus dans les faits, dans l’instant du procès, dans les cas d’espèce[99], là-même où se trouve le droit. Dans cette conception classique, il semble effectivement difficile d’admettre que l’abus puisse en être un de droit puisque l’objet sur lequel il porte reste encore à être découvert. Il pourrait éventuellement en être un de forme : un abus de procédure. Le droit et l’abus seraient ainsi simplement les éléments du droit processuel, d’une formule garantissant l’économie du système judiciaire contre les recours frivoles et vexatoires. Le projet de l’abus était cependant plus ambitieux. La théorie de l’abus dans son objectif d’inscrire aux droits des fonctions sociales[100] fait apparaître les forces extérieures, un principe de superlégalité[101] : l’esprit des droits. Et c’est justement dans un cadre hiérarchique — légalité et superlégalité — qu’elle peut se comprendre.

En réalité on serait sur une voie sans issue si l’on oubliait ici le rôle moderne et la place de la loi, un rôle important si ce n’est encombrant pour certains[102], dans l’ordre normatif moderne, ou ce que l’on appelle, dans le contexte de la common law et dans un anglicisme riche de sens, le droit statutaire. On pourrait ironiser en détournant l’expression en droit « statuaire » tant la norme d’interprétation envers ces lois spéciales semble rigide. C’est ici le sujet de notre essai et le thème du panneau central de notre triptyque. Les lois particulières, sans cesse plus nombreuses, nous détournent du droit commun et font réapparaître de plus en plus fréquemment un droit prescrit. La propriété intellectuelle s’offre naturellement en exemple.

IV. L’abus de droits intellectuels

Si les idées qui animent l’abus semblent refaire surface ou, au moins perdurer, c’est que les conditions qui leur ont donné naissance sont observables encore aujourd’hui. L’hypothèse est ici plus précisément que l’évolution des droits intellectuels s’inscrit sur une trajectoire identique ou au moins asymptotique à celle dessinée par les phénomènes normatifs et contemporains de l’abus. Il nous semble ici que le rapprochement est possible d’abord en raison de l’inflation des lois dans les domaines spécialisés (A), et ensuite, en raison de la montée d’une certaine pensée subjectiviste qui tend à corrompre la fonction sociale des droits (B). Dans un pragmatisme marchand, les droits intellectuels deviennent de simples formules à coefficients variables combinant divers intérêts. Pas étonnant donc que l’abus pénètre depuis quelque temps le discours juridique actuel. Il est désormais invoqué dans de nombreuses causes. Nous verrons certaines de ses manifestations les plus lumineuses (C).

A. La formation des droits dans les lois spéciales

Les principes de l’abus s’inscrivent contre une certaine forme de légalité, celle qui réduit le droit à sa dimension littérale et aux exégèses qui s’en suivent. On comprend dès lors qu’ils pourraient trouver application dans des matières très réglementées qui, comme les Codes d’antan, prétendent à l’exhaustivité et tendent à former des systèmes auto-poïétiques particulièrement clos et qui deviennent nécessairement difficiles à réformer. La propriété intellectuelle est l’une de ces branches du droit qui a dégénéré de la sorte et qui déploie désormais une arborescence de lois particulièrement hermétiques. Non seulement s’est-elle développée à partir du droit commun pour rapidement s’en détacher, mais elle a aussi évolué à la manière des projets de codification, dans un esprit ecclésial. On ne se lasse plus de présenter les législations en matière de propriété intellectuelle comme étant des législations spéciales. Mieux, on les présente encore comme des codes complets[103], comme pour reproduire les sentiments d’assurance et d’autonomie des projets de codification. Ce faisant, les connaissances dont la matière est instruite deviennent l’office de quelques particuliers, soit un domaine réservé. Outre le caractère hautement regrettable de cette évolution et à l’effet diviseur qu’elle peut avoir sur la profession, elle emporte de graves conséquences structurelles en droit.

Calabresi a notamment attiré l’attention de la doctrine sur les phénomènes de surrèglementation, de « statutorification du droit» pour reprendre son expression, et sur les effets pernicieux qu’elle emporte. Non seulement les lois techniques vieillissent mal, mais leur processus de modernisation, voire d’abrogation, est particulièrement complexe et onéreux. Il semble que la multiplication des projets de réforme en droit d’auteur canadien, un droit sensible à l’évolution technologique et donc prompt au changement, illustre parfaitement cette nouvelle réalité normative. Inspiré par les institutions continentales telles le Conseil d’État ou la cour constitutionnelle, Calabresi va trouver dans l’institution judiciaire de common law la réponse à l’engorgement statutaire et à l’inertie du pouvoir législatif :

In summary, the proper placement of the burden of inertia is too complex a job to be done mechanically. For that reason automatic sunsetting fails. Either inertia must be destroyed, through abolition of checks and balances, or inertia must be assigned judgmentally. If it is to be destroyed, we will trust no onenot law reform commissions, not administrative agencies, not even independent bureaucratsexcept an unchecked majoritarian legislature, president, or referendum. If, true to our traditions of checks and balances, we are afraid of such unchecked majoritarian rule, we are bound to assign inertia judiciously, that is, judicially. If inertia cannot be abolished or be assigned mechanically, it is best assigned by a body that can determine how a particular law in question fits in the full sweep of the law and is limited, checked as were, by that finding. Such a task requires an examination of the whole modern common law fabric, made up of statutes and common law principles. And such an examination is really no more than a modern version of the task traditionally assigned to the common law courts.[104]

Ainsi que le laissent entendre les remarques de Calabresi, il devient difficile de replacer la multitude des droits particuliers, issus de lois spéciales, dans un mouvement social général, ce qui était ultimement le projet de Josserand. Autrement dit, chaque loi devient matrice de son propre système, obéit à sa propre économie et accommode autant d’intérêts que le processus législatif a laissé apparaître. Le résultat est connu : des lois sans véritable direction, une hydre de droits indisciplinés. Ceci explique en partie, dans les causes de propriété intellectuelle, la déférence quasi absolue dont font preuve les tribunaux face à la loi. Tout se passe comme si l’ordonnancement particulier d’un domaine du droit concentre en lui seul tout le droit, laissant un rôle résiduaire à l’interprète. Isolé des principes généraux du droit commun, qu’il soit de droit civil ou de common law, l’économie particulière que l’on prête aux lois spécialisées semblent laisser les droits qui le composent sans direction. La spécialisation, en d’autres termes, semble provoquer, dans ces domaines, l’exode des mécanismes les plus élémentaires d’équité ou de justice. Certes, on nous répondra par l’exemple. En matière de droit d’auteur, rétorqueront certains, des exceptions et mécanismes de compromis existent d’ores et déjà dans la structure même de la loi. Autant pourra être dit des techniques « modernes » d’interprétation. Ainsi en va-t-il, précisera-t-on, des exceptions de critique ou de reproduction pour des fins d’enseignement : ces dernières sont autant de variateurs dans la détermination du domaine d’exclusivité dont bénéficie le titulaire de droit. La jurisprudence et la doctrine canadienne, à l’instar de ce qui se passe dans d’autres juridictions, discutent également assez librement entre l’interprétation stricte ou ouverte que l’on doit donner à ces exceptions. Mais là n’est pas la problématique de l’abus. Ce qui nous intéresse sont les cas d’application simple de dispositions créant des droits dont la réalisation froisse soudainement l’esprit de la loi, voire son économie. Or même sous le jour du droit de la concurrence, il semble que tout lui soit permis : le droit de la concurrence refuse d’encadrer les excès de la propriété intellectuelle : « un agissement résultant du seul fait de l’exercice de quelque droit ou de la jouissance de quelque intérêt découlant de la Loi sur les brevets, de la Loi sur les dessins industriels, de la Loi sur le droit d’auteur, de la Loi sur les marques de commerce, de la Loi sur les topographies de circuits intégrés ou de toute autre loi fédérale relative à la propriété intellectuelle ou industrielle ne constitue pas un agissement anti-concurrentiel »[105]. L’abus, qui peut sanctionner aussi bien les usages anticoncurrentiels que ceux nuisibles socialement, redonne ainsi l’autorité confisquée. Sur le plan de l’abus, la cour n’est plus en deçà de la loi, mais au-dessus. Le principe de l’abus est de neutraliser l’utilisation d’un droit qui, bien que conforme à la loi spéciale, serait contraire au droit. Il ne s’agit pas de donner aux juges le pouvoir de faire la loi, comme le propose Calabresi, mais plus modestement, de lui donner la possibilité, dans des cas exceptionnels, de s’opposer à l’exercice d’un droit prédéterminé qu’elle prévoit. Au moins peut-on espérer que le refus de donner droit à certaines interprétations littérales, que l’abus permet ainsi de débusquer, soit perçu comme le signal d’une nécessaire réponse législative.

L’inflation législative se traduit par un retrait général du droit commun. La source des droits devenant essentiellement législative, voilà que devient possible, en common law comme en droit civil, l’application des principes de l’abus. Posée dans un langage plus familier, la question devient celle de savoir si une cour peut rejeter pour ultra vires une application particulière d’un texte législatif. Nous croyons que la chose n’est pas seulement envisageable, mais également souhaitable. Nous avons vu que le droit dont il peut être abusé doit être un droit prescrit et non pas de la nature d’un recours. Il est particulièrement intéressant de revenir ici sur les premiers épisodes de l’évolution du droit d’auteur en common law afin de montrer que la discussion quant aux sources du droit n’est pas circonscrite aux provinces du droit civil et qu’il faut prendre acte des changements normatifs qu’implique le recours à la législation. En cette matière, la question de l’origine des droits a été abordée dans les affaires célèbres : Millar v. Taylor[106] et Donaldson v. Beckett[107]. La question soumise aux tribunaux dans ces deux causes est essentiellement de savoir si le droit d’auteur de droit commun (common law copyright) devait subsister à l’expiration du délai de protection accordé à l’auteur ou son éditeur par la loi d’Anne de 1709 (statutory copyright). Le législateur avait prévu une durée de protection limitée à 14 ans, renouvelable, aux propriétaires de livres. Se posait alors la question de la subsistance d’un droit de common law une fois la durée de protection atteinte. Dans l’affaire Millar v. Taylor, le titulaire du droit d’auteur, Andrew Millar, s’opposait à la publication de l’oeuvre de James Thomson intitulée The Seasons[108]. La durée de protection prévue par la loi d’Anne étant venue à expiration en 1757, et le défendeur, Robert Taylor, avait décidé de publier l’oeuvre en 1763. Millar obtiendra gain de cause, la cour lui reconnaissant le droit d’enjoindre le défendeur de cesser la publication de l’oeuvre litigieuse. Le juge Willes conclut à ce sujet que « [i]t is certainly not agreeable to natural justice, that a stranger should reap the beneficial pecuniary produce of another man’s work »[109]. En limitant la durée du droit d’auteur à 14 ans, la loi d’Anne succède au droit commun, mais ne s’y substitue pas. Cinq années plus tard, la Chambre des Lords est saisie d’une question similaire dans la non moins célèbre affaire Donaldson v. Beckett. Cette fois, sept des onze juges présents concluent que : « the [common law] right is not any way impeached, restrained or taken away by the Statute of 8th Anne »[110]. Selon la cour, le droit d’auteur de common law disparaît dès le moment où l’oeuvre est publiée. En d’autres mots, le statutory copyright chasse le common law copyright à la publication de l’oeuvre. C’est la loi qui circonscrit l’étendue des droits. La Cour suprême des États-Unis va reprendre pour son compte les conclusions de la décision Donaldson v. Beckett[111] dans l’arrêt Wheaton v. Peters de 1834[112]. Saisie d’une revendication comparable, visant à faire reconnaître la survivance d’un droit d’auteur passé le délai légal de protection, la Cour suprême limite l’existence du droit d’auteur aux prérogatives spécifiques et pour le temps prescrits par la loi américaine. L’histoire du droit d’auteur peut certainement se trouver dans d’autres disciplines. Une chose est certaine : le transfuge des droits de la common law à un droit légiféré emporte des conséquences fondamentales. Il ne s’agit pas seulement d’une distinction de forme ou de genre, mais bien une distinction quant à l’essence du droit. On peut envisager l’imitation de la pensée de Josserand : touchés par le législateur, les droits en question prennent une dimension sociale particulière qui lui échappe dès la promulgation. Cette position peut être défendue au surplus en prenant compte de l’inscription de ces droits dans les textes constitutionnels, comme c’est le cas en droit américain. Mais l’impulsion démocratique que lui donne l’origine législative suffit à marquer les droits de l’esprit dont Josserand parlait.

B. Les droits intellectuels et retour à un subjectivisme moderne

On ne se lasse plus de dénoncer la montée des discours et revendications monopolistiques en propriété intellectuelle. Si le phénomène n’est pas nouveau — certains auteurs au début du siècle précédant avaient dénoncés les « fanatiques » du droit d’auteur — il est indéniable qu’il s’est amplifié ces derniers temps en raison notamment de la création de droits nouveaux, réponses complaisantes aux prétentions propriétaires sectorielles les plus pressantes. Ce fut d’abord les droits voisins, mais la liste ne cesse de s’allonger. Vinrent par exemple les droits des producteurs de bases de données qui obtiennent leur propre directive européenne et un droit d’extraction déloyale en 1996. L’efficacité et l’effet de ces mesures prêtent déjà à controverse. En 2005 un rapport d’évaluation sur la législation européenne sur le droit des bases de données avait conclu que l’effet positif de la législation sur la croissance et l’innovation n’était pas démontrable, suggérant d’ailleurs comme option possible l’élimination pure et simple de ce nouveau droit[113]. La rhétorique peut s’appliquer à d’autres objets des droits intellectuels. Le langage juridique produit d’ailleurs ses propres expressions pour signaler ou organiser l’émergence d’une pensée séditieuse : les patent trolls, le copyleft, copyfraud ou copywrong, le logiciel libre, constituent dans une forme métaphorique autant de jugements sur un système en crise de légitimité. La notion d’abus semble s’inscrire logiquement dans le champ lexical de ces nouvelles expressions et il ne faut pas sous-estimer la portance des désignations populaires sur le droit : elles participent à forger le sentiment de justice du moment. Révélatrices, elles sont également formatrices d’opinions et finalement de normes. Nous croyons fermement, en d’autres termes, que l’abus de droit est la réponse normative non équivoque aux revendications excessives. D’abord argument, la formule a une véritable portée juridique dès lors qu’elle obtient l’aval des tribunaux ou du législateur.

Avant de retrouver les scories du langage moderne qui montreraient la prégnance de l’abus en propriété intellectuelle nous devons revenir sur les derniers élans de la doctrine française du droit subjectif. C’est dans ce chapitre, écrit à partir des années 1950, que rejaillit l’intérêt pour la recherche fondamentale en droit. L’émergence des droits intellectuels permet de valider certaines positions doctrinales. C’est ici que nos travaux retrouvent la doctrine oubliée de Roubier. Il est l’un des derniers grands théoriciens du droit à avoir saisi l’importance du mouvement moderne de conceptualisation de la propriété intellectuelle. Il est peu connu de la doctrine spécialisée et de celle des généralistes qui n’ont pas porté attention à ses développements sur les droits intellectuels. Sans doute influencé par les écrits de Picard qui avait eu recours à la classification romaine pour justifier le traitement spécial que se méritait cette troisième branche du droit (ni droit réel, ni droit personnel), il montre une volonté constante d’inclure les droits intellectuels dans sa théorie des situations subjectives, théorie à laquelle nous avons déjà fait allusion plus haut. Fort de son idée de droit prescrit, il distingue les situations objectives dont les schémas normatifs sont ceux imposés par la loi, des situations légales — le divorce, la filiation, l’incapacité, la responsabilité délictuelle[114], etc. — et les situations subjectives. Dans ce dernier cas, le droit ne se conçoit pas comme imposé, mais accordé au titulaire pour sa jouissance propre. Il est un droit approprié par la volonté ou autrement et auquel l’on peut généralement renoncer. Si le point de départ est la théorie de la volition, Roubier s’en détache assez rapidement. Il reconnaît d’abord dans les droits intellectuels sont la forme la plus moderne de la puissance d’appropriation individuelle consentie par le droit. Pour cela, la qualification de droit subjectif semble convenir parfaitement :

On doit reconnaître le même caractère de droits subjectifs à tous ces droits nouveaux qui ont été enfantés par la société moderne sous le nom de propriété industrielle, artistique et littéraire; ce sont par exemple les droits exclusifs de reproduction qui appartiennent aux auteurs sur leurs ouvrages, les monopoles d’exploitation qui résultent des brevets d’invention, les droits exclusifs sur les marques de fabrique ou de commerce, pour ne citer que les plus connus. Le fait que le régime de ces droits est un régime légal, que leur contenu et leurs modalités sont réglés par la loi, ne modifie pas leur caractère de droits subjectifs. Car ils n’ont été créés par la loi que pour l’avantage de leurs titulaires.[115]

Mais déjà, involontairement sûrement, il reconnaît la propension de ces droits à dégénérer. On s’en aperçoit, continue-t-il,

par la quantité des prétentions à de tels droits qu’on est obligé d’écarter comme non fondées, par exemple par le nombre de brevets qui sont nuls pour insuffisance d’activité inventive, le nombre de marques qui sont nulles comme insuffisamment distinctives. Preuve directe de l’intérêt que les particuliers attachent à l’appropriation de ces biens incorporels.[116]

Roubier n’avait pas, bien entendu, anticipé les situations de cumuls et d’expansion des droits intellectuels. C’est pourquoi il voit dans les correctifs techniques ou administratifs un début de solution : tant pour le droit de marque que pour le droit des brevets, la loi imposant un processus d’examen, il est toujours possible, pensait-on, d’en réguler l’octroi. Or, l’efficacité de ces formalités et mécanismes administratifs, lorsqu’ils existent, ont démontré leurs limites. Ils ne suffisent plus. Les excès dénoncés résultent non seulement de la prolifération des objets protégés, mais également de la manipulation habile de leur régime.

C. L’ascension annoncée de l’abus en propriété intellectuelle

L’abus fait des apparitions discrètes dans la législation en propriété intellectuelle. C’est par une recension rapide de ses manifestations que nous commencerons (1) avant de déplier la jurisprudence récente qui l’a convoquée (2).

1. L’usage abusif dans la législation

C’est l’Accord sur les sur les Aspects des droits de propriété intellectuelle (ADPIC) qui a, pour ainsi dire, vulgarisé l’emploi du vocable[117]. Il est d’abord utilisé comme adjectif dans l’expression « usage abusif » et n’accède donc pas, dans cette forme, au rang conceptuel. L’expression demeure de nature descriptive. Le texte de l’article 8 de l’Accord sur les ADPIC, adopté en 1994, l’intègre dans un énoncé qui complète une formulation de principe à vocation générale où il est question à la fois d’intérêt public et de commerce. La disposition en question est particulièrement alambiquée et prend des allures de préambule. La partie qui expose l’expression précitée, l’article 8(2), se lit comme suit :

Des mesures appropriées, à condition qu’elles soient compatibles avec les dispositions du présent accord, pourront être nécessaires afin d’éviter l’usage abusif des droits de propriété intellectuelle par les détenteurs de droits ou le recours à des pratiques qui restreignent de manière déraisonnable le commerce ou sont préjudiciables au transfert international de technologie.[118]

Dans sa physionomie d’ensemble l’article 8 laisse clairement apparaître l’impossibilité de réduire les sujets de négociation aux seules questions de droits économiques et de commerce[119]. Parce qu’elle repose sur des considérations non exclusivement économiques, l’arrimage de la propriété intellectuelle à un accord général à vocation essentiellement marchande voire douanière est venu y déverser des préoccupations qui y étaient a priori exogènes. L’évidence ne pouvait cependant pas être ignorée longtemps : la propriété intellectuelle peut avoir des effets contraignants sur le partage des connaissances — un point qui resurgit au chapitre du transfert de technologie (article 66 de l’Accord sur les ADPIC)[120] — ainsi que sur la circulation des biens. La mention explicite de mécanismes distributifs et de corrections laisse déjà entendre que la propriété intellectuelle peut avoir un rôle clef dans le développement socio-économique des pays les moins favorisés. Les débats relatifs aux licences obligatoires pour médicaments en faveur des pays en voie de développement qui donneront lieu à la Décision du Conseil général du 30 août 2003 sur la mise en oeuvre du paragraphe 6 de la déclaration de Doha sur l’Accord sur les ADPIC et la santé publique s’inscrivent d’ailleurs dans le prolongement des principes posés par l’article 8[121]. Ce texte prévoit la possibilité de rendre accessibles, sous certaines conditions, des médicaments génériques fabriqués et exportés pour des pays ne disposant pas des moyens de fabrication suffisants. Le ressort de ces tempéraments, ici des considérations supérieures de santé publique, met un peu plus en évidence le risque de dégénérescence des droits intellectuels qui consiste en leur pouvoir de privatisation rapide et progressive de ressources d’intérêts publics. La théorie de l’abus, on le sait, provient d’une réaction similaire à de tels détournements. La référence à l’usage abusif est donc une mise en garde. En revanche, la dimension juridique de cette référence reste très incertaine. Elle est une figure descriptive et générique des phénomènes qui doivent faire l’objet d’une réglementation « nécessaire [...] afin d’éviter l’usage abusif des droits de propriété intellectuelle » [nos italiques][122]. On comprend bien qu’il ne s’agit pas de donner ici l’aval à la théorie de l’abus, théorie qui s’adresse aux tribunaux; ce serait extrapoler. Son mécanisme est intra lege. D’ailleurs, l’article 8 de l’Accord sur les ADPIC limite, par son texte même, la création d’exceptions « réglementaires » aux droits intellectuels dans le sens que ces mesures doivent être « compatibles avec les dispositions »[123] de l’Accord sur les ADPIC. Pourtant, en cultivant le champ lexical de la théorie du même nom, l’usage abusif ravive l’intérêt pour l’abus. Il y a certes une différence importante d’ordre — l’abus interpellant le judiciaire, non le réglementaire — et de nature — l’abus est une théorie — mais la consonance contribue à promouvoir l’abus.

L’usage abusif est aussi l’expression consacrée dans l’Accord commercial anti-contrefaçon[124] (ACTA) qui vise à renforcer les mécanismes de mise en oeuvre des droits intellectuels. L’article 6(1), établissant les obligations générales relatives aux moyens de faire respecter les droits de propriété intellectuelle, se lit comme suit :

Chaque Partie fait en sorte que sa législation comporte des procédures destinées à faire respecter les droits de propriété intellectuelle, de manière à permettre une action efficace contre tout acte qui porterait atteinte aux droits de propriété intellectuelle visés par le présent accord, y compris des mesures correctives rapides destinées à prévenir toute atteinte, et des mesures correctives qui constituent un moyen de dissuasion contre toute atteinte ultérieure. Ces procédures sont appliquées de manière à éviter la création d’obstacles au commerce légitime et à offrir des sauvegardes contre leur usage abusif.[125]

Nous signalerons enfin que l’article 5 de la Convention de Paris sur la propriété industrielle de 1883, emploie aussi le langage de l’abus[126]. Visant tout particulièrement les brevets, l’article 5 (2), dans sa rédaction de 1925 prévoyait déjà que « [c]hacun des pays de l’Union aura la faculté de prendre des mesures législatives prévoyant la concession de licences obligatoires, pour prévenir les abus qui pourraient résulter de l’exercice du droit exclusif conféré par le brevet, par exemple faute d’exploitation »[127]. C’est encore une fois le législateur qui est interpellé. Fait intéressant, le maintien à l’article 5 in fine de la référence à la « faute d’exploitation » d’un brevet est le fait des représentations canadiennes[128]. Le Canada entendait se donner les moyens de faire bénéficier l’industrie locale des inventions étrangères en exigeant que l’invention soit exploitée sur son sol[129]. Cette exigence était également inscrite à la Loi canadienne sur les brevets. L’article 65 de la loi canadienne sur les brevets, dans sa version de 1935, visait en effet non seulement l’abus actuel, l’exercice préjudiciable du droit d’exclusion[130], mais également le défaut de réalisation du brevet obtenu au Canada. La loi obligeait donc les titulaires, sous peine d’invalidation du brevet, à mettre en production leurs inventions en production, c’est-à-dire à fabriquer ou faire fabriquer sur le sol canadien les articles dont ils sont l’objet[131]. Véritable irritant lors des négociations de l’Accord de libre-échange de l’Amérique du nord[132], la disposition fut abrogée en partie par la loi de transposition en 1993[133]. La référence à l’abus demeure, mais ne vise plus exactement les mêmes les défauts. L’article 65 de la Loi canadienne sur les brevets prévoit, en conjonction avec l’article 68 et sur saisine du Commissaire aux brevets, la destitution partielle du titulaire du droit en introduisant un mécanisme de licence obligatoire au bénéfice d’un tiers lorsque la demande canadienne pour l’article breveté en cause n’est pas satisfaite « dans une mesure adéquate et à des conditions équitables », lorsque le breveté refuse « d’accorder une ou des licences à des conditions équitables » et qu’il en va de l’intérêt du public ou encore lorsque les conditions d’accès à celle-ci sont rendues si onéreuses que la pratique du titulaire risque de porter « injustement préjudice à quelque commerce ou industrie au Canada »[134]. La disposition à saveur de droit de la concurrence nous donne donc à observer une autre espèce d’abus : la rétention du droit d’autorisation. L’article 65 malgré ses formes prometteuses, a rarement trouvé à s’appliquer[135]. C’est que, preuve éclatante de la physionomie proprement subjective des droits en cause, on ne saurait reprocher au titulaire d’user de sa prérogative et donc de contracter de la manière dont il lui semble la plus opportune. La Cour fédérale du Canada a eu récemment l’occasion de revisiter cette disposition dans l’affaire Torpharm Inc. c. Canada (Commissaire aux brevets)[136], décidée en 2004. Dans cette affaire, la demanderesse avait introduit une requête en vertu de l’article 65 auprès du Commissaire aux brevets suite au refus de Merck de concéder une licence qui lui aurait permis d’acheter en vrac un médicament entrant dans la fabrication de comprimés destinés exclusivement à l’exportation dans des pays où le brevet était expiré. Le Commissaire aux brevets débouta Torpharm sur sa demande introduite sur les chefs des article 65(2)c) et 65(2)d) aux motifs qu’il n’était pas démontré que la demande de l’article breveté n’était pas satisfaite ni que Merck avait refusé d’accorder une licence à des conditions équitables. En appel, la Cour a infirmé la décision contestée et a renvoyé le tout devant le Commissaire pour réexamen. La Cour tient d’abord pour erronée l’analyse de la preuve quant à l’insuffisance de la demande pour l’article au Canada[137]. Elle clarifie ensuite l’interprétation à donner aux dispositions à l’article 65(2) de la Loi canadienne sur les brevets. Répondant à une allégation d’abus fondée sur « l’exercice de droits de la nature d’un monopole sans aucune fin légitime » — une allégation reposant sur une situation non visée à l’article 65(2) — la Cour fédérale affirme que la liste de motifs d’abus énumérés à l’article 65(2) n’est pas exhaustive[138]. Selon la Cour, l’alinéa 65(2)d) de la Loi canadienne sur les brevets est une disposition « déterminative » qui doit recevoir une interprétation large[139]. Encore une fois, et malgré l’attitude conciliante de la Cour fédérale dans cette cause, la disposition est largement demeurée lettre morte. En cherchant à l’encadrer, le législateur se serait-il trop commis dans un domaine d’intervention qui lui échappe et qui appartient autrement au droit général et à la jurisprudence?

2. L’abus dans la jurisprudence récente

Que l’abus ait connu quelques victoires en droit français de la propriété intellectuelle n’étonnera point[140]. Qu’il fasse son chemin dans le droit canadien et américain est plus remarquable. Deux causes canadiennes récentes retiendront notre attention. Nous terminerons par quelques digressions en droit américain où l’on retrouve la doctrine du misuse. Dans la première, Euro-Excellence Inc. c. Kraft Canada[141], décidée en dernier recours par la Cour suprême en 2007, les demanderesses, titulaires des marques Toblerone et Côte d’Or, revendiquaient le droit d’importation du droit d’auteur dans le but d’empêcher l’importation par un distributeur local des produits qu’elles avaient mis sur le marché en Europe. La cause qui concerne ce qu’il convient d’appeler l’importation parallèle — commerce impliquant des biens non contrefaits mais distribués hors du réseau de distribution du manufacturier ou du franchiseur — devait rapidement se situer sur la légitimité de l’action au regard des objectifs de la Loi sur le droit d’auteur. À en juger par les parties intéressées, voire par les noms des intervenants devant la Cour suprême, le Conseil canadien du commerce de détail et l’Alliance des manufacturiers et des exportateurs du Canada, il s’agissait d’un cas d’application bien particulier d’une loi principalement mue par l’ambition de faire « d’une part, la promotion, dans l’intérêt du public, de la création et de la diffusion des oeuvres artistiques et intellectuelles et, d’autre part, l’obtention d’une juste récompense pour le créateur »[142].

L’argument de l’abus de droit ayant été fait invoqué par la défenderesse, il appartenait à la plus haute cour de répondre. Et elle le fît, mais dans un concert désarticulé d’opinions. L’abus fut clairement la pomme de discorde qui empêcha le consensus. Si l’arrêt évite scrupuleusement la question et sera décidé sur le volet contractuel, certains juges n’ont pas hésité à faire état de leurs impressions, révélant ainsi, dans le trop peu de leurs opinions, les forces déstabilisatrices de l’argument. Alors que l’honorable juge Fish exprime, dans ses mots, « un doute sérieux quant à la possibilité de transformer ainsi le droit régissant la protection de la propriété intellectuelle au Canada en un instrument de contrôle du commerce qui n’est pas envisagé par la Loi sur le droit d’auteur »[143], le juge Bastarache pose la question qui provoqua la scission : « [u]ne tablette de chocolat peut-elle faire l’objet d’un droit d’auteur en raison de la présence d’oeuvres protégées sur son emballage? »[144]. La question ainsi posée fait voir la rupture dans l’axe d’analyse : peut-on forcer l’application d’une législation dont on sait qu’elle ne visait pas les situations en litige? Même s’il juge inutile de répondre aux arguments présentés sur le thème d’abus de droit, trouvant ailleurs la solution, le juge Bastarache s’interroge sur l’usage légitime du droit d’auteur :

[S]euls les intérêts économiques légitimes bénéficient de la protection conférée par le droit d’auteur. Permettre que le par. 27(2) protège tous les intérêts des fabricants et distributeurs de biens de consommation aurait pour effet de rompre l’équilibre en matière de droit d’auteur. Loin d’assurer une “juste récompense” aux créateurs d’oeuvres protégées, on se trouverait alors à permettre une utilisation du droit d’auteur qui excéderait de beaucoup celle prévue par le législateur, et à élargir artificiellement la portée des droits de manière à protéger des biens de consommation. Cet élargissement injustifié de la portée du droit d’auteur ne tiendrait sûrement pas compte de l’insistance du juge Binnie — au par. 31 de l’arrêt Théberge — sur le fait que la loi doit accorder l’importance qu’il convient à la nature limitée des droits du titulaire du droit d’auteur.[145]

Ce thème de l’intérêt légitime est également celui de Josserand qui, nous l’avons vu, parlait du défaut d’intérêt légitime comme critère économique de légalité dans l’usage d’un droit[146]. Il semble que l’abus de droit féconde désormais de nombreuses causes. Viral, l’argument a été invoqué dans une cause entendue récemment par la Cour d’appel fédérale dans laquelle les demanderesses, au nombre desquelles se trouve le célèbre fabricant de cigarettes Philipp Morris, cherchaient une ordonnance déclaratoire de non contrefaçon pour des actes de mise en circulation d’un paquet sans nom orné seulement du célèbre bouclier rouge, une marque graphique dûment enregistrée par Philipp Morris sous la désignation « Rooftop »[147]. L’action se comprend mieux lorsque l’on sait qu’au Canada, en raison d’un transfert de titre effectué dans le passé, la marque nominative Marlboro est détenue non pas par Phillip Morris, mais par une société canadienne, Marlboro Canada.

Les éléments de la décision de première instance sur la question de concernant l’abus sont particulièrement intéressants. D’abord parce qu’ils sont une nouvelle fois invoqués dans le contexte d’une législation spécifique, cette fois la Loi sur les marques de commerce, mais aussi parce qu’ils semblent exercer un certain pouvoir d’attraction. Le juge rejette dans un premier temps l’application de la théorie civiliste, confondant d’ailleurs l’abus et la bonne foi, avant d’y revenir pour, nous semble-t-il, expier ces propres hésitations ou démons, c’est selon :

[194] The Defendants’ second argument relies on the principle that a right must be exercised in good faith. In particular, the Defendants base their argument on a doctrine known in Québec as abus de droit, according to which a party may not exercise a right in an unreasonable manner. It is far from clear that this doctrine can find application in the context of a statutory right as opposed to a contractual right. [....]

[195] Despite the limited applicability of abus de droit, it is fair to say that the zone of exclusivity enjoyed by the owner of a registered trade-mark should not be overextended. Beyond what is required by fairness and the protection of the investment made by a trade-mark owner, care should be taken not to restrict the ability of other merchants to commercialize their products in a free market economy. Can it be said, then, that the Plaintiffs have exceeded these boundaries by putting their ROOFTOP products on the market? [148]

Il y aurait fort à dire sur cette improvisation du juge sur le thème de l’abus, ne serait-ce par exemple que sur la proposition erronée selon laquelle l’abus ne s’appliquerait pas aux droits créés par la loi (statutory rights). L’abus est justement un mécanisme de contrôle des droits « légaux », faut-il le rappeler. Il est vrai que cette intrusion de la pensée civiliste dans le registre de la common law ou en dernier lieu dans le champ réservé de la compétence fédérale peut sembler particulièrement inopportune, si l’idée d’abus n’avait pas cette faculté déconcertante de décrire des phénomènes universels et de se fondre dans d’autres concepts. L’abus est une langue comprise par tous même si sa traduction juridique peut varier. La raison en est naturellement qu’elle ramène dans le discours juridique les considérations essentielles et universelles de l’équité. En droit civil, l’abus emploie le plus souvent le véhicule de la responsabilité délictuelle, parfois les voies de la bonne foi en droit contractuel. Quelles voies prendra-t-elle en common law? Le droit américain peut peut-être ici nous éclairer car il connaît depuis peu une doctrine qui a fait son chemin dans la jurisprudence : la doctrine du mésusage (misuse). La doctrine de misuse en droit d’auteur américain a été exposée récemment dans le jugement Wiredata[149] rédigé par le juge Posner. Il s’agissait d’un recours en contrefaçon de logiciel intenté en vertu du droit d’auteur dans le but de limiter l’accès des tiers à de l’information publique et non protégeable que ledit logiciel permettait de colliger. Dans cette cause, le juge Posner, après avoir rejeté l’action du titulaire au motif qu’il ne bénéficiait d’aucune protection légale, situe plus ou moins précisément la doctrine de misuse par rapport à d’autres notions voisines et en particulier celles de concurrence déloyale et d’abus de procédure :

The argument for applying copyright misuse beyond the bounds of antitrust, besides the fact that confined to antitrust the doctrine would be redundant, is that for a copyright owner to use an infringement suit to obtain property protection, here in data, that copyright law clearly does not confer, hoping to force a settlement or even achieve an outright victory over an opponent that may lack the resources or the legal sophistication to resist effectively, is an abuse of process.[150]

Cette formule alambiquée est intéressante à plusieurs égards. D’abord elle démontre encore une certaine ambivalence de la common law, et ici du droit américain, quant au positionnement de la doctrine de misuse dans un contexte d’une législation spéciale. Son articulation est sans doute aidée en raison de la clause constitutionnelle américaine dans laquelle elle trouve une précieuse alliée[151]. La doctrine de misuse a été développée d’abord en droit des brevets[152], et reprise en suite en droit d’auteur[153]. Elle est, à l’origine, une variation de la règle d’équité selon laquelle un tribunal ne fera pas droit à une demande d’injonction ou tout autre recours en équité si le demandeur agit de manière dolosive ou, pour reprendre l’expression consacrée, lorsque celui-ci ne se présente pas devant la cour les mains propres.[154]. Le droit canadien de la propriété intellectuelle, en raison de ses origines, accueille certains mécanismes de l’équité, ce qui fait dire à un commentateur que « [t]he fact that the defense is based in equity makes it potentially available to Canadian litigants in copyright matters »[155]. Ensuite, cette mesure de correction vise un droit dit « statutaire », ici le droit d’auteur, et constitue donc comme un moyen d’opposition donné au pouvoir judiciaire. Les cours américaines ne semblent pas s’être interrogées quant à la singularité d’appliquer un principe d’équité dans de telle conditions, ni la doctrine d’ailleurs. En ce sens, l’emploi de l’expression « abus de procédure » dans le passage précité de la décision Wiredata est assez révélateur : la formation de l’idée de « droit » en droit américain n’a pas encore atteint le niveau de développement suffisant pour élaborer une théorie qui ose encore avouer son nom. La notion d’« abuse of process » vient plus naturellement. L’abus de procédure et l’abus de droit sont alors des expressions souvent interchangeables, voire consubstantielles[156]. Il semble que la reconnaissance de la doctrine de misuse comme doctrine autonome en droit américain[157] est un point de convergence particulièrement riche pour tester la modernité des idées de l’abus. D’ailleurs, en 1995, Perillo écrivait qu’il était possible de conclure à l’existence d’une théorie de l’abus de droit en droit américain si l’on tenait compte des développements particuliers en matière de « nuisance, duress, good faith, economic waste, public policy, misuse of copyright and patent rights »[158]. Aussi, sa plus récente jurisprudence est un véritable point d’orgue dans ces développements, un véritable trait d’union entre les droits canadiens et américains. L’affaire américaine Omega[159], qui repose sur une trame factuelle similaire à celle de l’affaire Kraft, confirme encore l’actualité de l’abus dans les cas de cumuls ou de substitution de droits[160]. Il s’agissait, une nouvelle fois, d’examiner la possibilité d’employer le droit d’auteur dans une marque de commerce — cette fois le logo Omega du célèbre fabricant de montre — pour contrôler l’importation aux États-Unis des produits sur lesquels ils apparaissent. Le recours portait essentiellement sur la question de l’épuisement du droit d’importation de l’auteur dans un produit mis en vente par le titulaire à l’étranger. Saisie de l’affaire la Cour suprême des États-Unis ne fit guère mieux que la Cour canadienne et se divisa parfaitement (4-4) sur l’effet à donner à l’épuisement du droit d’importation, réinstaurant ainsi la décision contestée sans pour autant créer de précédent. Suite à cette décision, dont les opinions exprimées s’annulent, l’affaire s’est une nouvelle fois retrouvée devant les tribunaux inférieurs et c’est au stade d’une demande conjointe de jugement sommaire que nous retrouvons la doctrine de misuse. La Cour du district de Californie accueille la défense de misuse nouvellement plaidée par les défenderesse, intronisant celle-ci au rang des formations normatives les plus novatrice en propriété intellectuelle : « Omega misused its copyright of the Omega Global Design by leveraging its limited monopoly in being able to control the importation of that design to control the importation of its Seamaster watches »[161].

Conclusion de la deuxième partie

Il faut, croyons-nous, voir dans les développements récents en propriété intellectuelle un véritable renouveau pour la théorie de l’abus. C’est que le langage de l’abus est persuasif et pénétrant. On le voit apparaître sous des formes variées, soit dans ses manifestations objectives, législatives ou conventionnelles, soit dans les exposés doctrinaux. L’abus séduit. Il cherche continuellement des formes et des formules pour plaire et devient ainsi un des concepts les plus innovants du droit. Ses ressorts, la justice et la morale sociale, sont infinis. Paul Martens écrira, à l’endroit de l’abus de droit dont il relate l’émergence : « Faute d’une formule qui les exprime et les impose, les idées nouvelles demeurent dans la catégorie modeste des arguments, elles qui aimeraient tant être reçues au royaume des normes; elles ne se mani-festent que dans des jugements “d’espèces”, elles qui voudraient tant ins-pirer des décisions de principe » [162]. Et bien entendu, la formule de l’abus revêt un attrait considérable là où les revendications propriétaires se font de plus en plus pressantes[163]. Tel est l’état de la propriété intellectuelle. L’abus se dresse alors devant l’érection prétentieuse de ses forces et l’insolence de ses stratégies. Il donne un vocabulaire nouveau à l’intérêt du public, un moyen d’opposition au défendeur dans une action en contrefaçon, un argument au juge, un sentiment de justice au public.

En forçant la réflexion sur la mesure d’un droit, la théorie de l’abus a une fonction régulatrice indéniable. Elle signale les libertés et les excès. Elle réintègre l’idée de la finalité dans le droit mais sans se créer de dogme. Sa pérennité est ainsi garantie puisqu’elle ne saurait être systématisée, ni dans ses conditions d’application, ni dans ses effets. On comprend alors pourquoi l’abus instille la méfiance : ses formules presque mystiques et son polymorphisme insupportent le juriste qui préfère se caler dans un légalisme complaisant. Caron, en conclusion de son étude sur l’abus de droit d’auteur, prend une position définitivement déontologique et prône pour une moralisation de l’exercice des droits d’auteur. Josserand avait conclu de la même manière pour l’ensemble des droits. Nous abondons : on a cru à tort que le droit privé signifiait droit privatisé.

Conclusions

Tout comme la common law semble avoir été pénétrée par la pensée de l’équité en faisant une part importante à la méthode d’analyse conflictuelle, méthode qui réduit les revendications particulières en autant d’intérêts à pondérer, le droit privé moderne, quelque soit son appartenance, semble s’être tourné lui aussi vers cet exercice de conciliation. Cette approche réduit considérablement la place des intérêts difficilement identifiables ou définissables, comme c’est le cas pour l’intérêt public. Elle éloigne également la pensée juridique des considérations institutionnelles alors essentiellement centrées sur le seul processus législatif. La loi est d’ailleurs ramenée à un acte juridique simple, liant également une variété d’intérêts. L’« institutionnel » est réduit le plus souvent à sa plus simple expression : celle d’un texte. Or, plus un texte législatif devient technique, plus il se ferme, et plus limité sera alors son sens. Ce néo-formalisme cette « statufication » du droit, se traduit, croyons-nous, par un appauvrissement du contenu politique des décisions judiciaires en droit privé. Samuel l’avait expliqué à sa manière : « In other words the approach of the common law, when it has had to consider the limits of public or private power, has been to think more in terms of negative interests rather than positive rights »[164].

Ce phénomène est particulièrement évident en droit intellectuel, où l’on attribue à l’absence d’objectif législatif explicite son expansion incontrôlée. Paradoxalement, c’est l’un des domaines où la méthode des intérêts conflictuels semble être la plus largement et expressément employée. Le discours en droit d’auteur est, à cet égard, particulièrement démonstratif. Dans un récent article, Teresa Scassa montre comment le contentieux judiciaire s’exprime à partir de la notion d’équilibrage des intérêts et pourquoi l’approche n’est pas sans faille :

Most recently copyright law in Canada has been referred to as a balance between the interests of creators and users of works. Other iterations of the balance have made reference to a broader societal interest as well. Yet such statements are far from being an adequate articulation of the interests in the balance. Little attention has been given to defining who “creators” and “users” are, or to identifying the societal interests at play. Further, the expression of balance between users and creators overlooks another important—if not crucial—interest: that of owners.[165]

Ainsi formulé, le droit cesse d’être un lieu de prescription pour en devenir un de tractation. Cette reconfiguration des rapports sociaux en antagonismes particulaires mène également à une réelle perte de sens car chaque intérêt est un aspirant au qualificatif de droit. Apparaissent ainsi ce que Roubier appelait les faux droits[166]. Le droit d’auteur nous fournit encore une fois un bel exemple. La Cour suprême a découvert un droit qui ne se trouve nulle part dans la loi, le droit des utilisateurs. En traitant de la question des exceptions aux droits de l’auteur, bien réels ceux-là, elle écrit : « À l’instar des autres exceptions que prévoit la Loi sur le droit d’auteur, cette exception correspond à un droit des utilisateurs. Pour maintenir un juste équilibre entre les droits des titulaires du droit d’auteur et les intérêts des utilisateurs, il ne faut pas l’interpréter restrictivement »[167].

Cette didactique de l’intérêt envahit désormais la pensée juridique moderne. On ne peut s’empêcher d’y constater les effets des forces libérales puisqu’elles aboutissent à considérer les intérêts comme autant de valeurs négociables. C’est peut-être aussi le retour au subjectivisme. Cette conception, qui a fait son lit dans la pensée accueillante de l’intérêt juridiquement protégé, a fourni, nous l’avons vu, l’explication d’un droit bénéficiant de la garantie de l’État tout en fournissant les moyens des aspirations individuelles : elle laissait toute latitude au droit privé de gérer ses productions dans le détachement du droit public. Le droit subjectif est la notion qui a pour un temps pu résoudre l’insoluble : concevoir le droit, une notion qui relève de l’intérêt collectif, dans un contexte où sa création est essentiellement laissée aux acteurs privés. Elle permettait et permet encore aujourd’hui peut-être aux juges de se dégager de l’oppressante question du but dans le droit — ce que le droit devrait être — et ainsi de demeurer au niveau des allégations. L’idée de réduire l’analyse juridique à une méthode de conciliation n’est pas nouvelle. Les travaux de Heck[168] en Allemagne, de Demogue[169] en France et de Holmes et Cardozo aux États-Unis[170], avaient asséné un coup sévère à ceux qui croyaient encore à un idéal législatif atteignable, soit par une méthode scientifique comme Gény, soit par la force d’un concept directeur tel que celui de « social » pour Josserand. L’enjeu de ces discussions est remis à jour et nous semble important, car la méthode désormais privilégiée, celle de pondération, a pour conséquence de concentrer la fonction politique du droit hors des tribunaux. La théorie de l’abus est une théorie de l’idéal législatif qui met le pouvoir judiciaire à son service; elle voit dans ces deux institutions, les deux pôles d’un principe normatif complet. Elle refuse le mythe de la séparation du pouvoir. Le retour indéniable de l’abus — que l’on songe à sa forme procédurale nouvellement reproduite dans les formats généreux des articles 54 du Code de procédure ou à sa forme américaine du « misuse » en matière de droits intellectuels, est peut-être le signe d’une transhumance des idées vers une réflexion renouvelée du rôle du juge. Il y a, croyons-nous, une alternative à la méthode de la conciliation qui ne voit le droit qu’à travers sa valeur transactionnelle. Non pas qu’il faille revenir à un dirigisme étatique ou à une planification sociale, mais il semble que l’idée de fonction dans le droit — aussi diffuse soit-elle — que l’on retrouve dans la théorie de l’abus, mais aussi dans d’autres lieux modernes tel le droit de l’environnement ou encore les discussions sur la responsabilité sociale, gagne du terrain et signale le retour du discours moral du droit. On se prend à réfléchir alors à l’existence d’une obligation non forcément issue des rapports intersubjectifs mais qui proviendrait d’une commande supérieure de la loi, de son esprit à proprement parler, et qu’il appartiendrait aux tribunaux de sanctionner.

L’étude nous laisse avec une interrogation fondamentale outre celle déjà éculée du rôle du juge, source de droit ou simplement autorité[171]. Elle touche à l’idée de sécurité en droit. La notion de droit subjectif en droit civil, pierre d’achoppement des théories de l’abus, est un songe évocateur. Il reste le souvenir d’une constitution politique particulière, d’une forme de gouvernement aussi, mais surtout d’un idéal de stabilité auquel la définition du droit tissé à même le texte participe. L’idée de l’abus est apparue au moment d’une crise majeure de la norme. Le droit avait fini par rendre compte de la complexité des rapports économiques et sociaux. Les écrits de Josserand sont simplement cela : un moyen de réponse du droit aux tourments du progrès. L’abus est un enfant de l’ère industrielle. Nous l’avons dit, il est l’anténorme : la possibilité de nier le caractère obligatoire d’une prétention fondée sur un droit. Cette capacité de défaire est l’optimisme d’une nouvelle chance, de la possibilité de mieux faire, le purgatoire de nos vanités. La théorie de l’abus transcende donc les genres et l’individualisme simplement parce qu’elle en appelle à la morale. Mais si les aspirations de la morale semblent universelles, ses enseignements ne le sont point. Ce qui signifie que l’abus, mécanisme de révision, mène à un particularisme des décisions et inévitablement à des accommodations a priori peu promptes à la stabilité des solutions juridiques, si tant est qu’il faille croire encore à cette idée.