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Introduction

Les victimes de torture extraterritoriale qui ont tenté de poursuivre au civil les gouvernements de leurs tortionnaires devant les cours judiciaires ontariennes ont toutes été déboutées de leurs actions. Dans Saleh v. Émirats arabes unis[1], la cour a jugé que la poursuite ne présentait aucun lien réel et substantiel avec l’Ontario, alors que dans Bouzari v. Iran (République islamique d’)[2] et Arar v. Syrie (République arabe)[3], les cours ont plutôt décidé que c’était la Loi sur l’immunité des États[4] qui faisait obstacle à leur compétence. Les poursuites civiles initiées au Canada pour des actes de torture commis à l’étranger soulèvent indéniablement une multitude de questions épineuses eu égard à la juridiction simpliciter des cours canadiennes, des questions qui devront tôt ou tard recevoir des réponses. Cependant, cet article porte uniquement sur la problématique de l’immunité juridictionnelle dans le contexte de ces poursuites pour torture extraterritoriale.

Dans Bouzari et Arar, les cours ontariennes ont conclu que les pays tortionnaires jouissent de l’immunité juridictionnelle au Canada puisque la LIE ne permet pas expressément les actions portant sur la torture. Autrement dit, à l’heure actuelle, la torture extraterritoriale est une matière non justiciable au Canada, la LIE ayant pour effet d’assurer l’immunité et l’impunité des gouvernements qui se livrent à cette pratique odieuse et universellement réprouvée. Le droit fondamental des victimes de torture à être indemnisées pour leur préjudice est ainsi bafoué au nom de la courtoisie internationale et du respect de la souveraineté de l’État tortionnaire[5]. Cette conjoncture juridique ne manque pas d’étonner et de détonner avec les exceptions à l’immunité juridictionnelle énumérées dans la LIE, dont notamment l’exception pour les activités commerciales[6].

Cette antinomie a poussé le professeur Harold Koh à poser une question simple et redoutable : « [I]f contracts, why not torture? »[7]. Comment se fait-il qu’un particulier puisse poursuivre en justice un État souverain pour de simples transgressions contractuelles mais non pour les actes de torture qu’il commet ou autorise ? Comment expliquer la priorité accordée aux recours commerciaux et la subsidiarité, voire l’absence, des recours civils pour les violations des normes les plus fondamentales de l’ordre constitutionnel et international ? Cet état du droit semble d’autant plus saugrenu au regard des fondements de l’immunité restreinte en droit international et de sa codification en droit canadien. Se peut-il vraiment, comme l’ont conclu les cours ontariennes, que la torture demeurera non justiciable tant et aussi longtemps que sa poursuite ne sera pas expressément autorisée par la LIE[8] ? Finalement, par quel artifice de la raison peut-on soutenir que la torture est un acte souverain digne d’immunité pour les fins du contentieux civil alors que le droit pénal a depuis longtemps rejeté l’immunité des tortionnaires et de leurs supérieurs hiérarchiques ?

Ces contradictions engendrent des conséquences regrettables en droit canadien. Leur effet cumulatif est de nier catégoriquement aux victimes de torture extraterritoriale tout accès à la justice puisque celles-ci n’ont vraisemblablement aucune chance de l’obtenir dans leur pays d’origine où elles ont connu les supplices. Par conséquent, il est vraisemblable que le Canada se trouve en contravention de ses obligations internationales[9].

Cet article propose des solutions aux problèmes susmentionnés. Il sera notamment avancé que la LIE a été adoptée afin de clarifier et de maintenir la théorie de l’immunité restreinte en droit canadien et qu’elle n’a pas évacué la common law canadienne en matière d’immunité des États. Il subsiste au Canada un régime de common law en matière d’immunité qui opère en parallèle à la LIE et qui donne effet aux exceptions émergentes reconnues par la coutume internationale. Or, en common law, seuls les actes souverains de l’État (acta jure imperii) jouissent de l’immunité juridictionnelle. Un acte souverain s’entend d’un acte accompli dans l’exercice légitime du pouvoir public. Par définition, un acte qui contrevient aux normes impératives du droit international (jus cogens) tel que la torture est désavoué par la communauté internationale et demeure irrémédiablement vicié. Par conséquent, en vertu du caractère impératif de sa prohibition, la torture n’est pas un acte souverain auquel s’applique la doctrine de l’immunité des États.

Nous procéderons en trois parties. La première partie exposera à grands traits l’historique et l’évolution de la doctrine de l’immunité des États en droit international et en droit canadien. La deuxième partie démontrera par une analyse des canons d’interprétation des lois que la conclusion des cours ontariennes que la LIE a évacué la common law préexistante en matière d’immunité des États est mal fondée. Finalement, la troisième partie proposera un cadre analytique pour permettre l’étude et la reconnaissance éventuelle de nouvelles exceptions en common law à l’immunité des États. Il s’agit d’une démarche tripartite fondée sur le caractère de l’acte reproché, les prescriptions du droit international et les considérations d’ordre public. Suivant la démarche proposée, nous concluons que la torture ne saurait être caractérisée d’acte souverain pour les fins de l’immunité juridictionnelle.

I. L’immunité des États en droit international et en droit canadien

L’immunité des États est une doctrine issue du droit international coutumier et du droit national qui régit les compétences juridictionnelle et d’exécution des tribunaux nationaux dans le cadre de litiges impliquant des États étrangers. Aujourd’hui, l’immunité des États est dite « restreinte » ou « relative » dans la mesure où les cours nationales s’abstiennent uniquement de trancher les litiges dans lesquels sont mis en cause les actes souverains de l’État étranger[10]. En revanche, les actes non souverains, tels que les transactions commerciales (acta jure gestionis), sont entièrement justiciables : ils ne jouissent d’aucune immunité juridictionnelle en droit international ou en common law[11].

Dans son incarnation originelle, la doctrine de l’immunité était appliquée de manière quasi absolue par les cours de common law, qui admettaient rarement qu’un État souverain soit poursuivi devant elles[12]. À la fin du dix-neuvième siècle et au début du vingtième siècle, une époque parfois caractérisée comme l’apogée de l’entendement westphalien du droit international[13], l’application rigide de l’immunité des États découle inexorablement des attributs élémentaires de la souveraineté, dont notamment la dignité et l’indépendance de l’État. Soutenue par l’ineffable concept de la courtoisie internationale, l’immunité absolue était revendiquée par l’incantation d’augustes maximes latines (telles que par in parem imperium non habet)[14] et religieusement accordée par les cours anglaises[15] et états-uniennes[16]. Le Canada a aussi longtemps adhéré au paradigme de l’immunité absolue. Dans Dessaulles, le juge Taschereau formule la règle applicable, telle qu’il la conçoit en 1944, de la manière suivante : « Il ne fait pas de doute qu’un état souverain ne peut être poursuivi devant les tribunaux étrangers. Ce principe est fondé sur l'indépendance et la dignité des états, et la courtoisie internationale l'a toujours respecté. La jurisprudence l’a aussi adopté comme étant la loi domestique de tous les pays civilisés »[17].

Il existe de bonnes raisons de douter de la justesse de l’affirmation du juge Taschereau. En effet, la pratique internationale en matière d’immunité de son époque n’était pas aussi uniforme qu’il le laisse entendre. Premièrement, les cours italiennes et belges ont reconnu le principe de l’immunité restreinte dès la fin du dix-neuvième siècle et exercent depuis leur compétence juridictionnelle dans les litiges commerciaux impliquant des États étrangers[18]. Deuxièmement, même les cours de common law, qui se sont longuement dit fidèles au principe de l’immunité absolue, reconnaissent éventuellement quatre exceptions fondées sur la souveraineté territoriale de l’État du for[19]. Comme l’application de l’immunité absolue n’était pas constante à l’époque de la déclaration du juge Taschereau, son statut de norme coutumière peut être mis en cause. À cet égard, Hersch Lauterpacht est catégorique : « ?I?n so far as the actual practice of states may be said to be evidence of customary international law, there is no doubt that the principle of absolute immunity forms no part of international custom »[20].

Quoi qu’il en soit, la doctrine de l’immunité restreinte a graduellement gagné en importance dans la jurisprudence anglaise après la Seconde Guerre mondiale grâce, en partie, à l’influence de Lord Denning[21]. C’est lui qui reconnaît finalement l’application de l’immunité restreinte en common law anglaise en 1977[22], bien que le Comité judiciaire du Conseil privé l’ait aussi reconnue quelques mois auparavant dans le cadre des poursuites in rem en droit maritime[23]. En 1978, le Royaume-Uni codifie le principe de l’immunité restreinte dans la State Immunity Act 1978[24], donnant ainsi suite à ses obligations conventionnelles qui découlent de la Convention européenne sur l’immunité des Etats[25]. Aux États-Unis, l’immunité restreinte s’implante définitivement dans le droit national avec la publication en 1952 de la fameuse Tate Letter[26] et avec l’adoption de la Foreign Sovereign Immunity Act[27] en 1976.

Pour leur part, les tribunaux canadiens continuent à appliquer la doctrine de l’immunité absolue des États jusqu’à la fin des années 1960. En 1968, la Cour supérieure et la Cour d’appel du Québec (à l’époque, la Cour du banc de la Reine) sont les premières à appliquer la doctrine de l’immunité restreinte au Canada dans l’affaire Venne c. Congo[28]. En 1971, bien qu’une majorité de la Cour suprême du Canada affirme la pertinence continue de la doctrine de l’immunité absolue, les juges Laskin et Hall, en dissidence, sont d’avis que cette doctrine est « dépassée »[29]. Nonobstant l’avis contraire de la majorité dans Venne, les tribunaux d’instance inférieure du Québec et de l’Ontario persistent à reconnaître l’existence de l’immunité restreinte en common law canadienne, faisant une distinction entre les actes souverains et les actes non souverains, concluant à l’immunité de ceux-ci et à la justiciabilité de ceux-là[30]. Soucieux de suivre de bon pas les développements législatifs aux États-Unis et au Royaume-Uni, et désireux de clarifier l’incertitude qui régne dans la jurisprudence canadienne quant à l’application de la doctrine de l’immunité restreinte, le Parlement adopte la LIE en 1982[31].

Si les cours supérieures québécoise et ontarienne ont donc introduit la doctrine de l’immunité restreinte en droit canadien, la LIE pour sa part « vise à clarifier et à maintenir »[32] l’ordre juridique antérieur. Elle énonce la règle générale de l’immunité (article 3) et énumère ensuite les exceptions reconnues en 1982, dont la renonciation (article 4), les activités commerciales (article 5), les dommages survenus au Canada (article 6), certaines questions liées au droit maritime (article 7) et les biens situés au Canada (article 8).

Comme l’illustre ce bref survol historique, les développements nationaux en matière d’immunité au Canada, aux États-Unis et au Royaume-Uni ont surtout été occasionnés par le travail des cours judiciaires. Dans ces pays de tradition juridique anglo-saxonne, les normes de la coutume internationale sont réputées faire partie intégrante de la common law, ce qui implique ipso facto la nécessité de leur reconnaissance et définition judiciaire pour déterminer les paramètres de leur application en droit national[33]. Or, la conception des cours nationales de l’État du droit coutumier varie considérablement d’un pays à l’autre. Par conséquent, la doctrine de l’immunité des États n’a pas connu une croissance cohérente et uniforme, comme l’a souligné Lord Denning en 1957 :

Search as you will among the accepted sources of international law and you will search in vain for any set propositions. [...] It is left to each State to apply the principle in its own way, and each has applied it differently. Some have adopted a rule of absolute immunity which, if carried to its logical extreme, is in danger of becoming an instrument of injustice. Others have adopted a rule of immunity for public acts but not for private acts, which has turned out to be a most elusive test. All admit exceptions. There is no uniform practice. There is no uniform rule[34].

Ce manque d’uniformité en droit international se retrouve en droit national par l’entremise des lois britannique, états-unienne et canadienne qui codifient chacune la doctrine de l’immunité restreinte de manière différente. D’abord, la SIA du Royaume-Uni effectue la mise en oeuvre partielle de la Convention européenne sur l’immunité des Etats, un traité qui demeure largement impopulaire au sein de la Communauté européenne en raison de la complexité de son texte et d’un protocole additionnel contentieux[35]. Le régime créé par la FSIA des États-Unis, pour sa part, est unique au monde dans la mesure où il nie expressément l’immunité juridictionnelle de certains États désignés qui commettent certaines violations du droit international dont la torture[36]. Finalement, la LIE canadienne est une expression mitoyenne des versions de l’immunité restreinte adoptées au Royaume-Uni et aux États-Unis. Comme l’ont signalé les parlementaires lors des débats sur la LIE, « [l]e principe à l’origine de l’ensemble du projet de loi, est celui du compromis »[37]. Effectivement, la LIE ne va pas aussi loin que la FSIA dans l’énumération des matières pour lesquelles l’immunité est refusée ; la torture et le terrorisme ne figurent pas parmi ses exceptions expresses[38]. De plus, la LIE ne contient pas, contrairement à la SIA britannique, un catalogue « d’activités commerciales » ; elle fournit plutôt, à l’instar de la FSIA, une définition large de ce terme que les tribunaux ont la charge d’étoffer au cas par cas[39].

Il convient également de rappeler que le Canada fait partie d’une minorité de pays à avoir suivi l’exemple des États-Unis en adoptant une loi régissant l’immunité juridictionnelle des États étrangers. Alors que certains pays de tradition juridique anglo-saxonne ont adopté des lois semblables à la FSIA[40], d’autres s’en remettent uniquement à la common law pour déterminer les questions d’immunité étatique[41]. Or, il est quelque peu ironique de constater que les pays de tradition civiliste, qui préfèrent normalement la codification législative à la judge-made law, administrent généralement la doctrine de l’immunité restreinte sans l’aide de sources normatives écrites[42].

C’est donc dans ce contexte que survient le débat actuel sur l’interaction de la doctrine de l’immunité des États, laquelle est réputée promouvoir la courtoisie et les bonnes relations interétatiques[43], et les normes impératives (hiérarchiquement supérieures) du droit international vouées à la protection des droits de la personne, dont la prohibition de la torture. En l’absence d’une disposition législative claire et précise, il faut procéder à une analyse contextuelle de la LIE, de la common law et des normes émergeant de la coutume internationale pour déterminer si la torture est un acte souverain en droit canadien. Lorsqu’elle a été saisie de cette question, la Cour d’appel de l’Ontario a conclu que la LIE codifiait exhaustivement les règles applicables en matière d’immunité et que les poursuites civiles contre un État étranger pour la torture étaient irrecevables en droit canadien[44]. La prochaine partie de cet article avancera donc respectueusement, par l’entremise d’une analyse des canons d’interprétation des lois, de la jurisprudence et de la preuve extrinsèque, que la Cour d’appel de l’Ontario a manqué de nuance en concluant que la LIE a évacué la common law préexistante en matière d’immunité des États.

II. La relation entre la LIE et la common law

Dans Bouzari, l’amicus curiae Canadian Lawyers for International Human Rights (CLAIHR) avance l’argument selon lequel la LIE opère en parallèle à la common law et que celle-ci demeure ouverte à la reconnaissance de nouvelles exceptions découlant de la coutume internationale[45]. La Cour d’appel de l’Ontario rejette sommairement cet argument :

In my view, the wording of the SIA must be taken as a complete answer to this argument. Section 3(1) could not be clearer. [...]

The plain and ordinary meaning of these words is that they codify the law of sovereign immunity. [...]

Thus the appellant is left with the exceptions in the Act, and, as I have indicated, none of the three he advances applies to this case[46].

En caractérisant la LIE de code exhaustif, la cour exclut ipso facto l’opération parallèle de la common law et nie la possibilité éventuelle de reconnaître en droit canadien de nouvelles exceptions développées et reconnues par la coutume internationale. À notre avis, et avec grand respect pour les éminents juges de la Cour d’appel de l’Ontario, cette interprétation de la LIE est erronée et ne devrait pas être entérinée par les cours des autres provinces canadiennes[47].

Avec égard, nous estimons que la Cour d’appel de l’Ontario n’a pas appliqué les bons principes herméneutiques pour interpréter la LIE. Il ne fait aucun doute que la LIE est une codification des normes qui, jusqu’alors, relevaient de la coutume ou de la jurisprudence. Là n’est pas la question. L’enjeu est plutôt de savoir si la LIE est véritablement une codification exhaustive, c’est-à-dire un texte de loi qui régit complètement la question de l’immunité juridictionnelle, à l’exclusion de l’opération interstitielle de la common law et de la coutume internationale. À notre avis, malgré son libellé restrictif, la LIE n’est pas un code exhaustif. Il subsiste au Canada un régime de common law qui opère en parallèle à la loi fédérale, que les cours canadiennes peuvent continuer à développer comme elles l’ont fait par le passé. Cette conclusion se fonde sur sept considérations distinctes : le principe de la stabilité du droit ; l’économie interne de la LIE ; l’absence de conflit entre la LIE et la common law ; la jurisprudence relative à la LIE ; l’intention du législateur, tel que démontré par la preuve extrinsèque ; l’administration judiciaire historique de l’immunité des États ; et l’évolution continue de la coutume internationale.

Toutes ces considérations, qui seront appréciées ci-dessous, découlent de la juste application du principe moderne d’interprétation des lois. La Cour suprême du Canada a « à maintes reprises priviligié la méthode moderne d’interprétation législative proposée par Driedger »[48] selon laquelle « [a]ujourd’hui, il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » [traduction de la Cour][49]. Ainsi, la LIE, comme toute loi, doit s’interpréter de manière holistique, en partant du libellé, certes, mais en tenant compte également de son contexte général et de l’intention du législateur. Or, le contexte de la LIE et l’intention du législateur, comme il le sera démontré ci-dessous, attachent tous deux une grande importance à l’opération continue de la common law dans le domaine des immunités juridictionnelles. Les interprétations indûment restrictives ou littérales, comme celle de la Cour d’appel de l’Ontario dans Bouzari, sont donc mal fondées et doivent être évitées.

A. Le principe de la stabilité du droit

Pour assurer la stabilité du droit, il est reconnu que « le législateur n’a pas l’intention de modifier le droit existant ni de s’écarter des principes, politiques ou pratiques établis »[50]. Effectivement, la Cour suprême du Canada reconnaît depuis longtemps que lorsque le législateur intervient dans un domaine préalablement régi par la common law, il est présumé ne pas s'écarter du droit existant « without expressing its intentions to do so with irresistible clearness »[51].

Ainsi, le législateur ontarien n’a laissé planer aucun doute quant à l’effet de la Loi sur la responsabilité des occupants à l’égard de la common law. L’article 2 de ladite loi se lit comme suit : « Sous réserve de l’article 9, la présente loi remplace ?...? les règles de common law qui déterminent le soin qu’il doit prendre à l’égard des dangers qui menacent les personnes qui entrent dans les lieux [...] » [nos italiques][52].

Le législateur fédéral est tout aussi clair lorsqu’il souhaite exclure l’application de la common law. Par exemple, l’article 6.1 de la Loi sur l’extradition se lit comme suit : « Par dérogation à toute autre loi ou règle de droit, quiconque fait l’objet d’une demande de remise ?...? ne peut bénéficier de l’immunité qui existe en vertu du droit statutaire ou de la common law relativement à l’arrestation ou à l’extradition prévues par la présente loi » [nos italiques][53]. En plus d’illustrer la capacité et la pratique courante du législateur de préciser la relation normative d’une loi à l’égard de la common law préexistante, l’article 6.1 de la Loi sur l’extradition démontre clairement que certaines questions afférentes aux immunités juridictionnelles, dont l’immunité diplomatique et étatique, continuent à être régies par la common law.

Le Code criminel illustre aussi fidèlement la démarche habituelle du législateur fédéral pour limiter l’application de la common law. Depuis son origine en 1892, le projet de codification du droit pénal canadien s’emploie à réunir et à remplacer dans un texte législatif clair l’ensemble des infractions criminelles, dont un grand nombre étaient préalablement reconnues en common law[54]. Pour éliminer tout doute qu’il s’agit d’une codification exhaustive excluant l’opération de la common law, le législateur adopte en 1953 l’article 9 dont l’effet est d’écarter sans équivoque tous les crimes reconnus en common law : « Nonobstant toute autre disposition de la présente loi ou de quelque autre loi, nul ne peut être déclaré coupable ou absous en vertu de l’article 730 des infractions suivantes : a) une infraction en common law »[55].

L’article 9 du Code criminel exclut « with irresistible clearness » l’application des infractions reconnues en common law[56]. Le libellé de la LIE, pour sa part, n’exclut pas explicitement l’opération continue de la common law en matière d’immunité. De fait, hormis les premiers mots de l’article 3, rien dans la LIE n’indique une intention du Parlement d’évacuer la common law.

B. L’économie interne de la LIE

Le libellé même de la LIE suggère qu’elle ne constitue pas un code complet qui réglemente exhaustivement la question de l’immunité des États en droit canadien. Par exemple, la LIE prévoit expressément qu’elle ne modifie en rien les règles de procédure civile ordinaires[57] et qu’elle « ne s’applique pas aux poursuites pénales ni à celles qui y sont assimilées »[58]. Ces questions continuent à être régies par le droit provincial[59] et, dans le cas des poursuites pénales, par une myriade de sources juridiques dont la common law, la législation fédérale[60], la coutume internationale[61] et les traités internationaux[62]. Finalement, la LIE prévoit sa propre inapplicabilité en cas de conflit avec certaines lois fédérales : « Les dispositions de la Loi sur l’extradition, de la Loi sur les forces étrangères présentes au Canada et de la Loi sur les missions étrangères et les organisations internationales l’emportent sur les dispositions incompatibles de la présente loi »[63]. Manifestement, la LIE n’établit pas un régime exhaustif, mais plutôt un régime supplétif qui s’ajoute aux normes législatives et jurisprudentielles existantes.

À cet égard, la loi canadienne ressemble à la SIA du Royaume-Uni. Comme l’a expliqué Lord Hope dans Lampen-Wolfe, « [t]he immunity which is accorded by English law to foreign states in civil proceedings is the subject of two separate regimes. The first is that laid down by Pt I of the State Immunity Act 1978 [...]. The second regime is that under the common law. It applies to all cases that fall outside the scope of Pt I of the 1978 Act »[64]. Cette caractérisation de la SIA par la House of Lords infirme les propos de la Cour d’appel britannique qui, en 1996, avait caractérisé la SIA de « comprehensive code »[65]. Au Royaume-Uni comme au Canada, il subsiste une common law qui opère en deçà et au-delà du libellé des lois en matière d’immunité juridictionnelle.

C. L’absence de conflit entre la LIE et la common law

Lorsqu’aucun conflit n’existe entre une loi et la common law, les deux sources de droit sont réputées pouvoir coexister. Dans de telles circonstances, la common law et cette loi peuvent même évoluer en parallèle, comme l’a noté la Cour suprême du Canada :

On estime d’ordinaire que la common law s’applique toujours. Selon certaines théories, c’est un processus de découverte, selon d’autres, un processus d’évolution. Quelle que soit la classification que lui attribue la jurisprudence, il faudrait qu’une loi qui prétend incorporer les principes de la common law emploie les termes les plus clairs et les plus précis pour qu’on puisse dire qu’elle cristallise la common law à la date de son adoption. ?...? Quand on peut dire d’une loi qu’elle remplace la common law, la règle d’interprétation qui s’impose est celle qui permet le maintien de la règle de la common law, lorsque cela est possible sans déroger à la loi. Par analogie, si l’interprétation adoptée tient compte des effets futurs de la common law, on permettrait à celle-ci de créer des moyens de défense compatibles avec les dispositions du Code[66].

Suivant ces principes, il convient d’interpréter la LIE de sorte à préserver l’existence parallèle de la doctrine de l’immunité restreinte en common law. Une telle interprétation est conforme à l’esprit de la LIE et à l’intention du législateur. La Cour suprême du Canada a déjà noté que la LIE « vise à clarifier et à maintenir la théorie de l’immunité restreinte, plutôt qu’à en modifier la substance » [nos italiques][67]. De la même manière, dans un autre domaine, la Cour a reconnu l’application continue de la fiducie par interprétation en common law après l’adoption de la Loi sur le droit de la famille[68], une loi ayant également l’apparence d’un code exhaustif. Selon la Cour, la préservation de la common law était souhaitable dans la mesure où son opération n’était pas expressément exclue par la loi, qu’il n’existait aucune incompatibilité entre elle et la loi, et qu’elle offrait même la possibilité d’étayer le régime législatif[69].

D. La jurisprudence relative à la LIE

Hormis la Cour d’appel de l’Ontario, aucune cour canadienne n’a qualifié la LIE de codification exhaustive du droit de l’immunité des États, quoiqu’aucune autre cour n’ait été directement saisie de cette question. Cela étant dit, un survol de la jurisprudence canadienne révèle un certain nombre de propos selon lesquels le droit de l’immunité n’a pas été figé par la LIE et le principe de l’immunité restreinte continue à exister en common law.

Tel que mentionné précédemment, selon la Cour suprême du Canada, la LIE « vise à clarifier et à maintenir la théorie de l'immunité restreinte, plutôt qu’à en modifier la substance » [nos italiques][70]. Plus récemment, la Cour a noté la nature évolutive des immunités juridictionnelles en soulignant « le nombre croissant d’exceptions nouvelles »[71]. Les cours inférieures ont qualifié la LIE de codification partielle des principes de common law. Par exemple, la Cour d’appel du Québec estime qu’en adoptant la LIE en 1982, « le Canada, à l’instar de plusieurs pays, codifiait en partie la common law relative à l’immunité restreinte » [nos italiques][72]. Dans la même veine, la Cour supérieure de justice de l’Ontario affirme que « [w]hile the Act is, in part, a codification of historic principles, it is also a clear statement by Parliament that sovereign immunity now has important limitations »[73]. La Cour suprême de la Colombie-Britannique a quant à elle aussi eu recours à la common law préexistante pour préciser la portée de l’immunité accordée par la LIE[74].

E. L’intention du législateur telle que démontrée par la preuve extrinsèque

Il est établi que les cours judiciaires peuvent prendre connaissance d’office des débats parlementaires[75]. Il est également reconnu que ces débats peuvent jouer un certain rôle dans l’élucidation de l’objet d’un projet législatif, ainsi que dans l’interprétation d’une loi. Dans R. c. Morgentaler, la Cour suprême du Canada précise qu’« ?à? la condition que le tribunal n’oublie pas que la fiabilité et le poids des débats parlementaires sont limités, il devrait les admettre comme étant pertinents quant au contexte et quant à l’objet du texte législatif »[76].

Les débats parlementaires relatifs à la LIE (le projet de loi S-19) sont pertinents à notre discussion sur le caractère non exhaustif de cette codification[77]. Ils nous éclairent sur la raison d’être de la LIE, le contexte historique de son adoption et son contenu substantif. Ainsi, les propos de Ron Irwin, secrétaire parlementaire du ministre de la Justice, expliquent la raison d’être du projet de loi. Ayant décrit l’évolution historique de la doctrine de l’immunité des États et son développement jurisprudentiel, il précise que c’est « l’accroissement et l’ubiquité des activités commerciales ?qui? exigent une loi claire et juste pour tous dans ce domaine » [notre traduction][78]. La LIE a donc pour objet principal de codifier l’exception commerciale qui avait été reconnue dans d’autres pays, dont les États-Unis et le Royaume-Uni. Tel est du moins l’avis de l’honorable Ray Hnatyshyn qui affirme : « Ayant examiné le bill [...] je pense qu’il s’attaque essentiellement au problème d’établir et de codifier les cas où les citoyens canadiens ont le droit d’intenter des poursuites contre des états étrangers ou des organismes d’états étrangers qui se livrent à des activités commerciales »[79].

L’objet de la LIE est donc de clarifier l’état du droit canadien à l’égard de l’immunité restreinte en général et de l’exception commerciale en particulier. Rappelons que les cours du Québec ont insisté sur l’existence de l’exception commerciale en common law[80], même après que la majorité de la Cour suprême du Canada ait nié son application dans Venne[81]. Cette situation avait « provoqué énormément de confusion dans l’esprit du public et des tribunaux »[82] et la LIE est venue mettre fin aux incohérences en énonçant le droit applicable de manière claire et concise. Mais cela ne signifie pas pour autant que la LIE avait pour objet de codifier exhaustivement le droit de l’immunité des États. Au contraire, certains propos tenus lors des débats parlementaires indiquent plutôt l’intention du législateur de préserver la common law et de permettre son opération en parallèle à la LIE. Par exemple, en appuyant la décision de ne pas fournir une définition trop détaillée de l’expression « activité commerciale », l’honorable Ray Hnatyshyn affirme qu’il « comprend [...] fort bien que l’on reprenne la tradition de la justice propre à la common law. La meilleure façon de régler cette question, c’est probablement de laisser les tribunaux se pencher sur chaque cas, afin de dire s’il y a ou non matière à procès » [notre traduction][83]. Irwin note également que la LIE laisse « à la discrétion des tribunaux la définition » des termes de la loi et de leur portée juridique[84]. Manifestement, le législateur fédéral avait l’intention de réserver à la common law un rôle parallèle, intégralement lié à l’opération de la LIE.

F. L’immunité des États relève historiquement des cours judiciaires

Le domaine du droit en cause est également pertinent[85]. En tant que loi traitant d’un domaine historiquement administré par les cours judiciaires, c’est-à-dire le domaine des immunités juridictionnelles, la LIE est réputée permettre aux juges, en leur qualité de gardiens de la common law, de continuer à administrer le droit des immunités étatiques de sorte qu’il continue de refléter « l’évolution des besoins et des valeurs de notre société », incluant l’engagement constitutionnel du Canada de protéger les droits de la personne et la primauté du droit[86].

De fait, comme l’a noté la Cour suprême du Canada, il est de jurisprudence constante « que les tribunaux peuvent continuer de modifier et d’élargir les règles de common law introduites par voie législative »[87]. Dans Porto Seguro, la Cour a précisé que « [l]es tribunaux peuvent modifier les règles de common law lorsque cela est nécessaire pour rendre justice et respecter l’équité en harmonisant le droit avec les changements sociaux, moraux et économiques qui se produisent dans la société »[88]. Ainsi, en l’absence d’indication claire du législateur, il convient d’interpréter la LIE de manière à permettre aux cours, comme par le passé, de reconnaître les développements du droit de l’immunité des États.

G. L’immunité des États relève du droit international

Le droit de l’immunité des États est en partie une question de droit international et, plus spécifiquement, de droit international coutumier[89]. Bien que certaines conventions internationales traitent de la question, elles ne jouissent pas d’un appui généralisé[90]. La common law canadienne reflète pour sa part les développements coutumiers en matière d’immunité. Or, si la Cour d’appel de l’Ontario a raison de qualifier la LIE de code exhaustif, l’application en droit canadien des développements de la coutume internationale est effectivement illégale dans le domaine de l’immunité des États. Une telle interprétation de la LIE entraîne plusieurs conséquences sérieuses.

Premièrement, la caractérisation de la Cour d’appel de l’Ontario fige le droit canadien à son état de 1982. Deuxièmement, une LIE exhaustive a pour effet d’imperméabiliser le droit canadien aux nouveaux développements du droit coutumier, ce qui pourrait potentiellement placer le Canada en contravention de ses obligations internationales. Troisièmement, la common law canadienne contribue à l’élaboration constante du droit international coutumier puisque ce dernier est automatiquement adopté en droit interne. Les décisions des cours judiciaires canadiennes font partie de la pratique étatique qui mène éventuellement à la formation de nouvelles normes coutumières[91]. Si la LIE est interprétée de manière à empêcher les développements judiciaires en matière d’immunité, cela reviendrait à dire que le Parlement aurait effectivement exclu le Canada du procédé et du dialogue international par lequel le droit international coutumier est élaboré. À notre avis, de telles conséquences exigent un niveau de précision langagière que le législateur n’a tout simplement pas employé en rédigeant la LIE.

Par ailleurs, le droit de l’immunité des États ressemble au droit maritime en ce qu’ils relèvent tous deux de la coutume internationale et ont tous deux été développés par la common law avant d’être incorporés dans des textes législatifs[92]. En raison de ces similarités, il convient de traiter le droit de l’immunité des États de manière semblable au droit maritime. Dans Succession Ordon, la Cour suprême du Canada a énoncé les « principes et [...] thèmes fondamentaux relati[fs] aux sources et au contenu du droit maritime canadien », ainsi que les considérations régissant son administration[93]. Spécifiquement, la Cour a noté que les sources du droit maritime « sont à la fois législatives et non législatives, nationales et internationales, de common law et civilistes »[94]. Par conséquent, à la lumière de ses multiples origines normatives, « il peut être avantageux [...] de prendre en considération les expériences d’autres pays »[95] dans le traitement de questions de droit maritime. Finalement, malgré sa codification législative, le droit maritime « n’est ni statique ni figé. Les principes généraux formulés par notre Cour relativement à la réforme du droit par les tribunaux s’appliquent à la réforme du droit maritime canadien, permettant ainsi l’évolution du droit lorsque les critères applicables sont respectés »[96].

Il nous semble que ces principes s’appliquent mutatis mutandis au droit de l’immunité des États. Les cours canadiennes devraient pouvoir continuer à développer le droit de l’immunité des États eu égard aux valeurs que la société canadienne partage avec la communauté internationale. Par conséquent, il convient de privilégier une lecture de la LIE qui préserve la compétence inhérente des cours canadiennes à reconnaître les développements du droit international en matière d’immunité et qui se conforme à la présomption que le législateur n’entend pas légiférer en contravention au droit international[97].

Les principes susmentionnés étaient la thèse que la LIE n’a pas évacué la common law et qu’elle continue à régir les situations qui outrepassent la portée textuelle de la loi. Incontestablement, la LIE s’applique aux circonstances qui sont expressément ciblées par son libellé. Cependant, suivant une interprétation contextuelle de la LIE, il est possible de conclure qu’elle n’empêche en rien la reconnaissance en common law d’exceptions émergeant du droit international coutumier, et qu’elle ne limite aucunement la compétence inhérente des cours supérieures à élaborer de nouvelles exceptions compatibles avec l’esprit et la lettre du droit canadien et international. Il convient de garder à l’esprit les propos de Lord Denning dans Trendtex où il a reconnu pour la première fois que la doctrine de l’immunité restreinte opère en common law anglaise :

Each country delimits for itself the bounds of sovereign immunity. Each creates for itself the exceptions from it. It is, I think, for the courts of this country to define the rule as best they can, seeking guidance from the decisions of the courts of other countries, from the jurists who have studied the problem, from treaties and conventions and, above all, defining the rule in terms which are consonant with justice rather than adverse to it[98].

Dans la troisième partie de cet article, nous proposons une démarche analytique contextuelle pour déterminer l’application en common law de l’immunité juridictionnelle des États à des types d’actes étatiques spécifiques.

III. L’immunité des États en common law

En common law, seuls les actes souverains de l’État jouissent de l’immunité juridictionnelle : c’est là l’élément central de la doctrine de l’immunité restreinte. Autrement dit, le critère déterminant de l’immunité restreinte en common law est de savoir si « the act is of its own character a governmental act »[99]. Ce critère a été reconnu non seulement par la House of Lords, mais aussi par la Cour suprême du Canada[100] et par plusieures cours canadiennes dont, récemment, la Cour d’appel du Québec, qui a précisé qu’« il y a lieu d’opérer une distinction entre les actes politiques ou souverains [...] et les actes de nature privée [...], l’immunité de juridiction ne s’appliquant qu’à la première catégorie »[101]. Or, dans leurs motifs concourants dans l’Affaire du mandat d’arrêt, les juges Higgins, Kooijmans et Buergenthal de la Cour internationale de justice ont noté que la catégorie des acta jure imperii « n’est [...] pas gravée dans la pierre » et qu’elle est « sujette à une interprétation en évolution permanente qui varie avec le temps pour refléter l’évolution des priorités de la société »[102].

Dans cette dernière section du texte, une démarche analytique sera d’abord proposée afin de distinguer les actes souverains dignes d’immunité des actes pour lesquels aucune immunité ne devrait être reconnue. Ensuite, en appliquant la démarche analytique proposée, il sera avancé que la torture ne saurait être un acte souverain aux fins de l’immunité restreinte en common law.

A. La démarche analytique contextuelle de l’immunité restreinte en common law

En common law, le caractère souverain ou non souverain d’un acte étatique est déterminé en fonction de trois facteurs : la nature et l’objet de l’acte étatique ; les principes applicables du droit international ; et les considérations d’ordre public.

1. La nature et l’objet de l’acte

Par définition, « [l]es acta jure imperii sont des actes ou des activités qui relèvent de l'exercice de la puissance souveraine ; ce sont par excellence des actes propres à un gouvernement »[103]. L’analyse de la nature et de l’objet de l’acte étatique litigieux est l’élément central de la démarche contextuelle en common law. Quoique la LIE définisse une « activité commerciale » uniquement en fonction de la nature de l’activité, la Cour suprême du Canada dans Re Code canadien du travail était d’avis qu’il convient également de tenir compte de son objet, conformément à la démarche contextuelle en common law[104].

2. Les principes de droit international

Cette démarche exige également que la cour tienne compte des principes pertinents du droit international, puisqu’en définitive, l’immunité des États demeure une doctrine étroitement liée au développement continu du droit international. Comme l’a souligné Lord Wilberforce dans I Congreso, « [i]f the determination of the character of the relevant act has to be made by municipal courts, they should do so, so far as possible, in conformity with accepted international standards. For this purpose we are entitled to consider judgments of foreign courts of authority, and writings of reputed publicists »[105].

3. Les considérations d’ordre public

Finalement, en évaluant le caractère jure imperii d’un acte étatique contesté, les cours canadiennes devraient tenir compte des considérations d’ordre public et des valeurs des sociétés canadienne et internationale. La Cour d’appel de la Nouvelle-Zélande (qui administre l’immunité étatique exclusivement sur la base de la common law, n’ayant pas adopté de loi semblable à la LIE) a souligné l’importance particulière du rôle de l’ordre public dans les litiges où l’acte étatique contesté contrevient à la fois au droit national et au droit international. La House of Lords reconnaît également depuis longtemps que l’immunité des États en common law est fondée entre autres sur des « broad considerations of public policy »[106].

Par conséquent, en common law, pour décider si un acte étatique peut être caractérisé comme un acte souverain digne d’immunité, il convient d’évaluer l’acte contesté à la lumière du contexte général du litige, c’est-à-dire en tenant compte de la nature et de l’objet de l’acte en question, des principes de droit international pertinents et des considérations d’ordre public. Si l’acte contesté n’est pas un actus jure imperii, il ne peut jouir d’immunité.

B. La torture ne jouit d’aucune immunité juridictionnelle en common law

Cette dernière sous-section avance, suivant la démarche contextuelle décrite ci-dessus, que les actes de torture ne sauraient constituer des acta jure imperii dignes d’immunité en common law.

1. La nature et l’objet des actes de torture

La torture, telle que définie en droit international et canadien, s’entend de l’infliction intentionnelle de supplices corporels ou psychologiques par des fonctionnaires étatiques ou avec l’assentiment de ceux-ci par malice ou dans le dessein de tirer de la victime une information, de la punir, de l’intimider ou de la contraindre. Cette définition fait également partie du droit international coutumier[107]. Ainsi définie, la torture est un délit que seul l’État ou ses fonctionnaires peuvent commettre. Autrement dit, la torture est une forme d’abus du pouvoir public. Cependant, le fait que les actes de torture soient commis par des fonctionnaires étatiques (par exemple des geôliers ou des policiers) dans un édifice gouvernemental (par exemple une prison) n’en fait pas pour autant des acta jure imperii pour les fins de l’immunité. Les éléments constitutifs de la prohibition de la torture identifient plutôt les limites désormais imposées par le droit international et canadien sur « le monopole de la violence légitime »[108] de l’État.

2. Les principes de droit international

Il est reconnu que l’interdiction de la torture a atteint le statut de norme impérative du droit international[109]. « [U]ne norme impérative du droit international général est une norme acceptée et reconnue par la communauté internationale des Etats dans son ensemble en tant que norme à laquelle aucune dérogation n’est permise » [nos italiques][110]. Les normes impératives du droit international sont l’expression juridique de l’ordre public international ; elles enchâssent les intérêts, les droits et les obligations de chaque État à l’égard de la communauté des nations. Récemment, le juge ad hoc Dugard de la Cour internationale de justice a défini les normes impératives de la manière suivante :

Norms of jus cogens are a blend of principle and policy. On the one hand, they affirm the high principles of international law, which recognize the most important rights of the international order—such as the right to be free from aggression, genocide, torture and slavery and the right to self-determination; while, on the other hand, they give legal form to the most fundamental policies or goals of the international community—the prohibitions on aggression, genocide, torture and slavery and the advancement of self-determination. This explains why they enjoy a hierarchical superiority to other norms in the international legal order. The fact that norms of jus cogens advance both principle and policy means that they must inevitably play a dominant role in the process of judicial choice[111].

Les actes qui contreviennent aux normes impératives du droit international sont désavoués par la communauté internationale et sont, par conséquent, illégitimes en droit. L’effet juridique du caractère jus cogens de la prohibition de la torture a été décrit par la Chambre de première instance du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie :

Clairement, la valeur de jus cogens de l’interdiction de la torture rend compte de l’idée que celle-ci est désormais l’une des normes les plus fondamentales de la communauté internationale. [...]

Le fait que la torture est prohibée par une norme impérative du droit international a d’autres effets aux échelons interétatique et individuel. À l’échelon interétatique, elle sert à priver internationalement de légitimité tout acte législatif, administratif ou judiciaire autorisant la torture. Il serait absurde d’affirmer d’une part que, vu la valeur de jus cogens de l’interdiction de la torture, les traités ou règles coutumières prévoyant la torture sont nuls et non avenus ab initio et de laisser faire, d’autre part, les États qui, par exemple, prennent des mesures nationales autorisant ou tolérant la pratique de la torture ou amnistiant les tortionnaires. Si pareille situation devait se présenter, les mesures nationales violant le principe général et toute disposition conventionnelle pertinente auraient les effets juridiques évoqués ci-dessus et ne seraient, au surplus, pas reconnues par la communauté internationale. Les victimes potentielles pourraient, si elles en ont la capacité juridique, engager une action devant une instance judiciaire nationale ou internationale compétente afin d’obtenir que la mesure nationale soit déclarée contraire au droit international ; elles pourraient encore engager une action en réparation auprès d’une juridiction étrangère qui serait invitée de la sorte, notamment, à ne tenir aucun compte de la valeur juridique de l’acte national autorisant la torture [nos italiques][112].

Les normes impératives du droit international n’ont pas uniquement pour effet d’interdire certains actes répugnants à l’ordre public, tels que la torture. Elles établissent aussi l’obligation concomitante des États de coopérer pour mettre fin à la violation d’une norme impérative et de ne pas reconnaître comme licite une situation créée par ladite violation[113]. Par exemple, dans Kuwait Airways v. Iraqi Airways (Nos. 4 and 5), les cours anglaises ont refusé de reconnaître certains actes étatiques qui contrevenaient manifestement aux normes fondamentales du droit international[114]. La non-reconnaissance de telles violations constitue selon Lord Bingham « a proper response to the requirements of international law »[115].

L’obligation de ne pas reconnaître comme licite une situation créée par une violation d’une norme impérative du droit international est une obligation d’abstention. Comme le souligne le professeur Crawford dans ses commentaires sur le paragraphe 41(5) des Articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite[116], cette obligation « not only refers to the formal recognition of these situations, but also prohibits acts which would imply such recognition »[117]. De ce point de vue, la caractérisation judiciaire de la torture commise par un État étranger comme un actus jure imperii pourrait être perçue comme une reconnaissance implicite de cette violation du jus cogens.

Il pourrait être avancé que tout acte étatique est par défaut un actus jure imperii et que ce concept n’existe que par opposition aux actes de nature commerciale. Toutefois, quelles que soient ses origines et sa raison d’être initiale, il est reconnu que la catégorie d’acta jure imperii peut évoluer en fonction des valeurs et priorités de la société[118]. Or, les priorités et les valeurs de la société internationale sont désormais exprimées par une hiérarchie des normes qui reconnaît le caractère impératif de la prohibition de la torture. Le concept d’acta jure imperii ne peut être demeuré inchangé face à cette évolution structurelle du droit international.

Il semble ainsi que le caractère impératif de la prohibition de la torture en droit international influence directement la qualification de ce délit étatique pour les fins de l’immunité juridictionnelle. Il fut certes une époque où la torture était pratiquée sous l’apparence de la légalité, les torture warrants de la Chambre étoilée en étant un triste exemple, mais cette époque est aujourd’hui révolue[119]. Au vingtième siècle, les États égaux et souverains, les héritiers de la paix de Westphalie qui ne se doivent que ce qu’ils se concèdent, ont décidé d’interdire définitivement la torture afin d’assurer leur sécurité mutuelle et celle de leurs citoyens. Ce faisant, ils se sont entendus pour élever la prohibition de la torture au rang des normes qui dirigent désormais le devenir du droit international. En acceptant de restreindre ainsi leur souveraineté, les États ont catégoriquement exclu la torture de la panoplie de pratiques qu’ils peuvent adopter, gagnant ipso facto en protection collective ce qu’ils ont perdu en prérogative individuelle[120]. Autrement dit, la force normative de l’ancienne discrétion de torturer a été irrévocablement allouée à l’interdiction absolue de cette pratique odieuse. Ainsi, chaque fois que l’ordre est donné de supplicier un être humain, il ne s’agit jamais d’un exercice légitime du pouvoir étatique, mais seulement d’un flatus vocis, bruit de la voix sans intérêt. Le statut de la prohibition de la torture en tant que jus cogens a pour effet de délégitimer la torture en droit international, l’excluant de la catégorie des acta jure imperii[121].

Par conséquent, la torture n’est jamais un acte souverain et donc jamais digne d’immunité. Le fait que les actes de torture soient commis par des fonctionnaires étatiques ne leur confère pas pour autant le statut d’acta jure imperii. Au contraire, c’est précisément la torture « officielle » qui est prohibée en droit international, c’est-à-dire la torture commise « par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite »[122]. Comme l’a souligné Lord Mance dans Jones v. Saudi Arabia (C.A.),

the requirement that the pain or suffering be inflicted by a public official does no more in my view than identify the author and the public context in which the author must be acting. It does not lend to the acts of torture themselves any official or governmental character or nature, or mean that it can in any way be regarded as an official function to inflict, or that an official can be regarded as representing the state in inflicting, such pain or suffering. Still less does it suggest that the official inflicting such pain or suffering can be afforded the cloak of state immunity[123].

Dans la même veine, Lord Browne-Wilkinson a reconnu dans l’affaire Pinochet No. 3 que la torture n’était pas une fonction légitime de l’autorité publique. Il écrit : « I believe there to be strong ground for saying that the implementation of torture as defined by the Torture Convention cannot be a state function »[124]. Plus loin, il conclut : « How can it be for international law purposes an official function to do something which international law itself prohibits and criminalises? »[125].

Dans l’Affaire du mandat d’arrêt, les juges Higgins, Kooijmans et Buergenthal ont également noté qu’on

affirme maintenant de plus en plus en doctrine [...] que les crimes internationaux graves ne peuvent être considérés comme des actes officiels parce qu’ils ne correspondent ni à des fonctions étatiques normales ni à des fonctions qu'un Etat seul (par opposition à un individu) peut exercer. [...] Cette opinion est mise en évidence par la prise de conscience accrue du fait que les mobiles liés à l’Etat ne constituent pas le critère approprié pour déterminer ce qui constitue des actes publics de l’Etat. La même opinion trouve en outre progressivement son expression dans la pratique des Etats, comme l’attestent des décisions et avis judiciaires [nos italiques][126].

En définitive, la supériorité hiérarchique des normes impératives relativement aux normes ordinaires du droit international devrait suffire à elle seule pour conclure que la torture n’est pas un actus jure imperii aux fins de l’immunité juridictionnelle.

Une variante de ce raisonnement fondée sur la supériorité hiérarchique des normes impératives a d’abord été appliquée par les cours grecques dans l’affaire du village de Distomo. Dans le cadre d’une poursuite civile contre l’Allemagne à l’égard d’atrocités commises durant la Seconde Guerre mondiale à Distomo en Grèce, la cour de première instance a conclu que l’Allemagne avait tacitement renoncé à son immunité juridictionnelle en commettant des actes contraires au jus cogens[127]. Cette doctrine de la renonciation tacite (implied waiver), qui avait pourtant été rejetée par les cours états-uniennes[128], a été entérinée en 2000 par la Cour suprême hellénique, laquelle a caractérisé les violations du jus cogens comme un abus de pouvoir souverain[129]. Cette dernière décision a finalement été infirmée par la Cour suprême spéciale[130] de la Grèce au motif, selon six des onze juges, que le droit international ne reconnaissait toujours pas en 2002 une exception à l’immunité des États fondée sur la violation de normes impératives[131].

La Cour de cassation italienne s’est également prononcée sur l’effet juridique des violations de normes impératives sur l’immunité juridictionnelle des États dans Ferrini[132], Milde[133],Mantelli[134] et douze autres poursuites civiles[135] contre l’Allemagne à l’égard de violations graves du droit international commises durant la Seconde Guerre mondiale. Selon la plus haute instance judiciaire de l’Italie, l’immunité des États responsables de violations de normes impératives « obstructs rather than protects such values, the protection of which is rather to be considered [...] essential for the entire international community, so that in the most serious cases it should justify mandatory forms of response. Moreover, there can be no doubt that this antinomy must be resolved by giving precedence to the higher-ranking norms »[136]. En énonçant ce principe, et en le réitérant dans seize décisions subséquentes, la Cour de cassation italienne affirme vouloir contribuer sciemment au développement d’une nouvelle exception coutumière à l’immunité des États, une exception qu’elle caractérise dans l’affaire Mantelli comme étant déjà immanente à l’ordre juridique international[137]. L’Allemagne conteste cette jurisprudence et a depuis intenté une poursuite contre l’Italie devant la Cour internationale de justice[138].

Il convient de noter que les affaires grecques et italiennes susmentionnées ont également été abordées sous l’angle de la souveraineté territoriale de l’État du for et de l’exception à l’immunité juridictionnelle qui en découle. Effectivement, en droit international, comme en droit canadien, il n’existe aucune immunité dans le cadre d’une poursuite ayant « trait à la réparation d'un préjudice corporel ou matériel résultant d’un fait survenu sur le territoire de l’Etat du for »[139]. Bien qu’elles aient fait allusion à cette exception[140], en définitive, les cours grecques et italiennes ont douté de sa pertinence en raison du fait que les actes reprochés relevaient d’activités militaires[141]. C’est ainsi que la réinterprétation du droit applicable en matière d’immunité juridictionnelle dans des cas de violation de normes impératives du droit international (en l’occurrence, celles prohibant les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité) s’est avérée opportune. À notre avis, la prohibition de la torture, en tant que norme du jus cogens, devrait permettre une analyse semblable.

Avant Ferrini et sa progéniture jurisprudentielle, les cours européenne et anglaises avaient reconnu le caractère impératif et la supériorité hiérarchique de la prohibition de la torture, mais n’y avaient accordé aucun effet juridique à l’égard de l’immunité juridictionnelle, une norme hiérarchiquement inférieure, justifiant ce résultat antinomique par la distinction mal fondée entre les instances pénales et civiles[142]. Selon Lord Bingham,

[a] state is not criminally responsible in international or English law, and therefore cannot be directly impleaded in criminal proceedings. [...] It is, however, clear that a civil action against individual torturers based on acts of official torture does indirectly implead the state since their acts are attributable to it. [...] [T]he distinction between criminal proceedings (which were the subject of universal jurisdiction under the Torture Convention) and civil proceedings (which were not) was fundamental to that decision. This is not a distinction which can be wished away[143].

La Cour d’appel de l’Ontario dans Bouzari a aussi fondé sa décision sur une distinction entre les poursuites pénales et civiles[144]. Par ailleurs, les jugements des cours européenne, anglaises et ontariennes ont été durement critiqués pour ce fait[145].

En plus de la distinction formaliste entre poursuites pénales et civiles, les cours opèrent parfois une distinction entre le caractère procédural de l’immunité juridictionnelle et la nature substantive du jus cogens afin d’illustrer l’impossibilité théorique de leur interaction. Par exemple, dans Al-Adsani, la majorité avance qu’« [i]l faut considérer l’octroi de l’immunité non pas comme un tempérament à un droit matériel, mais comme un obstacle procédural à la compétence des cours et tribunaux nationaux pour statuer sur ce droit »[146]. Dans la même veine, Lord Hoffman affirme dans Jones :

State immunity is a procedural rule going to the jurisdiction of a national court. It does not go to substantive law; it does not contradict a prohibition contained in a jus cogens norm but merely diverts any breach of it to a different method of settlement. Arguably then, there is no substantive content in the procedural plea of State immunity upon which a jus cogens mandate can bite[147].

Avec égard, cet argument est problématique pour plusieurs raisons. Premièrement, il n’existe vraisemblablement pas de « different method of settlement » pour la victime de torture qui est décédée de ses blessures (comme Zhara Kazemi) ou qui ne peut pas retourner au pays où elle a connu les supplices (comme Houshang Bouzari, Ronald Jones ou Maher Arar). Même lorsqu’il existe des régimes de compensation pour les victimes de violations des droits de la personne, ceux-ci demeurent fréquemment inaccessibles à certains requérants. En effet, comme le souligne Lorna McGregor, les poursuites contre l’Allemagne dans les affaires Princz, Distomo, Ferrini, Mantelli et d’autres ont toutes été introduites par des individus qui « had attempted to adjudicate their dispute in Germany but were refused access to the courts because they did not fall within the precise terms of national legislation on compensation for crimes committed during World War II »[148]. Leur expérience démontre que la reconnaissance de l’immunité n’a pas pour effet de rediriger la plainte vers d’autres mécanismes de redressement mais qu’elle entraîne plutôt inexorablement l’impunité des parties responsables et la frustration du droit fondamental des victimes à la réparation juste et équitable[149].

Deuxièmement, la prétendue distinction entre la substance et la procédure est mal fondée. Comme le note Alexander Orakhelashvili, « international law knows of no straightforward distinction between “substantive” and “procedural” norms. All international norms derive from the agreement of states or acceptance by the international community as a whole, and there are neither established criteria nor a recognized agency to split them into such categories »[150]. Soit une norme est jus cogens, soit elle ne l’est pas. Dès que la communauté internationale reconnaît le caractère impératif d’une norme, comme elle l’a fait pour la prohibition de la torture, toutes les autres normes internationales doivent être interprétées de manière cohérente avec cette désignation. Sous réserve de directives explicitement contraires du Parlement, les cours nationales évitent les antinomies en donnant plein effet au caractère impératif des normes qu’elles appliquent dans l’ordre juridique national, peu importe la nature substantive ou procédurale de cet effet. Comme l’a noté le juge LeBel, « [l]a souveraineté du Parlement permet au législateur de contrevenir au droit international, mais seulement expressément. Si la dérogation n’est pas expresse, le tribunal peut alors tenir compte des règles prohibitives du droit international coutumier pour interpréter le droit canadien et élaborer la common law »[151]. Autrement dit, c’est tout le droit canadien qui est susceptible d’être interprété ou élaboré conformément aux normes prohibitives du droit international, et non pas uniquement les règles substantives.

Troisièmement, le droit pénal international démontre l’incongruité de la prétention selon laquelle les immunités (en tant que normes procédurales) ne sont pas touchées par le jus cogens (en tant que normes substantives). Effectivement, « [i]f a “substantive” peremptory norm cannot prevail over “procedural” immunities, then Pinochet would not have been decided the way it was. And it was decided not just on the basis of the Torture Convention, but also on the alternative, and independent, basis of the consequential effect of jus cogens with regard to conflicting immunities »[152]. En définitive, il est difficile de démontrer comment la torture peut être un acte souverain digne d’immunité pour les fins du contentieux civil alors que le droit pénal a depuis longtemps rejeté l’immunité des tortionnaires et de leurs supérieurs hiérarchiques.

Les oppositions factices entre la procédure et la substance ou entre les instances civiles et pénales font fi de l’effet directeur du jus cogens en droit international. Pour reprendre les propos des juges dissidents dans Al-Adsani, ces distinctions

ne s’accorde[nt] pas à la finalité même des règles de jus cogens. Ce n’est pas la nature de la procédure, mais la valeur de norme impérative de la règle et son interaction avec une règle de rang inférieur qui déterminent les effets d’une règle de jus cogens sur une autre règle du droit international. Règle de jus cogens, la prohibition de la torture s’applique sur le plan international, car celui-ci prive de tous ses effets juridiques la règle sur l’immunité des Etats étrangers, peu importe le caractère pénal ou civil de la procédure interne. L’obstacle à la compétence est écarté par l’interaction même des règles internationales en jeu [qu’elles soient procédurales ou substantives], et le juge national ne peut accueillir une exception d’immunité soulevée par l’Etat défendeur parce qu’il y voit un élément l’empêchant d’aborder le fond et d’examiner la demande du requérant pour les dommages qu’il aurait subis [nos italiques][153].

Le raisonnement des juges dissidents a été entériné par la jurisprudence italienne[154] et par les recommandations au Canada du Comité contre la torture qui a fermement critiqué la décision de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire Bouzari. Ayant pris connaissance de cette affaire, le Comité contre la torture s’est dit préoccupé par « [L]’absence ?au Canada? de mesures effectives d’indemnisation au civil des victimes de torture dans toutes les affaires [nos italiques] » et a recommandé que le Canada « revoie sa position concernant l'article 14 de la Convention en vue d'assurer l’indemnisation par la juridiction civile de toutes les victimes de torture » [nos italiques][155].

À l’instar de la Cour de cassation italienne et des huit juges formant la dissidence dans Al-Adsani, nous estimons en définitive que tout conflit normatif entre la prohibition impérative de la torture et la doctrine de l’immunité juridictionnelle doit être résolu en faveur de la protection des intérêts fondamentaux de la communauté internationale.

3. Les considérations d’ordre public

Suivant l’exemple de la Nouvelle-Zélande, il convient aussi de tenir compte des considérations d’ordre public et des valeurs que le Canada partage avec la communauté internationale. Dans le cadre d’une enquête publique néo-zélandaise à l’égard d’une affaire d’évitement fiscal, des fonctionnaires des îles Cook ont refusé de témoigner et de produire la documentation exigée par l’enquêteur. Bien que l’acte étatique contesté en l’espèce, l’émission de certificats d’impôt, soit prima facie un acte souverain, la cour a conclu que des considérations d’ordre public militaient en faveur du déni d’immunité, créant ipso facto une nouvelle exception à la doctrine de l’immunité restreinte en common law néo-zélandaise. Le juge Richardson a défini l’exception fondée sur l’ordre public de la manière suivante : « Where the conduct of the foreign state is in question, refusal of a claim to sovereign immunity could be justified only where the impugned activity, if established, breaches a fundamental principle of justice or some deep-rooted tradition of the forum state »[156].

Pour sa part, le juge Cooke a décidé que l’émission des certificats d’impôt représentait plutôt une activité commerciale qui, en common law, ne jouit d’aucune immunité. Il a cependant reconnu la pertinence des considérations d’ordre public eu égard aux questions d’immunité juridictionnelle :

Faced with a serious issue of illegality or iniquity, a Court cannot fall back on a bland answer that this sort of thing is beyond its scope. [...] A warning seems appropriate that older doctrines such as sovereign immunity, privilege against self-incrimination and the like, will not necessarily be apt when dealing with this sophisticated modern phenomenon ?tax havens?. The public policy or interest of the country of the forum may properly require a different approach and in my view does so in this instance[157].

Bien que le juge Cooke ait pris soin de limiter la portée de la nouvelle exception fondée sur l’ordre public aux questions d’évitement fiscal, il a expressément reconnu que : « the law may gradually but steadily develop, perhaps first excepting from sovereign immunity atrocities or the use of weapons of mass destruction, perhaps ultimately going on to except acts of war not authorised by the United Nations »[158].

Les juges Richardson et Cooke étaient tous deux d’avis que la nouvelle exception fondée sur l’ordre public découlait des valeurs sociales et légales du for. De plus, ils étaient d’accord qu’aucun État ne peut légitimement prétendre jouir de la discrétion souveraine de commettre des violations des principes fondamentaux de l’ordre public international et national. À cet égard, la cour a renvoyé à l’affaire Letelier v. Republic of Chile dans laquelle il est affirmé : « Whatever policy options may exist for a foreign country, it has no “discretion” to perpetrate conduct [...] that is clearly contrary to the precepts of humanity as recognized in both national and international law »[159].

Le droit de chacun à ne pas être sujet à la torture et l’obligation concomitante des États de ne pas commettre, acquiescer ou reconnaître comme licites des actes de torture sont enchâssés dans l’ordre juridique canadien. Le Canada est partie à la Convention contre la torture et la prohibition coutumière de la torture fait partie intégrante de sa common law. La prohibition de la torture est donc l’une des valeurs d’ordre public fondamentales des sociétés canadienne et internationale[160]. Par conséquent, en vertu du droit et de l’ordre public canadien et international, les actes de torture ne sauraient être qualifiés d’actes souverains dignes d’immunité.

L’ordre public tolère mal les dénis de justice. Or, le maintien de l’immunité juridictionnelle à l’égard de la torture ajoute au préjudice de la victime une violence concomitante infligée à la « rule of public policy which has first claim on the loyalty of the law: that wrongs should be remedied »[161].

Conclusion

En Ontario, les tentatives de poursuite au civil des États tortionnaires étrangers ont échoué en raison d’une interprétation restrictive de la LIE qui fait fi du contexte global de cette loi et des canons d’interprétation régissant l’interaction des textes législatifs et de la common law. Les autres juridictions canadiennes devraient se garder d’entériner une telle approche quand il leur incombera d’interpréter la LIE dans des contextes semblables[162].

Cet article soutient la thèse qu’il subsiste en droit canadien une common law régissant la question de l’immunité étatique qui outrepasse le cadre de la LIE. Or, en vertu du principe de l’immunité restreinte en common law, seuls les actes souverains jouissent de l’immunité juridictionnelle. Le caractère souverain des actes gouvernementaux s’apprécie à la lumière de leur nature et de leur objet ; des principes de droit international ; et des considérations d’ordre public. Soumise à cette démarche analytique, la torture ne saurait être caractérisée d’acte souverain digne d’immunité en droit, dans la mesure où elle contrevient aux normes impératives du droit international. Une exception en common law pour les actes de torture s’inscrit de façon cohérente dans la doctrine évolutive de l’immunité restreinte et reflète l’engagement du Canada de lutter contre l’impunité des tortionnaires.

Le développement proposé dans cet article n’est pas révolutionnaire. Il semble même avoir été anticipé par la Cour suprême du Canada dans Schreiber lorsqu’elle a rejeté la position de l’intervenante (les États-Unis), selon laquelle l’exception prévue à l’article 6 de la LIE (les dommages survenus au Canada) était fondée sur la classification jure imperii ou jure gestionis de l’acte préjudiciable. Au nom de la Cour, le juge LeBel a noté « le nombre croissant d’exceptions nouvelles »[163] de l’immunité restreinte, soulignant l’importance de cette doctrine évolutive dans l’ordre juridique contemporain. S’agissant de la portée de l’article 6 de la LIE, le prétendu caractère souverain de l’acte préjudiciable doit en définitive s’incliner devant des considérations supérieures, dont notamment le fait qu’il y ait un préjudice et que les cours soient compétentes pour en assurer le redressement. Citant une variété de sources internationales, le juge LeBel fait siens les propos du professeur Sucharitkul : « Que les activités de l’État étranger ayant entraîné un préjudice corporel ou matériel relèvent des acta jure imperii ou des acta jure gestionis, il reste que des victimes innocentes ont subi ce préjudice »[164]. Or, l’interprétation proposée par les États-Unis aurait pour effet de menotter indûment la capacité des cours nationales à venir en aide aux victimes qui ont subi un préjudice corporel sur le territoire du for.

La Cour semble ensuite avoir contemplé l’effet potentiel de la position états-unienne sur la possibilité pour les tribunaux nationaux de prendre connaissance de litiges relatifs aux préjudices extraterritoriaux découlant « des pires violations des droits fondamentaux »[165]. En faisant expressément référence à l’affaire Pinochet No. 3, une demande d’extradition notamment pour des actes de torture commis à l’étranger, le juge LeBel note ce qui suit : « Vu l’évolution récente du droit humanitaire international qui étend la possibilité de redressement dans les cas de crimes internationaux, [...] un tel résultat mettrait en péril, du moins au Canada, un progrès potentiellement important en matière de protection des droits de la personne » [nos italiques][166]. Il semble donc que la Cour anticipe le développement progressif de la doctrine de l’immunité des États de manière à favoriser plutôt que de restreindre la protection des droits de la personne, notamment en cas des pires violations extraterritoriales des normes fondamentales du droit international.

En l’absence d’une disposition spécifique dans la LIE, les cours supérieures ont la compétence en common law de déclarer que les actes de torture ne constituent plus des acta jure imperii. Une telle conclusion permettrait d’actualiser l’effet juridique de l’interdiction impérative de la torture en droit canadien. Ce faisant, nos cours entérineraient le principe de la hiérarchie normative reconnu dans maintes instances par la Cour de cassation de l’Italie depuis Ferrini et donneraient suite aux recommandations du Comité contre la torture à l’égard des obligations internationales du Canada de mettre fin à l’impunité des tortionnaires[167]. La communauté internationale et les survivants de torture attendent un tel développement.