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Introduction

Mais il y a les exceptions. Si on ne peut les expliquer, on ne peut davantage expliquer le général. D’ordinaire, on ne remarque pas la difficulté, parce qu’on ne pense pas le général avec passion, mais avec une commode superficialité. L’exception, au contraire, pense le général avec l’énergie de la passion[1].

La fin de non-recevoir, exception péremptoire, paralyse de façon permanente la mise en oeuvre d’une réclamation autrement disponible. Ce mécanisme à l’effet dévastateur semble ainsi permettre de contredire ou d’ignorer le droit codifié, démocratiquement adopté. L’on pourrait donc croire que son utilisation ferait l’objet d’une grande prudence par la magistrature et d’un examen serré par la doctrine. Pourtant, les fins de non-recevoir, malgré leur popularité croissante, sont peu théorisées et mal comprises[2]. D’où tirent-elles leurs sources? Qui peut les invoquer et contre qui peuvent-elles s’élever? À quelles conditions? Quels sont leurs effets? Même les questions les plus simples n’ont pas de réponse claire.

La Cour suprême a reconnu l’existence de fins de non-recevoir non codifiées dans l’arrêt Soucisse en 1981[3]. La vision des fins de non-recevoir retenue par la Cour, loin de reprendre une doctrine établie ou de constituer l’aboutissement d’une lente évolution, a jeté les bases d’une doctrine fondamentalement renouvelée[4] : la fin de non-recevoir comme mécanisme discrétionnaire de matérialisation des principes généraux du droit[5].

En droit québécois, les propositions juridiques sont rarement qualifiées de théories[6]. La fin de non-recevoir, souvent désignée comme telle, est une exception notable[7]. Pourtant, elle n’a de théorie que le nom : un tour d’horizon ne révèle aucune réelle tentative de systématisation, de formulation et de vérification empirique[8]. Dans son imprécision, le mécanisme s’insère mal dans la structure du droit civil. Il a tour à tour été qualifié de « règle d’équité qui écarte la règle de droit normalement applicable »[9], de « “joker” du droit civil »[10], de « “dépanneur” qui sert à venir en aide à un justiciable trompé », mais utilisé « en l’absence d’une vraie assise juridique »[11], ou encore de mécanisme trop souvent détourné de son sens[12]. Ces lacunes réduisent la prévisibilité du droit et ouvrent la porte à l’arbitraire[13].

Cet article esquisse des réponses aux questions posées ci-dessus et offre une conceptualisation de la fin de non-recevoir qui démasque les influences de notions incompatibles et prend au sérieux l’histoire et la logique interne du droit civil. Ses visées théoriques sont soutenues par l’étude systématique de centaines de sources juridiques québécoises, canadiennes, anglaises et françaises. Cette conceptualisation se résume comme suit[14] : la fin de non-recevoir est une catégorie qui regroupe les exceptions péremptoires du fond et qui se divise en fins de non-recevoir dirimantes et discrétionnaires. Leurs effets sont similaires, mais leurs sources et les modes et conditions de leur application diffèrent.

Les fins de non-recevoir dirimantes sont des exceptions péremptoires prévues par la loi qui ne confèrent pas de discrétion au tribunal dans leur application — par exemple, la prescription extinctive, l’autorité de la chose jugée ou les immunités législatives. Les fins de non-recevoir discrétionnaires, reconnues par l’arrêt Soucisse, sont les exceptions péremptoires, généralement non codifiées, pour l’application desquelles le tribunal dispose d’un large pouvoir discrétionnaire. Elles mettent en oeuvre les principes généraux du droit matériel ou procédural, dans un objectif de cohérence du droit. Elles relèvent du principe de la bonne foi au sens large, mais la simple mauvaise foi n’est ni une condition nécessaire ni une condition suffisante de leur application.

La fin de non-recevoir n’est pas une règle de droit matériel, mais un mécanisme d’intervention des principes généraux, sources de droit, dans la prise de décision judiciaire[15]. La fin de non-recevoir ne suspend pas le droit codifié autrement applicable. Elle rend plutôt explicite le processus de résolution d’un conflit entre deux normes juridiques valides, mais contradictoires, lorsque l’une d’elles est une règle, et l’autre, un principe[16]. Elle ne confère pas aux juges un pouvoir exorbitant du droit commun. Au contraire, elle reconnaît et encadre l’exercice du pouvoir, inhérent à la fonction judiciaire, d’arbitrer des conflits de normes afin de trancher des litiges concrets. Par son entremise, le tribunal s’assure que son intervention ne heurte pas la cohérence du droit. Théoriser la fin de non-recevoir clarifie ce cadre et favorise la transparence et la prévisibilité de sa mise en oeuvre[17].

La suite de cet article est divisée comme suit. La première section explique l’ambiguïté qui a longtemps entouré le concept de fin de non-recevoir et présente la méthodologie suivie pour la dissiper. La deuxième section parcourt le territoire des fins de non-recevoir discrétionnaires. Avant tout, elle définit les concepts en jeu. Elle introduit une distinction essentielle – absente de la doctrine contemporaine – entre les fins de non-recevoir dirimantes et discrétionnaires et elle rend explicite le rôle de ces dernières dans le maintien de la cohérence du droit et la matérialisation de ses principes généraux. Cette deuxième section décrit par la suite les caractéristiques communes à l’ensemble des fins de non-recevoir discrétionnaires, présente la triple classification qui permet de rationaliser leurs conditions d’ouverture et explore leur domaine d’application. Enfin, cette section explique les limites des fins de non-recevoir, dues aux principes généraux qu’elles mettent en oeuvre ou à leur interaction avec d’autres mécanismes juridiques. Finalement, la troisième section teste les frontières des fins de non-recevoir discrétionnaires en débusquant les moyens procéduraux qui ne devraient pas être considérés comme telles. Il s’agit, d’abord, des fausses fins de non-recevoir, qualifiées ainsi par imprécision de langage, alors que le moyen est autre : exception déclinatoire ou dilatoire, exception d’inexécution, demande en abus de procédures ou autre défense infructueuse. Il s’agit, également, des fins de non-recevoir soulevées alors que le moyen n’existe pas en droit : la renonciation tacite et la simple illégalité. Ni les fins de non-recevoir qui découlent des principes généraux du droit procédural ni celles de droit public qui sont applicables lorsque l’État est impliqué ne font l’objet de cet article.

I. Cartographier les fins de non-recevoir

Qu’est-ce que la fin de non-recevoir et comment a-t-elle fait son apparition dans notre droit? Absente du Code civil du Bas-Canada, elle était cependant bien connue dans l’ancien droit français[18] que les colons apportèrent en Nouvelle-France[19]. En 1981, dans l’arrêt Soucisse, la Cour suprême, sous la plume du juge Beetz, avait reconnu l’existence de fins de non-recevoir non codifiées et avait mis le lecteur en garde qu’elles avaient souvent été confondues avec l’estoppel du droit anglais. La Cour avait relevé le caractère diffus et la compréhension restreinte du concept, auquel les auteurs associaient de multiples exceptions ayant peu en commun, et ajouté :

En fait, il ne semble pas qu’une telle entreprise [de systématisation] ait jamais été tentée en droit civil ancien ou moderne, par la doctrine ou la jurisprudence, de telle sorte qu’il ne paraît pas exister une théorie, articulée des fins de non-recevoir comme il existe une théorie de l’enrichissement sans cause en droit civil ou une théorie de l’estoppel en droit anglais[20].

Quarante ans et près de dix mille décisions plus tard[21], cette oeuvre demeure à accomplir. Depuis la réforme du Code civil adoptée en 1991, selon l’article 2921 C.c.Q., la prescription est une fin de non-recevoir. Le législateur de 1991 est avare de précisions sur cette expression qu’il ne mentionne nulle part ailleurs[22]. Des ouvrages généraux ont consacré quelques paragraphes à son sujet et des articles de périodiques l’ont abordé, mais aucun n’a prétendu à sa systématisation. Le professeur Lluelles et le juge Moore ont approché la question sous l’angle des sanctions du non-respect de l’exigence contractuelle de bonne foi[23]. Après avoir traité de la dimension morale du droit des contrats et de l’évolution de la bonne foi, ils ont présenté brièvement les sources, le champ d’application et les effets de la fin de non-recevoir. Sanction dérogatoire d’application exceptionnelle, elle paralyse l’exercice d’un droit d’action[24]. « Institution essentiellement jurisprudentielle »[25], elle s’inscrit dans une « lente et progressive moralisation du droit des contrats » survenue depuis la deuxième moitié du 20e siècle, en rupture avec la rigoureuse priorité auparavant accordée à l’autonomie de la volonté[26].

Pour le juge Baudouin et les professeurs Jobin et Vézina, la fin de non-recevoir est un moyen de défense prétorien, commun aux contextes contractuel et extracontractuel, qui dépasse le droit des obligations et se trouve à l’intersection entre droit judiciaire et droit civil[27]. Elle y « a toute sa place » : la discrétion judiciaire qu’elle permet assure une meilleure justice contractuelle et ne crée pas de « dérapages »[28]. Pour les professeurs Gardner et Tancelin, cependant, elle est une notion floue qui « sert à substituer l’équité du juge à la règle de droit civil » et dont les juges font « une application de plus en plus large »[29]. Son non-respect de la scission entre le droit substantif et le droit procédural serait nocif[30]. Le professeur Gardner avait par ailleurs déjà souligné que les fins de non-recevoir devaient jouer un rôle subsidiaire, derrière les solutions codifiées, et que leur ambiguïté laissait « beaucoup trop de latitude aux tribunaux » et risquait de générer « des nids de procès dont le sort est imprévisible »[31]. D’autres auteurs ont étudié la fin de non-recevoir, sans intention d’en offrir un traitement exhaustif[32].

Ces travaux se contredisent sur plusieurs points essentiels. En plus des débats entre critiques et défenseurs, les auteurs diffèrent sur les critères d’application de la fin de non-recevoir : une faute et un avantage indu, mais aucun préjudice[33]; une simple violation des principes de bonne foi ou d’équité[34]; ou encore, un préjudice, mais aucune faute[35].

Pour dissiper la confusion qui entoure le concept, cet article s’appuie sur deux études systématiques de sources juridiques. La première, une analyse historique comparative, vise à retracer l’évolution de la fin de non-recevoir à l’intersection des traditions anglaise et continentale. Pour ce faire, nous avons d’abord répertorié l’ensemble des sources citées par l’arrêt Soucisse, qu’il s’agisse de décisions judiciaires ou d’articles de doctrine. Pour chacune des décisions judiciaires, nous avons répertorié celles qui traitaient des fins de non-recevoir et avons également répertorié l’ensemble des sources citées à ce sujet. Nous avons répété ce processus de nouveau, pour ainsi recréer et analyser un réseau de 60 décisions et 23 textes de doctrine couvrant la période de 1783 à 1981[36].

La deuxième étude, une analyse systématique de la jurisprudence récente, avait pour objet d’établir l’état actuel du droit. Nous avons d’abord créé une banque des décisions mentionnant « fin de non-recevoir » rendues par la Cour suprême en appel de la Cour d’appel du Québec entre 1981 et 2019 ou par cette Cour d’appel entre 2005 et 2019. Cette seconde étude nous a permis de répertorier 274 décisions. Aux fins de notre recherche, nous en avons retenu 140 qui portaient sur une question de droit privé et où les juges employaient le concept de fin de non-recevoir dans leur analyse juridique[37]. Cet article résulte d’une synthèse de ces deux études, mais se concentre sur la présentation des résultats de la deuxième[38].

Les concepts, y compris les règles de droit, n’ont pas une origine unique et ne suivent pas une histoire linéaire et continue[39]. Des mutations et des fractures dans leur transmission et leur usage expliquent qu’un même mot exprime parfois un concept nouveau[40]. En outre, les ordres juridiques sont en constante négociation pour déterminer à quelles conditions accepter les solutions et les influences d’autres ordres[41]. Cette circulation produit des mécanismes hybrides, issus du mélange entre le modèle importé et le contexte importateur[42]. Avant l’arrêt Soucisse, le droit anglais a souvent influencé l’évolution de la fin de non-recevoir. L’histoire comparative du droit permet d’identifier ces glissements, subtils, mais perturbateurs, entre le droit civil et la common law[43]. Relater cette évolution du droit à travers le temps et l’espace, du droit romain jusqu’à nos jours, dépasse les limites de cet article[44]. Celui-ci prend plutôt l’arrêt Soucisse comme point de départ et se consacre à l’état actuel du droit québécois, que cette histoire nous a permis d’élucider.

II. Le territoire des fins de non-recevoir discrétionnaires

A. Définitions et fonctions

1. Exceptions péremptoires du fond

La plupart des exceptions que le droit québécois d’avant la réforme de 1991 ou d’avant la codification de 1866 avait rassemblées sous le nom de fin de non-recevoir sont désormais codifiées[45] ou ont été abolies[46]. La catégorie elle-même n’a pas été retenue par le législateur[47]. Aujourd’hui, juges et plaideurs l’emploient pour désigner un continuum de concepts. À un extrême, elle est une expression du langage courant et emprunte un sens purement factuel : l’on dira, par exemple, que dans une réunion de travail, une personne a opposé une fin de non-recevoir à la suggestion d’un collègue. À l’autre extrême, elle emprunte un sens purement juridique, mais son contenu matériel s’avère à géométrie variable.

Pour vaincre la confusion générée par ces multiples sens, la fin de non-recevoir peut être définie comme regroupant les exceptions péremptoires du fond. Il s’agit d’exceptions puisque par un plaidoyer affirmatif, elles opposent une défense indirecte à une cause d’action sans en contredire les éléments essentiels, par opposition aux défenses directes ou négations, qui s’attaquent au droit lui-même qu’une partie fait valoir[48]. Là où la défense directe fait valoir que « ce comportement n’est pas une faute ou n’a pas causé ces dommages », la fin de non-recevoir exprime : « peu importe, puisque même s’il y avait faute, dommages et lien de causalité, votre action ne pourrait être reçue ». Cette distinction a un impact sur le fardeau de preuve des parties. En outre, l’échec ou l’abandon d’une fin de non-recevoir ne scelle pas le sort de l’action[49]. Cette exception est péremptoire, par contraste avec dilatoire ou déclinatoire, puisqu’elle annonce son effet d’anéantir un droit d’action[50]. Cette exception est du fond puisqu’elle touche le droit d’action, c’est-à-dire le droit de mettre en oeuvre un droit subjectif, par opposition à la forme des procédures[51].

Pour qu’une fin de non-recevoir existe, une règle de droit doit la créer[52]. Ses caractéristiques dépendent de la règle de droit qui lui donne naissance. Il existe deux types de fins de non-recevoir : les dirimantes et les discrétionnaires[53]. La fin de non-recevoir dirimante est prévue par la loi et est d’application certaine lorsque ses conditions sont réunies[54]. La fin de non-recevoir discrétionnaire, non codifiée et d’application exceptionnelle, s’appuie sur les principes généraux du droit et agit comme sanction, remède ou mesure d’équité dans un cas particulier. À l’image des nullités en matière contractuelle, les fins de non-recevoir peuvent viser la protection de l’intérêt des parties ou dépasser celui-ci et promouvoir l’intérêt général[55].

Les fins de non-recevoir dirimantes ne sont pas nécessairement applicables de plein droit. Lorsqu’elles ne sont pas d’intérêt général, la partie qui en bénéficie peut y renoncer et le tribunal ne peut les soulever d’office. Cependant, elles sont d’application certaine puisque du moment où une partie s’en prévaut, le juge qui conclut que ses critères sont remplis n’a pas la discrétion de l’écarter. En droit privé, les fins de non-recevoir dirimantes sont codifiées ou prévues par des lois particulières, dont elles suivent les règles spécifiques. Le moyen d’irrecevabilité est leur véhicule procédural par excellence, quoiqu’elles puissent aussi être invoquées lors du procès[56]. Elles incluent, entre autres, la prescription extinctive[57], l’autorité de la chose jugée[58], les délais de déchéance ou délais préfix[59], certains régimes d’indemnisation étatique[60] et les immunités législatives[61].

2. Impératif de cohérence du droit

Les fins de non-recevoir discrétionnaires se fondent sur les principes généraux du droit. Lorsque l’application stricte du droit codifié génère un résultat incompatible avec ces principes, une fin de non-recevoir peut s’élever pour corriger la situation. Les principes généraux « constituent la base d’un système de droit et traduisent ses valeurs essentielles »[62]. Par la disposition préliminaire du Code civil, le législateur a reconnu leur position « comme facteurs surdéterminants des normes législatives »[63]. Cruciaux dans l’exercice de la fonction judiciaire[64], ces principes sont à la fois le « fondement des règles juridiques qui les appliquent ou y dérogent » et, lorsque ces règles sont obscures ou silencieuses, un guide pour les interpréter ou en appliquer de nouvelles[65]. Le principe général est un « idéal de justice » qui transcende la loi et « qui, atteignant ainsi un degré de généralité plus grand que la loi, lui est supérieur et donc opposable »[66]. Cette position privilégiée des principes permet aux fins de non-recevoir qui les expriment d’assurer la cohérence du droit[67].

La bonne foi, étudiée par une doctrine volumineuse[68] et désormais codifiée[69], est le plus célèbre de ces principes. En 1865, les codificateurs avaient enchâssé l’autonomie de la volonté au coeur du droit des obligations et omis toute mention explicite de la bonne foi[70]. La doctrine n’a pas interprété ce silence comme une répudiation. Au contraire, des auteurs ont suggéré que les codificateurs avaient omis de mentionner la bonne foi dans le Code civil parce qu’elle occupait une position si fondamentale au sein du droit civil québécois que sa mention apparaissait superflue[71]. Malgré le rôle attribué à la bonne foi dans la formation et l’exécution des conventions, l’intervention judiciaire dans le domaine contractuel est longtemps demeurée minimale. Au 20e siècle, toutefois, le législateur, suivi par la jurisprudence et la doctrine, a entrepris une moralisation nouvelle du droit des contrats[72]. Les arrêts Soucisse, Houle et Bail de la Cour suprême s’inscrivent dans ce courant[73]. Le nouveau Code civil, adopté en 1991, consacre la centralité de « l’équité, la bonne foi et la répression des abus »[74] et le retour, amorcé lors de la Révolution tranquille, d’une vision plus équilibrée de la liberté contractuelle relativement à la protection des parties vulnérables[75]. Selon le professeur Lluelles et le juge Moore, cette philosophie, incarnée par l’article 1375 C.c.Q., « devrait se traduire concrètement au niveau des sanctions »[76]. D’ailleurs, cet article est « une source autonome de droits et recours » et l’un des fondements des fins de non-recevoir[77].

La bonne foi est une norme au rayonnement étendu et aux frontières souples. Au sens large, elle peut être vue comme la source de la majorité des fins de non-recevoir discrétionnaires. Cependant, le principe de la bonne foi ne permet pas de déterminer les conditions précises de leur application. Pour cela, il faut s’attarder aux autres principes qui entrent en jeu. La fin de non-recevoir discrétionnaire est un outil triple : il s’agit d’une sanction, d’un remède et d’une mesure d’équité. Chacun de ces trois types de fin de non-recevoir met en oeuvre des principes différents et centre la réflexion judiciaire sur une portion distincte du schéma factuel d’un dossier[78].

B. Caractéristiques

1. Nature exceptionnelle

La fin de non-recevoir discrétionnaire est un mécanisme de nature exceptionnelle[79]. Au-delà de ses conditions d’ouverture, le tribunal doit examiner l’ensemble des faits à la lumière de la bonne foi, de l’équité et de la justice contractuelle afin de déterminer s’il est approprié d’y faire droit[80]. L’évaluation des circonstances et du comportement des parties à cet égard relève d’un exercice discrétionnaire qui commande la déférence en appel[81].

La fin de non-recevoir vise à favoriser la cohérence du droit en empêchant que des règles particulières viennent transgresser les valeurs fondamentales de l’ordre juridique. Ce mécanisme n’a pas pour objectif de miner cette cohérence par la création de normes inconciliables ou par la multiplication d’exceptions prétoriennes qui pourraient avoir comme conséquence de priver d’effet certaines portions du droit codifié. En 1926, le juge Mignault avait statué qu’une fin de non-recevoir ne peut être admise si le droit codifié l’exclut directement ou indirectement[82]. Cette exigence de subsidiarité, souvent respectée[83], pose toutefois des problèmes théoriques et pratiques. Elle est antinomique, puisque la fin de non-recevoir discrétionnaire, par nature, s’oppose à un droit d’action que la loi reconnaît et que le système judiciaire devrait mettre en oeuvre. Utilisée par les juges pour corriger les manquements du droit codifié, la fin de non-recevoir génère nécessairement des résultats qui divergent des choix du législateur[84]. Toute fin de non-recevoir, vue ainsi, s’inscrit en faux contre la loi.

Ce paradoxe est d’autant plus criant que la fin de non-recevoir discrétionnaire se fonde sur des principes généraux, normes non écrites à géométrie variable. Les difficultés sont minimisées dans les cas extrêmes. Lorsque la loi est claire et que le principe invoqué est flou ou de moindre importance, la fin de non-recevoir doit être rejetée. Lorsque la loi souffre de lacunes ou d’imprécisions et que le principe soulevé est fondamental, la fin de non-recevoir doit être considérée. Entre ces deux extrêmes, une multitude de décisions contradictoires témoignent des circonstances particulières qui poussent les tribunaux à mettre en oeuvre des fins de non-recevoir que la loi exclut plus ou moins clairement[85].

Pour atténuer cette tension entre le droit codifié et les principes généraux, il faut prendre au sérieux l’objectif de cohérence des fins de non-recevoir discrétionnaires. Il convient de s’abstenir de mettre en jeu les fins de non-recevoir de prime abord lorsque le législateur a prévu un mécanisme pour résoudre une situation. Par exemple, c’est la prescription extinctive, et non une fin de non-recevoir, qui sanctionne la tardiveté d’une demande[86]. C’est l’article 2365 C.c.Q., et non une fin de non-recevoir, qui s’applique au créancier qui a réduit l’efficacité de l’action subrogatoire de la caution[87]. Il faut appliquer le droit codifié et examiner le résultat qui en découle. Si ce résultat menace la cohérence du droit parce qu’il est inconciliable avec ses principes généraux, alors seulement une fin de non-recevoir peut devenir disponible. La fin de non-recevoir n’a pas pour objectif d’exempter le juge ou les plaideurs de considérer le résultat du droit codifié, mais plutôt de préserver l’intégrité de l’ordre juridique lorsque ce résultat la menace. Bref, la fin de non-recevoir doit conserver sa nature exceptionnelle et ne doit pas devenir la source d’un ordre juridique parallèle fondé sur l’équité[88].

2. Conditions d’ouverture

Les conditions d’ouverture[89] des fins de non-recevoir discrétionnaires dépendent des principes généraux qui les fondent. D’abord, certains éléments doivent être écartés de l’analyse. La fin de non-recevoir discrétionnaire s’inscrit hors du paradigme de la faute civile. Le simple écart avec la norme de conduite d’une personne raisonnable ne crée pas en lui-même de fin de non-recevoir[90]. À l’inverse, une fin de non-recevoir peut exister en l’absence de faute[91]. Par ailleurs, les tribunaux, confrontés aux ambiguïtés des fins de non-recevoir, ont parfois insisté sur le degré de blâme ou de mauvaise foi requis[92]. Or, si la simple mauvaise foi ne suffit pas, c’est parce que d’autres conditions doivent être satisfaites, et non parce qu’un degré plus élevé de mauvaise foi est nécessaire. La gravité des actions en cause est un facteur pertinent que le tribunal doit évaluer dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, mais elle n’est pas une condition essentielle.

Les fins de non-recevoir discrétionnaires peuvent agir comme sanction, remède ou mesure d’équité. Ces catégories ne sont ni étanches, ni mutuellement exclusives. Néanmoins, la classification des fins de non-recevoir dans ces trois catégories permet de déterminer leurs conditions d’ouverture. L’étude détaillée de ces trois types dépasse la portée de cet article, lequel n’en présente que les grandes lignes. La fin de non-recevoir sanction met généralement en oeuvre le principe selon lequel nul ne doit profiter de sa propre turpitude. Pour déterminer si les faits lui donnent ouverture, l’analyse se concentre sur le comportement répréhensible d’une partie. Cette fin de non-recevoir est possible lorsqu’une partie, par l’exercice de son droit d’action, tente de tirer indûment profit d’une situation qu’elle a elle-même créée[93]. La fin de non-recevoir remède met en oeuvre le principe du devoir de cohérence. Elle permet de protéger la partie qui l’invoque, point d’ancrage de l’analyse. Elle est disponible en cas de confiance légitime par une partie à une autre et de préjudice subi par la première en raison du manque de cohérence de la deuxième[94]. Enfin, la fin de non-recevoir mesure d’équité tente d’assurer un équilibre relationnel. L’analyse de ses conditions d’ouverture est globale, en ce qu’elle s’attarde à la situation dans son ensemble, plutôt qu’à l’une ou l’autre des parties. Ce type de fin de non-recevoir est possible lorsqu’un déséquilibre doit être corrigé. En matière contractuelle, un tel déséquilibre peut résulter de violations des exigences de la bonne foi par une partie et d’un préjudice subi par l’autre partie[95]. Ce déséquilibre peut également survenir en matière extracontractuelle, dans le cas où la victime d’un préjudice s’était vu fournir par la personne responsable toutes les informations nécessaires à son consentement préalable. Ainsi, une victime ayant autorisé les actions de l’auteur d’une faute pourra se voir opposer une fin de non-recevoir[96]. Il en ira de même d’une victime ayant accepté les risques après avoir obtenu des renseignements suffisants d’un fabricant ou d’un vendeur professionnel[97].

3. Domaine d’application

La fin de non-recevoir peut être invoquée autant en demande qu’en défense, par n’importe quelle partie à une instance[98]. Elle peut s’opposer à un droit d’action en demande principale[99], reconventionnelle[100] ou en garantie[101] ou à une défense sur le fond[102], y compris le droit de reprendre une instance[103]. Elle est souvent partielle, faisant obstacle à une portion de réclamation[104] ou au droit de plaider un argument, en première instance[105] ou en appel[106]. Elle peut anéantir le droit de faire une demande en cours d’instance[107] ou de prendre des mesures d’exécution d’un jugement[108]. La fin de non-recevoir peut également paralyser le droit de déposer un grief arbitral[109], les droits qui découlent d’un préavis d’exercice de droits hypothécaires[110] ou l’exercice d’un pouvoir conféré par contrat[111]. Elle peut aussi empêcher l’intérêt de courir en niant au créancier son droit d’action pour le recouvrer[112]. Une fin de non-recevoir contre une créance peut être invoquée par action directe, pour obtenir la restitution d’un montant, par exemple lorsqu’un créancier a profité de son rôle de mandataire ou de gestionnaire pour se payer lui-même[113]. Cette possibilité la rend particulièrement pertinente en matière de contrats intelligents à exécution automatisée[114].

Une fin de non-recevoir doit être opposée par une partie ayant un intérêt suffisant pour agir et contre la partie appropriée. Par exemple, en matière de régimes de protection, le comportement d’un tuteur ne peut généralement pas faire naître des fins de non-recevoir contre la personne protégée, après la fin de l’administration[115]. En revanche, en matière de faillite, le syndic qui a obtenu la saisine des biens d’un failli et tente d’exercer une action qui s’y rapporte se trouve dans la même position juridique que le failli. Les autres parties au litige pourront opposer au syndic toute fin de non-recevoir disponible contre le failli[116].

Il ne faut pas confondre la fin de non-recevoir avec le moyen d’irrecevabilité de l’article 168 C.p.c.[117]. La première est un plaidoyer sur le fond, alors que le deuxième est un véhicule procédural par lequel une partie peut demander le rejet préliminaire d’une procédure. Une fin de non-recevoir discrétionnaire, comme toute défense, peut triompher dans le cadre d’un moyen d’irrecevabilité, mais seulement si les conditions requises pour un rejet préliminaire sont satisfaites : la fin de non-recevoir doit résulter des faits allégués en demande et être applicable si ceux-ci sont tenus pour avérés[118]. Cela est rare, vu le caractère de plaidoyer affirmatif des fins de non-recevoir. De plus, leur nature hautement factuelle rend difficile leur évaluation préliminaire[119]. Les fins de non-recevoir discrétionnaires sont donc généralement invoquées lors du procès. Dans ce cas, la présentation de sa défense directe comme argument subsidiaire n’autorise pas le plaideur à adopter une position qui, vue globalement, est incohérente[120].

C. Limites

La fin de non-recevoir discrétionnaire est limitée avant tout par sa nature d’exception, puisqu’elle ne peut, à elle seule, donner naissance à une obligation juridique[121] ou faire revivre un droit autrement éteint[122]. L’article 1375 C.c.Q. consacre un « esprit qui doit guider la conduite des contractants » et un « devoir général de la nature d’une attitude » plutôt qu’une « prestation précise »[123]. Au-delà de ces limites inhérentes, la fin de non-recevoir discrétionnaire est restreinte par l’impératif de cohérence qu’elle incarne, lequel la force à céder le pas en cas de non-respect des principes généraux qu’elle met en oeuvre ou de contradiction avec d’autres mécanismes juridiques.

1. Cohérence interne à l’égard des principes mis en oeuvre

Les fins de non-recevoir discrétionnaires peuvent être rejetées, et le sont souvent, lorsque le comportement de la partie qui l’invoque déplaît à la cour[124]. Elles doivent concrétiser les principes généraux du droit, et non les défier. Si le tribunal, dans son examen de l’ensemble des circonstances, conclut que d’accueillir la fin de non-recevoir minerait la cohérence du droit, il doit refuser d’y faire droit.

D’abord, les fins de non-recevoir s’élèvent contre une partie qui fait naître un litige par son comportement répréhensible, et non en sa faveur. Une partie ne peut en bénéficier si elle a provoqué la situation dont elle se plaint[125] ou induit l’autre partie en erreur[126]. Notamment, une fin de non-recevoir ne peut être invoquée entre les participants à une initiative commune qui ont contribué consciemment à une opération risquée pour faire un profit rapide[127]. Ensuite, les fins de non-recevoir protègent la confiance légitime que porte une partie à une autre. Elles ne peuvent être utilisées pour sanctionner une victime ayant entretenu une confiance légitime envers une autre partie[128]. En outre, la fin de non-recevoir empêche une partie de se contredire au détriment d’autrui; elle ne s’offre pas au plaideur qui doit se contredire pour l’invoquer[129]. Enfin, les fins de non-recevoir tendent à s’élever contre le formalisme, et non à le faire triompher[130]. Une fin de non-recevoir sera rejetée si elle repose sur une interprétation formaliste de la loi ou d’un contrat, alors que les faits ne mettent pas en jeu l’objectif du texte en cause[131]. Une irrégularité mineure ne peut servir de prétexte pour se soustraire à ses obligations[132].

Ces obstacles peuvent paraître semblables à ceux que posent la théorie des mains propres en droit anglais (clean hands doctrine) et les tribunaux ont parfois déclaré, par exemple, que la partie qui tentait d’invoquer une fin de non-recevoir n’avait pas, « en tous points, les mains propres »[133]. Ce choix de vocabulaire emporte une certaine confusion, puisque cette théorie ne peut directement être opposée à la partie qui invoque une fin de non-recevoir. La théorie des mains propres s’est développée dans le contexte historique du droit anglais, réticent à accorder l’exécution en nature comme remède judiciaire[134]. Bien que ces hésitations aient influencé les tribunaux québécois, l’exécution en nature est en droit civil le remède par excellence, lorsque les circonstances le permettent[135]. La théorie des mains propres a toutefois été partiellement reçue en matière d’injonctions en droit civil[136]. Lorsqu’elle est invoquée en cette matière, elle peut être vue comme constituant en elle-même une fin de non-recevoir sanction[137].

À l’inverse cependant, la théorie des mains propres n’est pas mise en jeu par les obstacles aux fins de non-recevoir. La théorie des mains propres est traditionnellement une défense partielle à une cause d’action, c’est-à-dire qu’elle empêche d’obtenir une conclusion injonctive[138]. Or, la fin de non-recevoir n’est pas une cause d’action, mais une exception. Lorsqu’un défendeur invoque une fin de non-recevoir discrétionnaire contre une cause d’action, le tribunal doit évaluer les circonstances pour déterminer s’il est approprié de faire échec à cette cause d’action. Dans ce cadre, le tribunal, considérant l’impératif de cohérence du droit, rejettera généralement la fin de non-recevoir si la partie qui y fait appel a violé les principes qu’elle invoque. Là se trouve le principal point commun entre ces obstacles et la théorie des mains propres : tous deux justifient le refus d’un tribunal d’exercer un pouvoir discrétionnaire. Outre cela, ils reposent sur la conciliation d’objectifs différents par l’application de critères distincts et n’ont pas le même effet ultime : alors que la conclusion que le demandeur n’a pas les mains propres entraîne le rejet d’une demande d’exécution forcée en nature, la conclusion que la fin de non-recevoir ne soutient pas la cohérence du droit permet la poursuite d’une action, sans préjuger du résultat.

2. Cohérence externe à l’égard d’autres mécanismes du droit civil

La mise en oeuvre des fins de non-recevoir discrétionnaires est limitée par les règles qui régissent l’ordre public. Les fins de non-recevoir qui protègent l’intérêt général le font parfois au détriment de l’équité entre les parties, mais celles qui protègent l’équité ne peuvent être admises au détriment de l’ordre public[139]. Aussi, le législateur est parfois intervenu pour protéger des parties vulnérables ou compenser certains déséquilibres de pouvoir ou d’information, avec le résultat qu’une partie ne peut renoncer à l’avance à ses droits. Dans un tel contexte, un tribunal n’autorisera pas une fin de non-recevoir discrétionnaire qui produirait les effets d’une renonciation[140].

Les fins de non-recevoir discrétionnaires doivent aussi être conciliées avec les règles relatives à la nullité des contrats. Elles ne peuvent faire obstacle à une nullité absolue, laquelle doit être prononcée dans l’intérêt général[141]. Peuvent-elles toutefois être opposées à une demande d’annulation lorsque le contrat est entaché de nullité relative? La nullité d’un acte mal conclu peut être prononcée même en l’absence d’un préjudice particulier, et le juge, sauf exception prévue par la loi, n’a pas la discrétion de choisir une sanction ou de refuser de prononcer la nullité demandée[142]. En effet, la nullité relative, contrairement au contrat voidable du droit anglais, n’est pas facultative[143]. Pourtant, c’était là, jusqu’à l’arrêt Soucisse, l’emploi le plus fréquent des fins de non-recevoir[144]. Pour clarifier cette question, certaines distinctions s’imposent.

Depuis 1994, les questions ayant trait à la restitution des prestations ne peuvent être érigées en fins de non-recevoir contre une demande en nullité[145]. Les articles 1699 à 1707 C.c.Q. prévoient un ensemble de règles qui s’adaptent aux circonstances et ne doivent pas être court-circuitées[146]. Dans les autres cas, il faut en premier lieu appliquer l’article 1420 C.c.Q., afin de déterminer si la partie qui soulève une cause de nullité est titulaire d’un droit de critique et, le cas échéant, si elle a renoncé à l’exercer[147]. L’absence de droit de critique ou une confirmation tacite font échec à la demande sans qu’il soit nécessaire de faire appel à une fin de non-recevoir[148]. Ce n’est pas à dire qu’une fin de non-recevoir discrétionnaire ne peut jamais s’élever contre une cause d’action en nullité[149]. Cependant, sa disponibilité requiert que le résultat du droit codifié entre en contradiction avec un principe général du droit et que les conditions d’ouverture de l’un des trois types de fins de non-recevoir soient présentes[150].

Enfin, les fins de non-recevoir doivent s’accorder avec l’opération des règles sur la prescription extinctive. Une fin de non-recevoir peut s’opposer à la prescription extinctive, contre laquelle elle agit de façon similaire à une suspension[151]. Ainsi, lorsqu’une créancière a été maintenue dans l’ignorance de ses droits par le débiteur, une fin de non-recevoir sanction peut empêcher le débiteur d’invoquer la prescription extinctive[152]. Toutefois, lorsque la situation s’apparente plutôt à une renonciation à la prescription acquise ou au bénéfice du temps écoulé, la fin de non-recevoir n’est pas un moyen approprié[153]. En outre, il est impossible pour un demandeur de faire renaître un droit prescrit au moyen d’une fin de non-recevoir à la défense, à moins que le défendeur ait renoncé à la prescription acquise[154]. Par ailleurs, la prescription extinctive peut faire obstacle à une fin de non-recevoir, particulièrement à celle invoquée par un demandeur[155]. Ce sera le cas si le demandeur tente de faire renaître un droit prescrit ou si le droit d’invoquer la fin de non-recevoir est lui-même prescrit, par exemple en cas de fin de non-recevoir invoquée pour obtenir la restitution d’un montant. Autrement dit, la fin de non-recevoir ne permet pas de contourner les règles de la prescription extinctive.

III. Les frontières des fins de non-recevoir discrétionnaires

A. Imprécisions de langage

1. Exceptions déclinatoires, dilatoires ou d’inexécution

Les tribunaux ont souvent qualifié de fins de non-recevoir divers moyens qui n’en sont pas[156]. La Cour suprême a souligné, dès 1990, qu’un tel emploi de l’expression était une imprécision de langage susceptible de provoquer des erreurs de droit[157].

D’abord, l’incompétence matérielle ou territoriale d’un tribunal constitue une exception déclinatoire qui se soulève par moyen déclinatoire[158]. C’est le cas, notamment, lorsqu’un litige relève de la compétence d’un arbitre de griefs en vertu d’une convention collective[159] ou d’un arbitre conventionnel en vertu d’une clause compromissoire parfaite[160]. Il arrive que les plaideurs contestent la compétence d’un tribunal par moyen d’irrece-vabilité[161]. Néanmoins, quelle que soit la procédure suivie, l’exception qui attaque la compétence du tribunal choisi est de nature déclinatoire. Contrairement à l’exception péremptoire, le jugement qui l’accueille n’anéantit pas le droit d’action, même lorsqu’il conclut au rejet de l’action. L’emploi de l’expression fin de non-recevoir pour désigner cette exception[162] devrait être proscrit. Lorsqu’une exception déclinatoire s’applique, le tribunal choisi n’est pas compétent pour décider si une fin de non-recevoir discrétionnaire doit s’élever.

Ensuite, les moyens qui ne sont susceptibles que de retarder l’instance, et non de détruire le droit d’action, constituent des exceptions dilatoires, et non péremptoires. Par exemple, le défaut d’offres réelles ou de consignation ne constitue pas une fin de non-recevoir d’une action en passation de titre, puisqu’une ordonnance peut être prononcée pour suspendre le transfert de propriété en attendant la consignation du prix de vente[163].

Enfin, l’exception d’inexécution, applicable en présence d’obligations corrélatives, suspend temporairement l’exigibilité des obligations d’une partie dans l’attente que l’autre s’exécute et a pour but de provoquer cette exécution[164]. Au contraire, la fin de non-recevoir paralyse de manière permanente le droit d’action, en raison d’actions ou d’omissions qui ont déjà eu lieu et qui ont créé un état de fait qui ne peut être effacé. Les tribunaux et les plaideurs ont parfois confondu ces mécanismes dont les conditions et les effets diffèrent[165]. Au contraire de l’exception d’inexécution, la fin de non-recevoir a un caractère permanent et ne requiert pas la présence d’obligations corrélatives.

2. Abus de procédure

La sanction d’une procédure pour abus n’est pas une fin de non-recevoir[166]. Il ne faut pas confondre l’abus de confiance ou de droit, qui a lieu avant l’institution des procédures, et l’abus de procédure qui prend naissance dans le cadre d’une action en justice[167]. Une fin de non-recevoir attaque le droit d’action, et non le choix, la forme ou le nombre de procédures employées pour le faire valoir. De plus, la fin de non-recevoir est un plaidoyer affirmatif. Elle s’appuie sur des faits différents de ceux invoqués par la demande, et non sur la contestation de ses éléments essentiels au motif qu’ils sont frivoles ou abusifs. En outre, une demande pour abus donne ouverture à une gamme de sanctions, alors qu’une fin de non-recevoir n’en entraîne qu’une seule : le rejet de l’action. Un abus de droit peut, après l’institution de procédures judiciaires, devenir un abus d’ester en justice[168] que le tribunal peut sanctionner à la fois par l’attribution de dommages pour abus de procédure et par une fin de non-recevoir contre le droit d’action[169]. Même dans ce cas, il importe de les distinguer afin de préciser contre quel droit la fin de non-recevoir s’élève et quel abus est visé dans la demande en vertu des articles 51 et suivants C.p.c. Cette démarcation peut servir à déterminer la portion des honoraires d’avocat qui devra être remboursée, le cas échéant.

3. Défenses infructueuses

Lorsqu’ils sont d’avis qu’un argument ne suffit pas à faire échouer une action, les juges écrivent parfois que celui-ci ne constitue pas une fin de non-recevoir. Ces arguments portent la plupart du temps sur les conditions de fond de l’action intentée[170]. Dans plusieurs cas, cette formulation reflète probablement le choix de mots des plaideurs. Écrire qu’un tel argument « ne constitue pas une fin de non-recevoir » n’est pas inexact, mais cela porte à confusion. Le tribunal n’indique pas au lecteur si l’absence de fin de non-recevoir s’explique par sa décision de ne pas l’accorder ou par le fait que le mécanisme est inapplicable. À la différence de l’usage d’un autre moyen incorrectement qualifié, cet usage négatif (qu’un argument donné ne constitue pas une fin de non-recevoir) n’affecte généralement pas les conclusions du tribunal. Néanmoins, cet usage devrait être découragé du fait de l’ambiguïté qu’il crée.

B. Renonciations tacites

Une personne est libre de renoncer à ses droits, dans les limites prévues par la loi ou l’ordre public[171]. Elle peut notamment confirmer un contrat, ratifier un acte posé par autrui, acquiescer à une décision rendue ou faire remise totale ou partielle d’une obligation[172]. La simple application des dispositions du Code civil suffit à déterminer les droits des parties dans de tels contextes. Pourtant, les tribunaux utilisent parfois à tort la notion de fin de non-recevoir, alors qu’ils appliquent en réalité — ou devraient appliquer — une combinaison des règles relatives à la renonciation à un droit, à l’expression tacite d’une volonté et aux présomptions de fait comme moyen de preuve. Cet usage erroné en matière de renonciation tacite semble découler de l’emploi fréquent, avant l’arrêt Soucisse, des notions anglaises de laches (délai préjudiciable)[173] et de différents types de waiver (renonciation)[174], souvent traitées comme des fins de non-recevoir. Or, ces notions sont, en droit civil, inutiles et incohérentes[175].

1. Confirmation

Devant une situation pour laquelle le législateur a prévu des règles précises, il convient d’appliquer ces règles. Il n’est alors pas approprié pour le plaideur ou le juge de faire appel à une fin de non-recevoir discrétionnaire, à moins que l’application de ces règles aux faits en cause ne crée une contradiction avec les principes généraux du droit. Plus encore, dans bien des cas, notamment celui de la confirmation d’un contrat vicié, un tel usage constitue une erreur de droit. En droit anglais, une partie peut, dans certaines circonstances, perdre son droit d’action en annulation par simple écoulement du temps, même en l’absence de prescription prévue par la loi ou de confiance préjudiciable de la partie adverse[176]. Or, en droit québécois, « [la confirmation] ne se présume pas »[177] et le silence ou l’écoulement du temps ne suffisent jamais à l’établir[178]. Le législateur, lors de la réforme du Code civil, a expressément prévu l’exigence d’un caractère certain et évident pour que la volonté de confirmer produise ses effets[179]. Ce changement contrecarrait un courant jurisprudentiel selon lequel ne pas demander la nullité dans un délai raisonnable emportait confirmation tacite[180]. Le professeur Lluelles et le juge Moore ont bien souligné les difficultés provoquées par cette pratique judiciaire[181], à laquelle le législateur a mis fin.

Pour qu’il y ait confirmation d’un contrat vicié, le cocontractant doit connaître le vice et avoir renoncé à l’invoquer de manière certaine et évidente[182]. Ces éléments peuvent être établis par tous les moyens ordinaires de preuve, y compris par présomption de fait. En cas de volonté exprimée tacitement, la preuve est souvent indirecte, mais elle doit exister[183] et une fin de non-recevoir discrétionnaire ne peut la remplacer[184]. Par exemple, en cas de fausse déclaration du risque, la conduite d’un assureur peut équivaloir à une confirmation tacite du contrat d’assurance[185]. C’est le cas lorsque l’assureur, sachant qu’une police est annulable, continue d’exécuter ses obligations ou d’exercer ses droits, notamment en assumant la défense de son assuré[186]. Malgré l’emploi de cette expression par certains juges[187], il ne s’agit pas d’une fin de non-recevoir, mais simplement d’une confirmation tacite prouvée par présomption de fait.

2. Ratification, acquiescement et autres renonciations

Les mêmes principes s’appliquent dans la plupart des situations de renonciation à un droit[188], y compris le droit de critiquer l’acte d’autrui, le droit de s’opposer à un jugement et la prescription acquise ou le bénéfice du temps écoulé. Expresse ou tacite, la renonciation est une question de fait qui dépend de l’intention de renoncer, laquelle doit être prouvée[189]. Or, dans ces trois domaines, les tribunaux invoquent parfois le concept de fin de non-recevoir.

D’abord, la conduite d’une partie représentée peut constituer une ratification tacite des actions du représentant, selon les circonstances et l’équilibre informationnel entre les parties. Dans des décisions en matière de courtage sur valeurs mobilières, des juges ont invoqué à ce sujet la notion de fin de non-recevoir à l’encontre du client qui n’avait pas, dès la découverte de la faute, liquidé ou racheté les titres en cause[190]. Ensuite, pour se pourvoir en rétractation d’un jugement, un tiers doit respecter les critères prévus par l’article 349 C.p.c.[191]. Le pourvoi doit être rejeté si la connaissance des procédures par le tiers était suffisante pour en inférer sa connaissance du jugement et qu’un délai de six mois s’est écoulé. Le pourvoi doit également être rejeté si la preuve établit une intention claire de renoncer à son droit à la rétractation[192]. Pourtant, les tribunaux ont parfois employé la notion de fin de non-recevoir pour décider des droits du tiers[193]. De même, l’acquiescement tacite à une décision judiciaire ou arbitrale, lequel devrait être traité selon la logique de la renonciation, est parfois appréhendé selon celle de la fin de non-recevoir[194]. Enfin, la possibilité de renoncer à la prescription acquise ou au bénéfice du temps écoulé est encadrée par les articles 2883 à 2888 C.c.Q. Or, il arrive qu’au lieu d’appliquer ces règles, le tribunal se demande si une fin de non-recevoir discrétionnaire peut s’élever contre le moyen fondé sur la prescription[195].

Dans tous ces cas, faire appel à une fin de non-recevoir est susceptible de mener au rejet indu de droits d’action légitimes. Le simple passage du temps, en l’absence de preuve de l’intention de renoncer, ne devrait pas priver une partie de ses droits. En outre, dans les deux premiers cas, la simple négligence ne peut fonder une fin de non-recevoir, et dans le dernier, une fin de non-recevoir ne peut faire revivre un droit qui est éteint. Cela dit, dans ces cas comme dans celui de la confirmation, une fin de non-recevoir pourra s’élever pourvu que ses conditions d’ouverture soient satisfaites[196].

C. Simple illégalité

La question de l’illégalité illustre bien les tensions provoquées par la rencontre entre l’inexécution d’une obligation stricte du droit codifié, d’une part, et la violation d’un devoir général de bonne conduite, d’autre part. Le défi du juriste confronté à ces tensions varie selon le contexte dans lequel l’illégalité se manifeste. En matière contractuelle, le juriste doit décider du sort des droits d’action liés à des contrats conclus en violation de la loi. En matière de responsabilité civile, il doit déterminer si un préjudice lié à la commission d’un acte illégal peut être indemnisé. Enfin, en matière de dommages-intérêts, il doit comprendre comment traiter les pertes pécuniaires ou non pécuniaires teintées par l’illégalité.

De façon générale, il n’existe pas en droit québécois de doctrine de l’illégalité, comme on la retrouve en droit anglais. Les juristes québécois ne sont ordinairement pas confrontés aux écueils rencontrés en common law dans ce domaine[197]. L’analyse de l’illégalité se fond dans les règles d’application générale du droit civil, lesquelles suffisent à résoudre la question[198]. Ainsi, l’illégalité des agissements d’une victime ne devrait pas donner ouverture à une fin de non-recevoir discrétionnaire à l’encontre de son action en justice, à moins que cela ne soit nécessaire pour préserver la cohérence du droit et que ses conditions d’ouverture soient présentes. Ce serait le cas, par exemple, si une victime tentait de tirer profit de sa conduite illégale.

1. Illégalité liée au contrat

Le contrat dont l’objet ou la cause est en violation de la loi ou contraire à l’ordre public est frappé de nullité, laquelle est absolue si l’intérêt général est en jeu[199]. Sous l’ancien code, en cas de nullité pour motif illicite déterminant, les tribunaux opposaient souvent une fin de non-recevoir sanction à la restitution des prestations, selon l’adage nemo auditur suam propriam turpitudinem allegans (nul ne peut invoquer sa propre turpitude)[200]. En 1991, le législateur a adopté des dispositions sur la restitution des prestations. Selon l’article 1699 C.c.Q., la restitution a lieu dans tous les cas; cependant, le tribunal peut la refuser ou la modifier, de façon exceptionnelle, lorsqu’elle accorderait un avantage indu à une partie. Le ministre de la Justice a précisé dans ses commentaires son intention de mettre de côté l’adage romain, lequel risquait d’ajouter « une seconde immoralité à la première, en provoquant l’enrichissement indu de l’une des parties »[201]. Bien que quelques jugements aient continué d’invoquer cet adage pour refuser la restitution, une jurisprudence majoritaire rejette désormais son application et demande, afin d’exercer le pouvoir conféré par l’article 1699 C.c.Q., la preuve d’un avantage indu au-delà de la seule violation de l’ordre public[202]. Ce faisant, la règle accomplit à la fois un objectif de politique publique — priver les contrats illicites de tout effet — et une certaine justice entre les parties[203]. Ce résultat est atteint sans qu’il soit nécessaire de faire appel à une fin de non-recevoir discrétionnaire.

2. Illégalité liée à la conduite d’une partie

De même, le droit civil de la responsabilité ne contient pas de règles spécifiques sur l’illégalité. Ses règles générales sont applicables[204]. L’ap-préhension de l’illégalité de la conduite d’une victime est, ici encore, plus simple qu’en droit anglais et mène à une indemnisation plus généreuse[205]. D’une part, l’acceptation des risques de sa conduite illégale par une victime n’exonère généralement pas l’auteur de la faute, sauf dans les cas exceptionnels où la volonté libre et éclairée de la victime est suffisante pour qu’une fin de non-recevoir s’élève — ce qui constitue un critère exigeant[206]. D’autre part, si l’illégalité est présentée comme une faute contributive de la victime, elle peut entraîner un partage de responsabilité, à condition de constituer une faute civile causale[207].

Le plus souvent, les tribunaux ne remettent pas en doute la licéité des actions d’une victime. Ils ont ainsi indemnisé partiellement un jeune adolescent brûlé après s’être rendu dans un boisé pour y allumer un feu[208], de même qu’une personne qui s’était blessée en tentant de monter à bord d’un train en marche[209], sans aborder la légalité de leur conduite. De même, l’action d’un demandeur ayant accepté de se battre pour régler un différend[210] et celle d’adolescents ayant participé à la fabrication d’une bombe artisanale[211] ont été rejetées sans discussion de l’illégalité de leurs gestes. Ainsi, l’application des règles générales de la responsabilité civile, simples et uniformes, permettent une grande prévisibilité du droit. Cependant, depuis l’arrêt Soucisse, quelques décisions s’éloignent de ce cadre éprouvé et font appel à la notion de fin de non-recevoir discrétionnaire en cas de simple illégalité des actions de la victime d’un préjudice[212]. Elles citent parfois même à leur soutien des décisions de common law[213].

3. Illégalité liée aux dommages réclamés

Il est question d’illégalité liée aux dommages lorsqu’un demandeur tente de déplacer le fardeau d’une sanction imposée par la loi, par exemple la perte de revenus ou les frais liés à un séjour en prison, ou de se faire compenser pour la perte de profits ou revenus illégaux, par exemple tirés de la vente de substances illicites[214]. Selon les règles générales de la responsabilité civile, les dommages doivent constituer une suite directe et immédiate de la faute et ils doivent avoir un caractère légitime[215]. Qu’il s’agisse de l’un ou l’autre des deux types d’illégalité liée aux dommages, le tribunal pourra conclure que le préjudice est illégitime et ne peut être réparé[216].

En bref, grâce à la structure d’ensemble du droit civil et à la clarté de ses objectifs législatifs, les frontières entre le droit criminel et le droit des obligations sont généralement nettes[217]. L’application à des situations spécifiques des principes et des règles qui relèvent de l’un ou de l’autre est sans surprise. En appliquant simplement ses principes généraux aux situations d’illégalité, le droit privé québécois priorise ses objectifs de réparation et de justice contractuelle et laisse le droit criminel se charger de la dissuasion et de la punition des actes illicites. Cet équilibre risque toutefois d’être ébranlé par la multiplication de fins de non-recevoir discrétionnaires, au-delà de celles nécessaires au maintien de la cohérence de ses règles spécifiques avec ses valeurs fondamentales.

Conclusion

Les tribunaux ont-ils, dans un État de droit, la discrétion de fermer leurs portes à un justiciable et de lui refuser leur secours pour mettre en oeuvre les droits que lui reconnaît la loi[218]? Interrogés directement, les juges québécois se déclarent liés par le droit en vigueur[219]. Les motifs de leurs décisions révèlent pourtant une histoire parallèle, difficile à concilier avec cette réponse définitive : celle de la fin de non-recevoir. Lorsqu’une partie l’invoque et qu’un juge la retient, elle paralyse de façon totale et permanente la mise en oeuvre d’une réclamation. Sous sa gouverne, le tribunal met les règles qu’impose le droit à l’épreuve des résultats que tolère la justice et lorsque les règles faillissent, il s’autorise à les ignorer au nom de l’équité[220].

Quarante ans après l’arrêt Soucisse, les tribunaux font appel à des fins de non-recevoir discrétionnaires de façon quotidienne, dans une vaste gamme de dossiers litigieux. L’étude systématique des décisions d’appel révèle toutefois des applications souvent confuses ou contradictoires, et parfois problématiques. Les architectes du droit sont constamment à la recherche « du bon degré de généralité », afin « de justifier et de prévoir la solution particulière, sans éliminer toute adaptation concrète »[221]. Ainsi, « l’appel de la théorie est principalement l’appel du général dont le juriste attend plus d’égalité, plus de prévisibilité, dont il espère plus de clarté sur le particulier »[222]. C’est dans cet esprit que cet article s’est efforcé d’identifier les différentes fins de non-recevoir qui peuvent s’élever et de cartographier leur territoire et leurs frontières.

Ces exceptions discrétionnaires devraient demeurer exceptionnelles. Il faut se garder de les invoquer comme panacée à toute difficulté du droit codifié. Autrement, elles sont susceptibles de devenir l’instrument d’une extension indue de l’équité des juges au détriment de la loi en vigueur, au gré des singularités de chaque dossier. Il faut tracer leurs frontières et éviter qu’elles n’envahissent divers territoires qui ne devraient pas être les leurs. Il faut correctement identifier les fins de non-recevoir dirimantes, empêchements absolus créés par la loi, et les fausses fins de non-recevoir, qualifiées ainsi par imprécision de langage. Il faut, en outre, débusquer les fins de non-recevoir soulevées dans des cas qui devraient les exclure. Ces méprises, souvent causées par l’importation inappropriée de concepts d’origine anglaise, comme en matière de renonciation tacite ou de simple illégalité, court-circuitent l’application normale du droit civil et mènent à des résultats erronés.

Les fins de non-recevoir sont porteuses d’un héritage mixte, riche, mais contradictoire, dont témoignent les difficultés de leur intégration au sein du droit civil. Des concepts de droit anglais, waiver, laches, estoppel et autres, se sont immiscés dans leur histoire, jusqu’à s’y confondre et en disparaître, non sans y laisser leurs traces. L’existence de droits subjectifs et l’accès aux tribunaux pour les faire valoir se trouvent au coeur d’une profonde distinction historique entre les conceptions continentale et anglo-saxonne du droit. Le droit civil ne connaît pas la dichotomie entre rights et remedies des droits de tradition anglaise[223]. Le principe selon lequel les portes des tribunaux sont ouvertes aux citoyens, qui peuvent y obtenir la sanction des droits accordée par la loi, est inscrit dans l’identité des droits de tradition continentale[224]. La procédure est la servante, et non la maîtresse, du droit et l’existence d’un droit subjectif emporte normalement l’existence d’un droit d’action pour le faire valoir[225].

Pourtant, strictement définie, correctement employée et restreinte par un impératif de cohérence, la fin de non-recevoir discrétionnaire parvient à dépasser les paradoxes qui ont miné son histoire. Les droits subjectifs ne sont pas absolus : le droit contrôle les modes et conditions de leur exercice[226]. L’ordre juridique a besoin d’un mécanisme qui empêche un droit subjectif particulier de s’exercer aux dépens de la structure ou des valeurs fondamentales du droit objectif. Dans ce paradigme, la fin de non-recevoir n’est pas un obstacle indu à la réalisation du droit codifié ou une incursion dans le droit d’une moralité arbitraire ou changeante, dénuée de légitimité démocratique. Elle est plutôt un appel aux principes généraux qui fondent et infusent le droit, et une possibilité de leur donner voix pour contrer un résultat qui les trahit. Cependant, une grande prudence est de mise. La fin de non-recevoir opère au point critique entre l’équité et l’arbitraire. Elle est le pont entre une justice des règles, aveugle, rigide et prévisible, et une justice des résultats, discrétionnaire, souple et instable. Théoriser la fin de non-recevoir est donc essentiel pour surmonter les dilemmes du choc entre principes généraux et droit codifié et éviter que l’arbitraire n’étende son emprise au coeur de l’appareil judiciaire.