Article body

Chez les bactéries telles qu’Escherichia coli, les ribosomes s’associent aux ARNm naissants et commencent à les traduire en polypeptide avant que la transcription ne soit achevée. Il en résulte un couplage entre ces deux opérations. Ainsi, la manière dont s’effectue la transcription détermine la stabilité et la traductibilité des ARNm. Inversement, la traductibilité des ARNm détermine l’efficacité de leur transcription et leur stabilité. Jusqu’en 2001, l’existence d’un tel couplage chez les eucaryotes semblait n’être qu’une hypothèse d’école. En effet, les cellules eucaryotes se distinguent des procaryotes par une compartimentation de l’espace intracellulaire en cytoplasme et noyau. Or, tous les manuels de biologie nous enseignent que le noyau est le siège de la transcription des ARN pré-messagers, puis de leur maturation en ARN messagers, alors que la synthèse protéique s’effectue dans le cytoplasme après exportation des ARNm hors du noyau [1]. Pourtant plusieurs études publiées dans les années 1970 avaient suggéré, sans convaincre, l’existence d’une synthèse protéique nucléaire. La question s’est reposée dans les années 1990, pour rendre compte d’un «contrôle de qualité» des ARNm avant leur exportation hors du noyau. Des mutations, à l’origine des codons «non-sens» ou stop, affectent l’épissage, et la dégradation des ARN pré-messagers. Or comment détecter la présence d’un codon non-sens dans un ARN nucléaire si celui-ci n’est pas traduit en polypeptide((→) m/s 2001, n°8-9, p.914)? On doit à F. Iborra et à P. Cook d’avoir réactivé l’hypothèse d’une synthèse protéique nucléaire dans un article retentissant publié en 2001 [2]. Malgré l’opposition de quelques «irréductibles» [3], des études récentes sont venues conforter la réalité d’une telle synthèse protéique nucléaire.

Un contrôle de qualité élimine des ARNm défectueux

L’apparition d’un codon «non-sens» ou stop prématuré (PTC, premature termination codon) dans la phase de lecture ouverte de la section codante d’un ARNm peut déclencher sa dégradation (un processus appelé NMD ou non-sense mediated decay) (Figure 1B). Cependant les codons stop prématurés n’entraînent pas toujours une dégradation de l’ARNm, parfois les ARN pré-messagers défectueux s’agrègent près de leur site de synthèse (Figure 1C) et parfois un épissage alternatif (NAS ou non-sense associated alternative splicing) élimine le codon stop (Figure 1D). De plus, les ARNm ne possédant pas de codons stop sont eux-aussi dégradés (Figure 1E). Un contrôle de qualité des ARNm permet d’éviter la synthèse de protéines tronquées, susceptibles de s’agréger et/ou d’agir comme des mutants dominants négatifs des protéines «normales» [4]. De ce fait, un contrôle de qualité des ARN rend compte de l’aspect récessif, à l’état hétérozygote, de nombreuses mutations introduisant des codons stop prématurés. Ainsi, dès 1979, J.C. Chang et Y.W. Kan ont décrit un cas de b-thalassémie due à un PTC. La plupart des patients hétérozygotes sont phénotypiquement sains et ne synthétisent pas de protéine tronquée grâce à la NMD. Cependant, G.W. Hall et S. Thein ont décrit, en 1994, un cas de mutation PTC dans le dernier exon de la b-globine produisant un ARNm échappant à la NMD. On peut penser que l’accumulation d’une protéine défectueuse qui en résulte, est à l’origine d’une b-thalassémie sévère chez les patients hétérozygotes.

Figure 1

Mécanismes de contrôle de qualité des ARNm.

Mécanismes de contrôle de qualité des ARNm.

Après l’épissage, un résidu du complexe d’épissage (le complexe EJC) reste en place sur l’épissure. A. Si l’ARNm est «normal», le complexe EJC est chassé par le passage des ribosomes. Lorsqu’un codon stop «prématuré» précède l’épissure, les ribosomes restent en place et ne chassent pas le complexe EJC. Plusieurs cas de figures sont observés. B. le complexe EJC demeuré en place recrute un système de dégradation des ARNm 5’-3’ (non-sense mediated decay ou NMD). C. Les prémessagers «anormaux» s’agrègent près de leur site de transcription. D. Un épissage alternatif provoque la disparition du codon stop prématuré (non-sense mediated alternative splicing ou NAS). E. En l’absence de codon stop, le ribosome progresse jusqu’au bout de la queue polyA où il demeure arrêté et recrute le complexe de l’exosome qui dégrade l’ARNm de 3’-5’.

-> See the list of figures

En l’absence de situation pathologique, la maturation des lymphocytes B et T s’accompagne de réarrangements «au hasard» des gènes codant pour les immunoglobulines ou les récepteurs des cellules T. On s’attend à ce que ces processus aboutissent fréquemment (~ 66% des cas) à la production d’ARNm porteurs de codons stop prématurés qui doivent donc être éliminés [5]. D’une manière générale, le contrôle de qualité des ARNm semble concerner un très grand nombre de transcrits puisqu’en analysant les séquences des ADNc contenues dans les banques de données humaines (EST), B.P. Lewis et al. ont identifié 1106 gènes produisant des messagers porteurs de codons non-sens en amont d’une «épissure», donc susceptibles de NMD [6].

Un contrôle nucléaire de la qualité des ARNm

Dès les premiers travaux, il a été suggéré que, dans les cellules de mammifères, la dégradation des ARNm défectueux se produisait, au moins partiellement, dans le noyau. En effet, les codons stop prématurés, ou l’absence de codon stop, provoquent une baisse de la quantité d’ARNm matures co-purifiant avec les noyaux alors que ni la transcription du gène, ni la stabilité de l’ARNm cytoplasmique ne sont affectées. Inversement, des ARN pré-messagers à l’origine d’ARNm porteurs de codons stop prématurés s’accumulent dans le noyau, au voisinage du site de leur transcription [7]. De plus, si l’on admet que l’épissage des ARN pré-messagers s’effectue dans le noyau, l’épissage alternatif NAS doit être un processus nucléaire. Cependant, le contrôle de qualité des ARNm peut aussi s’effectuer dans le cytoplasme, comme dans le cas de la b-globine [8]. Suivant les ARNm, le contrôle de qualité s’effectuerait soit dans le cytoplasme, soit dans le noyau.

Des ribosomes bloqués déclenchent la dégradation des ARNm

Très tôt on a avancé l’hypothèse d’une synthèse protéique pour rendre compte des observations sur le contrôle de qualité des ARNm. Après l’excision des introns, un complexe multiprotéique (EJC ou exon-junction complex), résidu du complexe d’épissage, demeure associé au point d’épissure entre les deux exons épissés; ce complexe est éliminé par le passage du premier ribosome traduisant l’ARNm [9] (Figure 1A). Mais s’il existe un codon stop prématuré, à plus de 55 nucléotides en amont du point d’épissure, le complexe EJC reste en place. Le complexe EJC et le ribosome, «gelés» sur le codon stop, coopèrent ensuite pour déclencher la dégradation de cet ARN par NMD (Figure 1B). Un ARNm présentant un codon stop en amont d’un site d’épissure est reconnu comme anormal et éliminé. Cela explique pourquoi les codons stop «normaux» sont généralement trouvés dans le dernier exon. Un mécanisme différent, impliquant lui aussi une synthèse protéique, serait responsable de la dégradation d’ARNm ne possédant pas de codon stop (Figure 1E). Dans ce cas, le ribosome bloqué à l’extrémité de l’ARNm s’associe au complexe «exosome» qui dégrade l’ARN par son activité exonucléase 3’->5’ [10]. L’épissage alternatif NAS du messager du récepteur des cellules T ne concerne que des sites placés en aval d’un codon AUG d’initiation de la traduction et ne se produit pas en l’absence de codon AUG d’initiation ou lorsque la synthèse protéique est inhibée [11]. Cependant, des mécanismes de reconnaissance des codons stop prématurés ne faisant pas appel à la traduction pourraient rendre compte de certains cas de NAS [12].

Ribosomes et facteurs de traduction sont recrutés au voisinage des gènes actifs

Chez les eucaryotes, la synthèse protéique se décompose en plusieurs étapes: le recrutement d’un ribosome, la reconnaissance par celui-ci du premier codon (le plus souvent AUG, celui qui code pour la méthionine), l’allongement de la chaîne polypeptidique catalysé par le ribosome, l’arrêt de la synthèse lorsque le ribosome rencontre un codon stop. Les facteurs d’initiation de la traduction (eIF) assistent les deux premières étapes, les facteurs d’élongation (eEF) interviennent lors de l’allongement des chaînes polypeptidiques, et les facteurs de terminaison (eRF) contribuent à l’arrêt et au détachement du ribosome de la protéine néo-synthétisée. Tous ces facteurs sont détectés dans le noyau, bien qu’en faibles quantités. L’observation la plus complète de ce genre vient d’être rapportée par S. Brogna du groupe de M. Rosbash qui étudiait les chromosomes polytènes des glandes salivaires de larves de drosophile [13]. Cette étude montre que les mêmes zones de transcription identifiables par un aspect de soufflé (puff) et par la présence d’ARN polymérase II sont marquées par des sondes ARN antisens de l’ARN ribosomique 18S et par des anticorps dirigés contre 27 des sous-unités protéiques du ribosome ou contre le facteur d’initiation de la traduction, eIF2, ou contre le facteur de terminaison de la traduction, eRF3. L’utilisation d’un gène inductible montre que le recrutement de ces protéines est détectable avant même que les transcrits n’aient pu être terminés. Tous les acteurs sont en place pour une traduction couplée à la transcription chez les eucaryotes comme chez les bactéries.

Les observations du groupe de J. Lis sur des chromosomes polytènes de drosophile vont plus loin et suggèrent un couplage entre la transcription et la dégradation des pré-messagers sans codon stop par l’exosome, puisque les composants de ce complexe sont recrutés au niveau des gènes actifs par les facteurs généraux de transcription, Spt5 et Spt6 [14].

Traduction nucléaire d’ARNm naissants

Les expériences de F. Iborra et P. Cook suggèrent fortement l’existence d’un couplage entre transcription et traduction dans des cellules humaines [2]. Ces auteurs ont très soigneusement isolé des noyaux et les ont incubés en présence de ARN de transfert chargés avec des acides aminés marqués; ceux-ci sont alors incorporés in situ dans des chaînes polypeptidiques. Or, cette incorporation in vitro d’acides aminés dans les noyaux est fortement stimulée par la présence des quatre ribonucléotides précurseurs des ARN. Inversement, elle est très fortement diminuée en présence d’inhibiteurs spécifiques de la transcription comme l’a-amanitine. Ces observations suggèrent que les ARNm traduits sont ceux qui sont en cours de transcription. Le couplage de la traduction nucléaire à une transcription in situ rend les expériences de F. Iborra et P. Cook particulièrement convaincantes, car il écarte l’argument d’une contamination de leur préparation de noyaux par des polysomes cytoplasmiques. Plus récemment, A. Herbert et al. ont rapporté un cas spectaculaire de synthèse protéique nucléaire [15]. Ces auteurs ont empêché ou non la sortie de l’ARNm d’une protéine rapporteur. Puis, une utilisation très astucieuse de l’adénosine déaminase leur permet, en éliminant un codon stop, tantôt dans le noyau tantôt dans le cytoplasme, d’obtenir une synthèse du rapporteur dans un compartiment ou dans l’autre.

Pour conclure, la réalité d’une synthèse protéique nucléaire semble désormais étayée par des expérimentations variées réalisées dans plusieurs laboratoires réputés. Cela ne signifie pas pour autant que la synthèse cytoplasmique traditionnellement décrite dans les manuels ne soit pas prépondérante. La synthèse protéique nucléaire rend compte de la dimension nucléaire du contrôle de qualité des ARNm et il est tentant de spéculer qu’un mécanisme de rétention d’ARNm associé à une synthèse protéique nucléaire puisse contribuer à la localisation nucléaire de certaines protéines sans recourir à leur importation depuis le cytoplasme.