Le mot du moisWord of the Month

Absence[Record]

  • Jean-Claude Ameisen

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  • Jean-Claude Ameisen
    Inserm EMI U-9922, Université Paris 7,
    Groupe hospitalier Bichat-Claude Bernard,
    16, rue Henri Huchard, 75018 Paris, France.
    ameisen@wanadoo.fr

Ce texte est une adaptation d’un passage du livre Qu’est-ce que mourir ? Ameisen JC, Hervieu-Léger D, Hirsch E, eds. Paris : Le Pommier/Cité des Sciences et de l’Industrie, 2003.

Comment survivre à l’absence - à l’absence des autres, et à l’idée de notre absence à venir ? Comment penser ce vacillement, ce basculement d’une présence qui soudain devient absence ? Comment nous projeter dans notre propre disparition qui, une fois advenue, aura cessé d’être la nôtre ? Et une fois que le « nous » ne désigne plus que les survivants, ceux qui ont accompagné un être humain au terme de son dernier voyage, comment faire pour se séparer de lui sans totalement l’abandonner ? Comment faire pour que sa présence se transforme en absence, puis que cette absence à son tour nous devienne présence ? Pour que nous puissions être accompagnés par qui nous ne pouvons plus désormais accompagner ? Comment vivre ces métamorphoses qui nous permettront d’essayer de conjuguer puis de concilier exclusion et inclusion, départ et retour, séparation et réunion ? Il nous faut accepter la réalité du départ des morts. Réaliser que notre mémoire est le seul lieu où nous puissions désormais les convoquer. Construire, jour après jour, une continuité toujours nouvelle, qui les intègre, absents, parmi les présents. Une histoire collective en perpétuelle reconstruction, toujours ouverte sur ce qui est, a été, et sera peut-être. Nous ne sommes jamais seuls à inventer notre chemin. Les langues que nous parlons, les villes et les villages que nous habitons, l’écriture, ce que nous savons de la vie et de la course des planètes à travers le ciel, la musique, la peinture, la médecine, et jusqu’à la manière dont nous nous séparons des morts… tout - presque tout - de ce que nous pensons nôtre, faisons nôtre en nous l’appropriant, nous a été transmis, légué, de génération en génération, à travers l’espace et le temps. Nous sommes faits de mémoire, même si souvent nous l’oublions. Nous sommes faits de la mémoire des morts. Nous vivons de leur absence. Nous la transformons. Nous la réinventons. Nous sommes le témoignage de ce que l’absence peut faire naître, quand elle devient mémoire - quand elle devient culture. Si nul ne peut vraiment être certain de ce qu’il advient aux morts, ce que nous savons, c’est que nous leur devons d’être ce que nous sommes. Mais nous savons aussi qu’une part essentielle de leur héritage nous est à jamais perdu. La mémoire de l’absence est aussi la mémoire de tout ce que nous ne connaîtrons pas, interrompu avant d’avoir pu se déployer : une vie - une énigme qui fait naître l’incertitude, l’interrogation, la distance, et le respect. Et le respect que nous portons à cette énigme nous permet de transformer en présence ce qui pourrait n’être qu’oubli, en partage ce qui pourrait n’être que succession. De prendre une place à leur côté sans jamais pouvoir être sûr de ce qu’elle signifiait pour eux, tout en leur en donnant une autre, qu’ils n’avaient pas - et ne pouvaient avoir - auparavant. Mais comment faire en sorte que la mémoire enrichisse le présent et l’avenir au lieu de les appauvrir ? Il nous faut sans cesse nous inscrire nous-mêmes dans cette trame mouvante. Et les relations que nous entretenons avec l’absence nous renvoient ainsi sans cesse à une interrogation sur la nature des relations que nous entretenons avec les vivants.