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Les noms de rues apprennent beaucoup sur les nations. King’s Road à Londres évoque la monarchie britannique, Main Street à New York quelque chose de la simplicité américaine, et le boulevard Pasteur fait référence à un grand savant français. Le nombre de rues, avenues et boulevards portant des noms d’intellectuels, et plus particulièrement de médecins, est plus important à Paris que dans n’importe quelle autre ville au monde. En feuilletant l’index du plan de Paris, on constate qu’au moins cent cinquante rues portent le nom d’un médecin ou d’un scientifique.
Nommer les rues de Paris en l’honneur des médecins n’a rien d’une mode récente. Il y a presque cent ans, William Osler, qui était alors Professeur Royal de Médecine à l’Université d’Oxford, séjourna trois mois à Paris. Ayant vécu aux États-Unis et en Angleterre, il considérait que la France témoignait, par rapport aux Américains et aux Anglais, d’une plus grande reconnaissance envers ceux qu’il appelait medical men. Dans ses Impressions de Paris publiées dans le journal de l’American Medical Association en 1909, Osler notait : « Si l’on me demandait l’impression la plus spécifique et la plus forte que j’ai pu éprouver là-bas, je répondrais : c’est l’extraordinaire respect des Francais pour les sciences. L’histoire des sciences est écrite partout dans la ville : sur les monuments, les immeubles consacrés par leur nom à des morts illustres et dans les rues qui portent leurs noms. Il existe plus de statues dédiées aux hommes de la médecine à Paris qu’en Angleterre et aux États-Unis réunis ».
Depuis la visite d’Osler, Paris a continué de donner à ses rues les noms de medical men. C’est le cas de la rue Alexis Carrel. En 1974, Paris a associé le nom d’Alexis Carrel à une rue du 15e arrondissement. Ce qui n’est peut-être pas surprenant, puisque Alexis Carrel était le troisième français à recevoir le prix Nobel de médecine. Pour fêter le centenaire de sa naissance en 1973, son nom est apparu dans les rues de plus de deux douzaines de villes françaises, dont Strasbourg, Limoges et Montpellier. Sa ville de naissance, Lyon, avait donné son nom à sa faculté de médecine en reconnaissance de son prix Nobel. Il est certain que très peu de citoyens français connaissent Alexis Carrel en dehors de ce prix Nobel. Après tout, il a vécu la majeure partie de sa vie d’adulte aux États-Unis, et il est mort avant la fin de la Seconde Guerre mondiale.
En 1991, cette ignorance générale a pris fin avec le démarrage de ce qui pourrait être appelé « l’affaire Carrel ». À cette époque, le Front National, sous la direction de Jean-Marie Le Pen, militait pour l’établissement d’une politique restrictive à l’égard des immigrés vivant en France, et d’une limitation drastique des nouveaux immigrants. Les Verts, parti écologiste de gauche, s’opposaient vigoureusement aux attaques racistes de Le Pen à l’égard des étrangers. En réponse à leurs arguments, Bruno Mégret et le Front National citèrent des écrits d’Alexis Carrel, le présentant comme « le premier français vraiment écologiste », un écologiste « humain ». Carrel avait en effet « averti » la France que les immigrants « polluaient » la population française. D’un coup, le nom de Carrel était jeté au centre du débat politique. La pièce maîtresse de ce débat était son livre, L’homme, cet inconnu, publié aux États-Unis en 1935.
Carrel est né à Lyon en 1873. Élevé dans des écoles catholiques locales, il obtint son premier diplôme de médecin en 1900 à la faculté de médecine de Lyon. Dans sa vie d’étudiant, déjà, Carrel s’était farouchement opposé aux forces libérales et anticléricales au sein des cercles académiques. Ses écrits soutenant la réalité de « miracles médicaux », qui suivaient ses visites à Lourdes, semaient la consternation dans les cercles médicaux. Ces prises de position ont pu contribuer à rendre infructueuses ses tentatives d’obtenir un poste hospitalier à Lyon.
En 1904, il quitta la France pour l’Amérique du Nord. Après un court séjour au Canada, il rejoignit les États-Unis. Il travailla d’abord à l’Université de Chicago où, selon toutes les sources, il était reconnu comme un chirurgien vasculaire talentueux qui a développé de nouvelles techniques de suture des vaisseaux. En 1906, Carrel fut recruté par le Rockefeller Institute for Medical Research, récemment ouvert à New York. Dès 1910, les perfectionnements apportés par Carrel aux techniques d’anastomose des vaisseaux permirent d’utiliser ces techniques pour démontrer les possibilités de fonctionnement à long terme d’organes réimplantés. Ses transplantations d’organe d’un animal à l’autre n’ont fonctioné que peu de temps malgré sa réussite technique. Carrel identifia alors une pathologie du rejet de greffe, et suggéra que ce rejet témoigne d’une réaction de l’hôte contre l’organe transplanté. L’application des techniques chirurgicales de Carrel à la transplantation d’organes humains semblait à portée de main, et c’est pour ce travail que Carrel fut récompensé par le prix Nobel de médecine en 1912. Il a fallu quarante années supplémentaires pour découvrir des substances immunosuppressives permettant de contrôler le rejet de greffe et de transformer, en une modalité thérapeutique réelle, les espoirs que Carrel avait mis dans les transplantations d’organes. Contrairement aux travaux qui lui valurent le prix Nobel, tout ce que Carrel a produit au cours des 34 dernières années de sa vie à l’intérieur et en dehors de son laboratoire a prêté à controverse. Cela résulte essentiellement de sa vision dogmatique de l’existence humaine, mélangée à sa foi religieuse. Rappelons-nous ce qu’il écrivait à propos des miracles médicaux proclamés par les pèlerins de Lourdes.
En 1910, Carrel porte son attention sur le comportement des cellules normales en culture. Sa publication la plus innovante, publiée dans le Journal of Experimental Medicine, concluait que les cellules normales d’organismes dont la durée de vie était déterminée pouvaient croître indéfiniment en culture. Carrel interprétait ces résultats en proclamant que les cellules normales, libérées des contraintes liées à la durée de vie finie des organismes, étaient, elles, immortelles. Malgré l’intérêt porté à l’époque à ces expériences, celles-ci n’ont jamais été confirmées et sont aujourd’hui considérées comme erronées, voire frauduleuses. Cependant, cette « foi » dans l’immortalité des cellules normales en culture a eu la vie longue au Rockefeller Institute.
En 1960, l’article clé de Hayflick et Moorhead prouvant le caractère fini de la durée de vie d’une culture de fibroblastes humains était soumis au même Journal of Experimental Medicine. Ce journal, édité par le Rockefeller Institute, qui avait publié l’article original de Carrel 50 ans plus tôt, refusa d’accueillir un point de vue aussi différent. L’éditeur Peyton Rous, membre de I’Institut, écrivit aux auteurs qu’il avait été bien établi que les cellules normales qui poussaient en culture étaient immortelles et suggérait qu’une déficience du milieu de culture puisse être en cause pour expliquer la durée de vie limitée de ces cultures cellulaires. L’article de Hayflick et Moorhead, publié l’année suivante dans un autre journal, devint l’une des références scientifiques les plus citée des années 60, et ses conclusions ont été confirmées depuis par des centaines de laboratoires indépendants.
Les activités de Carrel dans les années 30 ont provoqué consternation générale, controverses et condamnations, bien au-delà de la communauté scientifique. À cette époque, le laboratoire de Carrel, qui étudiait des cultures d’organes, accueillit l’aviateur Charles Lindbergh ayant pour projet la construction d’une pompe destinée à perfuser des organes en culture. II se trouvait que Carrel et le jeune aviateur partageaient un grand nombre de points de vue. Ils avaient été tous les deux impressionnés par l’efficacité des responsables national-socialistes à organiser la reconstruction de l’Allemagne, et Lindbergh put convaincre Carrel que les Américains étaient trompés par « la propagande des Juifs et des Bolcheviks » qui tiraient la sonnette d’alarme contre le racisme nazi. Les points de vues de Carrel ont été résumés dans un livre, publié en 1935 et très largement diffusé, L’homme, cet inconnu. Carrel y affirme que l’eugénisme est le seul moyen de protéger l’espèce humaine contre la pollution des individus génétiquement inadaptés. La solidité de l’espèce humaine, dit-il, pourrait être assurée par une sélection positive, encourageant la reproduction d’êtres génétiquement doués, doublée d’une sélection négative qui éliminerait ceux génétiquement inadaptés. Il louait les politiques, mises en place aux États-Unis et ailleurs à cette époque, qui prévoyaient la stérilisation des handicapés mentaux et autres individus atteints de maladies mentales, en y reconnaissant les outils adaptés pour cette sélection négative. Dans le dernier chapitre intitulé « La reconstruction de l’homme », cinq pages avant la fin du livre, apparaît une phrase particulièrement choquante. Carrel propose que, pour les individus inadaptés et pour « ceux qui ont gravement trompé la confiance du public, un établissement euthanasique pourvu de gaz appropriés, permettrait d’en disposer de façon humaine et économique ». Au milieu des années 30, cette « solution » ne pouvait être entendue comme une hyperbole rhétorique, puisqu’elle fut adoptée par les Nazis comme « solution finale ». Pour cette raison, Carrel a été accusé d’être le père des chambres à gaz.
Carrel, retraité du Rockefeller Institute en 1939, est revenu en 1941 en France occupée où il a été recruté par le gouvernement de Vichy pour devenir le « directeur de la Fondation française pour l’étude des problèmes humains ». C’est là qu’il a propagé ses idées d’eugénisme humain, en les ciblant en particulier sur les résidents français ayant fui les persécutions nazies. Après la libération de la France en 1944, Carrel fut renvoyé de son poste. Il revint à Paris, où il mourut en novembre 1944. Malgré ses idées racistes et les rumeurs de collaboration avec les Allemands, son nom a été largement « oublié » durant 45 ans. La France se reconstruisait et cherchait à oublier ces jours noirs dévastateurs de la Seconde Guerre mondiale.
Cependant, quand le nom de Carrel s’est trouvé « injecté » dans le débat politique par le Front National en 1991, ses vues ont été reconsidérées et une majorité de Français ont conclu que ses écrits apportaient un déshonneur plus grand que ne l’était l’honneur de ce prix Nobel français. Le résultat a été que, pendant les années 90, son nom a été retiré des rues de plus de vingt villes de France. La faculté de Médecine Alexis Carrel de Lyon fut rebaptisée en l’honneur de Claude Bernard. Malgré cela, une rue du 15e arrondissement de Paris continua jusqu’en 2003 de porter le nom d’Alexis Carrel, bien que seules deux des quatre plaques soient encore en place, les autres ayant été arrachées des murs. Ironie du sort, la rue Alexis Carrel était située non loin du monument aux martyrs juifs du Vélodrome d’hiver, au bas du boulevard Garibaldi, commémorant le rassemblement des Juifs amenés par les gendarmes français en 1942 avant leur déportation vers les camps de la mort nazis.
Paris restait ainsi la dernière ville de France dont une rue portait le nom d’Alexis Carrel.
Il fallut attendre 2003 pour que le nouveau maire de Paris décide de retirer le nom de Carrel de la liste des noms de rues parisiennes qui honorent les médecins : la rue porte maintenant le nom de Jean Pierre-Bloch, grand résistant.
De Gaulle avait dit de Robert Brasillach, intellectuel et collaborateur, que « le talent impose des responsabilités ». De la même manière, les honneurs du prix Nobel accordé à Carrel l’ont sûrement rendu encore plus responsable de ses opinions criminelles.
Appendices
Remerciements
L’auteur est très reconnaissant à Philippe Michard et Philippe Kourilski de l’aide dans la traduction de cet article en français.