Article body

« Il est donc permis de supposer que la petitesse relative du cerveau de la femme dépend à la fois de son infériorité physique et de son infériorité intellectuelle »

Paul Broca (1824-1880)

Au xixe siècle, à l’époque de la phrénologie, la simple description de bosses sur le crâne permettait d’expliquer tous les traits de l’âme humaine. À l’évidence, la bosse des maths manquait aux femmes, mais pas celle de l’amour de la progéniture ! L’outil était fruste mais efficace : grâce à lui, on pouvait classer les individus et établir un ordre hiérarchique justifiant l’organisation sociale.

Aujourd’hui, les instruments d’investigation sont tout autres. Génétique et imagerie cérébrale sont les méthodes de choix. Mais se profile toujours en arrière-plan l’idée que c’est dans le cerveau qu’il faut chercher la clé de la nature humaine. On a vu des scientifiques relayés par les médias nous annoncer la découverte du « gène de l’homosexualité » ou de la « molécule de l’intelligence » ! Dans ce flot d’informations, il est bien difficile pour le public, même « éclairé », de faire la part entre les données expérimentales et leurs interprétations. Si l’on prend la peine de scruter de près les articles scientifiques et les méthodologies, il n’est pas rare d’y découvrir des biais expérimentaux et des corrélations douteuses. Les observations sont trop souvent exploitées au-delà de ce qu’elles prouvent. En témoignent les quelques exemples qui suivent.

Cerveau, sexe et société

En février paraissait le livre intitulé Cerveau, sexe et pouvoir, dont l’objectif est de replacer le débat sur les différences entre les sexes sur un terrain scientifique rigoureux, au-delà des idées reçues [1]. Force est de constater qu’en dépit des progrès des connaissances en neurosciences, les vieilles idées sur les différences cérébrales entre hommes et femmes sont toujours vivaces, alors qu’elles datent pour la plupart de 20 ans et plus. Un exemple typique est celui du corps calleux, ce faisceau de fibres qui relie les deux hémisphères cérébraux. D’après une étude anatomique de 1982 [2] portant sur une vingtaine de sujets, le corps calleux serait plus épais chez la femme que chez l’homme. À partir de là, les spéculations sont allées bon train pour expliquer les différences psychologiques entre les sexes par des différences de communication entre les hémisphères. Ainsi, les femmes seraient davantage capables d’activer leurs deux hémisphères, et donc de mener à bien plusieurs tâches simultanément, alors que les hommes ne pourraient faire qu’une chose à la fois ! L’affaire du corps calleux est désormais révolue. En effet, d’après une méta-analyse de 50 études sur le corps calleux publiées de 1982 à 1997 et concernant 2 000 sujets, aucune différence anatomique statistiquement significative entre les sexes n’a pu être démontrée [3]. Il s’avère que dès que l’on dispose d’un échantillon de sujets important, les différences entre les sexes se trouvent gommées. La même constatation s’applique aux études utilisant l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf). En 1995, était publié dans Nature [4] un article montrant que pour reconnaître des rimes entre les mots, les 19 hommes testés utilisaient l’hémisphère gauche alors que 11 femmes sur 19 présentaient une activation bilatérale. Cette expérience a eu un grand écho dans les médias qui clamaient qu’on avait enfin la « preuve scientifique que les hommes et les femmes pensent différemment » (Le Nouvel Observateur et Herald Tribune, mars 1995). Depuis lors, de nombreuses équipes de recherche en IRMf se sont penchées sur la question. Une étude de synthèse [5] des travaux parus entre 1995 et 2004, comparant plusieurs centaines d’hommes et de femmes, permet d’éclairer le débat : le bilan ne montre pas de différences statistiquement significatives dans la répartition des aires du langage. Ce résultat n’est pas étonnant, vu l’importance de la variabilité individuelle dans le fonctionnement cérébral, qui l’emporte le plus souvent sur la variabilité entre les sexes. De toute façon, le fait de voir des différences fonctionnelles entre individus ou entre les sexes n’implique pas que ces différences sont inscrites dans le cerveau depuis la naissance, et qu’elles y resteront. Car le cerveau, grâce à ses formidables propriétés de plasticité, est en permanente évolution en fonction de l’expérience vécue [6]. Un des grands apports de l’IRMf est précisément d’avoir révélé comment l’apprentissage modifie à la fois la structure et le fonctionnement cérébral [7]. Pourtant, les visions déterministes qui considèrent nos aptitudes intellectuelles et nos comportements comme « programmés » dans le cerveau, sont toujours vivaces [8]. Elles plaisent car elles nous déculpabilisent. Elles font merveille auprès des médias et de certains psychologues auteurs de livres à succès. Les neurones arrivent à point pour expliquer les incompréhensions, les blocages et tous les sujets d’opposition entre les sexes ! Ces discours n’auraient pas d’importance s’ils n’étaient pas amplifiés et lus par un large public qui se trouve berné. Et, au-delà, les conséquences sur la vie sociale ne sont pas anodines. Si nos capacités mentales, nos talents sont inscrits dans la nature biologique de chacun, pourquoi pousser les filles à faire des sciences et les garçons à apprendre des langues ? À quoi bon lutter pour l’égalité des chances entre les hommes et les femmes ? On touche là à un débat de fond sur les principes mêmes de liberté et de démocratie. La question du sexe du cerveau n’est jamais neutre…

Jeux autour du séquençage du chromosome X

En avril 2005, les résultats du séquençage du chromosome X, enfin terminé grâce au travail de plus de 50 chercheurs de nombreux pays, paraissaient dans la revue Nature [9].

Outre les données quantitatives (nombre de pb, de gènes, pourcentage de séquences répétées, structures de la région centromérique et des régions PAR 1 et 2 pseudo-autosomiques), la connaissance de la séquence de l’X (à 99,3 %) permettait quelques déductions et réflexions. Mais, au lieu de les présenter, comme ce fut le cas pour les autosomes déjà séquencés, de façon normative, la plupart des auteurs ne purent résister à cette tentation de glisser dans le jeu des analogies et d’assimiler le chromosome X au sexe féminin. En voici quelques exemples.

On sait que, chez les mammifères, les chromosomes sexuels X et Y procèdent d’une paire d’autosomes ancestraux. L’Y a progressivement éliminé la plupart des gènes pour ne conserver que ceux qui concourent à la masculinisation. De ce fait, il est devenu le derelict brother de sa grande soeur l’X [10]. La « grande soeur », quant à elle, a non seulement préservé l’héritage, mais, se souciant du « petit frère », a concentré des gènes qui sont plus avantageusement exprimés à l’état hétérozygote, donc utiles à l’homme XY (puisque qu’étant hémizygote, il les exprimera de façon hétérozygote). Parmi ceux-ci, citons les gènes d’antigènes de cancers testiculaires. La voici donc pleine de sollicitude ((→) m/s 2005, n° 6-7, p. 573).

Il est à noter aussi que sur l’X, la concentration des gènes exprimés dans le cerveau et responsables de débilité mentale chez le garçon est notable et reflète les 30 % d’excès de garçons dans les statistiques des retards mentaux : voici donc le facteur X [11].

Chez la femme, afin de maintenir un équilibre dans le dosage génique, il était communément admis qu’un des deux X, au hasard, tantôt d’origine paternelle, tantôt d’origine maternelle, était inactivé, avec répression de la plupart des gènes (sauf ceux des régions PAR). Or, il s’avère que bon nombre de gènes échappent à la répression, et ce de façon apparemment imprévisible et variable d’une femme à l’autre [12]. Voici donc la grande soeur X « insoumise ». Elle moves in mysterious ways [13], pour paraphraser le groupe de rock U2 ou, encore, elle n’est « ni tout à fait la même ni tout à fait une autre… » ((→) m/s 2005, n° 6-7, p. 573).

Faut-il le déplorer ? N’est-ce pas le chromosome X lui-même qui nous le murmure à l’oreille : muttering from the silenced X chromosome [14] ? Car, comme chacun sait, dans la santé et dans la maladie, les hommes et les femmes sont clairement différents [15]. Après tout, il est amusant de jouer avec les analogies, et elles n’ont rien à voir avec la stigmatisation infondée d’une race ou d’un sexe.

Conclusions

On le voit, les vieux préjugés conservateurs ont la vie dure et les risques de détournement de la science sont toujours d’actualité. Mais restons optimistes et souhaitons demeurer encore longtemps incapables d’expliquer la magie de la vie amoureuse par la structure des chromosomes ou du cerveau !