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La nécrolyse épidermique est une maladie rare et grave, caractérisée par une destruction brutale de l’épithélium des muqueuses et de l’épiderme. Son incidence annuelle est de 2/million en Europe. On parle de syndrome de Stevens-Johnson quand l’atteinte de l’épiderme est limitée, et de syndrome de Lyell quand elle dépasse 30 % de la surface corporelle [1]. La régénération d’un épiderme normal est rapide (15 à 21 jours), mais l’étendue des décollements met en jeu le pronostic vital dans ce laps de temps, surtout en cas d’atteinte muqueuse diffuse atteignant la trachée et les bronches.

Des études d’observation, cas-témoins, ont établi que la cause la plus fréquente de ces réactions est une « allergie » médicamenteuse, bien établie dans environ 60 % des cas, plausible dans environ 30 %. La liste des médicaments impliqués au moins une fois est très longue, mais moins de dix produits rendent compte de près de la moitié des cas survenant en Europe [2]. Il n’existe parfois aucun médicament suspect, ni même aucune exposition médicamenteuse : quelques uns de ces cas d’apparence idiopathique ont été expliqués par l’existence d’une infection, notamment de pneumopathie atypique à Mycoplasma pneumoniae.

Dès les premières descriptions de la nécrolyse épidermique toxique (NET) en 1956 [3], Lyell insistait sur l’existence paradoxale d’une nécrose de toute l’épaisseur de l’épiderme sur des surfaces étendues que rien ne semblait expliquer dans l’analyse histologique de la peau malade. Il n’y avait ni altération des vaisseaux du derme, ni infiltrat cellulaire et, plus tard, on ne retrouverait pas non plus de dépôts d’immunoglobulines ou de complément : aucun indice des mécanismes inflammatoires habituellement présents dans les autres maladies cutanées n’était donc visible au site des lésions. De ce paradoxe est née l’hypothèse d’un mécanisme original et mystérieux. Un demi-siècle plus tard, le mystère n’est pas totalement éclairci, mais des progrès importants ont été réalisés dans l’étude de la physiopathologie de la NET, grâce à de nouvelles approches cellulaires et moléculaires.

Le soupçon d’un mécanisme immunologique

Si Lyell avait souligné que « toxique » qualifiait, dans son esprit, le retentissement grave de la maladie et ne préjugeait pas de ses mécanismes, la fréquence des origines médicamenteuses de la pathologie a fait évoquer une toxicité directe des médicaments en cause. Cette hypothèse a facilement été écartée, en raison de l’absence de relation nette avec la dose et surtout de la chronologie de la réaction. Celle-ci débute en moyenne une dizaine de jours après le début de la prise d’un nouveau médicament. Les exceptionnels cas de récidive sont tous survenus dans les 2 à 3 jours suivant une nouvelle exposition au médicament inducteur. Cette réaction accélérée, malgré une dose cumulée beaucoup plus faible, est incompatible avec une toxicité directe. En revanche, elle est très évocatrice d’un phénomène de mémoire immunologique, et donc d’une réponse lymphocytaire spécifique.

Des cas de NET, compliquant des greffes de moelle osseuse allogénique dans le cadre d’une réaction aiguë du greffon contre l’hôte (aGVH), ont été rapportés dans les années 80 [4] : une réaction immunitaire dirigée contre les cellules épithéliales pouvait donc conduire à un aspect clinique de NET.

Dans les années 90, plusieurs équipes ont appliqué des techniques d’immunomarquage de la membrane des lymphocytes sur des biopsies cutanées de NET : les résultats ont montré qu’il existait dans le derme et dans l’épiderme un infiltrat lymphocytaire plus important que ce que laissait soupçonner les colorations en histologie conventionnelle (Figure 1). Ces lymphocytes en excès étaient des lymphocytes T, en majorité CD4+ (T auxiliaires) dans le derme, et surtout CD8+ (T cytotoxiques) dans l’épiderme [5, 6]. Ces observations, de même que celle de phénomènes de satellite cell necrosis, suggéraient que la destruction de l’épiderme pouvait être provoquée par des lymphocytes cytotoxiques, comme dans une GVH [7].

Figure 1

Destruction et détachement de l’épiderme (nécrolyse épidermique) sans infiltration patente de cellules inflammatoires.

Destruction et détachement de l’épiderme (nécrolyse épidermique) sans infiltration patente de cellules inflammatoires.

Un immunomarquage (anti-CD3) de lésions précoces montre un infiltrat lymphocytaire T plus important que suspecté.

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Mort cellulaire par apoptose

En 1996, il était établi que la mort des cellules épidermiques de la NET était due à une apoptose diffuse, déjà détectable dans l’épiderme périlésionnel d’apparence encore normale [8]. Cela a été confirmé par plusieurs équipes [9-11], mais les opinions quant aux mécanismes de cette apoptose ont rapidement divergé.

Le premier médiateur incriminé a été le TNFα (tumor necrosis factor α), retrouvé en concentration élevée au site des lésions par immunomarquage dans l’épiderme [9], dans le liquide de bulles [12] et dans le sang des malades [13]. Cependant, la concentration de TNF dans les bulles de NET était plus faible que dans des bulles provoquées par des anticorps antimembrane basale, sans nécrose de l’épiderme [14]. Cette hypothèse a conduit à un essai thérapeutique randomisé, en double aveugle, du thalidomide, considéré comme un puissant anti-TNF : l’essai a du être prématurément interrompu en raison d’une surmortalité significative chez les patients traités par thalidomide [13]. Ce résultat clinique négatif n’excluait cependant pas totalement une implication possible du TNF, dont les concentrations sériques n’avaient pas été abaissées chez les malades de cet essai.

Plus récemment, c’est à Fas/CD95, récepteur membranaire de mort programmée et à son ligand, Fas-L, que l’on a attribué l’apoptose de la NET. L’équipe de Lars French à Genève (Suisse) a en effet montré que des fragments d’épiderme nécrosé de malades atteints de NET induisaient in vitro l’apoptose de la lignée lymphocytaire T Jurkat, très sensibles à l’apoptose médiée par Fas [10]. Les cellules épidermiques exprimaient anormalement Fas-L sur leur membrane, et l’apoptose des cellules Jurkat était inhibée par un anticorps bloquant Fas. On savait déjà que les cellules épidermiques expriment normalement Fas, et qu’elles sont capables d’exprimer également Fas-L après stimulation par l’interféron γ et/ou diverses situations de « stress ». La même étude trouvait des concentrations anormalement élevées de Fas-Ligand soluble (sFas-L) dans le sérum de malades atteints de NET ; elle montrait également que des kératinocytes en culture, exprimant normalement Fas, entraient en apoptose sous l’effet de Fas-Ligand recombinant [10]. En leur temps, ces résultats ont été considérés comme la preuve du rôle essentiel de Fas dans l’apoptose de la NET : l’hypothèse privilégiée était alors celle d’une apoptose contagieuse conduisant au « suicide collectif » des kératinocytes, qui expriment simultanément Fas et son ligand. Il manquait cependant un point important pour que cette hypothèse puisse être acceptée d’enthousiasme comme elle le fût : s’il était établi que l’expression de Fas-L sur la membrane des kératinocytes leur permettait de tuer des cellules lymphoïdes très sensibles, il n’était pas établi qu’ils puissent pour autant induire leur propre apoptose ou celle d’autres kératinocytes.

Comme celle du TNF, l’hypothèse de Fas a induit immédiatement la réalisation d’un essai de traitement capable de bloquer l’interaction Fas-Fas-L ; in vitro, les immunoglobulines humaines normales inhibaient l’apoptose des cellules Jurkat par l’épiderme nécrotique de NET. On a donc traité plusieurs dizaines de patients atteints de NET par des perfusions de fortes doses d’immunoglobulines humaines normales. Les premiers résultats ont été considérés comme très encourageants [10, 15], mais n’ont pas été confirmés dans les études ultérieures mieux structurées [16-18].

Des résultats contradictoires ont par ailleurs été obtenus sur le rôle de Fas et Fas-L. Une équipe n’a pas retrouvé la présence de Fas-L sur les cellules épidermiques, mais du sFas-L dans le sérum de malades atteints de NET, tandis que, in vitro, une préparation commerciale de sFas-L de même que de faibles dilutions du sérum des malades induisaient l’apoptose de kératinocytes en culture [11]. Les auteurs n’expliquaient cependant pas un étrange paradoxe de leurs résultats : la concentration de sFas-L dans le sérum était 103 fois plus faible que celle nécessaire pour que sFas-L purifié entraîne l’apoptose des kératinocytes.

D’autres équipes ont suggéré que l’expression de Fas-L sur la membrane des kératinocytes était plus un mécanisme de défense contre les cellules inflammatoires qu’une source de dissémination de l’apoptose dans l’épiderme [19]. En outre, l’expression de Fas/CD95 n’était pas retrouvée constamment dans l’épiderme lésionnel de NET, et sa présence était le plus souvent restreinte aux seules cellules basales [20]. Ces observations étaient difficilement compatibles avec un rôle majeur de Fas dans une apoptose qui affecte l’épiderme sur toute sa hauteur, et pas seulement dans les couches basales.

Cytotoxicité spécifique

La dernière décennie a été marquée par la production de nombreux clones de lymphocytes T humains spécifiques de médicaments. Ces clones ont été obtenus à partir des lymphocytes sanguins de malades ayant présenté divers types de réactions « allergiques » médicamenteuses. Après stimulation répétée en culture, des clones ont pu être obtenus contre une grande variété de médicaments. C’est la preuve indéniable que ces molécules, habituellement de petite taille, peuvent être immunogènes chez l’homme. C’est aussi un outil incomparable pour étudier les mécanismes de reconnaissance et de réponse des lymphocytes au médicament [21].

Pour notre part, nous avons travaillé sur les lymphocytes présents dans le liquide s’accumulant sous l’épiderme nécrotique. Ce liquide de bulle, malheureusement peu abondant, est un outil précieux, car riche en cellules inflammatoires dont il est légitime de penser qu’elles contribuent ou viennent de contribuer aux lésions [7]. Ces cellules sont des monocytes/macrophages et des lymphocytes T, en proportion variable. Les lymphocytes T ont très majoritairement un phénotype de cellules effectrices cytotoxiques [7, 22] ; nous avons montré qu’elles sont effectivement fonctionnellement cytotoxiques et, chez 4 sur 6 malades explorés, nous avons pu démontrer une cytotoxicité spécifique du médicament suspecté [23, 24]. Cette cytotoxicité est analogue à celle induite par des lymphocytes T cytotoxiques classiques (CTL) : restriction par les molécules HLA de classe I et médiation par le système perforine/granzyme. Sans aucune stimulation préalable, ces CTL tuent, en présence du médicament, aussi bien les kératinocytes que les lymphocytes autologues (Figure 2). À la différence des cellules cibles lymphocytaires, les kératinocytes ne sont sensibles à la lyse qu’après activation par l’interferon γ, qui permet d’augmenter significativement l’expression les molécules HLA de classe I. On retrouve donc au site des lésions des cellules effectrices identiques à celles d’un rejet aigu de greffe ou d’une GVH aiguë. L’originalité est celle d’une réaction spécifique du médicament, et non des molécules HLA allogéniques. Elle est aussi dans l’atteinte prédominante des épithéliums de revêtement, alors que d’autres organes cibles de la GVH aiguë sont peu ou pas touchés.

Figure 2

Une cytotoxicité spécifique du médicament.

Une cytotoxicité spécifique du médicament.

Des cellules présentes dans le liquide de bulles d’un patient atteint de nécrolyse épidermiques sont mises en présence de lymphocytes du même patient : ces derniers sont cytotoxiques en présence du médicament inducteur (barres rouges), mais pas en son absence (barres bleues).

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La question aujourd’hui est de savoir si la cytotoxicité spécifique médiée par le système perforine/granzyme peut, à elle seule, induire une apoptose aussi massive de tout l’épiderme, ou s’il existe un ou plusieurs mécanismes d’amplification impliquant, par exemple, Fas-L, TNFα, TRAIL (TNF-related apoptosis inducing ligand) ou d’autres médiateurs de l’apoptose, produits par des cellules immunitaires ou par les kératinocytes. Il n’y pas encore de réponse claire à cette question. Il y a bien dans le liquide de bulle de NET des concentrations élevées de TNFα, de sFas-L et d’IFNγ, mais les cellules mononucléées présentes dans les bulles, analysées en RT-PCR, ne produisent que de l’IFNγ, à l’exclusion du TNFα et de sFas-L [25] : ces deux cytokines inductrices d’apoptose sont donc probablement issues des kératinocytes.

Les lymphocytes cytotoxiques produits dans un modèle de culture mixte allogénique induisent précocement (2-4 heures) l’apoptose des cellules cibles via le système perforine/granzyme, mais également une apoptose plus tardive par un mécanisme dépendant de Fas [26]. Cependant, dans des modèles murins de GVH aiguë, la cytotoxicité restreinte par le CMH de classe I est presque exclusivement dépendante du système perforine/granzyme [26] : Fas et Fas-L ne semblent pas y jouer de rôle.

Enfin, une équipe japonaise a montré, dans un modèle de souris transgéniques, que des CTL dirigées contre un antigène anormalement exprimé par les kératinocytes pouvaient induire des lésions épidermiques en tous points semblables à la nécrolyse épidermique [27].

Si l’on ne peut donc pas exclure l’intervention dans la NET de cytokines pro-apoptotiques, ces cytokines ne semblent pas indispensables aux hypothèses que l’on peut proposer aujourd’hui pour le mécanisme de la NET.

Conclusions et perspectives

Les réactions enregistrées au cours de la nécrolyse épidermique semblent fortement liées à certaines molécules HLA de classe I, relativement rares, sans doutes variables selon le médicament inducteur, comme cela a été suggéré par deux publications montrant une association extrêmement forte entre la nécrolyse épidermique et HLA B : B1502 pour la carbamazepine [28], B5801 pour l’allopurinol [29]. Le médicament pourrait se fixer à ces molécules au sein de l’épiderme, et déclencher alors une réaction « allogénique » à un HLA qui n’est plus reconnu comme appartenant au soi, expliquant en cela la violence de la réponse CTL. L’IFNγ produit par ces CTL augmenterait la sensibilité à la lyse des kératinocytes devenus « étrangers », entraînant la production de TNFα par les kératinocytes et l’expression de Fas-L sur leur membrane. Il est ainsi probable que, plutôt que de participer uniquement au « suicide collectif » des cellules épidermiques, le TNFα et Fas-L pourraient contribuer à la limitation du processus en induisant l’apoptose des lymphocytes cytotoxiques. Si cela se confirmait, il pourrait être plus dangereux qu’utile de traiter la NET en cherchant à inhiber le TNFα ou Fas-L, l’approche thérapeutique de la NET s’orientant alors plutôt vers la neutralisation fonctionnelle des lymphocytes T cytotoxiques spécifiques du médicament.