Article body

Un contrat moral

À partir des années 1970, j’ai été, avec quelques collaborateurs, à l’origine d’une relance de la recherche sur les maladies héréditaires au SLSJ (région située au nord-est du Québec et ouverte aux défrichements à la fin des années 1830). Cet effort soutenu a abouti à d’importantes réalisations, et ce grâce à la coopération empressée de la population.

Ce dernier point est important. Nous, chercheurs, avons souscrit un contrat moral avec les habitants de cette région : en retour de leur collaboration, ils auraient la satisfaction de contribuer au développement du savoir ; de plus, ils recevraient un jour des dividendes plus concrets sous forme de services divers. En tant que scientifiques, nous nous reconnaissons donc une responsabilité envers ces personnes qui nous ont fait confiance en offrant leur généreux concours. Nous ne pouvons rester indifférents aux retombées à long terme de nos travaux, en particulier à celles qui ont échappé à notre ressort.

La construction d’un stéréotype

Il existe un revers qui mérite attention. Au fil des ans, un stéréotype négatif a pris forme, conséquence d’une médiatisation qui, en cherchant à attirer l’attention, a déformé les données scientifiques. En conséquence, cette population a été de plus en plus perçue comme anormale. Prenant conscience de cette dérive vers la fin des années 80, j’ai, à titre de directeur de l’Institut interuniversitaire de recherches sur les populations[1], institué une politique destinée à promouvoir une diffusion plus prudente de nos résultats de recherche. Depuis, je me suis employé à intervenir chaque fois qu’une information erronée ou tendancieuse venait s’ajouter au risque de préjudice collectif. Des dizaines de rappels et de correctifs ont été ainsi effectués auprès de nombreux journalistes. C’était un devoir découlant du contrat moral.

Le stéréotype n’en a pas moins continué de s’étendre, acquérant même une sorte d’autonomie. Les mêmes faussetés, amplifications et distorsions sont sans cesse reprises. Voici, dans ses grandes lignes, comment le stéréotype se présente aujourd’hui. En d’autres termes, voici comment un lecteur qui ne s’en remettrait qu’aux grands médias se représenterait la réalité des maladies héréditaires au SLSJ.

Les mythes

Cette population serait issue d’une poignée de pionniers (quelques-uns, une dizaine, 21…) qui auraient, ainsi que leurs descendants jusqu’à aujourd’hui, intensément pratiqué les mariages consanguins. La population se serait reproduite en vase clos, au gré d’une fécondité beaucoup plus élevée qu’ailleurs au Québec. Elle serait ainsi devenue exceptionnellement homogène, comme l’attesterait la fréquence du patronyme Tremblay (porté, assure-t-on, par plus de la moitié des habitants). Elle aurait fait preuve aussi d’une sédentarité exceptionnelle. Tous ces facteurs, en se conjuguant, auraient entraîné au SLSJ une fréquence anormalement élevée de gènes défectueux - à preuve : tous ces « records » d’incidence et de prévalence de maladies mendéliennes. En conséquence, le risque de maladie y serait tel qu’il conviendrait même de dissuader les jeunes gens de l’extérieur qui nourriraient des projets d’union avec des habitants du SLSJ. Selon une autre croyance, le risque de génopathie serait associé aux patronymes les plus fréquents.

Tels sont les principaux éléments du stéréotype dont on trouve régulièrement le rappel sous une forme ou une autre. En regard, voici les données que la recherche a produites et que nous avons diffusées à l’intention des grands médias nationaux.

La réalité

Le SLSJ est certes confronté à une fréquence élevée de quelques maladies génétiques spécifiques, et tout doit être mis en oeuvre pour les contrer. En raison de l’effet fondateur, ces problèmes se présentent d’une façon particulière qui les rend plus visibles : s’ils sont plus aisés à combattre, ils créent également un effet d’optique, les médias s’arrêtant sur les chiffres comparés de prévalence et d’incidence sans se soucier de les relativiser. Il n’est pas possible de reprendre ici tous les résultats (ils ont été publiés dans divers ouvrages et revues savantes)[2] issus des nombreux travaux conduits sur la génétique de cette population. Je dirai simplement que tous les éléments du stéréotype rapportés plus haut sont faux. En voici quelques exemples.

La proportion des mariages consanguins dans l’histoire de la région se situe en bas de la moyenne québécoise (le SLSJ vient derrière la majorité des régions, dont la Rive-sud de Montréal). Tout comme les pays scandinaves et bien d’autres, le SLSJ offre les traits d’une population à effet fondateur : quelques maladies rares y sont donc plus fréquentes qu’ailleurs, et quelques mutations sont même exclusives à la région. Pour les mêmes raisons, des maladies fréquentes dans d’autres populations sont, au SLSJ, inconnues ou très rares (phénylcétonurie, hémophilie, X fragile…). La région partage du reste ce trait avec plusieurs régions du Québec, sauf quelques-unes qui, à l’Ouest, présentent davantage le profil de la plupart des populations : un plus large éventail de maladies y sont représentées, mais avec une fréquence plus faible.

Le SLSJ est une région éloignée, mais sa population ne fut jamais isolée et ne s’est pas reproduite en vase clos ; elle s’est, au contraire, caractérisée par une grande mobilité. Les immigrants-pionniers (hommes et femmes) du xixe siècle ne s’y comptent ni sur les doigts de la main, ni par dizaines, mais par milliers. En raison du caractère continu de la mise en place du peuplement, il n’est donc pas possible de désigner quelques immigrants qui en seraient « les » ancêtres. De même, aucune donnée scientifique n’autorise à croire que cette population à effet fondateur serait « anormale ». Enfin, les Tremblay n’y représentent que 8 % des habitants et il n’existe aucune corrélation entre la fréquence des patronymes et le risque de génopathie.

Un effet pervers

On voit l’effet pervers à conjurer. La population du SLSJ a fait l’objet de recherches intenses : de nombreux scientifiques québécois et étrangers ont décidé d’en faire leur terrain d’études afin de tirer profit des conditions de recherche qui y sont réunies (expertises diverses, équipes de recherche, organismes de soutien, fichier BALSAC…). Dans les médias, les universités et les colloques nationaux ou internationaux, il est donc beaucoup question du SLSJ et de « ses » maladies.

On devrait s’en réjouir ; ce n’est pas le cas. Il est désobligeant que, du seul fait que les maladies génétiques de cette région soient mieux connues qu’ailleurs, on ait tendance à en faire une sorte de trait distinctif.

Conclusions

Ceci pour le SLSJ. Mais qui ne voit que, de plus en plus, toutes les populations, à des degrés divers, seront peut-être menacées des mêmes effets ? On pourrait dire que, durant les vingt dernières années, la génétique humaine a mis la priorité sur l’exploration moléculaire et biochimique du génome (localisation, séquençage, structure…). Il est prévisible qu’avec le progrès des connaissances sur les gènes, on voudra désormais donner la priorité aux connaissances sur leur distribution dans la population. On s’interrogera moins sur les gènes que sur les personnes qui les portent ou les sous-populations où ils se concentrent. Alors se poseront avec plus d’acuité les problèmes rencontrés au SLSJ.

Afin d’éviter la stigmatisation collective, une concertation s’impose pour mettre en place des conditions préalables aux entreprises de prévention à venir. Une concertation qui se préoccuperait en priorité de changer le statut ou la perception des mutations et des « anomalies » génétiques, et de discipliner la diffusion effectuée par les grands médias. La prochaine frontière de la génétique humaine pourrait bien être socioculturelle.