Article body

L’exploration neuro-scientifique des processus mentaux inconscients fait l’objet de nombreuses recherches depuis les années 1970. L’une des questions qui motive ces travaux repose sur les limites de cette cognition inconsciente : quels niveaux d’abstraction peuvent atteindre de telles représentations ? Le débat principal porte surtout sur l’existence de représentations mentales sémantiques inconscientes, c’est-à-dire sur la possibilité d’un accès inconscient à la signification de stimulus tels que des mots, des nombres ou des images.

Les premières « amorces » non perceptibles

Dans une étude princeps publiée en 1983, A.J. Marcel a apporté une première réponse grâce à l’utilisation d’un paradigme d’amorçage subliminal masqué [1]. Dans un tel paradigme, un premier mot (appelé amorce) est présenté très brièvement pendant quelques dizaines de millisecondes (ms), suivi immédiatement par un stimulus masque (Figure 1) puis par un second mot (appelé cible). Ce mode de présentation permet de supprimer toute perception consciente du mot amorce et d’étudier son éventuelle influence sur le traitement conscient du mot cible. A.J. Marcel a pu observer que lorsque les sujets devaient déterminer si la cible était un mot (par exemple : tigre) ou un non-mot (par exemple : zeotil), dans les essais où le mot cible était précédé par une amorce sémantiquement proche (par exemple l’amorce = lion et la cible = tigre), ils répondaient plus vite lorsque l’amorce et la cible n’étaient pas sémantiquement reliées (par exemple l’amorce = linge et la cible = tigre). Ces résultats ont cependant été remis en cause car on a suspecté les amorces d’être consciemment perceptibles [2].

Figure 1

Paradigme de présentation subliminale masquée.

Paradigme de présentation subliminale masquée.

À chaque essai, un premier masque constitué de chaînes de caractères précède le mot (menaçant ou neutre) qui est flashé durant 29 ms. En présentant un second stimulus masque immédiatement après le mot, on en supprime la perception consciente.

-> See the list of figures

Les amorces sont bien inconscientes, mais leur sens n’est pas perçu

À la suite de ces premières controverses qui ont permis d’introduire des méthodes rigoureuses de l’évaluation de la perceptibilité consciente des amorces, plusieurs études ont réussi à mettre en évidence des processus sémantiques pour des mots ou des nombres pour lesquels l’absence de perception consciente était bien contrôlée [3, 4]. La plupart de ces résultats ont cependant été discutés à la suite de la découverte d’une interprétation non sémantique de ces effets d’amorçage. Dans la plupart de ces expériences, des associations directes de type « stimulus-réponse », prédites par la théorie de la spécification motrice directe, sont à l’oeuvre et court-circuitent l’analyse sémantique [5]. Ainsi, Abrams et Greenwald ont montré que leurs effets d’amorçage émotionnel masqué étaient entièrement expliqués par le fait que les mots amorces, qui étaient également utilisés comme mots cibles dans d’autres essais, étaient associés à un code de réponse [6]. Dès lors qu’ils utilisaient comme mots amorces des mots jamais perçus comme cibles, les effets d’amorçage disparaissaient complètement. Cette démonstration de la nature non sémantique des représentations des mots amorces masqués fut parachevée en montrant qu’après avoir catégorisé les mots smut (saleté) et bile (bile), comme négatifs sur le plan émotionnel, le mot smile, constitué lui de fragments de ces deux mots, amorçait la réponse négative, et non, comme le voudrait son sens, la réponse positive. À l’heure actuelle, il n’existe qu’une seule catégorie de mots pour lesquels un authentique traitement sémantique inconscient a été rapporté de manière reproductible à l’aide de mesures comportementales et d’imagerie cérébrale fonctionnelle : ce sont les petit nombres entiers [7-10]. Nous avions eu l’occasion de rapporter les premiers de ces résultats dans médecine/sciences dès 1999 [11].

La preuve par l’amygdale

Dans notre nouvelle étude, nous avons pu enregistrer l’activité électrique des amygdales cérébrales, une structure limbique réagissant aux stimulus appartenant au registre de la peur, notamment des visages ou des mots [12]. Ces enregistrements ont été réalisés chez des patients épileptiques réfractaires au traitement médical pour lesquels des électrodes ont été implantées afin de déterminer la position du foyer épileptogène - les techniques non invasives n’ayant pas permis de le faire - en vue d’un traitement chirurgical.

Nous avons adapté le paradigme classique de présentation subliminale masquée, en flashant brièvement (29 ms) un mot précédé et suivi d’une chaîne de caractères (7 ms). Ces essais étaient mélangés avec des essais dans lesquels le second masque était supprimé, rendant consciente la perception du mot. Pour chaque essai, les sujets étaient engagés dans une tâche de choix forcé de la valence émotionnelle, que le mot soit consciemment perçu ou non. Pour prévenir le mécanisme de spécification émotionnelle directe, nous avons utilisé deux listes de mots distinctes, de telle sorte qu’un mot masqué n’était jamais présenté dans la condition démasquée. Au sein de chaque liste, les mots étaient soit neutres (cousin par exemple), soit négatifs, du registre de la peur ou de la menace (danger par exemple), avec des fréquences et des longueurs identiques entre ces deux catégories.

Nous avons pu enregistrer trois patients implantés dans la région amygdalienne. Chez ces trois patients, la région amygdalienne s’est avérée a posteriori saine, le foyer épileptogène se trouvant à distance. Aucun de ces patients n’a pu identifier les mots masqués, ni même les reconnaître lorsque nous les avons à nouveau présentés après le test. De plus, leurs performances pour la catégorisation de ces mots ne différaient pas du hasard, ce qui permet de s’assurer qu’ils ne pouvaient accéder consciemment à leur sens. En revanche, ils pouvaient identifier, reconnaître a posteriori et catégoriser les mots démasqués. Les temps de réaction étaient de 1 700 ms en moyenne dans la condition masquée, et de 1 100 ms dans la condition démasquée.

Bien que la valence émotionnelle des mots masqués ne modifiait en rien le comportement de ces trois sujets, nous avons pu observer, sur les potentiels évoqués amygdaliens, une différence significative tardive, autour de 800 ms, entre les mots négatifs et les mots neutres. Sur ces mêmes électrodes, nous avons pu observer, dans la condition démasquée, une différence de même polarité survenant plus précocement, autour de 500 ms.

Nous avons donc pu mettre en évidence une modulation amygdalienne par la valence émotionnelle de mots inconsciemment perçus. Une telle modulation a déjà été mise en évidence pour des visages émotionnels, c’est-à-dire un matériel non symbolique, en formulant l’hypothèse d’une voie directe sous-corticale faisant le lien entre rétine, colliculus supérieur, pulvinar et amygdales. Le caractère tardif de l’effet mesuré pour des mots est ici en faveur d’une série d’étapes corticales préalables à l’extraction du sens de ces mots. L’identification des corrélats cérébraux des étapes sémantiques inconscientes préalables à l’activation de l’amygdale constitue un challenge stimulant pour l’avenir.

Figure 2

Enregistrements intra-cérébraux de l’amygdale.

Enregistrements intra-cérébraux de l’amygdale.

A. Localisation des électrodes amygdaliennes chez les trois patients implantés, sur des coupes coronales normalisées d’imagerie par résonance magnétique (T1 volumique). B. Pour chaque patient, potentiels évoqués sur une électrode par les mots subliminaux menaçants (en rouge) et neutres (en vert). Les différences significatives sont marquées en bleu (30 points successifs avec p < 0,05 sur un test t bilatéral) et en cyan (15 points successifs avec p < 0,05 sur un test t bilatéral).

-> See the list of figures