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Le 15 mars dernier, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) a lancé une alerte mondiale concernant la propagation du syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS), incitant les États membres à la plus grande vigilance sanitaire et recommandant la notification immédiate des cas aux autorités internationales. Le 11 juillet 2003, 8437 cas de SRAS, issus de 32 pays ou régions administratives, dont 813 ayant entraîné un décès, avaient été rapportés à l’OMS (http://www.who.int/csr/sarscountry/). Si les biologistes moléculaires ont proposé dès le 13 avril 2003 la séquence complète du nouveau coronavirus ARN ((→) m/s 2003, n°8-9, p.885), les épidémiologistes, comme le rapportait un récent éditorial de la revue Science [1], n’arrivaient pas à répondre à des questions apparemment simples, telles que: « Comment et pourquoi le SRAS causé par ce coronavirus a-t-il diffusé au sein des populations d’Asie et du reste du monde? Quelle est la durée de la période d’incubation? Combien de temps les malades restent-ils contagieux? Combien de personnes sont-elles contaminées par un malade? Les méthodes de maîtrise de l’épidémie seront-elles suffisantes pour garder l’épidémie sous contrôle? Le SRAS va-t-il persister, disparaître ou revenir?».

Face à ces questions cruciales, seuls les modèles mathématiques peuvent apporter des éléments de réponse, parfois prédictifs. En effet, les données épidémiologiques sont encore éparses, éminemment variables, et le recul sur cette nouvelle maladie est très insuffisant pour permettre la compréhension de ses mécanismes.

Modélisation mathématique des maladies transmissibles

Un modèle est une représentation simplifiée de la réalité. Il repose donc sur des paradigmes et sur une théorie. Pour les maladies transmissibles, le paradigme central est celui de la contagion inter-humaine. Depuis les années 1920, toute la théorie mathématique des épidémies de maladies transmissibles repose sur les travaux de W.O. Kermack et A.G. McKendrick, c’est-à-dire sur des modèles de type SEIR, qui partagent la population en sujets susceptibles de contracter la maladie (S), sujets exposés (E), sujets infectieux (I) et sujets retirés de la chaîne de transmission (R) [2]. Il s’agit de modèles compartimentaux, initialement de nature déterministe (reposant sur des systèmes d’équations qui tracent des trajectoires déterminées et non variables pour décrire les nombres de sujets susceptibles, exposés, infectieux et retirés de la chaîne de transmission). Ces modèles reposent sur la loi d’action de masse qui indique que la vitesse de survenue des sujets infectieux dans la population est proportionnelle au produit du nombre des sujets infectieux par celui des sujets susceptibles à un instant donné. Ces modèles, dans leur forme initiale, font l’hypothèse d’un risque de transmission homogène dans la population (panmixie). Par la suite, ces modèles ont été affinés en fonction des spécificités de chaque maladie d’étude. Ils ont été adaptés à l’étude des épidémies de rougeole, en tenant compte de la protection conférée par les anticorps maternels jusque vers l’âge de six mois. Ils ont été appliqués à la grippe, en considérant l’hétérogénéité géographique et des épidémies. Ces modèles ont permis d’explorer - et le caractère saisonnier de mieux comprendre - les dynamiques épidémiques du Sida dans certaines populations et ont été développés et adaptés à la variole dans le contexte récent de la menace bioterroriste. Chez l’animal, le même type de modèles a été appliqué à l’étude de la fièvre aphteuse. Pour le SRAS, les épidémiologistes modélisateurs ont appliqué les mêmes techniques après quelques adaptations.

Il existe deux grands types de modèles mathématiques pour l’étude de la dynamique épidémique d’une maladie transmissible: les modèles déterministes et les modèles stochastiques. Les modèles déterministes, que l’on vient de décrire à propos du modèle SEIR, reposent sur des systèmes d’équations différentielles non linéaires dont la programmation et la résolution, devenues aisées grâce à l’informatique, permettent de disposer très rapidement de résultats. Ils présentent cependant le grand inconvénient de ne pas prendre en compte des événements aléatoires inéluctables lors des démarrages épidémiques, comme les événements à très haut potentiel de contagion (super-spread events) qui ont eu une importance toute particulière dans le cas du SRAS. à Hong Kong, le premier cas recensé à l’Hôtel Prince de Galles semble avoir contaminé 125 personnes et le foyer initial du Amoy Garden aurait entraîné 300 cas secondaires dont on suspecte toujours, sans l’avoir formellement démontré, une origine environnementale et une contamination féco-orale. L’impact de tels événements aléatoires sur les courbes épidémiques peut être évalué à l’aide d’une autre méthodologie appelée « stochastique ». Nous ne détaillerons pas ici les nombreuses techniques de modélisation stochastique, mais elles reposent toutes sur des simulations effectuées sur de puissants calculateurs où l’on peut programmer les contacts entre chaque individu d’une population avec un maximum de précision sur les probabilités de contacts inter-individuels. Ces probabilités ainsi que d’autres paramètres du modèle (durée d’incubation, durée des symptômes, délais de prise en charge par le système de soin) sont souvent variables et les programmes permettent pour chaque simulation de tenir compte de cette variabilité en la modélisant. Ainsi, chaque paramètre ne prend pas une valeur constante comme c’est le cas dans les modèles déterministes, mais prend une valeur différente à chaque simulation, cette valeur fluctuant à l’intérieur d’une loi de distribution qui reproduit au mieux la réalité des fluctuations de ce paramètre dans la nature. Chaque simulation reproduit donc le cours d’une épidémie avec ce jeu de paramètres. On peut alors réitérer sur l’ordinateur plusieurs centaines ou milliers de simulations, toutes avec des jeux de paramètres différents, et l’on obtient alors des intervalles de confiance autour des projections du modèle. Ces modèles sont donc particulièrement adaptés à l’étude d’épidémies de nouveaux agents infectieux pour lesquels on connaît encore peu l’impact des événements aléatoires initiaux. Ils sont cependant dépendants de la précision des lois de distribution des paramètres, comme nous l’avons expliqué ci-dessus, mais dans le cas des phénomènes émergents, on ne connaît pas toujours exactement ces lois de distribution. Par exemple, dans le cas du SRAS, la loi de distribution de la durée de la période d’incubation n’est pas connue avec précision. Par ailleurs, ces modèles sont souvent d’un maniement très lourd et nécessitent des heures, voire des journées de temps-calcul sur les ordinateurs les plus rapides.

Modèles mathématiques et SRAS

à ce jour et à notre connaissance, seules deux études de modélisation ont été publiées concernant le SRAS. Nous n’évoquerons pas ici un travail de modélisation statistique qui a été contributif au débat qui nous intéresse [3], comme l’avaient été les modèles de rétrocalcul dans l’estimation de la durée d’incubation du Sida ou de la nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob.

Les deux articles publiés en juin 2003 par la revue Science [4, 5] concernent des modèles de type stochastique et déterministe. Ces deux travaux s’intéressent à une notion centrale dans la théorie des épidémies, le théorème du seuil, qui repose sur l’évaluation de la valeur du taux de reproduction (Rt) tout au long de l’épidémie. Le taux de reproduction est le nombre de cas secondaires engendrés à partir d’un individu contagieux. Au démarrage épidémique, lorsque toute la population est susceptible, cette valeur se dénomme R0. Dès que Rt est supérieur à la valeur 1, les conditions épidémiques sont réunies, alors qu’au-dessous de 1, le processus est sous contrôle. Les épidémiologistes classent le potentiel infectieux des maladies transmissibles selon la valeur du R0. Ainsi, pour la rougeole, qui avant la vaccination, présentait un haut potentiel épidémique, la valeur du R0 était voisine de 15, celle de la grippe étant de 4 à 5. Selon ces deux articles, si l’on enlève les événements à très haut potentiel de contagion (super-spread events), l’estimation du R0 pour le SRAS serait comprise entre 2 et 4. Cette estimation a été faite en ajustant les modèles sur les séries de données issues de Hong Kong et Singapour qui sont parmi les plus fiables et les plus nombreuses actuellement disponibles sur cette maladie. Le taux de reproduction de base (R0) est une quantité très accessible aux décideurs en matière de santé publique. En effet, dans un modèle SEIR simple, R0 est égal au nombre de contacts des individus contagieux par unité de temps (disons par jour), multiplié par la probabilité de transmission du coronavirus par unité de temps, multiplié par la durée moyenne de la période infectieuse. L’ajustement du modèle aux données observées permet alors d’estimer ces trois paramètres. En l’absence de super-spread events, Rt est simplement le produit de R0 par la proportion de sujets susceptibles de contracter la maladie restant dans la population. Au cours de l’épidémie, Rt décroît du fait de la diminution du nombre de sujets susceptibles de contracter la maladie et de la mise en place des mesures de maîtrise de l’épidémie. Comme nous l’avons vu, pour arrêter l’épidémie, Rt doit être maintenu au-dessous de 1. On comprend ainsi que des mesures comme la restriction des contacts ou le port de masques peuvent diminuer respectivement le nombre de contacts et la probabilité de transmission, la réduction du délai entre le début des symptômes et l’hospitalisation permettant de réduire la durée de la période contagieuse des cas, de même que l’efficacité des mesures d’isolement à l’hôpital. L’absence de mesures de maîtrise de l’épidémie aurait conduit à des nombres de victimes considérables, puisque avec un R0 de 2 ou de 3, en l’absence de mesures de contrôle et même sans faire intervenir de super-spread events, presque toute la population aurait été atteinte [4, 5]. S. Riley et al. ont montré par simulation que la diminution de deux jours du délai entre le début des symptômes et l’hospitalisation, dès le 30e jour de l’épidémie, n’a pas d’effet sur l’évolution épidémiologique [4]. Ils ont alors ajouté à la mesure précédente la simulation d’une réduction de 50% des contacts intra-hospitaliers et ont observé un infléchissement des courbes épidémiques simulées comparable à ce qui s’est produit dans la réalité. La simulation de l’arrêt des transports interurbains à l’intérieur de la province de Hong kong a produit des effets similaires sur les courbes épidémiques.

Les deux équipes [4, 5] suggèrent ainsi que le potentiel épidémique (et pandémique) du SRAS est redoutable en l’absence de mesures de prévention, et que la combinaison des mesures qui ont visé à freiner la transmission en limitant les contacts et en diminuant la période de contagiosité a pu expliquer le contrôle efficace de l’épidémie. M. Lipsitch et al. [5] ont indiqué qu’une proportion de super-spread events supérieure à 1 pour 300 cas de SRAS, entraînerait une résurgence épidémique importante malgré les mesures de maîtrise instaurées au printemps dernier. Ils ont cependant évalué à 1 pour 1500 cette proportion lors de l’épidémie du printemps 2003 à Hong kong, en précisant que ces événements ont été cependant trop rares et l’expérience trop récente pour fournir une estimation fiable de la probabilité de survenue de ce phénomène.

Conclusions

Si les travaux publiés ont permis une meilleure compréhension épidémiologique de la transmission du SRAS à Hong Kong et Singapour, aucun des modèles actuellement publiés ne permet de prévoir l’avenir du SRAS. Reviendra-t-il l’hiver prochain comme la grippe? L’absence de diffusion dans l’hémisphère sud durant l’été austral était plutôt interprétée comme un signe de bon augure, car l’on sait que la grippe peut être à l’origine d’importantes épidémies en juillet et en août en Australie, Nouvelle-Zélande, Afrique et Amérique du Sud. Beaucoup d’autres questions restent en suspens, concernant notamment les interactions entre l’homme et l’animal et le rôle du réservoir animal de ce virus [6] ((→) m/s 2003, n°8-9, p.885). Une des conclusions majeures de ces travaux est que pour la compréhension d’une maladie émergente comme le SRAS, la qualité des estimations des paramètres de transmission, les prévisions proposées, et l’impact des différentes stratégies de lutte contre la propagation de l’épidémie passent par la mise à la disposition des modélisateurs, de données épidémiologiques précises et détaillées. Des systèmes d’information mis à jour en temps réel manquent presque partout dans le monde et ceux qui existent négligent le plus souvent l’étude des réservoirs animaux. Ainsi, tout (ou presque) reste à faire dans ce domaine.