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Les cellules souches embryonnaires (ES) humaines sont des cellules pluripotentes qui dérivent de la masse cellulaire interne de l’embryon aux stades de morula tardive ou plus communément du blastocyste. En raison de leur origine embryonnaire et de leurs capacités extensives de prolifération et de différenciation, ces cellules offrent l’opportunité unique d’étudier de nombreux aspects de la biologie des cellules souches et de modéliser le développement normal et anormal de l’embryon humain. Partageant une communauté de propriétés avec les lignées de carcinomes embryonnaires, dont l’expression de CD30 lors de leur transformation génétique [1], elles représentent un modèle également exploitable dans l’étude de la cancérogenèse. Une raison encore plus pressante à leur exploitation dans ce domaine se fonde sur la théorie de la « cellule souche cancéreuse », selon laquelle les cellules souches seraient à l’origine de l’émergence et de la récurrence d’une variété de cancers. Ces atouts sont renforcés par l’existence de différences notables entre la biologie des cellules ES humaines et murines (Tableau I). Outre des différences de morphologie, taux de croissance et expression d’antigènes embryonnaires, la propagation sous forme indifférenciée des cellules ES murines, en l’absence de cellules nourricières et de sérum, peut être prise en charge par une combinaison de LIF (leukemia inhibitory factor) et de BMP (bone morphogenetic protein). Dans le cas des cellules ES humaines, le remplacement des cellules nourricières par des concentrations supra-physiologiques de bFGF (fibroblast growth factor) ne s’affranchit pas de l’apport d’une matrice extracellulaire riche en molécules régulatrices diverses (laminine, collagène, entactine, TGFβ - transforming growth factor β -, activine) suggérant la complexité des mécanismes cellulaires et moléculaires régulant le caractère « souche » de ces cellules. De plus, à l’inverse de la situation qui prévaut chez la souris, la signalisation via les BMP induit la différenciation des cellules ES humaines vers des dérivés du trophoblaste [2] ou de l’endoderme primitif [3], démontrant une capacité de développement supérieure du blastocyste humain ou un stade de développement plus précoce de la cellule ES humaine. Contrairement à la relative facilité de clonage et de modification génétique des cellules ES murines, la propagation des ES humaines ne peut s’effectuer par dissociation individuelle des cellules sans causer des taux inacceptables de mortalité et de différenciation cellulaire, voire une occurrence plus fréquente d’anomalies chromosomiques [4, 5]. Le tri cellulaire par cytométrie de flux présente des inconvénients similaires. Ces limitations compromettent la capacité d’expansion des cellules ES humaines ainsi que l’application de protocoles de sélection génétique qui restent à ce jour relativement peu efficaces, comparés aux résultats dans le système murin. Dans l’état actuel de nos connaissances, l’expression de SSEA-3 (stage-specific embryonic antigen, un antigène glycosylé) reflète l’état le plus primitif des cellules ES humaines, corrélant avec une expression accrue des gènes de pluripotence Oct3/4 et Nanog ((→) m/s 2006, n° 10 (sous presse)) et une plus grande clonogénicité [6]. Le groupe de P.J. Donovan [7] a récemment montré que l’addition de neurotrophines augmente considérablement la survie clonale de ces cellules (27-30 %), rendant attractive l’introduction en routine de ces facteurs dans les milieux de culture de ces cellules.

Tableau I

Principales différences de propriétés et d’expression entre cellules ES murines et humaines.

Propriétés/expression

Cellules ES murines

Cellules ES humaines

Morphologie des colonies

Sphériques et compactes

Aplaties et peu compactes

Taux de croissance

~ 12 h

~ 36 h (24-72h)

Propagation par dissociation individuelle

Difficile

Facile mais à éviter

Clonogénicité

élevée

Très faible (< 0,5 % pour SSEA-3neg, 2,5 % pour SSEA-3pos)

Propagation par LIF + BMP

+

-

Propagation par bFGF (± TGFβ, antagonistes de BMP)

-

+

Propagation sur matrice extracellulaire requise

-

+

Emergence de l’hémangioblaste in vitro

Entre 2,5 et 4 j

Entre 7 et 10 j

Différenciation vers le trophoblaste (spontanée ou induite par BMP)

-

+

Reconstitution hématopoïétique in vivo induite par HOXB4

+

-

Régulateurs clés de l’hématopoïèse (AML1, LMO2)

-

+

SSEA-1

+

-

SSEA-3, SSEA-4

-

+

TRA-1-60, TRA-1-81

-

+

CD31/PECAM-1

+ (↓ au cours de la différenciation des EB)

- (↑ au cours de la différenciation des EB)

CD41

+

-

CD105 (Endogline)

-

+

CD135/Flt-3

-

+

KDR/Flk-1

-

+

Formation de tératomes

+

+

SSEA : stage-specific embryonic antigen ; TRA-1 : tumor rejection antigen-1 ; LIF : leukemia inhibitory factor ; BMP : bone morphogenetic protein ; bFGF : basic fibroblast growth factor.

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Placées dans des conditions de culture analogues à celles qui sont utilisées pour les cellules ES murines, les cellules ES humaines ont la capacité de se différencier en des cellules spécialisées représentant des dérivés de l’ectoderme, du mésoderme et plus difficilement, par manque de marqueurs spécifiques, de l’endoderme. Comme chez la souris, la grande majorité des méthodologies de différenciation utilise l’agrégation des cellules en corps embryonnaires (EB) et leur traitement par des molécules régulatrices. Une cohorte de publications de notre laboratoire a montré que le modèle de différenciation des EB en présence de sérum est permissif pour la différenciation hématopoïétique des cellules ES humaines, et qu’une combinaison de cytokines hématopoïétiques et de BMP-4 accroît cette tendance [9] ou oriente la différenciation vers le lignage érythroïde lorsqu’elle est associée à du VEGF (vascular endothelial growth factor) [9]. L’apparition de cellules hématopoïétiques exprimant le marqueur CD45 est précédée par la différenciation transitoire (7e-10e jour) au sein des EB d’une sous-population unique de précurseurs dépourvus de CD45, et possédant des caractéristiques de cellules endothéliales immatures - coexpression de PECAM-1 (platelet endothelial cell adhesion molecule, ou CD31), KDR/Flk-1 (ou VEGFR-2, récepteur de type II du VEGF), et VE-cadhérine (CD45negPFV, PECAM-Flk1-VEcadhérine), incorporation de LDL (light-density lipoproteins), absence d’expression de eNos (endothelial nitric oxide synthase) et vWF (von Willebrand factor). Isolée de manière prospective et cultivée sans sérum en présence de cytokines hématopoïétiques, de VEGF et d’extrait pituitaire, cette population donne naissance à des cellules hématopoïétiques, endothéliales, ou bipotentes (0,18% des clones) [10], représentant ainsi l’équivalent de l’hémangioblaste caractérisé dans les systèmes murin et aviaire. Bien que fondamentale et non encore optimisée, cette approche pourra permettre d’interroger les mécanismes cellulaires et moléculaires orchestrant la naissance de l’hémangioblaste humain et d’imaginer l’utilisation clinique de ces précurseurs dans des cas où régénération angiogénique et reconstitution hématopoïétique sont requises simultanément. Illustrant encore les différences entre les systèmes humain et murin, une expression moins marquée de certains marqueurs (KDR/Flk-1) et une cinétique plus lente caractérisent le développement de l’hémangioblaste à partir des cellules ES humaines. Des études préliminaires de notre laboratoire indiquent que l’obtention systématique et robuste de cellules souches ayant un potentiel de reconstitution hématopoïétique in vivo sera difficile à partir des cellules ES humaines. L’injection intraveineuse de cellules hématopoïétiques dérivées des précurseurs CD45negPFV provoque la formation d’embols pulmonaires chez 60 % des souris NOD-SCID (non obese diabetic severe combined immunodeficient)[1], par agrégation immédiate des cellules humaines au contact du sérum murin [11]. Une expression élevée de molécules comme CD47, CD24, GPIIIA (intégrine β3), PF4 (platelet factor) offre une base mécanistique potentielle à cette agrégation [11]. Cet échec nous a conduit à évaluer la possibilité de transplanter ces cellules par voie intra-fémorale. Par cette méthode, une reconstitution hématopoïétique a été identifiée, mais uniquement dans le fémur injecté, et pas dans le fémur controlatéral, suggérant une capacité proliférative et/ou migratoire limitée des cellules injectées. Cette limitation corrèle avec un profil d’expression génique différent de celui des cellules somatiques, qui se caractérise par une expression plus élevée des molécules d’adhérence et chimiokines MMP-9 (matrix metalloproteinase 9 ou gelatinase B), intégrine β3, CKLF-1 (chemokine-like factor), MIF (migration inhibitory factor), MCP-1 (monocyte chemoattractant protein-1), plus faible pour CXCR4, CD44 et L-sélectine, et en miroir pour les gènes à homéodomaine HOXA et HOXB [11]. Bien que stimulatrice in vitro, la surexpression via un rétrovirus de HOXB4 dans les précurseurs CD45negPFV n’améliore pas l’efficacité de la reconstitution hématopoïétique [11] ((→) m/s 2004, n° 2, p. 959), contrastant avec le succès de cette stratégie dans le cas des cellules ES murines [12] ((→) m/s 2002, n° 6-7, p. 649).

Le groupe de D.S. Kaufman [13] a pu reconstituer l’hématopoïèse des souris NOD-SCID par injection intraveineuse de cellules ES humaines différenciées sur lignée stromale murine, suggérant le rôle déterminant des méthodes de différenciation dans ce modèle de xénotransplantation. En utilisant le même système de différenciation, une reconstitution hématopoïétique a aussi été obtenue dans un modèle xénogénique utilisant comme receveurs des foetus de mouton [14]. Les taux très faibles de reconstitution observés dans les différentes approches expérimentales pourraient résulter de la lyse, par les cellules natural killer du receveur, des dérivés différenciés des cellules ES humaines qui, comme les cellules indifférenciées, expriment des taux plus faibles de molécules HLA classe I que les cellules somatiques [13].

Si les protocoles de différenciation des cellules ES humaines sont d’ores et déjà permissifs pour leur différenciation vers une variété de lignages cellulaires d’intérêt thérapeutique, il reste à définir si ces cellules seront aussi polyvalentes que leurs homologues murines, au niveau de leurs capacités de développement et de manipulation génétique. Il est probable que nous verrons une spécialisation des lignées ES humaines ou de leurs dérivés dans leurs champs d’applications, car certaines se révèlent d’ores et déjà plus adaptées que d’autres à certains modèles d’études comme l’hématopoïèse (observations non publiées de notre laboratoire). L’initiative de comparaison systématique de 75 lignées ES humaines par le forum international sur les cellules souches (http://www.stemcellforum.org.u) permettra de caractériser en détail le spectre fonctionnel de ces lignées. Pour des applications thérapeutiques, les conditions de culture idéales devront produire en quantités suffisantes des cellules différenciées, démontrant des propriétés de stabilité, d’intégration tissulaire spécifique et des fonctions physiologiques normales, associées à un potentiel limité de toxicité, rejet immunologique et formation tumorale, alors qu’une utilisation expérimentale pourra se satisfaire de conditions définies par les objectifs de l’expérimentateur. Malgré la mise au point récente d’un milieu de culture de composition définie et dépourvu de composant d’origine animale [15], une amélioration des techniques de passage visant à obtenir des densités cellulaires constantes est toujours d’actualité pour minimiser la grande variabilité qui affecte la reproductibilité des cultures de cellules ES humaines. En dépit de l’évolution rapide des technologies de manipulation des lignées ES humaines et de nos connaissances sur leur biologie, la poursuite d’une investigation intensive sur un plan fondamental s’avère encore nécessaire avant de pouvoir concrétiser le remarquable potentiel de ces cellules en un mode viable de modélisation de processus biologiques et de thérapie clinique.