Abstracts
Mots-clés :
- Russie,
- nouveau-né,
- naissance,
- sage-femme,
- Gorki,
- pauvreté,
- littérature,
- monoparentalité,
- accompagnement,
- mère
Keywords:
- Russia,
- newborn,
- birth,
- midwife,
- Gorki,
- poverty,
- literature,
- single parenthood,
- support,
- mother
Je lisse le tissu en le pressant sous mes doigts. Le trait s’imprime, l’ourlet se plie. Puis, la garniture s’ouvre comme une fleur se déploie. Je presse à nouveau. C’est comme ça que faisait ma mère pendant de longues minutes, sur une planche à repasser, ou dans la pénombre du sous-sol, sur une table ébréchée. Elle lissait, pliait, rabattait et empilait des vêtements rêches ou sans corps. Menus quotidiens d’un grand cycle. Vers la fin de sa vie, ma mère portait des vêtements synthétiques qui séchaient rapidement et se rangeaient tels quels dans la garde-robe, sans nécessiter de repassage. Quand j’allais chez elle, il y avait toujours du lavage suspendu au-dessus de la baignoire, sec le temps de le dire. La salle de bain sentait le Fleecy, bon et propre. En ce temps-là, à l’université, je portais des jeans roulés sur des Hush Puppies défraîchis, des overalls. En semaine, ma mère portait des smocks pour faire le ménage, et le dimanche, des loafers qu’elle n’aurait jamais nommés flâneurs à plastron, ou richelieus, non. Longtemps après, j’ai choisi de payer des primes dispendieuses d’assurances auto. Ma mère n’avait pas les moyens de posséder un véhicule. Au retour d’un travail debout prolongé, elle marchait longuement du métro jusqu’à chez elle avec ses jambes variqueuses. Nous aimions toutes les deux l’automne. Elle adorait le tweed, « les manteaux de drap », disait-elle, et les vareuses en poils de chameau. Je haïssais l’Halloween et ses monstres fabriqués en carton-pâte qui se mouillent facilement. Cette fête-là, j’avais toujours hâte qu’elle passe, n’y voyant rien d’intéressant que le froid, les bourrasques, la pluie et les pommes molles abîmées. Les bonbons se faisaient plus rares qu’au comptoir du dépanneur du coin. Avec un sac de jute sur le dos et, sur la poitrine, une boîte orange de l’Unicef, j’allais par les rues sans trop m’attarder. J’abhorrais quémander en montrant l’origami de la bonne offrande. L’horreur de mon costume rudimentaire me faisait honte, symbolisait l’outrance de l’indigence. Nous n’avons jamais eu de penchant particulier pour les fêtes remplies de convives. Depuis toujours, je préfère l’ambiance resserrée d’un bistro autour d’une table à quatre éclairée d’une chandelle. La solitude de ma mère était devenue la mienne et, par la force des événements, une manière de vivre. Durant le jour, le son permanent de la radio nous la rendait si éloquente. L’automne magnifiait tout : une lumière oblique, un tissu laineux, une brise soudaine. En promenade, rien n’échappait à notre éblouissement, un craquement de branches, un jardin à la campagne ou une odeur de pot-au-feu. La liberté du vent. Quand venait septembre, ma mère rangeait le linge d’été ; d’autres vêtements les remplaçaient. Les soirs d’hiver, après le souper, elle allumait la télé comme on allume une bougie ou un feu de foyer pour se réchauffer. Puis, devant l’écran cathodique, elle s’asseyait sur son fauteuil gold élimé, moi sur le chesterfield. Nous écoutions « nos émissions ». Je ne sais plus si j’ai travaillé pour payer mes études, ou si j’ai payé mes études pour pouvoir travailler, mais je sais que souvent j’ai travaillé. Pendant que certains traversaient les ponts ou le tunnel pour retourner vers leurs banlieues avec l’auto de leurs parents les vendredis soirs, je comptais les heures, imaginais l’aurore tardive de l’hiver, me préparais mentalement à parcourir la distance entre le métro Berri-UQÀM et l’entrée des employés de l’hôpital Jacques-Viger où, en ce temps-là, je travaillais aux cuisines. À l’aube, je devais marcher à la manière d’un homme pour vaincre ma peur, jouer les invincibles, réduire mon ombre. Ça, ma mère ne l’a jamais …