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1. Introduction

Cet article porte sur le rapport à l’écriture (Barré-De Miniac, 2000) d’étudiants engagés dans des cursus diplômants de niveau 1 et 2[1] à l’université ou en formation professionnelle, qui nécessitent la production d’un mémoire. Les caractéristiques de cet écrit – un travail d’écriture inscrit dans la durée, clôturant et validant le cursus – impliquent un engagement important des étudiants qui réinterroge leur rapport à l’écriture. Nous avons saisi ce rapport à partir de leur perception de la commande d’écriture du ou des mémoires à produire.

Nous nous appuyons sur une étude de terrain menée dans le secteur de la formation professionnelle en intervention sociale[2]. Dans le cadre de la socio-clinique institutionnelle (Monceau, 2012), nous avons mis en place un dispositif de recherche transversalement à trois filières de formation, croisant entretiens individuels et collectifs. Ce sont essentiellement les résultats de ces entretiens que nous allons mobiliser dans la suite de cet article.

La notion de commande d’écriture, issue du cadre théorique de l’analyse institutionnelle (Lourau, 1970), a structuré les entretiens. Elle intègre dans l’analyse du rapport à l’écriture la dimension évaluative de l’écrit à produire ainsi que les relations aux «passeurs de commande d’écriture» (Dezutter et Doré, 2004).

Après une présentation du cadre théorique et méthodologique du dispositif de recherche, nous nous arrêterons sur certains facteurs qui font évoluer le rapport à l’écriture tout au long du cursus puis nous terminerons sur la présentation de trois postures adoptées par les étudiants lorsqu’ils s’approprient la commande d’écriture. Nous montrerons en quoi ces postures jouent un rôle essentiel dans le processus de construction/déconstruction du rapport à l’écriture des étudiants, générant alors différentes modalités d’implication (Samson, 2012).

2. Un dispositif de recherche construit transversalement

Les recherches sur le mémoire sont nombreuses, mais se centrent trop souvent sur une filière – constat posé par Crinon et Guigue (2006). Ces deux chercheurs insistent sur l’importance de «travailler à différents niveaux de transversalité ou de mise en perspective comparative» (Crinon et Guigue, 2006, p. 160). Aujourd’hui, cette visée de transversalité est en prise avec la circulation des étudiants entre diplôme universitaire et diplôme professionnel, notamment dans le secteur du travail social. Cette circulation s’est accentuée ces dernières années à la suite de la volonté européenne d’unifier les systèmes d’enseignement des différents pays, ce qui a entraîné, en France, un rapprochement entre instituts de formation professionnelle et départements universitaires.

La démarche socio-clinique institutionnelle permet de travailler en transversalité la question du rapport à l’écriture du mémoire.

2.1 La démarche socio-clinique institutionnelle

La démarche socio-clinique institutionnelle vise à penser ensemble les devenirs singuliers des sujets de la recherche (leurs subjectivités, leurs pratiques) et les transformations institutionnelles et politiques dans lesquelles ils sont impliqués. Le travail de restitution des observations et interprétations à ces sujets est donc une préoccupation permanente de cette démarche qui se réfère au cadre théorique de l’analyse institutionnelle tel qu’il a été formulé par Lourau (1970). Cette théorisation propose une conception dynamique et dialectique de l’institution dans laquelle la notion d’implication est centrale. Il s’agit ici de comprendre les effets de la dialectique entre la singularité d’un scripteur, la particularité des filières étudiées et des dimensions macrosociales comme, par exemple, les transformations en cours de formations professionnelles et universitaires à l’échelle européenne. C’est pourquoi nous construisons des dispositifs qui favorisent l’élaboration progressive et collective des analyses par les différents sujets concernés par la recherche.

L’analyse de la transversalité – ou analyse de la pluralité des appartenances et des références tant négatives que positives (Monceau, 2014) – est importante dans le cadre d’une approche socio-clinique institutionnelle. En effet, sa mise en oeuvre permet la circulation des observations et interprétations entre des espaces et collectifs différents (ici entre des étudiants et des filières situées dans des établissements différents).

Nous avons donc mis en regard trois parcours de formation s’inscrivant dans le secteur de l’intervention sociale et ayant pour objectif de professionnaliser de futurs cadres ou des cadres déjà en poste. Deux de ces parcours permettent l’obtention de diplômes professionnels du travail social[3]: le DEIS (diplôme d’État en ingénierie sociale), un diplôme de niveau 1, le CAFERUIS (certificat d’aptitude aux fonctions d’encadrement et de responsable d’unité d’intervention sociale), un diplôme de niveau 2. Le troisième parcours permet l’obtention d’un master, dénommé ici MSE (Management socio-éducatif)[4]. À la suite des recompositions en cours dans les formations du travail social, les instituts de formation qui préparent ces deux diplômes proposent à leurs étudiants la possibilité d’obtenir un master parallèlement au diplôme du travail social[5]. Ceci nous a permis de prendre également en compte deux autres parcours universitaires. Le premier, dénommé ici EIS (Encadrement de l’intervention sociale), est porté par la même université que le master MSE; sa création est récente et le M1 (première année) est proposé aux étudiants du CAFERUIS. Le second, dénommé ici IFSE (Intervention familiale et socio-éducative), est proposé depuis plusieurs années aux étudiants du DEIS.

Précisons encore que les deux diplômes du travail social s’adressent à des étudiants détenant un diplôme initial du travail social ou possédant une expérience professionnelle de cinq ans. Nous avons ainsi pu prendre en compte le point de vue d’étudiants en reprise d’études, inscrits dans une logique de formation tout au long de la vie. Le master MSE offre un contrepoint intéressant, car, pour l’université, il relève principalement de la formation initiale. Cependant, il n’est pas perçu ainsi par certains étudiants qui, au contraire, le vivent comme un dispositif de formation continue dans la mesure où ils sont déjà professionnalisés ou dans une logique de reconversion.

2.2 La démarche et le déroulement de la recherche

Ce dispositif méthodologique a été construit dans l’optique d’une démarche de «recherche avec»[6], menée avec les différents acteurs concernés: étudiants, formateurs, tuteurs et responsables de formation. Toutefois, c’est le point de vue des étudiants qui a été le principal point d’appui pour une analyse transversale de la perception de la commande d’écriture des mémoires à produire. Dans cette perspective, nous n’avons pas cherché à observer les productions écrites ou les pratiques des étudiants concernés. En outre, dans une démarche clinique, il ne s’agit pas de produire a priori un échantillonnage des personnes rencontrées individuellement ou collectivement. C’est a posteriori, dans le cadre de l’analyse des données, que nous avons intégré à nos interprétations les variables de sexe, d’âge et de parcours étudiants et professionnels.

Le dispositif croise des entretiens individuels et collectifs avec les étudiants, des entretiens collectifs avec les tuteurs et les responsables de formation, ainsi qu’un corpus d’écrits mentionnés dans ces différents entretiens comme appui à l’exploration et à l’appropriation de la commande d’écriture du ou des mémoires à produire.

Côté étudiants, 16 entretiens individuels et 4 entretiens collectifs ont été réalisés sur les 3 cursus de formation. Nous avons opté pour une participation volontaire des étudiants au dispositif de recherche qui leur a été présenté sur leurs lieux de formation respectifs. Au total, 3 étudiants inscrits en CAFERUIS (sur 32 dont 11 également inscrits en master), 9 en 2e et 3e année de DEIS (sur 23 dont 17 également inscrits en master IFSE) et 4 en M1 et M2 MSE (sur 23) ont accepté de répondre à des entretiens individuels.

Les entretiens collectifs ont mobilisé 18 étudiants dont 8 seulement avaient participé aux entretiens individuels. Les étudiants inscrits en MSE ont fortement investi les entretiens collectifs (7 étudiants en M1 sur 10 inscrits dans cette formation et 5 en M2 sur 13 inscrits). Par contre, les étudiants inscrits en DEIS et en CAFERUIS ont été plus difficilement mobilisables: seulement 4 étudiantes de troisième année pour le premier et 2 pour le second seront présentes lors des entretiens collectifs. Ces différences d’investissement des étudiants dans la recherche en cours ne peuvent pas faire l’objet d’un traitement quantitatif, car ils ne sont pas statistiquement significatifs, ces chiffres reflètent cependant, d’un point de vue socio-clinique, l’intérêt variable des sujets pour les pratiques de recherche.

Lors de ces entretiens semi-directifs d’une durée moyenne d’une heure, les étudiants expliquaient comment ils s’y prenaient pour explorer la commande d’écriture du mémoire, la comprendre, se l’approprier. Ils explicitaient également leurs stratégies d’écriture et les ajustements envisagés; en effet, une des caractéristiques de la démarche est d’installer une mise en réflexivité des personnes interviewées. Un guide d’entretien, très souple, organisé thématiquement, a été utilisé. Lors des entretiens individuels, des questions ouvertes, du type «Pouvez-vous me décrire votre parcours de formation et me dire si vous avez déjà écrit un mémoire?», permettaient d’abord à l’étudiant de se présenter en évoquant son parcours et les mémoires qu’il avait éventuellement rédigés antérieurement. D’autres questions ouvertes, du type «Comment comprenez-vous la commande d’écriture du mémoire que vous êtes en train de réaliser?» ou «Comment reformuleriez-vous la commande d’écriture de ce mémoire?», conduisaient ensuite l’étudiant à évoquer sa perception de la commande. La nature semi-directive des entretiens et l’orientation socio-clinique de la recherche exigeaient d’adapter la formulation des questions aux énoncés déjà produits par les sujets.

Les entretiens collectifs reposaient sur des restitutions croisées des entretiens individuels, c’est-à-dire que nous commencions l’entretien en restituant aux étudiants nos premières observations et analyses concernant les entretiens individuels réalisés dans l’ensemble des cursus. Ce principe de restitution a un double objectif: associer les sujets aux analyses en cours en favorisant la mise en perspective des différents cursus. Les éléments de restitution portaient sur les différentes perceptions de la commande ainsi que sur l’importance du tuteur.

Nous terminions tous les entretiens en interrogeant les étudiants sur la pertinence de l’expression commande d’écriture dans le cadre d’un mémoire à produire. Les entretiens ont été enregistrés et intégralement retranscrits, de manière à permettre de les revisiter à mesure que progressait la production des catégories d’analyse (les postures dont il sera question plus bas).

Deux entretiens collectifs ont été menés avec des tuteurs concernant leur compréhension de la perception de la commande d’écriture par les étudiants. La conduite des entretiens était similaire à celle adoptée avec les étudiants, mais en adaptant le questionnement à leur situation de tuteur. Nous avons par ailleurs rencontré les responsables de formation, des formateurs et des tuteurs afin de présenter notre projet de recherche puis d’en restituer et d’en discuter les résultats. Ces réunions ont aussi été l’occasion de recueillir d’autres données dans la mesure où notre présence générait des constats et des questionnements sur les mémoires à produire, les manières de les accompagner et les difficultés des étudiants. La démarche socio-clinique, en créant les conditions d’une réflexion collective transversale, dérange les habitudes et les convictions des différents participants (impliqués dans des formations et établissements différents) et conduit ceux-ci à porter un nouveau regard sur leurs pratiques et leurs discours.

Les entretiens ainsi que les différentes rencontres et réunions se sont déployés sur une année universitaire, ce qui a permis de prendre en compte la dimension temporelle – intrinsèque à la production d’un mémoire – ainsi que l’évolution, dans la durée, du rapport des étudiants à la commande. Une autre temporalité apparaissait également dans les entretiens, plus singulière, induite par le récit des étudiants concernant les différents mémoires produits au cours de leurs formations successives.

Pour terminer cette clarification méthodologique, précisons encore que les citations que nous présentons illustrent les postures dominantes que nous avons repérées et qui ont été discutées lors des restitutions collectives. Les résultats se complexifient ainsi à mesure que la recherche progresse et les catégories d’analyse (ici les types de rapports à l’écriture et de postures adoptées par les étudiants face au mémoire à produire) sont élaborées sur un mode inductif.

2.3 Commande d’écriture et rapport à l’écriture

La notion de commande d’écriture a structuré cette recherche. Elle a guidé notre relecture des études déjà réalisées sur la question du mémoire professionnel et du mémoire de recherche. Elle était au centre des entretiens individuels et collectifs réalisés auprès des étudiants et des tuteurs. L’expression commande d’écriture figurait explicitement dans les questions posées et nous demandions aux personnes sollicitées de s’exprimer sur sa pertinence dans le cadre d’un mémoire à réaliser.

Dans le vocabulaire de tous les jours, le terme de commande induit l’idée d’un travail exécuté sur ordre ainsi que celle d’acceptation de contraintes imposées par un ou des tiers, voire de soumission. S’appliquant à la production d’un mémoire, ce terme de commande est synonyme de cahier des charges et de prescription et, dans le quotidien d’une formation, il renvoie aux instructions écrites données aux étudiants qui définissent les «attendus» du mémoire tant en matière de démarche que de mise en pages.

Ce terme de commande est utilisé dans un certain nombre de recherches portant sur le mémoire comme en témoignent les quelques exemples suivants: Alvarenga, Arnauld et Leveratto (1982) dans un article intitulé Pour une pédagogie du mémoire. À propos de la formation des travailleurs sociaux, Guigue-Durning (1995) dans son ouvrage princeps Les mémoires en formation. Entre engagement professionnel et construction des savoirs, Mackiewicz (2004) dans une recherche portant sur le mémoire validant le diplôme supérieur de travail social, ou Crinon et Guigue (2006) dans leur synthèse sur l’écriture et la professionnalisation. Ce recensement – non exhaustif – montre que le mot commande, associé à la rédaction du mémoire, est plus souvent utilisé à propos de mémoires professionnels. Son emploi met l’accent sur la dimension évaluative du mémoire, sur une écriture qui doit répondre à des normes explicites à des fins d’évaluation. Dans cette optique, l’idée de commande est associée à celles de «conformité», de «formalité institutionnelle» (Crinon et Guigue, 2006, p. 142). Ce terme mobilise également des connotations juridiques, voire commerciales – notamment lorsqu’est mise en avant l’existence de commanditaires ou de «passeur[s] de commandes» (Dezutter et Doré, 2004, p. 3) et de «produit fini» (Crinon et Guigue, 2006, p. 142). Enfin, on peut noter la récurrence de l’adjectif institutionnel accolé au mot commande.

Dans la recherche que nous présentons, l’expression de commande d’écriture est référée au cadre théorique de l’analyse institutionnelle (Lourau, 1994; Samson, 2012). Elle met l’accent sur les dimensions organisationnelles et institutionnelles de l’acte d’écrire et le replace ainsi dans un cadre collectif alors qu’il est souvent appréhendé comme essentiellement solitaire. Dans un contexte d’écriture, cette notion dérange parce qu’elle bouscule des représentations dominantes qui valorisent l’idée d’une production d’écriture relevant du libre arbitre du scripteur, et ce, au détriment de situations dans lesquelles l’écriture se fait en réponse à des directives. Cette expression sous-entend l’existence de commanditaires, de négociations, de compromis, voire de compromissions avec ceux-ci. Elle questionne les idées d’originalité, d’authenticité, d’autorisation à, au sens de s’autoriser à (Samson, 2002, p. 331-351). Ce dérangement est perceptible dans les recherches signalées plus haut, comme le constatent Crinon et Guigue (2006): «paradoxe d’une écriture qui résulte d’une commande et doit s’y conformer tout en donnant la preuve d’autre chose que d’un simple acte de conformité, la preuve d’une capacité d’autonomie et d’initiative?» (p. 142)

C’est donc par le prisme d’une écriture sous contrainte que nous entrons dans une analyse du rapport à l’écriture. Cette entrée croise en partie celle de Dezutter et Doré (2004) qui ont également fait porter une partie de leur étude sur la perception par des étudiants de première année «des commandes d’écriture […] qui leur sont imposées» (p. 4). En effet, mettre l’accent sur des «tâches d’écriture imposées» (Ibid., p. 7) laisse plus de place à l’expression de formes de résistances ou d’un «rapport négatif ou problématique» (Ibid., p. 1) à l’écriture. De plus, la notion de commande intègre de fait les effets de contrainte de la dimension temporelle – un calendrier à tenir, une date-butoir à laquelle livrer la production – et permet ainsi de saisir un rapport à l’écriture actualisé par la tâche à finir. Comme ces deux auteurs, nous nous référons à la synthèse de Barré-De Miniac (2000) dans laquelle celle-ci définit le rapport à l’écriture comme un «ensemble touffu, complexe, fait d’une multitude de variables entremêlées» (p. 13). Selon cette auteure, il s’agit donc de penser ensemble les dimensions singulières de ce rapport «élaboré par le sujet à l’occasion de ses différents contacts tentés, réussis, recherchés ou évités avec l’écriture» et les «dimensions les plus collectives, c’est-à-dire liées à l’appartenance de chacun de nous à des groupes de plus en plus importants» (Barré-De Miniac, 2000, p. 13).

Cette conceptualisation du rapport à l’écriture est congruente à la démarche socio-clinique et à la notion de commande d’écriture qui prennent en compte les dimensions institutionnelles (la question des appartenances et des non-appartenances, la construction des identités professionnelles, l’impact des ministères sur cette construction) et organisationnelles (les différents calendriers à tenir, les règles régissant les soutenances, les conditions de validation). C’est pourquoi, pour nous, le rapport à l’écriture est également rapport aux institutions et aux processus d’institutionnalisation dans lequel le mémoire est pris – notamment dans des processus de professionnalisation, de redéfinition de fonctions ou de remaniement de postures (comme ici, celle de cadre dans le secteur de l’intervention sociale), voire de création de nouvelles professions (comme ici, celle d’ingénieur du social).

Pour conclure cette partie méthodologique, précisons que notre usage du concept d’implication se démarque de celui de Dezutter et Doré (2004) et de Penloup (2000). En effet, dans le cadre de l’analyse institutionnelle, l’implication, définie comme un «noeud de rapports» (Lourau, 1990, p. 113) qui rattache les sujets aux institutions et aux processus d’institutionnalisation, s’analyse mais ne se mesure pas. Cette analyse des implications intègre également celle des chercheurs qui sont également «passeurs de commande» puisque tuteurs ou concepteurs et responsables de parcours – même si c’est dans d’autres dispositifs de formation. Par contre, le projet d’«évaluer les modes et les degrés» (Penloup, 2000, p. 52) d’implication dans l’écriture relève de la surimplication (Lourau, 1990), comme nous le verrons dans notre dernière partie.

3. Déconstruction/reconstruction du rapport à l’écriture

Nos analyses rejoignent celles de Dezutter et Doré (2004) pour qui le rapport à l’écriture est «évolutif» (p. 3). Les entretiens effectués montrent que cette évolution se caractérise par des phases de déconstruction et de reconstruction au fil de la production du mémoire. Plusieurs facteurs contribuant à ce processus apparaissent, notamment la dimension temporelle comprise dans une acception large puisque les écrits produits en amont ou parallèlement à la formation sont souvent mentionnés par les personnes interrogées. Examinons maintenant comment les différentes expériences scripturales déconstruisent et reconstruisent le rapport à l’écriture.

3.1 Écriture au travail, écriture en formation

Les étudiants interrogés expliquent souvent les difficultés rencontrées face à la commande d’écriture du mémoire en la démarquant des caractéristiques de l’écriture mobilisée au travail, quelles que soient les formes de cette écriture. Par exemple, cette étudiante, qui pourrait évoquer les points communs (recherche et rapport), préfère mettre l’accent sur les différences:

Oui, ça c’est effectivement le problème de tous ceux qui sont dans le professionnel, qui ont l’habitude de faire des mémoires opérationnels ou des recherches opérationnelles où l’on vous demande de trouver des solutions à des problèmes.

Corinne, Entretien collectif, M2, MSE[7]

Dans les formations DEIS et CAFERUIS, certains soulignent le fait que leur rapport à l’écriture a évolué dans leur cadre professionnel au fil des expériences et des fonctions exercées et parfois, ces évolutions sont synonymes d’appauvrissement:

Pour moi le plus difficile c’est au niveau de l’écriture… Alors premièrement, peut-être parce que… Au niveau de mon employeur, j’ai énormément perdu. Je travaille depuis 87 à la CAF. [Avant, dans un autre service], on avait des réunions d’analyse de pratiques professionnelles, il y avait de la réflexion, il y avait, ben, de l’écrit aussi. On faisait beaucoup de rapports, beaucoup de signalements. Et puis maintenant [dans le nouveau service], moins… Même pas du tout d’ailleurs! Une évaluation sociale, ça se limite à 10 lignes! Donc je trouve que, sur le plan cognitif, sur le plan de l’écriture, bon voilà… J’ai énormément, énormément perdu!

Pascale, DEIS 3

Le passage d’une écriture «courte» à une écriture «longue», qui comprend des dimensions analytiques et méthodologiques essentielles, oblige à une adaptation cognitive qui, selon certains étudiants, serait rendue plus difficile du fait de leur âge.

Moi, je l’assimile aussi à l’âge. J’ai quand même des mécanismes cognitifs qui ne sont absolument pas de même nature. Le rapport au temps… et autant, c’est vrai, il y a une accumulation d’expériences, autant il y a… Il y a des fois j’ai l’impression d’être en obscurité soit parce que j’ai gagné en doute et en réflexivité. Du coup, ça met beaucoup plus de temps avant que la machine se mette en route et que j’adhère.

Sarah, DEIS 3

La même ajoute: «Et, après, par rebond, moi, dans le cadre maintenant de mes activités professionnelles, je suis très embarrassée maintenant pour mes écrits.» Cette remarque souligne effectivement le lien entre processus de construction et de déconstruction du rapport à l’écriture, écrits à produire et commandes d’écriture. Par ailleurs, l’alternance entre écriture en situation professionnelle et écriture en situation de formation oblige à des adaptations permanentes d’un type d’écriture à l’autre. Selon Corinne (M2, MSE), cela oblige à «déformater [s]on cerveau pour [s]e mettre dans une autre logique qui est celle de la recherche. Quand on a été dans le milieu professionnel pendant longtemps, qu’on a rendu des rapports d’activité, voilà, on a une autre façon de fonctionner. Et du coup, il faut, il faut défragmenter son cerveau et faire autrement…» La compréhension de la commande d’écriture passe alors par un «désapprentissage».

Ces diverses expériences scripturales affectent la façon dont les étudiants perçoivent leurs facilités ou leurs difficultés à écrire. «Pour ma part, l’écriture n’est pas naturelle. J’ai beaucoup, beaucoup de mal à écrire. Et il me faut beaucoup, beaucoup de temps» (Halim, DEIS 2). La plupart d’entre eux se montrent assez critiques envers eux-mêmes.

Oui, j’avais produit… J’avais produit un mémoire… enfin… Ça a super bien marché… Voilà, j’ai eu une note excellente mais, néanmoins, je trouvais que le travail était… Enfin… J’étais assez critique sur le travail et puis… Je l’ai jamais relu, ce travail… Enfin… Avec un truc un peu: je le pose, je le regarde… Je l’ouvre comme ça… Mais vraiment parce que… Et puis je lis trois lignes et je me dis : «mais que c’est mauvais, que c’est mauvais!». Et voilà.

Charlotte, DEIS 3

Le rapport à l’écriture est alors avant tout un rapport douloureux.

3.2 Le mémoire, un écrit parmi d’autres

La majorité des étudiants rencontrés ont déjà produit un mémoire dans le cadre de leurs formations antérieures. Cette expérience peut dater et ne pas être considérée, par eux-mêmes, comme pertinente pour l’appropriation de la commande d’écriture du mémoire en cours: «Alors, j’ai eu le mémoire d’éducateur spécialisé, puisque, dans le cadre de la formation d’éducateur spécialisé, il y a un mémoire de fin d’études […]. Il y a très longtemps, puisque c’était en 1991» (Jules, CAFERUIS). La distance temporelle ainsi que la différence de niveau justifient la non-prise en compte de cette écriture dans la perception des étudiants: «Non, je n’ai pas d’habitude d’écriture de mémoire. J’ai fait un mémoire dans le cadre de mes études d’assistante sociale. […] C’est légèrement différent» (Céline, CAFERUIS). Cependant, même si les étudiants font peu de liens entre le mémoire professionnel de fin d’études et celui qu’ils sont en train de réaliser, ils définissent leur perception du rapport à l’écriture en fonction de ce premier écrit. Nous partageons le constat posé par Delarue-Breton (2014) sur «l’effet de brouillage» provoqué par les «types de mémoires antérieurs» sur un genre «très hétérogène» (p. 50).

Cette hétérogénéité s’observe aussi bien dans le cahier des charges des différents mémoires et TER[8] que dans leur finalité. Notons, à ce propos, une première différence dans le statut de ces cahiers des charges puisque les mémoires CAFERUIS et DEIS reposent sur des référentiels de formation et de certification définis nationalement alors que les textes de cadrage des mémoires de master le sont au niveau des départements universitaires. La finalité du mémoire CAFERUIS est avant tout professionnelle puisque, par cet écrit et sa soutenance, l’étudiant stagiaire atteste de sa capacité à concevoir et à conduire un projet porté par une structure du secteur social ou médico-social. Les autres mémoires et TER pris en compte reposent sur une articulation entre une dimension de recherche et une visée professionnalisante. Cette articulation peut être énoncée dans le référentiel de certification comme pour le DEIS où il est question d’un «mémoire de recherche à dimension professionnelle» ou seulement dans un document distribué aux étudiants ou figurant dans un livret d’accueil. Toutefois, la généralisation d’un vocabulaire commun et de démarches partagées – comme, par exemple, établir une bibliographie, poser une question de recherche, élaborer une problématique, réaliser une enquête exploratoire – est sans doute indicative d’un travail d’hybridation en cours.

Par ailleurs, dans les trois cursus observés, le mémoire n’est qu’un écrit parmi d’autres puisque les étudiants ont à produire un certain nombre d’autres écrits nécessitant également un travail d’écriture de longue haleine et reposant sur un processus de lecture, d’écriture et de réécriture comme, par exemple, un dossier d’expertise (CAFERUIS) ou encore un rapport d’études (DEIS). Lors des entretiens, les étudiants et les tuteurs nous ont parlé de ces différents écrits et pas seulement des mémoires ou TER sur lesquels la recherche portait. Non pas qu’il y ait confusion entre la commande d’écriture du mémoire et, par exemple, celle d’un rapport de stage, mais l’évocation de ces écrits leur permet de spécifier la commande d’écriture du mémoire.

Outre le fait que ces écrits scandent et découpent la formation, ils peuvent également générer des rapports diversifiés à l’écriture. Ainsi, une étudiante en DEIS qui, dès les premières minutes de l’entretien, fait référence à la «très, très sale note» obtenue pour l’écrit du mémoire d’assistante sociale en 2000, énumère les différents écrits à rendre en les classant en fonction de la difficulté à comprendre la commande et en fonction du plaisir rencontré:

Le rapport à l’article, j’ai trouvé cela beaucoup plus facile. J’ai pas eu une super note… Mais je me suis amusée! À écrire! Parce que l’article c’est 13 000 mots! Ah oui, synthétique! Ça m’a plu! […] J’ai eu ma note d’article: j’ai eu 10! Alors ça m’a démoralisée! J’ai validé mais…. Cela a atténué le plaisir que j’ai pris… Surtout que le retour était bon… Et ça n’a pas été compris comme j’aurais voulu que ce soit compris, voilà! […] Mais le mémoire de M1, j’ai pris du plaisir. Parce que [silence] je ne pensais pas que j’y arriverai déjà. Et il y en a qui n’y sont pas arrivés. Et j’ai tenu quelque chose. Alors, ce n’est pas vraiment dans l’écriture, etc. Mais j’ai tenu quelque chose. Et c’est passé! […] Alors le mémoire de M2, j’ai envie de prendre du plaisir.

Florence, DEIS 3, M2 IFSE

Même si la notation est un élément central dans ses propos, il semblerait que pour Florence, la rédaction de ses différents écrits représente également la possibilité de faire évoluer un rapport à l’écriture «compliqué depuis toujours». À entendre Florence et d’autres de ce même cursus, qui est celui dans lequel la diversification des écrits à produire est la plus importante, il se pourrait que cette diversification joue un rôle non négligeable dans l’installation d’un rapport à l’écriture dynamique. Enfin, il est à noter que le plaisir pris à écrire peut très bien ne pas aboutir à un résultat positif en matière de notation.

3.3 Un rapport douloureux au mémoire

Nous constatons que le mémoire conserve un statut à part. Parce qu’il clôture la formation, il est vécu de ce fait comme l’épreuve «peut-être la plus importante, parce qu’elle vient à la fin et si on valide celle-là, on a le diplôme» (Jules, CAFERUIS). Mais le mémoire est également l’écrit le plus redouté, et ce, avant même le début de la formation. Ainsi, plusieurs étudiants disent avoir hésité à s’engager dans le cursus choisi à cause du mémoire: «Et en fait, c’est ce qui me bloquait à l’idée d’entrer dans un master: je n’avais pas envie de faire un mémoire […]. Quand j’ai su qu’on allait avoir un mémoire, moi j’ai angoissé. Moi j’ai eu peur» (Séverine, M1 MSE); «Je me suis même demandé si j’allais aller en DEIS à cause de ça! Parce que je savais que mon rapport à l’écrit et au mémoire avait été compliqué» (Florence, DEIS, M2 IFSE).

Le suivi d’un cursus universitaire antérieur ne rassure pas les étudiants concernés: «En 2006 j’ai eu mon Master 1. J’ai déjà écrit un mémoire aussi [Rire]. Et je m’étais dit "Oh, plus jamais!"» (Sylvie, CAFERUIS). Parmi les étudiants ayant déjà rédigé un mémoire, peu estiment avoir «une facilité au niveau de l’écriture» (Fanny, DEIS 2) et aimer écrire. Cette inquiétude face au mémoire ne s’atténue pas forcément durant la formation, générant ce qu’une tutrice désigne par le terme de «panique»: «Je suis assez d’accord pour dire le fait qu’ils paniquent sur ce mémoire, ça les ralentit vraiment» (Tutrice, MSE). Certains étudiants évoquent même une «souffrance»:

Alors c’est vrai que le mémoire d’AES avait été aussi une épreuve pour moi [rire]. C’était vraiment une… Oui, une épreuve douloureuse [rire]… Et le mémoire de recherche, alors là, c’est une souffrance [rire]… C’est une souffrance, le mémoire de recherche.

Pascale, DEIS 3

Cette souffrance est liée pour certains à la perception que l’écrit est un dévoilement de soi. «L’angoisse de la page blanche naît de cette incertitude: l’auteur se livre à autrui dans un abandon qui s’apparente à une prise de risque.» (Cros, 2009, p. 26) Ainsi, plusieurs étudiants évoquent leurs difficultés d’écrire du fait que le mémoire est perçu comme l’écrit le plus personnel. «C’est comme si c’était quelque chose d’intime, l’écrit, chez moi» (Rudy, DEIS 2). D’autres encore parlent d’épuisement: «Il y a des moments, je suis restée bloquée sur trois/quatre phrases, parce que ça ne me convenait pas. On est partagé entre différentes phases, mais c’est quand même épuisant. Le soulagement, je ne l’ai pas encore» (Sylvie, CAFERUIS).

Ces différents constats font écho à la notion d’«insécurité scripturale» de Dabène (1987). Toutefois, la posture des étudiants face aux mémoires à produire évolue tout au long de leur formation, à l’exception de ceux de la formation CAFERUIS. Des étudiants, pour qui la production du mémoire en M1 avait été difficile, peuvent en éprouver du plaisir et de la fierté à l’issue du M2. «En fait, même le fait de lire des articles de chercheurs, je trouve qu’après on a la fierté d’avoir fait des recherches, d’avoir contribué à une recherche ou d’avoir donné son point de vue, d’avoir fait même une recherche» (Maïté, entretien collectif, M2 MSE). Cette évolution du rapport au mémoire est également un facteur qui contribue à la déconstruction/reconstruction du rapport à l’écriture. L’exploration et l’appropriation de la commande d’écriture participent à cette dynamique.

4. L’appropriation de la commande d’écriture

L’idée d’une commande d’écriture ne fait pas l’unanimité parmi les personnes interrogées. Plusieurs critères sont à prendre en compte pour comprendre ces variations: le désir de différencier mémoire professionnel et de recherche, les modalités d’accompagnement de l’écriture et le rapport au tuteur. Trois postures différentes face à la commande d’écriture du mémoire se dégagent de notre recherche et mettent en évidence différentes modalités d’implication face aux mémoires à produire et aux institutions porteuses de la commande d’écriture.

4.1 Des rapports diversifiés à l’existence d’une commande?

Lors des entretiens, nous posions une question relative à la pertinence du terme de commande dans le contexte d’un mémoire à produire. Le mot – et donc le fait qu’il y ait ou non commande d’écriture – a été soit accepté soit refusé:

Marie: Pour le CAFERUIS, oui. C’est vraiment une commande pure et simple.

Carmen: Au sens aussi de cette obligation, il y a la commande.

Marie: Ben, on a une commande. On doit faire un mémoire qui doit être comme ça, avec telle chose dedans, tant de pages, voilà. Le TER, je ne parlerais même pas de commande, même si on a aussi des critères à respecter, c’est plus ouvert, c’est plus libre. La commande du CAFERUIS, c’est vraiment une commande, c’est vraiment fermé.

[…]

Marie: Le terme de commande ne convient pas au TER. Je ne sais pas d’ailleurs ce qu’on pourrait dire… Moi, ça me parle plus en termes de mémoire. Pour le CAFERUIS, ce n’est même pas un mémoire pour moi. C’est un projet qu’on doit mener. Le TER c’est…

Carmen: Pour le TER, on pourrait plus parler de formalités, mais pas commande.

Entretien collectif, CAFERUIS, EIS

Dans cet échange, les étudiants s’emparent du mot commande pour différencier et hiérarchiser les mémoires des différents diplômes. Il est intéressant de repérer le jeu de connotations positives et négatives associées à ce mot par l’emploi des adjectifs ouvert, libre et fermé. À la fin de l’échange (qui a lieu alors que le mémoire CAFERUIS a été soutenu et que le TER doit être rendu dans les jours suivants), le statut de mémoire est refusé à l’écrit produit dans le cadre du CAFERUIS alors même que c’est son appellation officielle. Dans les cas d’étudiants en double cursus, le terme de commande a pu être accepté pour un type de mémoire et refusé pour l’autre ou encore refusé lors d’un premier entretien (individuel) et accepté lors du suivant (collectif).

Nous pouvons remarquer que l’idée d’une commande d’écriture est souvent associée à des connotations négatives. L’adjectif fermé va être utilisé à plusieurs reprises, les adjectifs étroit et bridé sont également avancés. Effectivement, les étudiants reprennent à leur compte – tout en essayant de le neutraliser – le paradoxe soulevé par Crinon et Guigue (2006), voire la contradiction entre l’injonction à produire une écriture devant faire preuve d’autonomie et celle d’obéir à une commande. Cette affirmation de Christine – «[…] Une commande, il n’y a pas de créativité» (M2 MSE) – s’entend dans les propos d’autres étudiants, quel que soit le cursus. Une autre étudiante de ce même master (MSE), alors même qu’elle affirme prendre de plus en plus de plaisir au processus d’écriture du mémoire, précise dans l’entretien individuel comme dans l’entretien collectif que le mémoire «c’est moi qui écris, qui choisis le sujet, qui agence le tout, mais ça ne m’appartient pas». Elle pointe ainsi la tension entre la place de l’auteur telle qu’elle est communément comprise et celle d’un étudiant rédigeant un mémoire de master en suivant une commande et les instructions d’un directeur de recherche.

Mais quelquefois, ce terme de commande est pris dans une acception positive comme le fait cette étudiante qui regrette «qu’on n’aille pas au bout de ce qui serait une vraie commande de mémoire! C’est-à-dire prenons au sérieux ce qui est produit!» Alors qu’elle approche de la fin du cursus, son constat est qu’il y a quelque chose de vain dans cette commande – notamment en termes de réception du travail:

Enfin moi, j’ai l’impression qu’à part le [le mémoire] lire dans la promo, entre nous, et dans les séminaires, etc. Franchement, je ne me sens pas appelée par un collectif qui a envie de savoir ce que je fais, ce que je vais chercher, ce que j’ai à dire, comment je le situe par rapport à ce domaine-là… On n’est pas – alors là pour le coup – pas attendu par d’autres. Et ça, alors je le dis peut-être un peu en provocation, ça je trouve que c’est un problème!

Marianne, DEIS 3, IFSE M2

Du côté des tuteurs, les deux entretiens collectifs réalisés attestent que le positionnement vis-à-vis de ce terme est contrasté. Il laisse indifférents ceux des cursus inscrits en formation professionnelle alors qu’il est questionné, voire refusé dans l’univers des cursus universitaires. Il semblerait que c’est le statut de «passeurs de commande» qui pose question. Cette expression est proposée par Dezutter et Doré (2004) dans leur étude, qui s’inscrit également en milieu universitaire. Si, du côté de la formation professionnelle, la dimension nationale du diplôme, la définition par décret ministériel des éléments de cadrage et de validation dépersonnalise l’acte de passer commande, puisqu’il s’agit seulement de transmettre une commande définie en extériorité, ce n’est pas le cas du côté des parcours universitaires. Ainsi, un des deux tuteurs du master MSE remarque que «la particularité, c’est aussi qu’on fait corps avec la formation».

Le refus ou l’acceptation de l’existence d’une commande d’écriture nous semble être un élément déterminant dans la construction du rapport à l’écriture.

4.2 L’accompagnement de l’écriture du mémoire

L’accompagnement du mémoire est décisif dans la dynamique du rapport des étudiants à l’écriture (Clerc, 2011; Godelet, 2009). Différentes formes d’accompagnement cohabitent dans les cursus observés: orales et écrites, directes ou indirectes. La majorité des étudiants ne considèrent pas les supports écrits comme principaux, mais valorisent davantage les aides humaines: formateurs pendant les cours de méthodologie (tous), pairs (MSE, DEIS), tuteurs (tous). Mais les entretiens montrent également comment cette question de l’accompagnement interfère dans l’appropriation de la commande d’écriture.

Les cahiers des charges mis en place par les responsables de formation sont très différents – notamment en termes de volume[9] – et inégalement utilisés par les étudiants et les tuteurs. Ils sont investis de façon plus importante dans le CAFERUIS que dans le DEIS. Les étudiants du CAFERUIS se réfèrent prioritairement à ce cahier des charges, considéré comme un «facilitateur». «Je l’ai tout le temps. Je ne m’y réfère pas en permanence, mais je trouve qu’il est très explicite. Il est très détaillé» (Jules, CAFERUIS). Les étudiants du DEIS sont plus critiques à son égard. «Les critères sont tellement larges qu’on peut y mettre vraiment beaucoup, beaucoup de choses. […] Le référentiel, c’est très, très généraliste, ça gagnerait à être affiné» (Halim, DEIS 2). Ces mêmes étudiants comme ceux du DEIS s’appuient aussi beaucoup sur les guides pratiques. «Moi, j’ai utilisé un livre sur le CAFERUIS, ça fait un peu mode d’emploi, mais cela permet d’en savoir un peu plus sur les attentes, les référentiels […]» (Marie, entretien collectif, CAFERUIS).

D’une manière générale, les mémoires d’autres étudiants ayant validé la formation sont avant tout consultés comme exemples de plan, de déroulé, etc., mais le sont plus rarement, voire jamais en tant qu’écrits donnant à voir une recherche. Le témoignage suivant reflète ceux de la plupart des étudiants rencontrés: «C’était surtout pour voir la structure, l’introduction, comment il contextualisait. Je l’ai lu [le mémoire] en diagonale, pfff» (Karine, DEIS 2). Ce type de consultation des mémoires antérieurs ne contribue-t-il pas à la dévalorisation intellectuelle du mémoire, notamment dans la formation CAFERUIS? Rares en effet sont les étudiants qui considèrent la lecture de ces mémoires comme pouvant leur apporter du contenu, de la théorie. Les étudiants de DEIS notent leur propre enrichissement personnel, mais évoquent peu l’impact possible de leur recherche sur d’autres travaux.

Cependant, le rapport à l’écriture et à la commande évolue aussi par la dimension orale de l’accompagnement que les étudiants privilégient pour s’approprier la commande, la vérifier, l’explorer, la questionner: cours de méthodologie, échanges avec les autres étudiants, rencontres avec le tuteur. Les cours sont posés comme primordiaux même si souvent les étudiants jugent qu’ils arrivent trop tôt ou trop tard par rapport à leur rythme:

J’ai eu besoin qu’il y ait des cours, parce que les cours ont commencé sur septembre. J’attendais qu’il y ait un peu d’apports supplémentaires avant de commencer. C’est ridicule, parce que le contexte institutionnel, j’aurais pu le faire dès cet été ou septembre. Je me suis plus appuyée sur les cours que sur l’élément de cadrage, parce que j’ai besoin de l’apport humain.

Sylvie, CAFERUIS

L’importance de l’aide entre pairs est également soulignée notamment dans le DEIS et dans le master MSE, qu’elle soit informelle ou institutionnalisée:

On a pu rencontrer d’autres étudiants qui ont déjà soutenu. Aussi les échanges d’expériences avec les troisièmes années ou avec des étudiants diplômés des années précédentes sur ce partage d’expérience. Ça m’a apporté un certain éclairage, parce que je me suis aperçu qu’on pouvait comprendre cette commande d’écriture différemment.

Halim, DEIS 2

Mais c’est surtout l’importance du tuteur qui est soulignée. Il est un conseiller, un guide essentiel:

Oui, en fait, on a besoin de quelqu’un qui vous tient la main. On a besoin de quelqu’un qui vous accompagne tout le long de l’écriture. Parce que c’est comme un guide, quelqu’un qui est présent tout le long et qui va dire: «là c’est bien, vous êtes sur le bon chemin, un peu à droite, un peu à gauche!» Il faut qu’il soit présent du début de l’écriture du mémoire jusqu’à la fin.

Corinne, M2, MSE

Le tuteur joue donc un rôle central: une étudiante le définit comme un «curseur d’évaluation». D’autres abondent dans son sens: «Il faut que je… J’ai besoin d’aide et qu’on puisse me dire «tu es dans la bonne direction». C’est pour ça que, pour moi, le travail avec ma guidante de mémoire est très, très important» (Halim, DEIS 2). «Le tuteur heureusement, il est à l’écoute, il répond aux mails. Mais tant qu’il n’a pas répondu, je ne rajouterais même pas une virgule. J’ai un peu du mal et puis si c’est validé, je peux me lancer. Je fais un blocage si ce n’est pas validé» (Sophie, M2, MSE). Ces différents extraits montrent comment le tuteur peut constituer un moteur ou un frein à l’écriture. Les propos de Sophie, notamment, rendent tangible une surimplication tutorale qui souligne la dépendance de l’étudiant vis-à-vis du tuteur de différentes façons. Elle entrave l’autonomie des étudiants dans la construction du mémoire.

En spécifiant ainsi la commande au fil constant et décousu de l’écriture du mémoire, en contrôlant pas à pas le processus d’écriture de l’étudiant, le tuteur peut produire un nouveau rapport de ce dernier à l’écriture, comme devant avant tout être conforme à la commande. Cette conformité autorise les étudiants à renvoyer sur le tuteur la responsabilité de leur échec lors de la soutenance. Cela est particulièrement vrai dans la formation CAFERUIS. «Le guidant nous dit si le travail ne tient pas la route. J’estime qu’il l’a plus ou moins validé. Je suis étonnée qu’il y ait un tiers de gens qui ne l’ont pas du premier coup, à moins que ce ne soit l’oral» (Sylvie, CAFERUIS). De ce fait, l’écriture se fait avec la conscience permanente de l’évaluation. «Le jury est toujours présent, pas à chaque moment. Quand ça avance, il y a des petits moments de plaisir où j’ai eu l’impression de lâcher l’enjeu, mais ce sont des petits moments» (Sylvie, CAFERUIS).

Ainsi, le tuteur apparaît bien comme la figure essentielle dans la compréhension, l’appropriation et l’élaboration de la commande d’écriture du mémoire. Dans tous les entretiens menés, il a fait l’objet de longs échanges, que ce soit en positif ou en négatif. Sa responsabilité dans le processus d’écriture (Clerc, 2011), mais au-delà, dans la construction de l’identité professionnelle de l’étudiant, reste donc avérée.

4.3 Des postures analysant les modalités d’implication?

Les entretiens nous ont permis de distinguer trois postures différentes face à la commande d’écriture du mémoire, dégagées lors des entretiens individuels puis discutées en entretiens collectifs, avec les tuteurs et lors de la réunion de restitution:

  • Écrire un mémoire comme un exercice à faire;

  • Faire une recherche;

  • Se construire intellectuellement et professionnellement.

Ces postures se déclinent différemment selon les filières. Elles traduisent l’acceptation, le refus ou la négociation de la commande d’écriture du mémoire. Elles se construisent en interférence avec les mémoires produits en amont de la formation en cours ainsi qu’avec les autres écrits nécessaires à la validation du diplôme.

Les stagiaires du CAFERUIS considèrent exclusivement le mémoire comme un exercice nécessaire à l’obtention du diplôme; il n’est pas envisagé non plus dans sa valeur professionnalisante. Les étudiants cherchent alors à «être dans les clous». Les étudiants MSE et DEIS insistent sur la dimension «faire une recherche» et définissent majoritairement la commande d’écriture de ce mémoire par opposition avec celle reçue lors de leur formation professionnelle initiale. La perception qu’ils ont de réaliser une recherche correspond aux injonctions institutionnelles. Les responsables de ces formations insistent sur la dimension recherche et les étudiants intègrent ce fait. Certains d’entre eux affirment, par ailleurs, se construire intellectuellement et professionnellement par l’écriture. La dimension intellectuelle apparaît dès l’entrée en formation des étudiants DEIS, qui la revendiquent fortement. C’est par cet argument qu’ils justifient leur choix de préparer le DEIS plutôt que le CAFERUIS. Cette posture correspond sans doute à la dimension prospective du diplôme qui ne coïncide pas exactement avec un métier ou une fonction clairement définie dans le secteur professionnel. Tous reconnaissent que la formation les bouleverse et les transforme.

Ces postures constituent aussi des phases, car elles évoluent au fil du temps et de l’avancée du mémoire. Cela est particulièrement avéré dans la formation MSE. Au début du master 1, les étudiantes rencontrées dénoncent la dimension recherche du master («on n’est pas des sociologues») qui, selon elles, s’effectue au détriment de la dimension professionnalisante. Puis, progressivement, la démarche de recherche prend du sens pour les étudiants de M2: «Ça a du sens, de savoir chercher, de se poser les bonnes questions et de savoir comment on va appréhender une problématique, ça a beaucoup de sens pour nous, au contraire, pour les professionnelles qu’on va être, ça a beaucoup de sens» (Corinne, M2, MSE).

Par ailleurs, ces postures sont également indicatives de variations dans les modalités d’implication (Samson, 2012, p. 93-96). Rappelons que, pour Crinon (2003), la généralisation du mémoire est indicative de nouvelles conceptions de la formation, à savoir «le refus d’une formation purement transmissive», la volonté de personnaliser la formation et «d’accroître l’implication du stagiaire» (p. 243). L’écriture du mémoire deviendrait donc l’espace et la modalité permettant de reconduire l’implication des étudiants tout au long de la formation, générant ainsi des phases de surimplication et de désimplication. La surimplication, au sens d’une valorisation de l’implication, du «degré d’activisme, d’identification à une tâche ou à une institution» (Lourau, 1990, p. 111), s’entend dans le rapport au temps des étudiants. Ainsi, une étudiante du master MSE redoute de devoir «mettre de côté [sa] vie personnelle» pour produire son mémoire. Une autre étudiante de ce même cursus, Corinne, décrit un phénomène proche, sans toutefois sembler en être inquiète:

Moi, je… franchement, j’y pense tout le temps, à la maison, je pense vraiment beaucoup, comme disait [un enseignant du master]: «vous allez voir, à un moment donné, vous allez penser mémoire, manger mémoire, dormir [rires] mémoire». […] Ça me prend… Cela me prend tout mon espace et du coup, chaque fois que j’ai une idée ou quelque chose, cela peut être pendant le repas familial, je dis: «ah ça y est, j’ai trouvé, il faut que je note ça».

Ce n’est sans doute pas un hasard si les deux étudiantes citées sont inscrites dans un master universitaire dans lequel la recherche est une valeur en soi, quel que soit l’objectif du master. Il n’est pas non plus étonnant que le mémoire du CAFERUIS, diplôme controversé dans le champ du travail social, soit associé à un «exercice». Vivre le mémoire comme un exercice, n’est-ce pas également un moyen de limiter son engagement et le temps passé à sa rédaction? N’est-ce pas un moyen de se protéger? Un étudiant de ce parcours remarque, en réponse à la question concernant la pertinence du terme de commande: «ça me permet de penser que c’est finalement pas moi qui suis jugé dans l’écriture de mon mémoire mais c’est la façon dont je réponds à la commande» (Jules, CAFERUIS). Dans cette perspective, se désimpliquer autant que possible face à un écrit à produire pourrait s’analyser comme une forme de résistance en réponse à l’injonction de s’impliquer dans l’écriture du mémoire? Certes, le mémoire-exercice n’est associé ni au plaisir ni à l’espoir d’une lecture au-delà de la validation, contrairement au mémoire-recherche. Cependant, cette première posture est probablement plus réaliste que la seconde au vu de la circulation, de la réception et de la lecture de ces écrits.

5. Conclusion

La majorité des recherches sur l’écriture des mémoires porte sur les mémoires eux-mêmes. Ces recherches s’intéressent au produit, nous avons étudié le processus. Aborder cette question par la perception qu’ont les étudiants de la commande d’écriture de ce mémoire au moyen d’un dispositif de recherche innovant et par la notion de commande enrichit les apports de ces différents travaux. Cette notion s’avère opératoire, notamment en mettant en lumière les paradoxes, tensions et contradictions à l’oeuvre dans la commande.

La notion de commande d’écriture permet une analyse des rapports à l’écriture des étudiants, des rapports qui vont se construire et se déconstruire tout au long du processus de production du mémoire. Même lorsqu’il semble que ces rapports deviennent plus fluides, plus marqués par la satisfaction au fur et à mesure de l’avancée du travail, cette évolution ne correspond pas forcément à une logique de progression continue et linéaire, mais s’éprouve différemment selon les trajectoires et les expériences individuelles des scripteurs et des accompagnants.

La notion de commande d’écriture ouvre également à une analyse de l’enchevêtrement des implications affectives, organisationnelles et institutionnelles mises en jeu dans cette écriture (Samson, 2012). Le mémoire, en tant qu’objet institutionnel porté par des universités ou des instituts de formation professionnelle, s’avère être l’écrit le plus redouté par les étudiants, et ce, sans doute parce qu’il est celui qui demande le plus grand investissement. Cet investissement, qui découle de la commande institutionnelle du mémoire, est perçu de manière ambivalente par les étudiants, entre plaisir et angoisse, entre surinvestissement et rejet. Dans ce contexte, le tuteur joue un rôle essentiel et contradictoire: tout à la fois moteur et frein dans le processus d’écriture, il peut basculer lui aussi dans un rapport surimpliqué à la production du mémoire par l’étudiant.

Enfin, les fluctuations face à la commande d’écriture sont à mettre en regard avec les processus d’institutionnalisation dans lesquels l’écriture et le scripteur sont pris: institutionnalisation d’un individu singulier (en termes de réussite, de plaisir, de promotion professionnelle, de proposition intellectuelle), mais aussi institutionnalisation de groupes professionnels (ingénieur du social), de fonctions (encadrement) ou de paradigmes de recherche (la recherche en travail social, par exemple).

C’est pourquoi il nous semble nécessaire de travailler complémentairement les notions de rapport à l’écriture et d’implication. Ils s’éclairent mutuellement tant du point de vue d’une compréhension psychosociologique des situations d’écriture en formation que du point de vue pédagogique ou didactique. Toutefois, les liens entre rapport à l’écriture et modalités d’implication sont complexes. Ainsi, les entretiens réalisés dans le parcours DEIS montrent que l’adhésion des étudiants à la commande d’un mémoire-recherche ne modifie pas forcément leur rapport à l’écriture. Par ailleurs, la remarque d’une étudiante de ce même parcours, Marianne, sur le manque d’intérêt de la communauté scientifique ou professionnelle vis-à-vis des recherches produites dans le cadre du DEIS montre les limites de l’espace de formation et l’importance du contexte institutionnel. Ceci explique en grande partie la tension entre le mémoire-exercice et le mémoire-recherche qui dépasse le rapport à l’écriture des acteurs sujets pris dans la situation (étudiants, tuteurs et responsables de formation). Dans cette perspective, l’analyse collective de la commande d’écriture, comme cela a été amorcé lors des entretiens collectifs menés avec les étudiants dans le cadre de notre recherche, pourrait participer d’une pédagogie de l’écriture qui expliciterait les rapports entre forme sociale (le mémoire) et processus d’institutionnalisation.