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1. L’école francophone en Colombie-Britannique et la diversité

Historiquement, les parents francophones de la Colombie-Britannique (désormais C.-B.) se sont montrés de réels acteurs sociaux dans la revendication du droit à l’instruction en français par l’obtention du droit à l’ouverture d’écoles francophones en 1995, année de la création du Conseil scolaire francophone (désormais CSF). À ce titre, les associations de parents ont instauré une forme de gouvernance partagée avec l’administration scolaire dans la mesure où elles ont été le fer de lance de la revendication en matière d’éducation en français dans la province. Aujourd’hui, la Fédération des parents francophones de C.-B. totalise 37 associations de parents d’élèves et continue de soutenir et de promouvoir les droits des familles en matière d’éducation en français. Son action la plus récente est le soutien au CSF en 2010 dans son action juridique contre le gouvernement provincial afin de faire reconnaître par celui-ci ses devoirs constitutionnels et d’obtenir les moyens de mener à bien sa mission.

La province compte 37 écoles francophones en milieu urbain et en région, près de 5 100 élèves de 60 ethnies différentes et plus d’une cinquantaine de langues parlées en dehors du français. Par ailleurs, 80 % des élèves sont issus de foyers exogames multiculturels et sont bilingues ou plurilingues (CSF, 2007, 2012). Le graphique suivant montre la répartition des effectifs par langues parlées à la maison (CSF, 2013):

Figure 1

Répartition des effectifs en fonction de la (des) langue(s) parlée(s) à la maison

Répartition des effectifs en fonction de la (des) langue(s) parlée(s) à la maison

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On peut alors constater que l’école francophone a vu progressivement sa population se diversifier en raison d’une immigration de plus en plus importante en Colombie-Britannique au cours des 20 dernières années. En effet, uniquement entre 2001 et 2006, le nombre d’immigrants francophones nés en dehors du Canada a doublé dans la province et s’élève à 29,3 % (Statistiques Canada, 2006).

Toutefois, la diversité des familles et des élèves est loin de refléter la représentativité de cette diversité au sein du corps professoral en raison de la difficulté des enseignants immigrants à obtenir un poste. En effet, plusieurs recherches à travers le Canada ont fait état des difficultés d’intégration professionnelle des immigrants en général, et des enseignants en particulier, dont la reconnaissance des diplômes, le retour aux études et l’expérience canadienne sont les plus prégnants (Fleury, 2007; Lenoir-Achdjian, Arcand, Helly, Drainville et Vatz-Laaroussi, 2009; Statistique Canada, 2005, 2006). À ces difficultés s’ajoute un certain nombre de barrières systémiques propres au milieu minoritaire et aux enseignants: la stigmatisation des futurs enseignants issus de minorité visible pendant leurs parcours de certification (Mujawamarya, 2002; Mulatris et Skogen, 2012) et l’essentialisation de l’identité linguistique et culturelle de l’école francophone qui est toujours vue comme un moyen de reproduction linguistique et culturelle et un moyen de résistance à l’assimilation au monde anglophone (Gérin-Lajoie, 2004; Heller, 2002; Heller et Labrie, 2003; Landry et Allard, 1999; Mc Andrew 2008).

Plus précisément en Colombie-Britannique, les écrits en anglais sur un groupe comme les enseignants immigrants de C.-B. abordent surtout la question des étudiants-maîtres de la formation initiale et celle de la perception des rôles des enseignants d’origines indienne et chinoise dans le système éducatif anglophone de la province (Beynon, Ilieva et Dichupa, 2001; Hirji et Beynon, 2000). Cependant, les études sur ces obstacles chez les enseignants en milieu francophone minoritaire sont pratiquement inexistantes, à l’exception de la présente recherche (Laghzaoui, 2011). En effet, cette étude a montré que, du point de vue des enseignants immigrants francophones, le positionnement idéologique et identitaire de l’école continuait de favoriser le protectionnisme autour d’une identité homogène propre à réinterroger la légitimité professionnelle de ces enseignants, ce qui, selon eux, les pénalisait au niveau de leur recrutement. Cette difficulté d’insertion les a maintenus dans une précarité économique et professionnelle et a contribué à modifier leurs représentations sur la société d’accueil et leur regard sur leur processus d’intégration (Ibid.). À la suite de cette recherche, le débat autour de l’inégalité du recrutement a fait récemment l’actualité dans la province (Radio-Canada, 2014): le conseil scolaire francophone de la province admet réaliser la plus grande partie de son recrutement au Québec et n’est pas actuellement en mesure de fournir de chiffres sur le nombre d’enseignants immigrants recrutés sur place ou présents dans ses effectifs. En même temps, il confirme que ces derniers, s’ils sont recrutés, sont souvent affectés à des postes de suppléance.

Aussi, la présence d’immigrants francophones est-elle en passe de redessiner le visage de la francophonie en milieu minoritaire tant sur le plan identitaire que linguistique et réinterroge, à l’aune de la diversité, autant la mission de l’école francophone en milieu minoritaire que les liens familles-écoles. Dans ce contexte, les familles immigrantes, de la même manière que les enseignants qui en sont issus, sont confrontées à des cultures scolaires différentes, compte tenu de référents culturels et sociaux associés à des schémas représentationnels variés sur l’identité francophone, la réussite scolaire, le rôle des parents, le spectre d’intervention de l’école et la nécessité du partenariat avec cette dernière.

Ainsi, en raison du nombre très élevé d’enfants issus de l’immigration récente dans les écoles francophones de C.-B., il va sans dire que la participation et l’inclusion des familles immigrantes dans la vie de l’école est un enjeu de taille, car elle est garante de la rétention des élèves immigrants dans les écoles francophones et peut constituer, à terme, un autre levier aux actions lobbyistes des parents. Partant, mieux connaître ces familles, tant dans leurs systèmes de valeurs que dans leurs représentations, permettrait à tous les acteurs impliqués dans la réussite scolaire des enfants issus de l’immigration de réaliser ce que les écoles francophones de C.-B. avancent dans leur mission, c’est-à-dire permettre à tous les élèves d’atteindre «leur plein potentiel [et d’être] fiers de la langue et des cultures francophones» (CSF, 2013, p. 10).

Si les recherches abondent sur les représentations sociales, les modalités et les défis du partenariat famille-école dans la réussite des élèves, notamment à travers le discours bilatéral familles immigrantes-enseignants, il est à noter, cependant, que parmi les modalités de médiation, le recours aux enseignants immigrants francophones, présents au sein des écoles francophones en milieu minoritaire, est peu abordé alors que dans la pratique, ces enseignants aideraient à mieux comprendre et aménager un espace de communication et d’intervention. Aussi, notre propos est-il d’offrir une meilleure connaissance des représentations des enseignants immigrants francophones sur l’intégration sociale et sur la notion de famille afin de cerner les incompréhensions à l’oeuvre dans les relations familles-école et de favoriser un encadrement académique et social des élèves qui serait réalisé dans la continuité et non dans la rupture.

Dans cette perspective, nous examinerons les représentations sur l’intégration à travers le regard particulier d’enseignants immigrants, qui sont aussi parents, oeuvrant au sein des écoles francophones de la Colombie-Britannique. En quoi leurs représentations sur leur parcours d’intégration peuvent-elles nous éclairer sur les distances culturelles, explicites ou implicites qui peuvent compromettre des interactions efficaces entre, d’une part, les familles immigrantes et leurs enfants et d’autre part, les écoles francophones? Dans quelle mesure les discours en circulation au sein de ce groupe peuvent-ils ouvrir le débat sur l’inclusion comme garante de partenariat?

2. Modalités, défis et enjeux du partenariat familles immigrantes-écoles

Les constats de la recherche, plus précisément au Québec et en Ontario ou dans des contextes de diversité similaires à la C.-B., se sont attardés à décrire et à comprendre la nature, les modalités, les défis et les enjeux des liens familles immigrantes-école et leur rôle dans la réussite scolaire des enfants. De manière générale, l’engagement parental est souvent défini en termes d’un partenariat qui peut se réaliser à trois niveaux: dans le suivi scolaire à la maison, par la communication avec l’école et par la participation à la vie de l’école (Kanouté et Calvet, 2008). Cette collaboration peut se faire selon des modalités différentes qui vont souvent mesurer à tort ou à raison la réussite scolaire des élèves et le degré d’intégration des familles. Vatz-Laaroussi, Kanouté et Rachédi (2008) en identifient plusieurs: l’implication assignée plus ou moins formalisée ou normalisée par le système éducatif, la collaboration partenariale fondée sur l’égalité et la responsabilisation mutuelle, le recours à différents espaces de médiation tels que les associations ou organismes facilitant l’intégration ou par le soutien de la communauté ethnique ou religieuse ou même de groupes informels (soutien aux devoirs par exemple) et enfin, par la collaboration fusionnelle sous forme d’interactions personnalisées.

En C.-B., les liens famille-école-communauté restent à explorer. Seules quelques recherches se sont attachées à examiner ce lien en particulier à travers la présence de médiateurs culturels pour une meilleure intégration scolaire des élèves d’origines africaines dans le système scolaire francophone et son impact sur leur réussite scolaire (Jacquet, Moore et Sabatier, 2008; Jacquet, Moore, Sabatier et Masinda, 2008, 2011). Sur le terrain, on peut identifier un certain nombre de partenariats formels ou informels qui se sont mis en place entre les écoles et différentes associations locales, notamment dans l’organisation d’un système de garderies et d’aide aux devoirs (le Repère francophone et l’Association francophone de Surrey). Plus directement pour les familles immigrantes, le conseil scolaire de la province a mis sur pied un service d’accueil et d’orientation assuré par des TÉFIÉS (Travailleurs en établissement des familles immigrantes dans les écoles) dont la responsabilité est de faciliter l’intégration de ces familles dans leur nouvel environnement éducatif et social.

Toutefois, si la synergie entre l’école, la famille et la communauté est reconnue comme un des facteurs contribuant à la réussite scolaire des enfants, il n’en demeure pas moins que ce partenariat peut être mis à mal lorsque les familles immigrantes sont pensées en termes de problème et qu’elles sont stigmatisées ou difficilement incluses dans la vie de l’école (Farmer, Kabeya, Labrie et Wilson, 2003; Kanouté et Calvet, 2008; Lenoir et Kalubi, 2008). En effet, au vu des différents modèles de partenariat, il semble que la collaboration ou l’implication des familles dans la vie de l’école repose d’abord et avant tout sur la reconnaissance de l’autre comme partenaire en tant que tel, sur la présence balisée de normes de collaboration ou sur des attentes mutuelles fondées sur des représentations à propos de ce que le rôle de chacun devrait être.

Sur ce dernier point, les attentes des enseignants et des parents divergent ou convergent en fonction du milieu socioculturel des parents, de leur degré de scolarisation et de maîtrise de la langue, de leur degré d’intégration dans la société d’accueil et de leur vécu en termes de mobilités, mais aussi en fonction du degré de préparation des enseignants à la diversité en milieu scolaire. Ces points constituent autant de défis identifiés par l’école en ce qui concerne les conditions de réussite scolaire des élèves. Kanouté et Calvet (2008) affirment à ce propos que l’école se doit de prendre en compte la réalité sociolinguistique et culturelle de ces familles et que «l’unilatéralisme de l’école dans la définition des termes essentiels de la relation école-famille pousse des familles à faire de la résistance et à s’éloigner de l’école» (p. 172).

Il reste que les attentes de l’école envers ces familles ne tiennent pas nécessairement compte de ce que la notion d’autorité ou de responsabilité éducative représente pour ces parents, ni de ce que le concept de famille peut avoir de particulier sur le plan culturel, et cela à travers un système de représentations sociales et un système de valeurs singuliers.

3. Considérations méthodologiques

Cet article fait le point sur les représentations prédominantes dans les discours de 14 enseignants immigrants – qui sont aussi pour la plupart parents d’enfant à l’école francophone – à l’égard de la francophonie et de leur processus d’intégration sociale et professionnelle dans le milieu de l’enseignement. Plus largement, ces données ont été recueillies entre 2009 et 2011 dans le cadre d’une recherche qualitative sur le leadership éducationnel en contexte de diversité. Les participants ont été recrutés dans la région du Vancouver Métropolitain et sont enseignants du primaire, du secondaire ou de l’université. Ils proviennent de 10 pays différents et de cultures francophones très variées géographiquement: Europe, Afrique du Nord, Afrique Subsaharienne, Moyen-Orient et Amérique du Sud. Pour des raisons de confidentialité, il est à noter que les participants ont été référencés à l’aide de lettres et de chiffres[1] pour ne pas avoir à utiliser un prénom, certes fictif, mais qui renseignerait inévitablement sur la plupart des origines géographiques décrites plus haut.

Si tous sont immigrants, le panel n’est toutefois pas représentatif de l’ensemble des enseignants immigrants francophones au sein des écoles francophones de la C.-B., car ils résident tous dans le Vancouver Métropolitain et aucun ne provient des régions. Il est tout de même hétérogène: hommes et femmes d’âges variés; éducateurs au primaire, au secondaire ou à l’université; administrateurs, enseignants ou suppléants; bilingues et trilingues; milieux socioculturels différents; formation universitaire variée; et présence en Colombie-Britannique s’étalant de quelque mois à plus de 20 ans.

La collecte des données a été réalisée à travers des entretiens compréhensifs (Kaufman, 2007) semi-dirigés qui ont été enregistrés pour une durée totale d’environ cinq heures. Les entrevues ont été soient individuelles, soit de groupe, en fonction de la préférence des participants et/ou de leur proximité géographique. Située «quelque part entre la conversation et le questionnaire» (Van Der Maren, 1996, p. 315), l’approche par entrevue semi-dirigée nous a semblé pertinente pour l’étude des représentations en ce qu’elle «vise plutôt à obtenir des informations sur les perceptions, les états affectifs, les jugements, les opinions, les représentations des individus, à partir de leur cadre personnel de référence et par rapport à des situations actuelles» (Ibid.). Elle ménage également un espace privilégié à l’expression des tensions, des conflits, des contradictions, des ruptures et des circularités de l’expérience individuelle dans le discours (Ibid.).

Par la suite, le travail de codage s’est fait par une succession de réductions (Gal, Gal et Borg, 2007; Karsenti et Savoie-Zajc, 2004; Kaufmann, 2007; Paquay, Crahay et De Ketele, 2006; Van Der Maren, 1996) afin de faire émerger des catégories thématiques qui pouvaient se répéter, s’entrecroiser, se réfuter ou faire apparaître des «soudures imprévues» (Kaufmann, 2007, p. 83) tout en étant propices à l’émergence d’un catalogue de représentations. Les informations notées sont de deux ordres: conceptuels et idéels (ce qui est dit) et linguistiques (la façon dont c’est dit).

Dans cette perspective, les données recueillies ont fait l’objet d’une analyse mixte, c’est-à-dire s’appuyant à la fois sur le contenu, la perception du vécu professionnel en tant qu’éducateur immigrant et sur l’activité langagière comme construit social par rapport à un groupe social donné (Windish, dans Jodelet, 1989). L’analyse des discours s’est focalisée sur les dynamiques de construction et de transmission des représentations afin de déterminer la manière dont les participants conçoivent leurs identités personnelles et professionnelles et appréhendent le fonctionnement de leur organisation: sur quels critères et avec quels membres, quelle francophonie et selon quelle légitimité. La plupart des questions ont porté sur la présence ou l’absence d’interactions entre les participants et leurs collègues non immigrants ainsi que l’administration scolaire et la manière dont cela a influé sur la qualité de leur insertion professionnelle et leur reconnaissance en tant qu’enseignants et en tant que francophones à part entière.

4. Représentations sociales: une médiation d’un autre genre

L’approche notionnelle des représentations sociales est malaisée et complexe (Bonardi et Roussiau, 1999; Jodelet, 1989) dans le sens où elle a connu des évolutions épistémologiques marquantes: depuis sa première conceptualisation sociologique par Durkheim autour de la notion de l’idéation collective, elle a été reprise dans les années 1960 par Moscovici (1961) qui en a renouvelé l’analyse d’un point de vue psychosocial. Aujourd’hui, les travaux actuels mettent en exergue la transdisciplinarité de cette notion dans les sciences sociales et en particulier dans la sociolinguistique. En effet, d’un côté, les approches en psychologie sociale s’attachent surtout à comprendre la construction et la dynamique des représentations sociales en tant que processus cognitifs; et de l’autre, les approches en sociolinguistique privilégient davantage les interactions sociales et verbales dans la production et la transmission des représentations. Notre démarche s’inscrit davantage dans les secondes, sans toutefois renier la continuité qui existe entre ces deux tendances (Windish, dans Jodelet, 1989).

En raison de sa transversalité dans les disciplines et sa grande vitalité au regard de l’intérêt qu’y accorde la recherche (Boyer, 2003; Jodelet, 1989; Roussiau et Bonardi, 2001), l’étude des représentations sociales offre un terrain propice à la compréhension des dynamiques sociales et des interactions langagières qu’elles impliquent, notamment dans le milieu éducatif que nous avons choisi d’étudier. Elle permet également une meilleure compréhension des interactions entre les membres d’un groupe ou entre plusieurs groupes et une réflexion sur la construction identitaire des acteurs sociaux. À ce titre, les représentations sociales constituent une grille de lecture d’une réalité ou d’un vécu: c’est une organisation d’opinions socialement construites, divisée en réseaux qui sont totalement ou partiellement partagés par les membres d’un même groupe et collectivement produite dans un processus de communication (Jodelet, 1989; Moliner, Rateau et Cohen-Scali, 2002; Moore et Py, 2008; Roussiau et Bonardi, 2001). Elles prennent donc corps dans les discours et par les discours en ce qu’elles reposent sur des cadres de références partagées par les membres d’un même groupe social tout en leur permettant de communiquer (Gajo, 2000; Moore et Py, 2008; Py, 2003).

Ainsi, les individus font et défont leur univers au gré de leurs besoins, de leurs rencontres et de leurs déplacements; le réseau de significations et de relations qui se fait ou se refait détermine leur(s) identité(s) par rapport à un contexte social et historique donné. Ces identités peuvent se définir selon deux axes: un axe relationnel et un axe biographique. Le premier place les définitions de l’identité sur le plan des appartenances multiples (nationale, communautaire, culturelle ou autre) dans lesquelles la construction identitaire est constamment en devenir (Block, 2006; Breton, 1994; Hall, 1992). Ces appartenances tiennent compte de la mobilité des individus et du pluralisme identitaire, de sorte qu’on ne peut pas parler d’«une» minorité francophone, mais de plusieurs (Breton, 1994). Le second axe, biographique, définit les identités comme processus narratif (Giddens, 1991; Ricoeur, 1990) où il s’agit avant tout d’une aptitude à exprimer le «je» dans la pluralité des contextes, non par réaction à l’autre mais par sa capacité à entretenir une continuité narrative sur soi.

Au final, envisager la contiguïté des représentations avec la construction identitaire ne revient pas à réduire la trajectoire sociale à la trajectoire biographique (Kaufmann, 2004), mais bien d’en examiner les échos et les liens en même temps que les frontières. Si on considère que les identités sont des constructions discursives (Benwell et Stokoe, 2006; Gee, 2001), il apparaît alors qu’elles prennent corps et se transforment dans le discours tout en étant historiquement et culturellement situées. Les discours identitaires offrent à cet effet un terrain prolifique et inscrivent, dans le contexte qui est le nôtre, la nécessité de s’interroger sur les congruences entre l’individuel et le collectif, le réel et le symbolique, entre l’unique et le pluriel dans un environnement linguistique en situation minoritaire où justement la question des identités est constamment mise à l’épreuve en vertu des rapports conflictuels majorité-minorité (Laghzaoui, 2011).

En procédant donc à de constants «réglages identitaires» pour «forger une identité fluide, adaptée à un parcours multidimensionnel et nomade» (Zarate, Lévy et Kramsch, 2008, p. 177), l’individu, confronté à la pluralité des sociétés, des langues et des cultures, négocie constamment son présent et son devenir en même temps que son tissu relationnel se forge. Il construit alors des représentations situées (Moore et Py, 2008) en vue de comprendre, d’attribuer des significations à un monde qui lui échappe constamment et afin d’être en mesure de s’y ajuster.

En même temps, cette appréhension du monde (ou représentation) ne se fait pas dans l’isolement: elle se construit aussi au gré des interactions sociales. Ces représentations circulent dans les discours, les images et les comportements d’individu (attitudes, opinions, stéréotypes) dans un contexte social et culturel donné. De ce fait, «les représentations des uns ne sont pas celles des autres: elles reflètent un positionnement social (idéologique), inscrit dans une histoire (elles en sont le produit en même temps qu’elles participent à celle-ci)» (Ibid., p. 271).

Ainsi, comprendre comment les enseignants immigrants francophones traduisent ces dynamiques identitaires et les mettent en mots nous interpelle aussi sur l’intrication de leurs positions et de leurs rôles en tant qu’enseignants, en tant qu’immigrants et en tant que parents. Si leurs perspectives et leurs vécus peuvent différer de celles des familles, il n’en reste pas moins qu’ils peuvent aussi s’en faire l’écho ou, à tout le moins, éclairer de l’intérieur leurs perceptions sur la place qu’occupe la diversité au sein de leurs écoles.

4.1 Vue d’ensemble des représentations

D’emblée, les recherches menées sur les représentations en circulation sur le lien famille immigrante-école dans d’autres provinces montrent que la diversité ethnoculturelle est perçue comme un frein à ce partenariat et à la socialisation qui en est l’enjeu (Lenoir et Kalubi, 2008; Liboy et Venet, 2011; Kanouté et Saintfort, 2003). D’un côté, les enseignants non immigrants voient très souvent ces familles comme étant défavorisées, déficitaires dans leur rôle parental et peu impliquées dans la vie scolaire de leur enfant et les activités socialisantes. De l’autre, les parents considèrent que leur présence n’est pas toujours souhaitée ni attendue, que leurs compétences parentales sont souvent observées et mise à l’index, et enfin que la communication avec l’école n’est pas toujours efficace. En même temps, l’échec scolaire de l’élève a parfois pu être mis sur le compte de la différence culturelle.

En Colombie-Britannique, et bien que la présente recherche aborde en priorité les représentations sur les processus d’intégration et sur les constructions identitaires personnelles et professionnelles d’enseignants immigrants, elle nous permet ici de souligner le manque de cohérence qui existe entre, d’une part, le discours laudatif de l’école sur la diversité des familles et des élèves, et d’autre part, la manière dont ce discours est perçu au regard de la représentation dépréciative des interactions entre les collègues non immigrants et immigrants. Dans l’ensemble, les résultats de notre recherche ont permis de mettre à jour un éventail de représentations en tensions autour des discours institutionnels et individuels sur la diversité, la question de l’intégration professionnelle des enseignants, les interactions professionnelles et personnelles (ou socialisation), l’appartenance, la langue et la légitimité. D’un côté, ces tensions représentationnelles montrent un décalage idéel et discursif entre les discours d’ouverture de l’école à propos des élèves et des familles immigrantes et la pratique, au quotidien, de l’exclusion verbale et sociale de ces participants. De l’autre, elles ont établi la nécessité pour ces participants de recourir à des médiateurs afin de pouvoir décoder les règles du jeu de la participation sociale. Il se trouve que ces médiateurs sont exclusivement des enseignants immigrants vers lesquels les participants se sont naturellement dirigés pour comprendre leur environnement professionnel et culturel (Laghzaoui, 2011).

Examinons à présent le catalogue de ces représentations et de quelle manière il peut aider à mieux conceptualiser un espace de médiation pertinent dans l’intégration des familles immigrantes à la vie de l’école et vice-versa.

4.2 Une famille-école

Moi je peux dire la différence, comme avec mon pays, c’est quand on travaille quelque part, on devient comme une FAMILLE[2] ... peut-être la première journée et un mois, mais après ça, ça devient une famille.

B1-a

La notion de famille, comme chacun le sait, peut fluctuer en fonction des appartenances culturelles et sociales. Mais c’est surtout sa fonction de socialisation qui nous intéresse ici et la manière dont elle conditionne le sentiment d’appartenance. Le participant précise que son milieu de travail constitue, dans son système représentationnel, une famille à proprement parler, c’est-à-dire un groupe partageant un vécu et une pratique communs dans un espace et un temps communs. C’est donc d’abord une famille-école pour ce participant. Cette expérience de partage et d’interactions suffit à susciter un sentiment de mêmeté (Ricoeur, 1990) et d’appartenance auquel il ajoute:

Mais ici c’est différent. Il y a des personnes avec qui vous dites bonjour tous les jours mais à d’autres personnes, quand vous vous voyez, c’est comme si vous vous connaissez même pas et tout ça. Ça, c’est quand même un peu FRUSTRANT.

B1-a

En même temps, il lie sa conception de la famille, professionnelle ici, à la nécessité d’avoir des interactions verbales socialisantes comme gage de «re-connaissance» mutuelle et d’engagement renouvelé envers l’autre, par exemple se dire bonjour.

Pour d’autres participants, la famille est une famille-langue:

Comment je l’ai conçu [le français]? Je me suis dit le fait de parler français, c’est déjà un moyen, comment dire, primordial de pouvoir contacter les gens, de faire un réseau, de se créer un réseau d’amis de connaissances etc. Et donc je l’ai conçu comme c’était chez nous quoi? Que c’était un moyen très facile de s’intégrer socialement, de pouvoir vivre une vie normale.

B4

Le participant B4 souligne plus particulièrement que le partage de la même langue est un moyen de se recréer un réseau social, une autre métaphore de la famille, et de renouer avec la normalité au-delà des particularités géographiques et culturelles de chacun. Cette volonté d’appartenance égalitaire à une famille linguistique est compromise, selon lui, par le regard sur l’autre, fondé sur une relation dominant-dominé:

Malheureusement, c’est pas le cas quand j’ai intégré surtout un employeur francophone. On se rend compte qu’il y a toujours un regard de la part de ces employeurs et même de pas mal de collègues qui sont originaires du Canada […] ils ont un regard sur les Africains, ou quelque étranger que ce soit, un peu supérieur. Disons, c’est un regard d’en haut, on vous regarde avec condescendance.

B4

Le fait que l’école soit conçue comme une continuité de la famille grâce au partage de la langue française ne semble pas se réaliser non plus pour le participant B1-a qui précise cette hiérarchie linguistique comme étant d’abord identitaire:

On dirait qu’ils font plus la division d’où tu viens: francophone de tel endroit, francophone du Québec. Alors, ils se sentent comme plus [francophones] eux, ils font comme des groupes, les francophones du Québec. C’est eux qui se sentent plus francophones ou qui veulent montrer que c’est eux les francophones. Mais bon c’est ça (voix très basse, presque résignée) […] on ne se sent pas vraiment comme une famille quand on travaille.

B1-a

La présence d’une division géographique et culturelle – les Québécois et les autres – pour le participant B1-a remet en question tant son sentiment de locuteur légitime que d’appartenance à une famille professionnelle. En effet, le rejet dont ces participants se sentent l’objet trouve un écho dans la condition d’admission à l’école francophone qui concerne tout autant les parents immigrants: le principe d’ayant-droit et la question qu’il implique sur qui est légitimement francophone et qui ne l’est pas. Ce que montrent ces représentations sur la langue et la famille, c’est que ce principe d’ayant droit s’invite implicitement dans les interactions professionnelles aussi et conditionne le degré d’appartenance et d’intégration de ces enseignants.

4.3 L’identité francophone: une essentialisation disqualifiante

L’école en tant que milieu professionnel, et telle qu’elle est conçue par ces enseignants, ne diffère en rien de sa mission en tant qu’institution: qu’il s’agisse d’enseignants, de parents ou d’enfants, elle reste un lieu de socialisation, d’intégration des différences et de normalisation. Cependant, les participants pensent que ces attentes envers leur milieu de travail ne se réalisent pas, ce qui entre en contradiction avec le discours officiel d’ouverture de l’école francophone en C.-B. En effet, dans l’énoncé de sa mission, l’école francophone en C.-B. prône son multiculturalisme et la grande diversité ethnique de sa population estudiantine. Son projet est de former des citoyens libres et responsables, justes et égaux; l’immigration s’insère dans la continuité de cet idéal social et éducatif.

Cependant, dans toutes les entrevues individuelles ou en groupe, l’identité de l’école francophone en C.-B. est ressortie comme étant strictement québécoise et est liée à la définition que les participants donnent de la francophonie en C.-B. Certains vont d’abord opérer un glissement de sens de la francophonie internationale vers la francophonie québécoise; d’autres vont l’ancrer d’emblée dans l’histoire locale de la francophonie québécoise en C.-B. Les extraits suivants montrent que les tentatives de se définir par rapport à l’école francophone se font par l’exclusion et la disqualification de marqueurs identitaires en décalage avec les normes identitaires renvoyées par l’école:

Je leur disais: «mais moi aussi je suis immigrant et moi aussi je m’implique et ça compte pour moi ma francophonie». Donc y avait une ambivalence: on vous veut ici mais, en même temps, ben vous faites pas c’qui faut pour vous intégrer. Donc on avait ce symptôme de l’intégration qui ne se fait pas: parce que vous n’acceptez pas nos valeurs ben vous êtes pas Québécois d’abord? Donc il y a quand même un espèce de fossé. C’est comme ça que je l’ai senti au départ.

A1-e

Ce qui se passe, c’est que dans certaines circonstances, j’parle par expérience personnelle, on ne peut pas généraliser, mais les gens ont tendance à se mettre ensemble par groupes ethniques quand ils sont isolés au sein d’une majorité. Moi, je pensais que j’étais francophone, mais j’ai réalisé, on m’a fait comprendre que j’étais [nationalité] à un moment donné. C’est la première fois que moi, j’ai réalisé que j’étais différent.

A1-a

Moi, malheureusement, ce que je vois, c’est que la francophonie ici, en tout cas en Colombie-Britannique, j’ai l’impression qu’elle est en train de se battre, de se défendre. C’est pas naturel. J’ai pas l’impression que c’est naturel c’est comme s’ils voulaient imposer leur identité, les Québécois eux-mêmes, je parle des Québécois parce que c’est eux finalement qui ont ramené la francophonie en Colombie-Britannique.

B4

Le discours de l’école sur la diversité et l’identité entre en contradiction avec le discours des participants. Si le positionnement idéologique de l’école francophone en milieu minoritaire se définit par rapport à la notion de survie face à un environnement anglo-dominant, chez les participants, cette mission est perçue comme un mécanisme d’exclusion dont ils sont une forme de dommage collatéral. En effet, les efforts de survivance de l’école sont dirigés vers le maintien de la vitalité linguistique et le développement de la collectivité francophone de C.-B., comme le précise le projet Pédagogie 2010, initié par le conseil scolaire:

Face à l’attrait qu’exerce cette culture dominante [l’anglais] et au danger d’étouffement qu’elle représente, les communautés francophones disséminées sur un vaste territoire doivent puiser les ressources culturelles qui leur sont nécessaires à la fois pour se maintenir, sauvegarder leur identité et s’intégrer à la marche du monde.

CSF, 2006, p. 16

Cette dernière citation souligne bien toutes les tensions à l’oeuvre entre, d’un côté, la sauvegarde de l’identité, et, de l’autre, l’ouverture au monde; entre le local et le mondial. Cette posture idéologique montre que le développement de la francophonie ne peut se faire qu’au prix du protectionnisme d’une identité et d’une culture au singulier. Dans la foulée, le projet Pédagogie 2010 du CSF précise aussi que, dans toute école francophone, l’enseignant devrait «être convain[cu] de [son] identité francophone afin d’exercer un rôle de transmission de la culture, et d’une culture dynamique et moderne» (CSF, 2006, p. 22). On peut donc se demander quelle place ce projet réserve à la pluralité des cultures francophones et des spécificités linguistiques qui la fondent. Si les enseignants cités plus hauts perçoivent l’identité de l’école comme homogène, quelle considération réserve-t-on au développement de leurs identités et à la reconnaissance de leurs compétences? Qu’en est-il des élèves immigrants qui, rappelons-le, constituent la très grande majorité des élèves dans les écoles francophones de C.-B.? Là encore, le constat des participants ci-dessous abonde dans le sens de l’exclusion, voire du racisme tant envers les enseignants que les élèves:

Et puis comme je l’ai dit, au niveau quotidien par exemple, une enseignante n’allait pas me donner l’espace pour travailler et elle allait me mettre à côté d’une poubelle. Et c’était là où je devais faire mon travail […] alors c’est plus difficile, par exemple: pas de ressources. Mais si tu ne fais rien au travail parce que tu n’as pas les ressources ou que tu n’as pas le temps ou que tu n’as pas l’espace? Ah! C’est normal (claquement des mains) c’est normal! C’est tout à fait normal! Le stéréotype est là pour que on pense que tu n’es pas capable.

A1-d

J’ai dans le passé engagé beaucoup de personnes venant de minorités et j’ai vu les conséquences aussi […] j’ai affronté une communauté francophone qui m’a carrément coincé en me disant: «pourquoi n’avez-vous pas engagé quelqu’un de chez nous?» J’ai des exemples comme ça. Alors oui y a du racisme, un racisme pas nécessairement institutionnel mais communautaire qui fait que, parfois, des personnes qui engagent au sein d’une institution, peut-être par crainte de la réaction de la communauté, vont s’assurer que la personne qu’on engage va entrer dans […] va satisfaire les attentes des gens. Et j’ai vu des personnes parfois incompétentes être engagées pour être certain qu’il n’y ait pas de réaction.

A1-a

Ces deux participants soulignent la difficulté de s’assumer et de performer dans un environnement où leurs compétences sont soit remises en question en vertu de leur ethnicité, soit constamment mises à l’épreuve de l’appartenance culturelle par des marginalisations multiples: dans l’espace (près de la poubelle), dans l’accès aux ressources, dans le stéréotype et dans l’exercice professionnel. Le participant B4, à son tour, reconnaît en effet l’existence du racisme envers sa personne, mais également envers les élèves:

Il y a un langage par rapport à certains francophones qui viennent de l’Afrique notamment. Y a un langage qui est assez rude et assez raciste et discriminatoire, je dirais. Alors moi je suis là à parfois défendre la position de ces Africains et je me rends compte que c’est insultant et à la limite […] c’est insultant pour moi et c’est insultant surtout surtout dans un milieu éducatif, quand je vois les enfants comment ils sont […] on parle d’eux.

B4

Cet enseignant partage ici son sentiment d’indignation face à ce qu’il considère être un traitement raciste des collègues et des élèves d’origines africaines et met en exergue la contradiction du milieu éducatif par le non-respect de son mandat: l’équité et le respect. Il fait également écho aux conditions de travail difficiles, voire humiliantes de l’enseignant A1-d.

D’autres enseignants tels A1-e soulignent que la disqualification identitaire et linguistique d’un élève immigrant peut également se manifester à un niveau plus formel, à une étape-clé de son intégration dans l’école, à savoir l’évaluation de son niveau de français au moment de son inscription à l’école. Cette évaluation, d’après ce participant, se fait parfois selon des normes culturelles et linguistiques qui lui sont encore étrangères:

Ce qui me choque le plus, c’est quand on a de nouveaux enseignants qui arrivent, qu’il n’y ait aucune préparation, qu’il n’y ait absolument aucune préparation à la culture des autres, aucune sensibilité par rapport aux enfants qui arrivent d’ailleurs. On a des enfants qui arrivent et qui ne savent pas comment, qui ne connaissent pas certains mots. J’ai un petit élève qui venait d’Afrique. Le mot «tuque» ça veut absolument rien dire pour lui; mais les tests sur lesquels on l’évalue en français, c’est sur des termes qui n’existent pas pour lui. Donc, même par rapport aux enfants et aux familles d’immigrants, y a quand même un double tranchant, c’est que l’école ne représente pas qui ils sont et pourtant, ils forment maintenant la majorité de nos élèves.

A1-e

Ce participant souligne les mêmes contradictions en ce qui concerne la volonté d’ouverture de l’école. Cette volonté se trouve neutralisée dans la pratique par l’incompréhension des enseignants non immigrants face à la diversité des référents culturels et les variétés linguistiques, dont l’accent et le lexique, tant chez les enseignants, les élèves que les familles. Ceci place à la fois les enseignants immigrants et les élèves de la francophonie internationale dans une posture identitaire déficitaire ou lacunaire, comme en témoignent les participants suivants:

Bien sûr la langue française n’est pas ma langue maternelle alors l’ACCENT! Et puis comme (rire amer) personne minorité qui est en quelque sorte [ethnicité] aussi, bien sûr, j’ai déjà grandi je je sais comment ça se passe.

A1-d

LES Québécois parlaient tout le temps des maudits Français […] je savais pas du tout ce que c’était un maudit français, ça m’a pas pris longtemps pour comprendre ce que ça voulait dire.

A1-e

Mon premier contact avec la langue française d’ici m’a quelque peu dérouté parce que nombreuses étaient les expressions que je ne comprenais pas. Souvent, je me sentais obligé et j’avais un petit peu honte à ce moment-là de faire répéter la personne qui parlait puisque parfois je comprenais le contraire.

A1-c

J’ai tout de suite compris qu’on parlait pas la même langue. J’ai tout de suite compris qu’il y avait un décalage quand je m’exprimais avec la personne que j’avais en face. On avait peut-être les mêmes mots dans une phrase, mais le sens parfois semblait complètement différent.

A1-e

En bref, l’identité de l’école et ses spécificités, telles que les perçoivent ces participants, compromettent leur volonté d’appartenance et soulèvent la problématique de l’existence ou non d’une politique d’intégration envers les enseignants immigrants (et, partant, de tout parent ou élève immigrant) dans un projet de réforme pédagogique et à travers un discours affiché comme mondialisant (Heller et Labrie, 2005; Maddibo et Labrie, 2005). Par contraste, l’identité des participants et des élèves apparaît comme une identité francophone dépréciée en vertu de marqueurs identitaires propres qui les excluent d’emblée de toute participation sociale.

5. Médiation et intégration: «quelqu’un qui te considère comme son égal»

Un des défis souvent relevés par rapport à la réussite du partenariat famille-école réside dans l’absence ou le peu de préparation des enseignants à la diversité ethnoculturelle pendant leur formation initiale (Jacquet, Moore et Sabatier, 2008; Kanouté et Calvet, 2008). Ces enseignants ne sont pas toujours à même d’être les meilleurs interlocuteurs et voient leur champ d’intervention se réduire à une seule forme de partenariat avec les parents, l’implication assignée dont nous avons parlé plus haut. Or, il est peu fait mention de la médiation des enseignants immigrants dans la facilitation des rapports entre l’école et les familles immigrantes alors qu’il s’agit d’une ressource vive. Par contre, tous les participants à la présente recherche ont fait état de leur recours à un collègue immigrant pour aider à mieux comprendre le système de fonctionnement implicite et explicite de l’école et faciliter leur intégration. Le participant suivant montre comment, en tant que parent, il a eu recours à un autre enseignant (précisé ailleurs dans l’entretien comme immigrant) pour obtenir des informations sur le recrutement alors qu’il essayait depuis cinq ans de faire valider ses diplômes:

Après cinq ans que j’ai tout laissé tomber, après cinq ans, encore là ma fille elle a commencé dans une école francophone. Et là j’ai parlé avec [une enseignante] tu te présentes et tout et grâce à un prof de ma fille à la maternelle – et je la remercie toujours – je me suis présenté, vous êtes le parent, qu’est-ce que vous faites? J’ai dit «je fais ça [spécialité d’enseignement], mais là je suis à la maison parce que j’attends mon certificat College of Teachers». Elle me dit: «mais on a besoin en francophones, c’est pas possible on a vraiment besoin […] c’est là qu’elle m’a dit il faut envoyer[3] au [conseil scolaire] et tout, et là, même quand j’ai envoyé […]

B1-c

De manière générale, le rôle d’un médiateur tel que décrit par les participants consiste à expliciter les règles du fonctionnement interne de l’école/organisation et à orienter les participants dans la confusion de l’intégration. Il a ainsi une fonction contingente, ou contextuelle, et émerge d’espaces particuliers offrant

des ressources symboliques qui permettent aux individus de se reconnaître dans une histoire commune de la migration (interne ou externe, voulue ou subie, inscrite dans des histoires individuelles et/ou collectives contrastées), de l’investir en la rendant lisible et de se la réapproprier sous forme de capital

Jacquet, Moore et Sabatier, 2008, p. 87

À travers les discours des participants, nous avons pu dégager plusieurs figures de médiation qui pourraient éventuellement servir de relais supplémentaire ou privilégié à la collaboration entre les enseignants immigrants et leur milieu professionnel et au partenariat entre les familles immigrantes et l’école. Les participants ont pratiquement tous fait mention de la présence ou de la nécessité de rencontrer une personne qui les aide à comprendre leur environnement (fonction de médiateur) ou qui facilite leur intégration et leur pratique professionnelle (fonction de passeur), qui explique et décode les règles (fonction d’initiateur), qui recommande et parle en leur nom (fonction d’intercesseur) (Laghzaoui, 2011).

Voici un échange entre trois participants qui permet de thématiser la figure du médiateur:

B1-c: T’sais ils [l’administration et les collègues] te montrent pas au début, faut que tu tombes sur le les bonnes personnes [B1-b: Oui c’est ça] et […]
G: Et les bonnes personnes c’est qui les bonnes personnes pour vous?
[Les participants répondent en même temps]
B1-c: Ça dépend, ils sont ouverts.
B1-b: Ils te donnent cette chance.
B1-a: Ils veulent partager l’information avec toi.
B1-c: C’est ça qui partagent
B1-b: [parlent tous en même temps] Je peux très bien parler avec [nom d’un autre participant] parce que je me sens plus […] tu vois. C’est pas à tout le monde que tu peux aller demander de l’aide. Donc, c’est ça, il y a des gens, des gens en particulier avec qui tu te sens vraiment en confiance.
G: Ok. Et c’est dû à quoi le fait que tu te sentes en confiance avec eux? […]
B1-b: C’est le fait de se sentir mis à part, c’est ça.
B1-b: Non, mais des gens qui […] qui ne te mettent pas de côté quoi, qui te considèrent comme ÉGAL tu vois?
B1-c: Ce qu’il veut dire, c’est plus les immigrants.

Pour résumer, le médiateur est un enseignant d’abord immigrant, mais qui est déjà intégré professionnellement. Il a parfois partagé le même parcours et possède une expertise personnelle et professionnelle de l’école. À ce titre, il inspire la confiance en raison de son ouverture et de sa prédisposition à la solidarité. La figure du médiateur regroupe ainsi un certain nombre de traits représentationnels assez variés chez les participants dont voici les principaux: il appartient au système et a un réel pouvoir d’introduction car il maîtrise les règles du jeu interne et le savoir qui en dépend; il est de la même «famille» et de la même communauté d’expériences. Mais, c’est d’abord un détenteur et un porteur de parole, celui qui va parler au nom de quelqu’un, parler à ceux qui ont le pouvoir, ou simplement celui qui va encourager la parole (Laghzaoui, 2011). Il investit complètement son rôle, d’abord d’interlocuteur: celui avec qui l’échange verbal se fait réellement; puis d’«inter-locuteurs»: c’est-à-dire celui qui sert d’intermédiaire entre plusieurs locuteurs. Il est donc à la fois interprète et interface.

Il apparaît alors que ce type de médiation, que nous appellerons égalitaire, ne constitue pas encore un canal formalisé de communication et de participation. Au contraire, il reste une stratégie d’appoint et on peut simplement déplorer qu’un tel capital linguistique, culturel et professionnel ne soit pas toujours institutionnalisé ni exploité tant dans les processus d’intégration des enseignants immigrants que des familles.

6. Une francophonie durable?

À travers l’analyse des discours et des représentations qui en émergent sur l’identité de l’école francophone en C.-B. et les modalités d’intégration des enseignants immigrants, on peut conclure que ces enseignants se définissent et définissent la francophonie dans leur milieu scolaire par la négation et l’exclusion de leur francophonie propre. Le sentiment d’appartenance, propre à tout processus d’intégration réussi et à la consolidation du sentiment que l’école est une famille en soi, ne se réalise pas et maintient ces enseignants dans une marge identitaire dont il leur est difficile de sortir. Dans ces conditions, l’image d’exclusion que l’école renvoie auprès de ces participants ainsi que l’effet de minorisation dont ils se sentent l’objet pourraient avoir des conséquences dommageables pour l’école: la façon dont les enseignants se sentent traités pourrait constituer, dans le cas d’un processus de médiation, un frein implicite, mais réel, à l’implication et la collaboration des familles immigrantes dans la vie de l’école et la réussite scolaire des enfants. En retour, cela peut en effet avoir un impact considérable sur le taux de rétention de ces élèves et de leur famille dans le cercle de la francophonie britanno-colombienne si les messages d’ouverture tardent à se concrétiser sur le terrain et dans la pratique. En effet, si ces représentations circulent dans les discours des enseignants, rien n’empêche leur retransmission puisqu’ils sont aussi parents dans les écoles francophones. Il y a fort à parier que les systèmes représentationnels des enseignants et des parents immigrants puissent être communicants et constituer à terme l’objet de reproductions idéologique et discursive à même de formater, voire de durcir, l’image de fermeture ou d’inaptitude à la compréhension envers les autres francophones que l’école peut renvoyer.

Il s’agit donc, pour l’école francophone en C.-B., de repenser sa raison d’être en fonction de la rapide évolution de son contexte linguistique et culturel si particulier et non en fonction de modèles importés d’autres provinces, d’accepter les inéluctables changements qu’impose la diversification de sa population et de faire en sorte que sa mission et sa vision émanent de cette nouvelle francophonie qui s’esquisse. Ce nouveau positionnement interpelle des changements fondamentaux tant dans les attitudes que les discours à l’égard de l’autre par l’abandon d’une attitude monopolistique vis-à-vis de la francophonie, par la reconnaissance de la diversité comme faisant partie intégrante et intégrale de la définition de la francophonie, par l’abandon des discours et des pratiques passéistes et nostalgiques d’une francophonie encore ethnocentrée et par l’intégration effective des enseignants et des parents immigrants à tous les paliers de décision et de leadership. Par ailleurs, la sensibilisation des enseignants à l’interculturel reste insuffisante si elle ne se traduit pas dans le quotidien par des interactions encouragées tant entre les enseignants qu’entre ceux-ci et les parents. Or, la participation des enseignants aux événements communautaires, en dehors de leurs heures de travail, reste encore très limitée quant à la découverte et la connaissance des parents et des élèves immigrants en dehors du contexte académique.

Enfin, la non-exploitation du capital de médiation des enseignants immigrants au sein des écoles francophones pourrait confirmer la non reconnaissance de leur légitimité en tant que telle, c’est-à-dire une légitimité par la reconnaissance première de leur différence culturelle et de leur valeur ajoutée professionnelle, tant dans l’exercice de leur profession que dans la reconceptualisation du partenariat famille-école en vue d’une réussite effective des élèves.