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1. Introduction

De nombreuses recherches en sciences de l’intervention en ÉPS et en sport (Cizeron et Petitfaux, 2010; Brière-Guenoun, 2014; Brière-Guenoun et al., 2007)[1] montrent que les savoirs théoriques sont peu utilisés en cours d’action. Par contre, de nombreux savoirs d’actions et des savoirs personnels sont souvent mobilisés en cours d’ÉPS. Ceux-ci trouvent leur origine dans l’histoire personnelle des sujets qui détermine, au moins en partie, l’enseignement de ces savoirs personnels liés à l’expérience du sujet enseignant. Des recherches conduites à propos de l’enseignement du judo mettent en évidence ce phénomène (Loizon, Margnes et Terrisse, 2005; Margnes, 2009). Le «déjà-là expérientiel» des enseignants d’ÉPS, élément fondamental de la didactique clinique, est intimement lié à leur pratique sportive durant leur jeunesse. Dans cette étude à visée exploratoire et compréhensive, nous montrerons, à partir de trois études de cas issues d’une importante recherche sur l’enseignement du judo (Loizon, 2004), que cette pratique sportive «centrale» est déterminante au plan didactique, car elle permet au sujet enseignant de construire des savoirs personnels qui seront mobilisés dans les préparations de séances d’ÉPS, puis dans les interactions avec les élèves durant la séance.

Les études des cas que nous présentons sous forme de vignettes didactiques cliniques permettent d’identifier des savoirs qui font l’objet d’un réel enseignement à partir de l’analyse des vidéos des séances filmées. Nous recherchons alors l’origine de ces savoirs enseignés dans les discours des enseignants lors d’entretiens. Nos résultats ne peuvent être généralisés à tous les enseignants d’ÉPS, car ceux qui ont été sollicités pour cette recherche, étaient tous des professeurs de judo expérimentés.

Aborder la question des savoirs des enseignants n’est pas chose aisée pour un chercheur, car ces savoirs sont bien souvent incorporés, souvent indicibles et donc difficiles à identifier. La didactique clinique, grâce à ses concepts et à sa méthodologie, nous semble être en mesure de relever ce défi. Nous détaillerons dans un premier temps notre champ de référence: la didactique clinique. Puis, nous exposerons plus particulièrement le concept de «déjà-là» au carrefour de l’expérience et de l’épreuve. Ensuite, nous préciserons l’origine des savoirs enseignants dans le cas de l’enseignement du judo à partir des trois vignettes didactiques cliniques. Enfin, nous discuterons ces résultats dans la perspective de la formation des enseignants.

2. La didactique clinique

La didactique clinique (Carnus et Terrisse, 2013; Terrisse et Carnus, 2009) s’intéresse aux questions didactiques pour tenter de suivre le cheminement du savoir et de comprendre ce qui se joue dans le temps de l’épreuve d’enseignement en ÉPS. La démarche clinique est convoquée ici pour avoir accès aux mobiles, pas toujours conscients, qui guident le sujet souvent à son insu. Le recours à la clinique psychanalytique nous a permis de comprendre en quoi les expériences professionnelles et sportives organisaient et structuraient le sujet enseignant dans ses choix didactiques et lui permettaient de construire des savoirs très personnels.

La didactique clinique contribue à éclairer la dimension subjective, personnelle, sous-jacente aux savoirs enseignants et à leur utilisation dans l’espace didactique (Terrisse, 2014). À partir de sa méthodologie spécifique, elle permet d’accéder aux savoirs réellement enseignés par le professeur, mais surtout à ce qui détermine ses choix du point de vue didactique, en mettant en évidence les «déjà-là» des sujets qui agissent comme des filtres de l’action didactique (Loizon, 2013). Dans une visée exploratoire et compréhensive, le chercheur en didactique clinique tente de répondre à deux questions: quels sont les savoirs enseignés/transmis[2] par l’enseignant en cours d’ÉPS? Pourquoi l’enseignant choisit-il particulièrement ces savoirs-là? La prise en compte de la dimension inconsciente dans l’activité des sujets permet d’accéder à l’origine de certains choix didactiques opérés à leur insu.

Cette orientation scientifique repose sur trois postulats épistémologiques: le sujet est singulier, divisé et assujetti (Terrisse, 2008). Cette singularité du sujet s’exprime à travers son histoire qu’elle soit personnelle et/ou professionnelle. Nous verrons plus loin comment ce <déjà-là> du sujet est investigué par le chercheur à partir de la mise en évidence des filtres qu’il utilise dans l’action didactique (Loizon, 2013). Ensuite, le sujet est divisé entre plusieurs instances: sa conscience et son inconscient; il est aussi divisé entre ce qu’il aimerait faire et ce qu’il fait réellement. Ce concept de division, propre à la psychanalyse (Freud, 1923), se retrouve dans d’autres champs sous les termes de tension ou de dilemme. Enfin, le sujet est assujetti à plusieurs institutions qui peuvent créer chez lui ces tensions ou dilemmes. Cette notion d’assujettissement fait aussi référence aux travaux de Chevallard (1991). Ainsi, les professeurs d’ÉPS qui enseignent le judo dans le cadre scolaire sont assujettis, d’une part, aux textes officiels concernant l’enseignement de l’ÉPS et, d’autre part, aux modalités d’enseignement du secteur fédéral (l’enseignement en club), car ceux-ci ont intégré pendant de nombreuses années des manières de faire ou d’enseigner héritées de leur propre parcours de judoka (Loizon et Martin, 2006; Margnes, 2009). Ces manières d’enseigner sont tellement incorporées qu’ils ont parfois du mal à s’en défaire, comme nous le verrons par la suite.

Au plan méthodologique, les trois temps spécifiques de la didactique clinique correspondent aux trois temps particuliers vécus par le sujet, qu’il soit enseignant ou élève.

Le premier temps, celui du «déjà-là», est antérieur au temps de l’épreuve. Nous y accédons aujourd’hui au travers «l’entretien d’accès au déjà-là». Ce «déjà-là» correspond à toutes les expériences et connaissances du sujet. Lors de cette recherche, menée en 2004, les «déjà-là» expérientiels et conceptuels des enseignants sont apparus au moment des entretiens d’après-coup, quand les enseignants nous ont confié certains éléments de leur histoire personnelle de pratiquant. Le «déjà-là» expérientiel traduit la singularité du sujet. Le second temps renvoie à «l’épreuve» qui signifie, pour le chercheur en didactique clinique, le temps de l’épreuve d’enseignement. C’est le moment où tout peut arriver: l’enseignant doit faire face à l’imprévu qui peut surgir à tout moment. Pour observer ce temps de l’épreuve, nous avons utilisé un enregistrement vidéo de la séance, retranscrit sous forme de verbatim, qui a fait l’objet d’une analyse des contenus didactiques pour identifier les objets de savoirs réellement enseignés. Pour un cycle de huit séances, nous en filmions au moins quatre. Toutes les études réalisées en didactique clinique (Carnus et Terrisse, 2013) montrent qu’il existe des écarts souvent importants entre ce que le sujet a prévu d’enseigner et ce qu’il enseigne réellement face à la classe. Enfin, le troisième temps, celui de «l’après-coup» correspond au remaniement de son expérience par le sujet (Freud, 1923). Ce dernier temps fondamental permet au sujet enseignant de revenir sur son activité didactique. Pour accéder à ce temps de la réflexivité (Vacher, 2015), le chercheur utilise deux types d’entretiens semi-directifs. Des entretiens post-séance (ENT) sont réalisés «à chaud», quelques minutes après l’observation vidéo de la séance. Durant ces entretiens, le chercheur questionne l’enseignant sur son activité didactique durant la séance. Après avoir identifié les savoirs transmis dans les séances, le chercheur réalise cette fois un ou plusieurs entretiens «d’après-coup»[3]. Ces entretiens d’après-coup sont laissés au libre choix du chercheur en fonction de son objet de recherche; ils permettent d’interroger le sujet-enseignant sur des points qui méritent des éclaircissements, comme par exemple la nature de certains savoirs enseignés (Loizon, Margnes et Terrisse, 2005). Ce dernier type d’entretien est surtout utilisé pour avoir accès aux raisons des choix didactiques des sujets observés, qui ne sont pas forcément conscientes comme nous le verrons par la suite pour chaque vignette clinique. C’est cette confrontation avec le chercheur qui pose des questions, qui confère la condition essentielle de cet «après-coup». Ces entretiens sont soumis à une analyse de la parole pour rechercher ce qui est récurrent, ce qui signifie pour le sujet malgré lui.

À partir des entretiens post-séance et des entretiens «d’après-coup», nous avons pu reconstruire a posteriori nos quatre niveaux de «déjà-là» pour extraire les savoirs personnels des enseignants. Les deux premiers niveaux s’apparentent au «déjà-là intentionnel» avec un premier niveau relatif aux intentions didactiques spécifiques à la séance d’ÉPS observée et un second niveau qui prend en compte des intentions didactiques plus générales qui s’opérationnalisent sur un cycle. À partir de ces deux niveaux, nous avons identifié les savoirs qui faisaient l’objet d’un enseignement durant le cycle d’ÉPS. Le troisième niveau caractérise le «déjà-là conceptuel» avec différents éléments qui structurent en profondeur les intentions didactiques. Ces conceptions constituent selon Durand (1998) «des cadres généraux orientant l’action en classe et combinant des valeurs, des besoins, des croyances» (p. 25). Ces éléments sont identifiés dans les entretiens d’après-coup au travers des réponses portant sur les savoirs que les professeurs veulent transmettre à leurs élèves. C’est à l’occasion de ces entretiens qu’ils nous ont livré des fragments de leur histoire personnelle de judoka. Enfin, le dernier niveau, le «déjà-là expérientiel» offre au chercheur une clé de compréhension de ce qui organise l’action et les intentions didactiques de l’enseignant. Ce «déjà-là expérientiel» s’est structuré au fil du temps, d’abord à partir de l’expérience personnelle de pratique sportive du judo pendant de nombreuses années, puis à partir de l’expérience professionnelle de l’enseignant. C’est ce que nous allons montrer au travers trois vignettes didactiques cliniques.

3. Le «déjà-là»: entre l’expérience et l’épreuve

La notion de «déjà-là» est utilisée par Terrisse (1994), puis elle est reprise par Carnus (2001) qui montre que le «déjà-là» du sujet est au coeur du processus décisionnel en didactique. Cette auteure situe la décision didactique au carrefour de trois instances: le «déjà-là expérientiel» composé des expériences personnelles et professionnelles du sujet, le «déjà-là conceptuel» constitué de ses conceptions de l’éducation, de l’enseignement, de sa discipline, de l’élève et le «déjà-là intentionnel». Nous avons divisé ce dernier en deux catégories: la première catégorie correspond au «déjà-là intentionnel général», qui renvoie aux intentions didactiques générales du cycle ou de la séquence. La seconde catégorie, le «déjà-là intentionnel spécifique», se retrouve dans les intentions didactiques spécifiques à la leçon d’ÉPS observée par le chercheur.

Ces quatre formes de «déjà-là», structurées comme des strates, constituent des filtres de l’action didactique pour le sujet en orientant consciemment et inconsciemment certaines de ses actions, bien souvent à son insu, mais toujours sous son entière responsabilité (Loizon, 2013). Le «déjà-là» met en avant la singularité du sujet constituée de différents éléments qui caractérisent son identité à la fois personnelle et professionnelle. Ces différentes formes interagissent entre elles de manière dynamique: l’expérience de l’enseignant peut être considérée comme une somme d’épreuves, plus ou moins importantes, dont l’acteur conserve des traces. Celle-ci structure ses conceptions (son «déjà-là conceptuel») que l’on peut définir comme un ensemble de représentations, de croyances, de système de valeurs propre à un sujet singulier. Ensuite, ce «déjà-là conceptuel» influence de manière plus ou moins consciente les intentions didactiques (déjà-là intentionnel) de l’enseignant dans le choix des «savoirs[4]» à enseigner.

L’expérience du sujet (le «déjà-là expérientiel») est faite d’épreuves plus ou moins difficiles, comme nous pourrons le découvrir dans le cas de l’enseignant JB. Ces expériences, qu’elles soient subies ou choisies (Verrier, 2006), sont des événements qui laissent des traces que le chercheur essaie de repérer dans les entretiens «d’après-coup» (AC). Au plan didactique, le moment de l’épreuve d’enseignement, temps à la fois subi et choisi par l’enseignant d’ÉPS, est un moment privilégié à observer pour comprendre ce qui se joue entre le sujet enseignant et le savoir dans un contexte donné (temporel et spatial) avec des élèves, eux aussi toujours singuliers.

4. La pratique sportive: origine des savoirs personnels des enseignants d’ÉPS

Dans le «déjà-là expérientiel» des enseignants d’ÉPS, le rapport à l’activité sportive semble jouer un rôle majeur. En effet, c’est sur la base de cette relation intime et incorporée que le sujet entretient avec l’activité sportive pratiquée dans sa jeunesse qu’il a progressivement développé différents «rapports à»… C’est dans cette pratique sportive que se sont également construits des savoirs personnels à l’image de cet enseignant d’ÉPS (enseignant M) qui enseigne le judo en faisant référence à la distance de combat. Cette distance de sécurité, qui permet à la fois de défendre et d’attaquer, n’est jamais indiquée dans les manuels d’enseignement du judo ou bien dans les programmes d’ÉPS. Cette étude de cas du professeur M est extraite d’une étude plus large portant sur l’enseignement du judo avec des professeurs d’ÉPS qui sont tous professeurs de judo.

4.1 L’enseignant M

Cet enseignant d’ÉPS utilise le judo comme pratique physique avec ses élèves dans les séances d’ÉPS. Il enseigne aussi le judo dans un club à raison de trois séances par semaine. Dans son discours face à ses élèves lors des séances enregistrées, nous relevons la référence à une «distance de sécurité». Dans l’entretien d’après-coup, il précise:

étant jeune, j’ai beaucoup souffert du dos, donc je me suis toujours arrangé en combat pour avoir une zone de sécurité avec l’adversaire de manière à pouvoir le tirer... Cette petite distance de sécurité me permet d’enchaîner les actions comme le surpassement et ça me permet également de revenir pour me replacer.

AC

Il poursuit en expliquant que le travail proposé à ses élèves dans les séances de judo requiert beaucoup de précision dans les gestes, mais toujours en relation avec ce savoir sécuritaire: il y a une rétroversion du bassin vers l’avant pour ne pas souffrir des lombaires. C’est quelque chose que j’apprends à tout le monde; pour moi, c’est un savoir important en judo (ENT). Les problèmes de dos ont été vécus par le sujet M comme de véritables épreuves physiques et affectives pendant sa jeunesse; ils le conduisent à enseigner un savoir technique particulier pour préserver l’intégrité physique des judokas. Nous retrouvons chez lui cette préoccupation sécuritaire qui se transforme en savoir sécuritaire dans ses choix didactiques. Lorsqu’il enseigne le surpassement d’attaque, il intervient beaucoup sur le placement judicieux du pied pour éviter de se blesser. Pour lui, ce savoir sécuritaire (le placement du dos et des pieds) est devenu un savoir important, alors qu’on ne le retrouve pas dans les références savantes (textes officiels en ÉPS ou en judo fédéral). Ce choix didactique très personnel est fortement lié à son histoire de pratiquant de judo. Ces événements traumatisants sont à l’origine de la création d’un savoir personnel (la distance de sécurité). Ils influencent ses choix et ses décisions didactiques aussi bien dans la conception des cours que durant la séance filmée. Nous observons à de nombreuses reprises des conseils liés à la sécurité transmis lors de ses interactions avec certains élèves.

Dans l’entretien «d’après-coup», nous remarquons que l’enseignant M est perpétuellement en recherche de situations d’apprentissage nouvelles qu’il teste en club. Afin de comprendre le sens d’une telle attitude, il nous explique dans cet entretien:

quand j’ai décidé de continuer à faire du judo, je n’ai pas voulu que mes élèves fassent comme moi, qu’ils s’embêtent dans mes cours… Car moi, je me suis littéralement embêté dans certains cours avec mes profs... J’ai... inconsciemment, je me suis construit à travers tout ça; j’étais à une époque où on ne se posait pas trop de questions sur l’enseignement du judo.

AC

Cet effet se prolonge avec la notion de plaisir: mon plaisir, c’est que mes élèves y trouvent un plaisir (ENT). Ainsi, on comprend mieux en quoi l’expérience personnelle de judoka du sujet M structure certains éléments de ses autres «déjà-là». D’un côté, les problèmes de dos se transforment en savoir sécuritaire pour lui et les autres jusque dans la technique enseignée. D’un autre côté, le fait de vouloir rendre ses cours attrayants pousse ce dernier à faire toujours mieux pour faire ressentir du plaisir à ses élèves. Pour lui, c’est une façon de les respecter. À ce propos, il nous livre sa conception de l’enseignement du judo (son «déjà-là conceptuel»):

c’est ça l’enseignement, c’est une remise en cause perpétuelle. C’est enrichissant, parce qu’ils savent aussi que tu travailles, que tu cherches, que tu leur amènes quelque chose de nouveau. Comme je garde des élèves en club pendant très longtemps, ils sont à l’écoute de cette nouveauté; ils savent qu’on les respecte, on ne va pas leur raconter de bêtises.

ENT

Respect, plaisir et sécurité: trois notions qui caractérisent le «déjà-là conceptuel» de l’enseignant M, car on les retrouve de manière récurrente dans ses discours. Ces trois notions, fondamentales pour lui, trouvent leur origine dans sa pratique sportive de judoka. Cette pratique du judo est «centrale» dans la mesure où elle constitue le noyau dur de son expérience sportive. Elle détermine une part des savoirs qui vont être enseignés, mais aussi la manière dont ceux-ci vont être enseignés, car l’enseignant M ne supporte pas que ses élèves s’embêtent dans ses cours comme lui s’est embêté dans les cours de judo dirigés par son père.

4.2 L’enseignant DC

Dans cette vignette didactique clinique du sujet enseignant DC, une partie de son savoir technique et stratégique provient de l’identification à un champion de judo.

Durant l’enregistrement vidéo, nous sommes intrigués par le choix du thème du travail très original (le travail du gainage) proposé par l’enseignant DC à ses élèves. Dans l’entretien, il explique: Je repars sur un travail technique que je fais au 1er trimestre car il n’y a pas de sélection au bout; il s’agit de retrouver des sensations de gainage, d’impulsion jambe, de liberté, ou plus précisément de droiture (ENT). Ses intentions didactiques générales reposent essentiellement sur la transmission de savoirs techniques. Il précise son objectif de séance: aujourd’hui, ça se situait sur le gainage qui fait partie d’un processus global de gainage des chevilles, des genoux, des épaules qui permet d’évoluer dans l’espace en étant propulsé et non pas en tirant l’autre (ENT).

Le travail technique proposé par DC permet au judoka d’acquérir une posture efficace pour attaquer et défendre. Il définit celle-ci en relation avec l’intégrité physique du pratiquant et la gestion de la vie physique d’adulte qui constitue la troisième finalité de l’ÉPS française:

L’efficacité, je la place aussi dans la possibilité de faire encore du judo à 40 ans (...). Je travaille le gainage de toutes les articulations pour un gainage de tout le corps permettant un déplacement dans l’espace différent du tirer-pousser habituel; l’efficacité, c’est aussi faire du judo encore à 40 ans sans s’esquinter les genoux ou le dos.

ENT

La définition de ce savoir à la fois technique et sécuritaire nous conduit à le questionner pour en connaître la référence: j’ai appris le judo avec un vieux prof, mais il ne m’a jamais appris cela, seulement les bases techniques (…); ce travail de gainage, c’est en regardant Jean-Luc que je l’ai construit, comme beaucoup d’autres choses (ENT). Dans l’entretien «d’après-coup», nous prenons conscience de l’origine des savoirs que DC transmet à ses élèves:

Je suis allé au Japon, j’ai travaillé avec eux (les judokas japonais), j’en parle. J’ai vu Jean-Luc Stemmer[5]qui était beaucoup plus fort qu’eux, je l’ai rencontré. Il avait quelque chose de plus, je crois qu’il avait compris ce qu’était une impulsion. Il travaillait droit et il était capable d’attaquer dans toutes les directions.

AC

La rencontre avec ce judoka exceptionnel semble déterminante pour l’enseignant DC, car il incarne un judo fait de beauté et d’efficacité. Les termes employés pour décrire ce judoka montrent combien l’enseignant DC a été impressionné par ce champion:

Il montait s’entraîner à Paris avec l’équipe de France et il les jetait tous (...) il m’a fait morote debout et je suis passé par-dessus lui, il le faisait debout, j’étais propulsé! Alors on me dit, il avait une force phénoménale (...). En Franche-Comté, on se tapait des stages avec Stemmer; on se mettait à quatre pattes et il nous propulsait à droite, à gauche; il nous jetait avec une de ces vitesses et une force! (...) J’ai pourtant tiré avec des Japonais qui faisaient morote merveilleusement, qui se glissaient sous moi, mais je n’ai jamais vu un Japonais me faire morote comme lui, on bondissait avec Jean-Luc, il était fantastique. (...) il était très très fort. C’était un surdoué[6].

AC

En analysant les intentions didactiques de DC, nous mettons en évidence les trois formes de «déjà-là» qui influencent ses intentions didactiques «profondes», ainsi que des savoirs plus généraux que ce dernier transmet à ses élèves: l’esthétique du geste, son efficacité et le plaisir. Dans ses déclarations, il insiste beaucoup sur le respect de l’autre, l’effort, la patience, la concentration, la recherche et la nécessité de coopérer. Nous relevons chez lui la volonté de transmettre une bonne posture, qui servira de base à l’apprentissage des principes stratégiques à partir des sensations de déséquilibre que le judoka peut percevoir chez son partenaire/adversaire. Tous ces savoirs enseignés trouvent leur origine dans les apprentissages réalisés par DC lorsqu’il était jeune judoka, mais ceux-ci sont revus, modifiés, corrigés, réactualisés en fonction de ce qu’il voit et comprend du judo de Jean-Luc Stemmer. Il essaye de bien transmettre à ses élèves un savoir qui lui paraît fondamental, même s’il n’est pas évoqué dans les ouvrages traitant du judo: le savoir sentir l’autre; la paume de la main qui sent tout (ENT). Cela peut paraître mystérieux au non-initié, mais la particularité de ce savoir réside dans le fait qu’il ne s’acquiert qu’au prix d’un travail long et laborieux relevant d’un traitement très fin de l’information sensorielle. Cela a pour effet d’engager l’enseignant DC dans la recherche des situations d’apprentissage les plus adaptées pour incorporer ce savoir avec ce souci d’efficacité: Maintenant je suis devant ce problème des indices tactiles, il faut que je trouve d’autres choses, ça, c’est ce que je vais chercher (AC). C’est ce que nous appelons le savoir kinesthésique.

Nous relevons, dans les déclarations de l’enseignant DC, un «déjà-là conceptuel» qui oriente sa transmission des savoirs autour de l’esthétique du geste, de l’efficacité et du plaisir (AC). Ces trois éléments ne peuvent s’apprendre qu’à partir d’un travail de coopération avec le partenaire d’après les déclarations de DC. L’entretien d’après-coup permet d’identifier les constituants qui structurent le «déjà-là expérientiel» du sujet. Le judo de Jean-Luc Stemmer et les expériences vécues avec ce judoka exceptionnel incarnent pour lui cet idéal de beauté et d’efficacité. Ce filtre expérientiel constitue un déterminant majeur du processus décisionnel chez le sujet DC et explique pour une grande part l’origine des savoirs enseignés, ainsi que son engagement professionnel pour développer l’efficacité de l’apprentissage du judo par ses élèves.

4.3 L’enseignant JB

Cette vignette clinique est l’occasion de présenter un autre cas très singulier pour mettre en évidence l’origine d’un savoir-être particulier (le respect de l’autre) intégré au fil des années de pratique du judo. Surtout, nous comprenons par le biais de cette vignette clinique pourquoi le sujet JB n’enseigne pas le respect à ces élèves en ÉPS.

L’entretien post-séance qui suit la première séance de judo de l’enseignant JB est particulièrement riche, car il nous y indique ses intentions didactiques spécifiques. Il nous confie, en parlant de ses préparations, qu’il utilise quelques références institutionnelles: je vais chercher quelques informations dans les programmes, mais juste pour me donner une idée. Ensuite, avec l’expérience, je sais où je vais (ENT). Même si les programmes en ÉPS peuvent lui servir de point d’appui aux savoirs enseignés, on comprend que c’est son expérience professionnelle qui lui sert de référence principale. Au fil des entretiens, on voit se dessiner progressivement les différents filtres avec des intentions didactiques qui évoquent parfois l’origine des savoirs que JB souhaite transmettre à ses élèves.

Dans son cycle de judo, le sujet JB enseigne de nombreux savoirs. Dans l’entretien post-séance, il précise enseigner d’abord un savoir sécuritaire et un savoir réglementaire: La sécurité avec les chutes et puis aussi les interdictions, tout ce qu’on ne peut pas faire. Les règles sont présentées dans un souci de sécurité pour ce qui concerne les actes prohibés. L’enseignant souhaite transmettre les bases d’un savoir réglementaire adapté à la classe: le règlement du judo est complexe, je fais le tri dans les règles pour leur présenter ce qui est indispensable à la pratique en ÉPS (ENT). Puis, il détaille son enseignement du savoir arbitrer: L’arbitre, il avait pour fonctions d’assurer la sécurité du couple, ensuite de faire respecter le salut; ça, c’est le côté traditionnel du judo, et puis il devait s’organiser pour chronométrer les temps des combats (ENT). Le savoir arbitrer est présenté progressivement aux élèves en insistant sur la sécurité des combattants (sortie de tapis, risques pour les autres couples), puis en veillant au respect des traditions avec le salut exigé par l’arbitre. Mais dans l’entretien, l’enseignant fait cette remarque: l’arbitrage, on ne l’a jamais travaillé en club, je l’ai appris au fil des compétitions et puis en stage d’arbitre (…) Avec les élèves en ÉPS, il faut le rendre plus simple. Enseigner le savoir technique est aussi une préoccupation de l’enseignant: La technique, c’est important, parce que c’est un moyen pour faire tomber l’autre. L’apprentissage de la technique de projection o-soto-gari (grand fauchage extérieur) permet aux élèves d’apprendre à faire chuter correctement (il [celui qui fait chuter] doit absolument être tonique pour retenir son partenaire) et d’apprendre à chuter (ça permet d’aborder la chute pour uke). L’enseignant poursuit son discours et ajoute: il y a une forme technique fondamentale, celle que j’ai apprise avec mon professeur, et puis, il y a celle que j’ai adaptée à ma morphologie, à mon judo (ENT). Nous comprenons ici que le savoir technique est reconstruit par chaque judoka; même si la forme technique de base reste identique, chacun l’incorpore à sa manière. Ce qui est valable pour tout judoka l’est aussi pour le sujet JB, qui a développé un style de judo très personnel. Enfin, au cours des leçons, celui-ci veut également transmettre aux élèves un principe important qui relève d’un savoir stratégique: j’ai insisté dans un des bilans sur la notion d’action/réaction. Ça, c’est important, il doit le comprendre rapidement (ENT). Le savoir stratégique fait partie des intentions spécifiques du professeur.

Dans l’entretien, JB nous livre d’autres intentions didactiques qui relèvent de ses conceptions et qui renvoient à ce que nous appelons la conversion didactique en didactique clinique: je veux qu’ils prennent du plaisir à combattre, mais sans se faire mal (ENT). Cette référence au plaisir correspond pour lui à deux formes de plaisir différentes: le plaisir de combattre d’une part, et le plaisir de voir les élèves prendre du plaisir d’autre part: mais ce qui me fait plaisir, c’est d’en voir qui ont le sourire (ENT). Il retrouve chez ses élèves un plaisir qu’il a lui-même vécu en tant que judoka. C’est aussi cela qu’il cherche à enseigner au travers des situations d’apprentissage qu’il met en place: Il y a toujours moyen de s’amuser avec l’autre pour essayer de le faire tomber. Pour moi, c’est ça le jeu, c’est s’amuser à faire tomber l’autre (AC).

L’enseignant JB essaie aussi d’enseigner des attitudes spécifiques que nous appelons le savoir éthique; ce savoir qui convoque le respect du partenaire est marqué symboliquement par le salut en s’inclinant face à l’adversaire: J’ai parlé du salut, je leur ai dit que c’était pour montrer le respect du partenaire, de l’adversaire (ENT). Cette notion de respect de l’adversaire caractérise une partie de son «déjà-là intentionnel général». Déjà évoqué dans le premier entretien post-séance, il revient sur le salut: j’ai insisté sur le salut, j’ai répété souvent qu’il fallait saluer le partenaire, ou plutôt l’adversaire (…), cela signifie aussi que l’on va s’engager avec respect dans le randori, dans le combat avec l’autre. Donc, pour moi, c’est important qu’il y ait le salut dans le randori mais, à part le randori, le salut n’est pas très important (AC). L’enseignant JB fait la différence au niveau du respect entre «saluer son partenaire» et «saluer son adversaire».

Lors de l’entretien d’après-coup, lorsque nous questionnons l’enseignant JB sur son enseignement du savoir culturel et plus particulièrement sur ce salut qui nous intrigue, il nous répond:

cela n’est pas vraiment important d’un point de vue culturel, au sens classique que l’on retrouve au point de vue fédéral. C’est-à-dire que pour moi, ils ne vont pas saluer le tapis en montant dessus, d’ailleurs, moi-même, je ne l’ai jamais fait; moi, toute cette dimension liée au respect de la culture d’origine, de la culture japonaise, ça ne m’intéresse pas trop.

AC

Plus loin, il poursuit sur le savoir culturel:

je ne rentre pas dans une église quand je rentre dans un dojo. Pour moi, cela n’a pas tellement de sens, d’ailleurs cela n’en a jamais eu; je ne l’ai jamais fait, donc je ne le fais pas faire à mes élèves. Nous avons quand même une culture très différente; je veux bien qu’ils pénètrent un peu la culture asiatique, la culture japonaise, mais on n’est pas obligé de tout prendre.

AC

Intrigués par ce type de réponse, nous avons poursuivi notre questionnement pour tenter de comprendre la signification de ses phrases. Pourquoi cet enseignant met-il volontairement de côté une partie du savoir culturel lié au judo et à la culture japonaise? Pourquoi sélectionne-t-il un aspect plutôt qu’un autre? Il nous fait alors cette réponse:

le côté culturel, c’est le côté gentil; j’ai quand même côtoyé quelques japonais sur les tatamis, donc, c’est bon. (...) Les japonais, bien sûr, ils ont une culture spécifique, et quand on se trouve sur les tatamis comme cela m’est arrivé quand j’étais très jeune, que l’on se fait complètement massacrer par des gros tas, il ne faut pas exagérer avec le culturel...

AC

Progressivement en prenant connaissance de l’histoire personnelle de JB, nous comprenons pourquoi il conçoit une telle sélection dans les savoirs à transmettre en judo en ce qui concerne le savoir culturel:

À l’époque[7], le Japon, c’était le leader incontesté en matière de compétition. Mon professeur expliquait tout; la moindre technique était disséquée au niveau terminologique, car chaque terme avait un sens. On était initié très fortement à la culture japonaise, (…) il y a tout un côté culturel que j’occulte, que je ne souhaite pas transmettre alors que je le connais. (...) À force de les entendre mettre les japonais sur un piédestal, à force de pénétrer cette culture dans différents domaines, et puis, d’autre part, le fait de les côtoyer sur les tatamis, relativement souvent, parce qu’à chaque fois qu’il y avait un champion qui arrivait en France, on m’emmenait pour avoir la chance de le rencontrer, je trouve qu’il y avait un gros décalage entre ce qu’on me disait des Japonais, et les relations que j’avais avec ces gens-là sur le tatamis. Que ... à chaque fois ils faisaient un combat de championnat, mais il ne fallait pas les faire tomber en randori. Et puis, un gros tas, deux fois plus lourd que toi, il n’hésitait pas à te massacrer, moi je n’avais que quinze ans...

AC

Cette expérience traumatisante (l’enseignant parle de jeu de massacre) du combat avec des judokas japonais conduit le sujet JB à occulter volontairement la transmission de certains savoirs culturels. Son «déjà-là expérientiel», son expérience traumatisante, constitue bien un filtre important dans la sélection des savoirs culturels. Dans son discours, l’origine du savoir culturel est bien présentée (le club avec le professeur de judo), mais la sélection s’opère sur la base du savoir expérientiel traumatisant.

5. Discussion et perspectives pour la formation initiale en ÉPS

Après la présentation de ces trois vignettes didactiques cliniques, que peut-on retenir sur les savoirs mobilisés par les enseignants? Ces savoirs sur l’activité judo enseignée en ÉPS trouvent leur origine dans des références expertes (Johsua, 1996) et dans les savoirs personnels des professeurs. Savoirs techniques, stratégiques, culturels, sécuritaires et réglementaires ont été mis en évidence dans toutes les séances filmées chez ces trois enseignants d’ÉPS observés en situation ordinaire d’enseignement, mais avec des variations selon les sujets. Par exemple, l’enseignant M donne beaucoup d’exemples issus des autres arts martiaux dans ses explications, car il en a pratiqué plusieurs (kendo, kyudo, karaté), alors que les autres enseignants d’ÉPS n’ont pratiqué que le judo. En didactique clinique, nous utilisons aujourd’hui le terme de «conversion didactique», préféré à celui de transposition expérientielle, pour mettre en évidence la transmission de savoirs personnels qu’effectue le sujet enseignant dans les solutions techniques apportées dans l’exercice de son activité physique (Buznic, Terrisse et Lestel, 2008). Ce terme de conversion est mobilisé aussi pour sa proximité avec la théorie psychanalytique de la conversion hystérique, qui «consiste en une transposition d’un conflit psychique en une tentative de résolution de celui-ci dans des symptômes somatiques, moteurs ou sensitifs» (Laplanche et Pontalis, 2002).

Il est intéressant de noter que le rapport à l’activité judo, tel qu’il transparaît dans les déclarations de ces trois enseignants, laisse entrevoir tour à tour un rapport utilitaire à la technique, un rapport aux émotions qui se transforme en objet d’enseignement (le plaisir de combattre) et un rapport à l’autre (partenaire ou adversaire) fait de respect ou de défiance quand l’expérience est traumatisante comme dans le cas de JB.

Les études de cas présentées au travers de ces vignettes didactiques cliniques ne sont pas représentatives de tous les savoirs des enseignants d’ÉPS dans la mesure où elles ne concernent qu’un très faible échantillon de trois sujets, tous spécialistes de l’activité judo. En didactique clinique, d’autres travaux (Ben Jomâa et Terrisse, 2011; Buznic-Bourgeacq et Terrisse, 2013; Loizon et Martin, 2006; Margnes, 2009) montrent que les enseignants débutants font fortement référence à leurs savoirs personnels issus de leurs expériences personnelles quand ils doivent enseigner des activités sportives qu’ils connaissent bien, mais qu’ils se trouvent souvent démunis face à des activités où leur expérience est faible, voire inexistante. Dans ce dernier cas, ils font surtout référence aux programmes officiels en limitant les démonstrations pour ne pas «être flag» (pris en flagrant délit de ne pas savoir), comme le rapporte Buznic-Bourgeacq (2009). Cet auteur soulève le problème de l’enseignant débutant qui ne sait pas, mais qui est pourtant reconnu par l’institution comme étant le «sujet supposé savoir» (Lacan, 1968). Il est intéressant de remarquer que cette position de sujet supposé savoir (ou de sujet qui ne sait pas) a des effets sur le choix du contenu et la manière de l’enseigner. Ainsi, un enseignant spécialiste de l’activité gymnastique va enseigner les sports collectifs en se focalisant sur la dimension technique alors que le spécialiste en sport collectif va enseigner la gymnastique surtout en se centrant sur sa dimension collective, en insistant sur la co-évaluation, le tutorat… (Ben Jomâa, 2013)

Nos résultats de recherche, ainsi que ceux d’autres collègues qui utilisent cette orientation de recherche, nous amènent à faire quelques propositions concernant la formation initiale des enseignants. Cette formation ne peut plus occulter l’histoire des étudiants en ÉPS, qu’elle soit sportive ou plus professionnelle (encadrement sportif et/ou animation de centre de vacances), car les étudiants n’arrivent pas vierges de savoir en formation; ils en ont déjà construit dans d’autres domaines que l’ÉPS (Buznic-Bourgeacq et Terrisse, 2013). Cela revient à poser la question d’un bilan de connaissances et de compétences à l’entrée en formation et tout au long de la formation.

Travailler sur la mise en mots des «déjà-là» des sujets est une nécessité pour leur permettre d’analyser leur pratique d’enseignants débutants, car les «déjà-là» ont de nombreux effets sur l’action didactique. Ces effets sont identifiables dans la planification des objets de savoirs à enseigner et dans les décisions didactiques qui s’observent lors des interactions avec les élèves en situation d’enseignement. Parmi ces «déjà-là», deux nous semblent être très importants, mais souvent méconnus. Le «déjà-là expérientiel sportif» de l’enseignant d’ÉPS (Loizon, 2016) est un élément fondamental dans la mesure où la pratique sportive intensive génère des savoirs personnels qui sont mobilisés dans l’enseignement de l’ÉPS chez les enseignants de cette recherche. Ce «déjà-là expérientiel sportif» est aussi à l’origine de la structuration des différents «rapports à…» ou de la «sensibilité à…» comme le souligne d’autres chercheurs (Clerx, 2015; Récopé, Fache et Fiard, 2011). Pour un enseignant donné, ce «déjà-là expérientiel sportif» organise son rapport aux autres activités physiques (Ben Jomâa et Terrisse, 2011), son rapport au corps, ainsi que son rapport aux autres (Clerx, 2015). Cette expérience sportive spécifique (au sens de majeure) influence également fortement le «déjà-là conceptuel» des enseignants d’ÉPS, comme nous avons pu le montrer dans les trois vignettes cliniques précédentes. Il convient d’interroger le «déjà-là conceptuel» des étudiants à différents moments de leur formation pour repérer la cohérence ou les éventuelles incohérences entre les intentions didactiques et la réalité de l’enseignement: quelle(s) conception(s) de l’ÉPS? Quelle(s) conception(s) du métier d’enseignant d’ÉPS? Quel rapport au corps? Quel rapport à soi et aux autres? Les réponses à ces questions permettront de montrer que la singularité des sujets est à questionner pour mettre en évidence la pluralité des conceptions et des logiques ou des préoccupations professionnelles, fort différentes selon la singularité des sujets.

Toujours à propos de cette singularité des enseignants, la didactique clinique met en évidence deux préoccupations fondamentales du métier d’enseignant en utilisant deux analyseurs des pratiques enseignantes auxquels nous associons une question:

  • analyseur 1: «le sujet supposé savoir». Préoccupation du jeune enseignant: comment je fais pour enseigner quand je ne maîtrise pas le savoir à enseigner?

  • analyseur 2: «l’impossible à supporter» en situation d’enseignement. Préoccupation du jeune enseignant: qu’est-ce que je fais pour éviter tout ce qui m’insupporte ou me gêne beaucoup?

Le champ de la didactique clinique, grâce à ses concepts qui servent à analyser les pratiques, ouvre des perspectives de formation assez novatrices en formation des enseignants. Cette orientation scientifique offre un potentiel heuristique à la problématique des savoirs dans l’enseignement de l’ÉPS.

6. Conclusion

Les vignettes didactiques cliniques présentées dans cet article mettent en évidence le caractère très personnel de certains savoirs enseignés par des enseignants d’ÉPS qui enseignent le judo dans leurs cours. La référence au cadre théorique de la didactique clinique (Carnus et Terrisse, 2013) permet de remonter à l’origine de certains savoirs qui prennent naissance dans les pratiques sportives de ces enseignants durant leurs années de pratiques intensives. L’histoire personnelle de pratiquants est ainsi convoquée pour comprendre cette conversion didactique. Nos travaux sur l’activité judo en ÉPS viennent ici compléter ceux de Brière-Guenoun (2010) qui montrent, dans le champ de la didactique comparée, que certains savoirs enseignés en gymnastique sont également influencés par l’histoire des sujets. Ainsi, à côté des savoirs théoriques mobilisés dans l’acte d’enseignement, les enseignants d’ÉPS ont également recours à de nombreux savoirs personnels pas toujours formalisés. Ces recherches à visées exploratoires et compréhensives, au-delà des résultats qu’elles produisent, permettent aux sujets de revenir sur des moments clés de leur histoire et contribuent à une prise de conscience professionnelle importante. De manière à pouvoir généraliser nos résultats, nous envisageons de poursuivre ce type de recherche sur la base d’études de cas avec d’autres enseignants experts et d’autres pratiques sportives à l’image des travaux de Ben Jomâa et Terrisse (2011). La méthode de recueil des données pourrait évoluer vers des entretiens d’accès au «déjà-là» à réaliser au début de la recherche pour en savoir davantage sur les activités sportives pratiquées de manière intensive avant ou pendant la formation.