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1. Introduction

La propriété de distributivité de la multiplication par rapport à l’addition et à la soustraction est un objet de savoir à enseigner officiellement dans le domaine algébrique au niveau du secondaire[1] en France. Elle est pourtant convoquée bien en amont à l’école primaire et à l’entrée au sein d’organisations de savoirs mathématiques à enseigner sur la multiplication (élèves de 8-11 ans). Ceci nous a conduites dans des travaux antérieurs à envisager l’enseignement de la distributivité en algèbre comme un savoir formalisateur, unificateur et généralisateur (Robert, 1998) de savoirs numériques anciens et à éprouver cette hypothèse via une ingénierie mise en oeuvre dans des classes françaises d’élèves du secondaire (Constantin, 2017a). Plusieurs auteurs (Jacobs et al., 2007; Schifter, 1997; Squalli, 2002) se sont penchés sur les mises en relations possibles des savoirs numériques et algébriques à enseigner, entre autres sur la multiplication et la propriété de distributivité, au niveau du primaire, en situant leurs travaux explicitement dans le champ de l’Early Algebra. Nous ferons un retour sur ces travaux, en signalant les questions que soulèvent certaines des pistes mises en avant qui fondent notre problématique sur les savoirs préalgébriques liés à l’enseignement et l’apprentissage de la multiplication à l’école primaire. Nous exposerons par la suite cette problématique en explicitant nos références théoriques. En nous appuyant sur des résultats d’analyse d’extraits de manuels scolaires du primaire et de réponses d’étudiants se destinant au métier de professeur des écoles à un questionnaire, nous apporterons finalement des éléments de réponse à nos questions de recherche. Précisons qu’il s’agit ici de développer une réflexion d’ordre épistémologique et didactique sur les connaissances et les savoirs liés à la multiplication et à leurs relations complexes avec la propriété de distributivité, vue comme un savoir préalgébrique potentiel.

2. Multiplication, distributivité et Early Algebra?

Plusieurs auteurs dont les recherches s’inscrivent dans le courant de l’Early Algebra font mention des propriétés de la multiplication, dont celle de distributivité par rapport à l’addition et à la soustraction. Les travaux de Schifter (1997) et ceux de Jacobs et al. (2007) ont particulièrement attiré notre attention du fait de leur proximité apparente avec notre questionnement initial. L’hypothèse commune à ces travaux est la suivante: l’étude du calcul numérique (posé ou mental) à l’école primaire pourrait fonder le développement d’une pensée algébrique.

Schifter (1997) signale que le travail ou les stratégies d’élèves de primaire, observés dans le cadre de séances de résolution de problèmes (word problems) du champ multiplicatif, reposent sur la mise en oeuvre implicite des différentes propriétés de la multiplication: commutativité, associativité et distributivité. De la même façon, Jacobs et al. (2007) observent que des élèves mobilisent implicitement la propriété de distributivité dans des calculs de produits, comme le calcul 78×5 cité en exemple, fréquemment rencontrés à ce niveau scolaire. La question de la généralisation de ces propriétés ainsi que de l’identification, l’articulation et la justification des techniques de calcul numérique afférentes est posée par Schifter (1997). Jacobs et al. (2007) parlent quant à eux d’une pensée relationnelle (soit une forme de raisonnement algébrique) qui pourrait être développée à partir de telles pratiques de calcul numérique.

Nous nous interrogeons sur les caractéristiques des connaissances ou des savoirs que ces auteurs considèrent comme propices au développement d’une pensée algébrique, en amont de la formalisation et de la généralisation explicite de cette propriété de distributivité. Revenons plus avant sur ces travaux, en signalant certaines des questions à l’origine de notre propre recherche. À travers l’étude de la résolution de problèmes se ramenant au calcul de produits (64×5, puis 18×12), Schifter (Ibid.) observe des stratégies d’élèves de primaire (de 8-9 ans) variées, qui mettent en fonctionnement des connaissances numériques multiples. Par exemple, pour le calcul de 64×5, plusieurs stratégies apparaissent, combinant des connaissances sur l’addition itérée, des connaissances sur la numération décimale et sur la propriété de distributivité comme dans l’exemple donné ci-après: «That would be 64×5. I use one 10, because I know 5×10 = 50. Then you do that six times. (She counted by 5s, not using her fingers, but moving her lips and nodding her head for each group of 5). That's 30, I mean 300. Then you add 4 five times, which is 25, no 20. I added it all together and got 320» (Schifter, 1997, p. 14). Schifter (1997) donne ainsi à voir, dans l’étude de ces stratégies, que différentes connaissances à la fois sur les nombres et les opérations rentrent en jeu dans les procédures des élèves de manière implicite. Ceci nous conduit à formuler une première question: quelles sont les caractéristiques des savoirs et des connaissances sur les nombres et sur les opérations qui convoquent implicitement la distributivité dans l’enseignement ou l’apprentissage de la multiplication des nombres entiers?

Au sujet des relations possibles entre la propriété de distributivité et de la multiplication vue comme addition itérée, un point du texte de Jacobs et al. (2007) a attiré notre attention. Une des questions posées aux élèves (de 9-11 ans) dans le cadre de leur enquête, mobilisant potentiellement la propriété de distributivité, présente une différence significative avec les exemples donnés par ailleurs. Il s’agit de trouver le résultat de l’égalité à trou «(9×57)+57 = ___». Contrairement au calcul de produits du type «64×5», l’usage implicite de la propriété de distributivité, que recouvre la recherche d’une réponse à cette question, mobilise a priori la distributivité de la multiplication dans le sens d’une factorisation et non d’un développement. Ce qui retient également notre attention est la présence d’un facteur particulier: le «un», élément neutre, qui joue un rôle particulier du point de vue du sens possiblement donné à la multiplication. Si un élève produit la réponse exacte, est-ce parce qu’il mobilise la propriété de distributivité en identifiant deux facteurs 1 et 9, ou bien interprète-t-il le nombre 9 comme «une fois moins que 10» en prenant appui sur une conception de la multiplication comme addition itérée? Au regard de ce que nous retenons de cet exemple, en quoi et comment certaines caractéristiques des tâches de calcul mental ou posé de produits, conditionnent-elles la façon dont celles-ci convoquent (implicitement) la propriété de distributivité?

Par ailleurs, une conséquence du caractère implicite de ces savoirs et de ces connaissances est leur identification potentielle dans la classe. À ce sujet, Schifter (1997) donne l’exemple d’une proposition invalide d’élève (nommé Josh) autour du calcul du produit 18×12: «that would be 18×12, and I know 10×10 is 100 and 8×2 is 16, so if you add them together it would be 100+16 = 116» (p. 15). Schifter (1997) insiste sur la difficulté rencontrée par l’enseignante pour invalider cette proposition qui, dans un premier temps, semble remporter l’adhésion d’une majorité d’élèves de la classe observée. Cette intervention donnera finalement lieu à une institutionnalisation locale de la part de l’enseignante («18×12 = (10+8)×(10+2) which does not equal (10×10)+(8×2)»). On peut faire l’hypothèse que le caractère implicite des connaissances et des savoirs enseignés ou appris sur la distributivité pèse sur leur identification et leur formulation par les élèves et par les enseignants. Dans quelle mesure et comment les enseignants et élèves sont-ils en mesure d’identifier, de formuler ces connaissances et d’institutionnaliser ces savoirs?

Un autre type de questions se pose, commun à de nombreuses recherches en Early Algebra. Il s’agit du sens et du rôle des écritures et des symboles, par exemple du signe «=» ou de l’égalité (Theis, 2005). Dans les travaux cités auparavant, les exemples de productions orales ou écrites d’élèves présentent des traits récurrents largement signalés dans la littérature, comme l’utilisation ou la production d’égalités prenant la signification de l’annonce d’un résultat (Theis, 2005). On voit toutefois, à travers ces mêmes exemples, comment dans des formulations d’élèves ou d’enseignants qui visent à expliciter les propriétés des nombres et des opérations, le signe égal prend parfois une signification différente, davantage orientée vers son usage en algèbre, correspondant à une équivalence entre deux calculs numériques comme dans l’égalité 18×12 = (10+8)×(10+2). Quel rôle jouent les écritures, notamment symboliques, dans l’explicitation de connaissances et de savoirs en lien avec la distributivité dans l’enseignement et l’apprentissage de la multiplication à l’école primaire?

On remarque également que certains auteurs, comme Schifter (1997) et Squalli (2002), voient les calculs d’aires de rectangles en lien avec la multiplication, comme à même de participer à l’explicitation, à la généralisation, voire à la justification de la propriété de distributivité. S’intéressant aux pratiques d’enseignement de la multiplication à l’école, Clivaz (2011) constate pourtant chez certains enseignants l’absence de mises en relation entre la disposition de produits de nombres entiers sous forme de tableau et les propriétés des nombres et des opérations sous-jacentes. Nous nous interrogeons sur le rôle potentiel des situations de calcul d’aires de surfaces rectangulaires ou de dénombrement de carreaux au sein de rectangles quadrillés, dans l’explicitation des connaissances et des savoirs relatifs à la propriété de distributivité.

Un ensemble de travaux situés dans le champ de l’Early Algebra font donc état de propositions ou d’observations en lien avec la thématique qui nous intéresse: celle des connaissances et des savoirs enseignés ou appris sur la distributivité de la multiplication. Pour autant, d’autres travaux sur l’enseignement de l’algèbre au secondaire (Mok, 2010) montrent que l’unification et la généralisation de ces connaissances et savoirs algébriques et numériques ne vont pas de soi.

Il s’agit donc d’interroger plus avant les spécificités de ces connaissances et ces savoirs enseignés ou appris dans le domaine numérique. Nous cherchons ce qui contraint et conditionne l’unification et la généralisation de la propriété de distributivité comme connaissance ou savoir préalgébrique, en amont de sa formalisation algébrique.

3. Points d’appui théoriques et méthodologiques

La théorie anthropologique du didactique (Chevallard, 1997) nous permet de réinterroger les caractéristiques des différents savoirs liés à la distributivité dans l’enseignement et l’apprentissage de la multiplication à l’école. Modélisant les savoirs à enseigner, enseignés et appris en termes de praxéologies mathématiques, nous cherchons ainsi à déterminer et à caractériser à la fois les types de tâches (soit ce que l’élève a à accomplir) et les techniques (soit la façon dont il accomplit un type de tâches donné) en jeu dans l’enseignement de la multiplication au niveau du primaire. Nous cherchons également à identifier les technologies (c’est-à-dire les éléments permettant notamment de décrire, de justifier et de légitimer les techniques) et les théories potentiellement liées à la distributivité.

Cette propriété ne constituant pas un objet officiel d’enseignement à ce niveau, il s’agit de déterminer la manière dont les composantes technologico-théoriques des praxéologies peuvent (ou non) contribuer à la faire apparaître. Nous supposons que le caractère implicite de son emploi se traduit par des éléments technologiques nécessairement différents de sa formalisation algébrique. Ceci nous conduit à questionner la nature de ces éléments, mais aussi le (ou les) sens donné(s) à la multiplication (addition itérée, produit cartésien, opération sur les grandeurs…) et les propriétés des nombres en jeu (en lien avec la numération décimale) sans considérer la distributivité comme un objet d’enseignement «en soi» ou isolé. Par ailleurs, en l’absence de formalisation de la propriété de distributivité dans un langage algébrique, quelles traces ou quels discours partiels peuvent ou non constituer des points d’appui ou des contraintes pour l’entrée dans une pensée algébrique? Afin d’apporter des pistes de réponse à ces questions, nos analyses des composantes technologiques des praxéologies portent à la fois sur les éléments de description de techniques, de validation (c’est-à-dire de savoirs qui assurent que la technique permet bien d’accomplir le type de tâches considéré), d’explication, mais également de facilitation dans la mise en oeuvre de la technique, de motivation, ou d’évaluation constituant autant de fonctions possibles de la technologie (Castela et Romo-Vázquez, 2011).

Toujours en lien avec ce caractère nécessairement pour partie implicite des connaissances et savoirs liés à la distributivité à ce niveau scolaire, nous cherchons également à caractériser des types de tâches dans les savoirs à enseigner et enseignés au regard des technologies potentiellement convoquées dans les techniques. Nous supposons que certaines des caractéristiques de ces types de tâches conditionnent les techniques, et par là même les technologies à l’oeuvre.

Aussi nous appuyons-nous sur la notion de variable didactique (Brousseau, 1982) afin d’analyser la manière dont les choix faits dans des spécimens de tâches influent sur les praxéologies de calcul mises en oeuvre et plus particulièrement sur leurs composantes technologico théoriques. Les variables que nous considérons comme telles sont de nature à provoquer des variations des techniques associées à l’usage de la distributivité: elles ne commandent pas des comportements considérablement différents et n’ont pas pour objectif de faire changer profondément l’activité de l’élève, mais bien de faire émerger des oscillations de technique, et par suite des adaptations soutenues par une même propriété: «ce seront des variables didactiques dans la mesure où en agissant sur elles on pourra provoquer des adaptations et des régulations: des apprentissages» (Brousseau 1982). Nous analyserons ces variables non pas essentiellement pour ce qu’elles pourraient provoquer comme nouvelles connaissances, mais pour ce qu’elles donnent à voir de la technologie sous-jacente. Les choix des valeurs de ces variables donnent autant d'occasions d'emploi et par suite délimitent le sens donné à la propriété de distributivité implicite, mais aussi ses formes possibles.

Les variables didactiques qui nous intéressent sont celles qui pourraient conditionner l’existence et le devenir d’aspects technologiques des praxéologies enseignées sur la multiplication, en lien avec la distributivité. En quoi et comment les caractéristiques de types de tâches de calcul de produits donnés à accomplir aux élèves participent-elles potentiellement à faire émerger la propriété de distributivité de la multiplication (par rapport à l’addition ou à la soustraction)?

Nous nous appuierons par ailleurs sur la notion d’ostensif (Bosch et Chevallard, 1999) afin de questionner l’influence des représentations sémiotiques (symboliques, schématiques ou autres) dans l’émergence et la mise en oeuvre des techniques de calcul numérique. Les ostensifs qui présentent une certaine matérialité, comme les mots, les gestes ou les écritures, fonctionnent en dialectique avec des objets non ostensifs qui émergent et permettent de contrôler les ostensifs: «Les objets non ostensifs sont alors tous ces «objets» qui, comme les idées, les intuitions ou les concepts, existent institutionnellement (…) sans pourtant pouvoir être vus, dits, entendus, perçus ou montrés par eux-mêmes: ils ne peuvent qu’être évoqués ou invoqués par la manipulation adéquate de certains objets ostensifs associés.» (Bosch et Chevallard, 1999, p. 87). Ainsi la distributivité dans le cadre algébrique au moment où elle devient objet d’enseignement au secondaire est-elle usuellement associée à l’ostensif «k(a+b) = ka+kb». En l’absence de ce formalisme dans l’enseignement de la multiplication au primaire, quels sont les ostensifs qui pourraient contribuer à faire émerger la propriété de distributivité?

Afin de trouver des éléments de réponse à ces questions, nous avons recueilli et analysé plusieurs types de matériaux empiriques. Nous avons conduit une analyse de manuels de fin de primaire (qui comprennent un ouvrage, un «aide mémoire» pour l’élève et un guide du professeur) correspondant aux classes de CM1 et CM2 (élèves de 9-11 ans), issus de deux collections: Cap Maths (2009) et Euromaths (2009). Ces deux collections ont été sélectionnées pour plusieurs raisons. D’une part, au regard de la qualité des auteurs de ces manuels (pour partie, didacticiens), il nous a semblé qu’il y avait une possibilité non négligeable de voir apparaître des éléments technologico-théoriques en lien avec l’enseignement de la multiplication dans ces ouvrages, peut-être plus que dans d’autres. D’autre part, des différences significatives nous sont d’emblée apparues entre ces manuels, tant du point de vue des horizons théoriques construits sur la multiplication que du point de vue des valeurs de variables didactiques associées aux tâches de calcul ou des ostensifs en jeu. Nous présenterons les principaux résultats de ces analyses en suivant le fil de notre questionnement théorique exposé ci-dessus.

Nous avons également proposé un questionnaire à des futurs enseignants du primaire. Cette expérimentation revêt un caractère exploratoire et modeste, le questionnaire ayant été soumis à un groupe de 19 étudiants en décembre 2015. En première année de master, ces étudiants ont reçu une formation sur des contenus mathématiques liés au calcul algébrique ainsi que sur des contenus didactiques, sans toutefois que l’enseignement de la multiplication n’ait été spécifiquement abordé au moment de l’expérimentation[2]. La proximité des connaissances en jeu (à la fois algébriques et numériques) nous a amenées à supposer que des liens pouvaient être envisagés par les étudiants, tout en laissant apparaître des obstacles potentiels dans l’élaboration de discours technologiques en lien avec l’enseignement et l’apprentissage de la multiplication. Nous présentons les résultats de ces analyses de discours en fin de partie suivante.

4. Des savoirs à enseigner et enseignés sur la distributivité à l’école?

4.1 La distributivité, une technologie du calcul de produits

Nos analyses des savoirs à enseigner et enseignés dans deux manuels de fin de primaire permettent d’identifier deux principales praxéologies à même de convoquer la distributivité dans l’enseignement et l’apprentissage de la multiplication. Elles reposent sur deux types de tâches correspondant au calcul mental et au calcul posé de produits de deux nombres entiers (nécessitant la construction et la mise en oeuvre d’un algorithme). Nous cherchons à caractériser les éléments technologiques relatifs à ces deux types de tâches, en nous interrogeant sur la place et le rôle de la distributivité vis-à-vis des praxéologies correspondantes.

Examinons tout d’abord un extrait de manuel de CM2 qui présente la technique usuelle de la multiplication posée sur un exemple, en envisageant le discours technologique à même d’accompagner cette présentation:

Figure 1

Extrait d’Euro Maths CM2 p. 24

Extrait d’Euro Maths CM2 p. 24

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La technique consiste a priori à décomposer 67 en 7+60 puis à calculer 483×7 et 483×60 (ou 7×487 et 60×487 ainsi que l’indiquent les écritures dont les inversions des facteurs laissent supposer une utilisation implicite de la commutativité) avant d’ajouter les résultats. Elle repose implicitement sur l’égalité 483×(7+60) = (483×7)+(483×60) qui correspond à l’usage de la distributivité de la multiplication par rapport à l’addition sous sa forme simple, tel que le suggèrent les écritures fléchées des produits partiels. Toutefois, la description rhétorique de l’algorithme usuel peut aussi s’appuyer sur les chiffres avec des oralisations, par exemple pour la première ligne comme «je calcule 7 fois 3 qui me donne 21, je pose 1 et retiens 2, puis je calcule 7 fois 8 qui donne 56, et 2 de retenue, 58, je pose 8 je retiens 5, et enfin, je calcule 7 fois 4 qui donne 28 et 5 de retenue, qui donne 33». La concaténation des écritures de droite à gauche permet d’obtenir 3 381. Ce faisant, la valeur des chiffres est omise dans le discours et se retrouve après coup par leur position. On voit intervenir des propriétés liées à l’aspect positionnel et décimal de l’écriture qui restent convoquées de manière implicite par un tel discours. De la même manière, en passant à la ligne suivante, on peut commencer par écrire un zéro à droite avant de poursuivre l’algorithme à partir d’un discours sur le chiffre six. Le fait que ce soit le chiffre des dizaines peut être oublié, et l’écriture du zéro peut être justifiée soit par la question de l’unité de numération que l’on manipule (on parle de six dizaines, et donc de dizaines), soit par la «règle dite des zéros» permettant de multiplier par 10 un nombre entier en écrivant un zéro à sa droite. Dans ce cas, l’associativité de la multiplication est implicitement convoquée avec (10×6)×483 = 10×(6×483). La distributivité de la multiplication par rapport à l’addition peut donc être mise en oeuvre de manière concomitante avec l’application de propriétés de numération décimale de position, ou d’autres propriétés de la multiplication comme l’associativité ou la commutativité.

D’autres savoirs peuvent soutenir la construction de l’algorithme en appui sur la résolution de problèmes. Ainsi, le guide du professeur associé au manuel cité précédemment explicite-t-il que le calcul de 47×6 peut être associé à la recherche du nombre de carreaux d’un quadrillage, ce qui est illustré par la schématisation:

Figure 2

Extrait du livre du professeur associé au manuel Euro Maths CM2 p. 31

Extrait du livre du professeur associé au manuel Euro Maths CM2 p. 31

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Les auteurs évoquent une autre contextualisation possible correspondant à la recherche du prix de 47 objets à 6 € chacun. Ils précisent que «la simulation de l’action renvoie a priori à une addition réitérée de 47 termes», mais qu’il est aussi possible de considérer «l’achat de 40 objets à 6 € et de 7 objets à 6 €» (p. 31).

Deux arrière-plans théoriques possibles apparaissent ainsi dans les situations contextualisées et dans les discours des auteurs des manuels. Ils constituent des environnements didactiques différents pour la propriété de distributivité, plus ou moins propices à son émergence (Noirfalise et Matheron, 2009). L’un, lié à la multiplication vue comme produit cartésien, peut convoquer de manière directe la distributivité tandis que l’autre, lié à la multiplication comme addition itérée (soit correspondant à une procédure de dénombrement de colonnes ou de lignes de carreaux, soit au prix d’objets dans l’exemple donné ci-dessus) peut ne pas faire intervenir la distributivité de manière nécessaire.

Ces deux voies sont empruntées par les collections Euro Maths (pour la première, de façon majoritaire) et Cap Maths (pour la seconde, de façon exclusive) dans l’étude de la multiplication posée. L’étude des savoirs à enseigner et enseignés tels qu’ils apparaissent dans ces manuels montrent des éléments théoriques sous-jacents dominants différents, même si les deux orientations théoriques peuvent parfois coexister, comme on le voit dans l’extrait d’Euro Maths cité ci-dessus. Par ailleurs, comme nous l’avons montré, des ingrédients technologiques liés à la numération décimale (comme la décomposition des nombres en unités, dizaines, centaines ou l’interprétation des chiffres selon leur position) co-interviennent de manière systématique. Tout ceci contribue selon nous à façonner un environnement technologico-théorique que l’on peut considérer comme plus ou moins propice à faire émerger la propriété de distributivité.

En ce qui concerne le calcul mental, l’une des techniques permettant de trouver le résultat d’un produit de deux nombres entiers consiste à décomposer l’un des facteurs en somme ou en différence, puis à calculer la somme ou la différence des produits partiels du second facteur par chacun des termes obtenus. Cependant, elle peut n’être que l’une des propriétés des nombres et des opérations utilisées «en acte» au regard de différentes techniques qui peuvent exister, y compris pour une même tâche. Ainsi en va-t-il de l’extrait suivant:

Figure 3

Le DicoMaths cycle 3 du manuel Cap Maths 2010 p. 18

Le DicoMaths cycle 3 du manuel Cap Maths 2010 p. 18

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Si la première technique repose sur une utilisation implicite de la distributivité, la seconde s’appuie sur une décomposition d’un facteur sous la forme d’un produit, et par suite sur l’associativité de la multiplication. Les différentes décompositions amènent à considérer d’autres opérations et d’autres propriétés permettant a priori de tirer profit des connaissances des nombres et de résultats mémorisés. Bien que mise en oeuvre de manière récurrente dans de telles tâches de calcul mental, la distributivité se trouve ainsi à côté d’autres propriétés soutenant d’autres techniques possibles (Butlen et Pézard, 2007). La diversité des techniques associées à un même type de tâches de calcul mental amène à supposer que la distributivité puisse paraître peu «visible», du moins dans certains cas comme celui-ci.

Nous allons maintenant nous intéresser aux caractéristiques des tâches de calcul de produits (mental ou posé) jouant le rôle de variables didactiques, au regard de l’utilisation de la propriété de distributivité dans les techniques associées.

4.2 Caractéristiques des tâches de calcul de produits et variables didactiques

Que ce soit pour le calcul mental ou posé, certaines valeurs prises par des variables didactiques paraissent quasi fixées. Ainsi, en dehors de quelques exceptions, les tâches de calcul de produits mobilisent presque toujours la propriété de distributivité dans le sens du développement et non de la factorisation[3]. De la même manière, lorsqu’elle est a priori convoquée, la distributivité est très majoritairement celle de la multiplication par rapport à l’addition (et non à la soustraction). Ceci nous permet d’envisager des premières limites dans les significations données aux savoirs à enseigner et enseignés sur la distributivité à l’école primaire.

On observe par ailleurs des valeurs de variables didactiques qui, à l’opposé, sont à même d’occasionner des complexifications, des adaptations des techniques de calcul (mental ou posé), voire des extensions des technologies en jeu en lien avec la distributivité. Le nombre de chiffres d’un des deux facteurs ou le choix du facteur à décomposer (à gauche ou à droite) constituent ainsi de telles variables:

Figure 4

Euro Maths CM1 p. 65

Euro Maths CM1 p. 65

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Selon les items considérés dans cet extrait, la distributivité est mobilisée avec des sommes de deux termes ou de trois termes, en fonction du nombre de chiffres du facteur à décomposer. Ainsi le calcul de 519×48 pourrait-il se faire en appui sur une égalité du type 519×(40+8) = (519×40)+(519×8), tandis que 379×254 reposerait sur une égalité du type 379×254 = (300×254)+(70×254)+(9×254). Une adaptation significative de la technique peut ainsi être attendue dans le passage du premier calcul évoqué au deuxième (pourtant située en première position dans le manuel). Cette adaptation s’accompagne d’une extension technologique liée à la distributivité de la multiplication par rapport à l’addition, reposant à la fois sur le nombre de termes et sur le facteur que l’on peut décomposer (la distributivité est alors à gauche, ou à droite). C’est en cela que nous considérons que ces caractéristiques des tâches jouent le rôle de variables didactiques. Pour autant, nous ne savons pas grand-chose de la façon dont cette extension technologique peut être prise en charge (ou non) dans une classe.

Lors de la construction de l’algorithme de la multiplication posée de deux nombres entiers, le choix du (ou des) facteur(s) à décomposer peut également constituer une variable didactique qui joue un rôle important et différent. Lorsque la décomposition de chaque facteur (d’un nombre de chiffres > 1) est envisagée, c’est ce qu’on appelle au niveau du secondaire la distributivité double (d’une somme de deux voire trois termes par une somme de deux termes) qui est potentiellement convoquée comme ingrédient technologique. Le manuel Euro Maths fait ainsi le choix d’introduire un découpage correspondant à la double distributivité avant de réinterpréter l’algorithme à partir d’une distributivité simple (d’une somme de deux voire trois termes par un nombre):

Figure 5

Euro Maths CM2 p. 24

Euro Maths CM2 p. 24

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L’égalité implicitement utilisée pourrait s’écrire comme suit: (400+80+3)×(60+7) = (7×3)+(7×80)+(7×400)+(60×3)+(60×80)+(60×400).

Une telle extension technologique est éphémère, l’algorithme visé et usuel s’appuyant sur une recomposition des produits partiels correspondant à la distributivité simple. Elle peut paraître précoce au regard du moment où la distributivité «double» sera enseignée sous sa forme formalisée (3 ou 4 ans plus tard). Elle semble pourtant bien correspondre aux intentions des auteurs du manuel qui précisent dans le guide de l’enseignant que «la représentation sous forme d’un plan de découpage […] rend visible la double distributivité» (p. 71). Notons toutefois que si la disposition sous forme de tableau semble porter l’adaptation de technique convoquée dans le calcul pas à pas de produits partiels, les éléments théoriques liés au produit cartésien paraissent absents des discours, dans le manuel comme dans le guide de l’enseignant. C’est un argument pragmatique d’économie de calcul (et non théorique) qui est donné pour justifier le passage à la technique correspondant à l’algorithme traditionnel de multiplication posée.

Dans le domaine du calcul mental, d’autres variables didactiques jouent un rôle essentiel dans les techniques mobilisant la propriété de distributivité. Il s’agit par exemple des compléments à la dizaine ou à la centaine supérieure que recouvre parfois un des deux facteurs. Ainsi pour 25×18, on peut supposer que l’une des techniques possibles puisse reposer sur la distributivité de la multiplication par rapport à la soustraction en considérant que 18 = 20–2. Il s’agirait dans ce cas de calculer (25×20)–(25×2), mais d’autres techniques peuvent bien évidemment coexister, comme 25×10+25×8, ou 18×100 : 4, ce qui peut rendre l’identification des ingrédients technologiques liés à la distributivité délicate.

Une dernière variable didactique qui nous semble jouer un rôle important dans le cas du calcul mental correspond à la nature du facteur a priori à décomposer qui peut induire un facteur égal à un. Il s’agit par exemple de produits par 11, par 21, par 1001, ou par 19, c’est-à-dire par des nombres dont les décompositions sous forme de somme ou de différence conduisent à des écritures du type a ± 1 où a ≠ 1 est le produit d’un entier non nul par une puissance de 10 différente de 1. Ceci amène à s’interroger sur les occasions d’emploi véritables de la distributivité de la multiplication par rapport à l’addition ou à la soustraction. On peut envisager dans ce cas que la théorie de l’addition itérée se substitue à la distributivité.

Figure 6

Euro Maths CM2 p. 56

Euro Maths CM2 p. 56

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Dans l’extrait cité ci-dessus, le calcul 23×17 doit être effectué à partir de 23×16. Il peut reposer sur l’égalité 23×17 = 23×16+23 et non sur 23×17 = 23×16+23×1. La subtilité tient à la mention du facteur un, qui correspond à une décomposition de 17 sous la forme de la somme 16+1, et que n’exprime pas la première égalité. On peut penser que cette première égalité repose plus directement sur la théorie de l’addition itérée, en utilisant implicitement l’associativité:

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17 fois 23 est bien une somme de 17 termes tous égaux à 23 dont on peut regrouper les 16 premiers, correspondant au produit 23×16 par définition de la multiplication sur les entiers. Ce faisant, la distributivité ne sera pas véritablement utilisée ici. La présence de ce facteur un dans le calcul mental de produits, sans être systématique, est fréquente dans les deux manuels de CM1 et de CM2. On peut imaginer qu’une des raisons soit l’économie des calculs à accomplir. Pourtant, ce ne sont pas les mêmes techniques ni les mêmes technologies qui semblent en jeu selon la présence ou l’absence de ce facteur particulier.

Figure 7

Euro Maths CM2 p. 185

Euro Maths CM2 p. 185

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4.3 Écritures symboliques, représentations et distributivité?

La diversité observée dans les techniques selon les tâches rencontrées par les élèves s’accompagne par ailleurs d’une diversité d’ostensifs activés parfois dans différents registres à la fois graphiques, oraux, écrits et gestuels. Dans les techniques de calcul mental, par exemple, l’oral est sans doute dominant et les écritures éventuellement produites des calculs apparaissent secondes, jouant parfois le rôle de mémoire ou de support du discours enseignant, comme le suggère l’écriture ci-dessous correspondant à la correction d’un item de l’exercice cité ci-dessus (figure 7).

Figure 8

Euro Maths CM2 extrait du livre du professeur p. 221

Euro Maths CM2 extrait du livre du professeur p. 221

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Les écritures rencontrées dans les manuels peuvent parfois prendre la forme de retranscription de l’oral «5 fois 10» ou être accompagnées de représentations graphiques de type arbres ou colorisations, à l’instar de ce qui apparaît dans la figure 3.

Les articulations entre ces divers registres amènent à questionner les composantes technologico-théoriques. Par exemple, une oralisation du type «5 fois 16» amène potentiellement à envisager une certaine dissymétrie dans les facteurs en lien avec l’utilisation dans le langage naturel de «fois», correspondant à la définition de la multiplication par addition itérée. De ce point de vue, ce «5 fois 16» peut être interprété comme une somme de «cinq seize» dont on peut regrouper les termes (5 fois 16, c’est 3 fois 16 et 2 fois 16). Une telle interprétation ne paraît pas propice à la stratégie visiblement attendue par les auteurs du manuel cité, reposant sur la décomposition de 16 (en somme de 10 et de 6), conduisant après développement à la somme du produit oralisé «5 fois 10» et du produit oralisé «5 fois 6». Cet exemple montre comment des représentations sémiotiques (ici l’oralisation pouvant induire l’interprétation d’un produit comme une addition itérée) peuvent éventuellement se constituer en obstacles potentiels à la compréhension de la propriété de distributivité, qui joue pourtant un rôle technologique essentiel dans la technique à produire.

Dans l’algorithme de la multiplication posée, en revanche, lorsque la description de la technique prend appui sur les chiffres, et non plus sur les nombres comme pour le calcul mental, le discours oral peut être fortement lié à l’écrit qui se réalise simultanément. Un autre registre sémiotique peut également intervenir dans les classes: le registre gestuel. Celui-ci peut permettre à la fois de penser les décompositions en appui sur l’écriture décimale en désignant les chiffres concernés et, au moment de l’écriture de droite à gauche, de produire les nombres résultats des produits intermédiaires à chaque ligne. Ces deux registres ne sont pas nécessairement observables dans les manuels, même si on suppose qu’ils coexistent dans les classes. On observe par contre dans les manuels des écritures de produits partiels et des flèches qui en désignent les résultats dans l’opération posée en colonne. Ce type d’écritures peut être couplé avec des écritures d’égalités en ligne comme ci-dessous.

Figure 9

Cap Maths, Le DicoMaths cycle 3 p. 18

Cap Maths, Le DicoMaths cycle 3 p. 18

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Ces écritures en ligne ont une faible valence instrumentale relativement à la technique de calcul posé, dans le sens où elles ne paraissent amener qu’une autre représentation du discours oralisé qui les précède. Notons de plus que les articulations entre ces divers registres (graphique, oralisé, symbolique) mettent en avant des écritures dont les organisations scripturales peuvent être interrogées. En effet, la décomposition usuelle de 305 en appui sur les unités de numération s’écrit 300+5 tandis que le calcul en colonne amène à penser un produit par 5 d’abord, et un produit par 300 ensuite. De même, le geste s’effectue de droite à gauche dans le sens contraire à l’écriture. Comment l’articulation de ces différentes représentations est-elle pensée?

Que ce soit pour le calcul posé ou le calcul mental, des écritures d’égalités en ligne accompagnent parfois les autres ostensifs. Elles restent dans tous les cas secondes, de sorte que leur rôle pose question au regard de la construction et de la mise en oeuvre de la technique. Elles présentent aussi une certaine diversité dans ce qu’elles donnent à voir souvent partiellement des techniques en jeu: par exemple, ci-dessous, dans le cas de l’item c, on ne voit pas apparaître la décomposition (10+16).

Figure 10

Euro Maths livre du professeur p. 102

Euro Maths livre du professeur p. 102

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Notons que, si le guide de l’enseignant ne précise pas dans ce cas si ces écritures sont à proposer en correction pour les élèves, ou si elles ne sont qu’une formulation pour l’enseignant des procédures attendues, de telles égalités apparaissent néanmoins dans ce manuel à l’instar de ce que l’on peut observer à la figure 9. Le guide de l’enseignant du manuel Cap Maths de CM2 précise quant à lui que «la traduction par des écritures symboliques est également utilisée, davantage pour résumer les procédures que pour aider à les élaborer, par exemple: 64×12 = (64×10)+(64×2)» (p. 43).

Les manuels analysés témoignent ainsi d’une variété importante des ostensifs associés à l’utilisation implicite de la distributivité. Différents registres sont employés, à la fois graphique, oral, scriptural ou gestuel. Ils diffèrent selon les techniques et amènent à penser que l’utilisation implicite de la distributivité puisse revêtir une certaine souplesse, ou qu’ils accompagnent des adaptations de techniques. L’identification éventuelle par les élèves d’une propriété commune à l’oeuvre derrière cette pluralité ostensive pose dès lors question. La diversité des ostensifs constatée dans les manuels scolaires (qu’il s’agisse du calcul posé ou mental) ne constitue-t-elle pas un obstacle potentiel à la visibilité de technologies relatives à la distributivité, voire à leur généralisation qui pourrait paraître essentielle en vue d’une entrée dans la pensée algébrique?

On peut toutefois imaginer que le discours enseignant participe à mettre en cohérence les ostensifs en présence, à faire en sorte que ceux-ci «fassent système» et renforcent a contrario la lisibilité des technologies liées à la distributivité. Les manuels scolaires ne sont peut-être pas une source d’informations suffisante en la matière, d’autant que, comme nous l’avons signalé plus haut, on peut également envisager d’autres registres sémiotiques (oral non transcrit, gestuel) qui ne peuvent y être apposés. C’est en raison de ces limitations qu’il nous a semblé intéressant d’explorer la question du discours que des (futurs) enseignants pourraient ou non construire pour décrire et justifier les techniques de calcul mental ou posé de produits, en lien avec la distributivité. Pour des raisons d’espace, nous n’évoquons ci-après que quelques-uns des éléments liés à l’analyse de réponses à un questionnaire posé à 19 étudiants se destinant au métier d’enseignant du primaire (pour les détails de cette analyse, Constantin [2017b]). Les extraits choisis visent à illustrer les fonctions technologiques qui apparaissent dans les discours proposés par les étudiants ainsi que les obstacles potentiels pour l’élaboration de tels discours.

4.4 Éléments de discours de futurs enseignants

À partir d’un extrait de manuel déjà cité sur la multiplication posée, les étudiants ont été invités à imaginer un discours pour la classe «pour expliquer cette disposition de la multiplication de 483 par 67 sous forme de tableau»:

Figure 11

Extrait de questionnaire (calcul posé)

Extrait de questionnaire (calcul posé)

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Aucun des discours envisagés par les futurs enseignants n’incorpore d’éléments liés au dénombrement de carreaux de rectangles quadrillés pour justifier la technique ainsi présentée. S’ils connaissent l’ostensif premier auquel ce plan de découpage vient se substituer, on n’en retrouve pas trace dans leurs réponses. Quoi qu’il en soit, certaines de leurs réponses semblent montrer des glissements possibles dans le rôle attribué à cet ostensif. Vu avant tout comme une disposition pratique, il ne paraît pas articulé à des éléments technologiques pour justifier les produits partiels à effectuer (figure 12.a) ou faciliter la mise en oeuvre de la technique avec la décomposition additive reposant sur la numération décimale (figure 12.b).

Figure 12.a

Extrait de réponse (calcul posé)

Extrait de réponse (calcul posé)

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Figure 12.b

Extrait de réponse (calcul posé)

Extrait de réponse (calcul posé)

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Ce constat fait écho aux résultats de Clivaz (2011) à propos des connaissances mathématiques pour l’enseignement de la multiplication d’enseignants chevronnés, qui ne semblent pas avoir conscience du lien entre cette disposition utilisée dans la phase de construction de l’algorithme de multiplication posée et les technologies potentiellement sous-jacentes, relatives au produit cartésien.

Eu égard à notre corpus, il apparaît que certains étudiants font davantage référence à la décomposition additive des nombres en jeu en explicitant par exemple que «chaque nombre est décomposé en unité, dizaine et centaine». Cette décomposition n’est pas caractéristique de l’utilisation de la propriété de distributivité, mais s’explique sans doute par la recherche d’un algorithme en appui sur les spécificités de l’écriture décimale de position qui permette un travail sur les chiffres, de manière classique dans la construction d’un algorithme de calcul[4].

Le cas du calcul mental semble un peu différent. Une des questions posées à ce sujet aux étudiants futurs enseignants du primaire était la suivante:

Figure 13

Extrait de questionnaire (calcul mental)

Extrait de questionnaire (calcul mental)

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Si certains étudiants insistent uniquement sur la décomposition additive sous-jacente à leurs stratégies de calcul (en indiquant par exemple 26 = 16+10), d’autres envisagent des éléments de discours technologiques visant à justifier plus avant pour les élèves l’équivalence des processus de calcul en jeu: 23×17 = (23×16)+23 [ou 23×1] ou 23×26 =  (23×16)+(23×10).

Certains étudiants tentent de reconstruire et de formuler une technologie en lien avec l’addition itérée. Examinons l’extrait de copie suivant:

Figure 14.a

Extrait de réponse (calcul mental)

Extrait de réponse (calcul mental)

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L’explication donnée insiste sur l’écriture «itérée» des nombres 23, dont on compte le nombre d’occurrences, et donne bien à voir comment la distributivité ne rentre pas en jeu ici. Une deuxième étudiante propose:

Figure 14.b

Extrait de réponse (calcul mental)

Extrait de réponse (calcul mental)

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Cette étudiante se heurte au fait que 23×17 et 17×23 ne renvoient pas à la même somme. En lisant «23 fois 17» l’expression «23×17», elle est contrainte à convoquer implicitement la commutativité pour changer l’ordre d’écriture des facteurs et ainsi soutenir son discours. Puis, au lieu d’ajouter 23, elle propose d’ajouter 1×23. La réponse «une fois» correspond toutefois à un dénombrement de 23 et non à une multiplication. Une telle production donne à voir, d’une part, en quoi l’addition itérée peut engendrer des difficultés assez variées dans la mise en lumière de la propriété de distributivité, notamment en la présence d’un facteur un (déjà discutée auparavant). Elle montre, d’autre part, comment les ostensifs jouent un rôle important dans les technologies explicitées. L’oralisation «n fois m» conduit visiblement ici à une interprétation dissymétrique des facteurs qui favorise des interprétations de la multiplication en lien avec l’addition itérée.

Certains étudiants (3/19) mentionnent la propriété de distributivité dans leurs réponses (et 5/19 évoquent un lien entre addition et multiplication sans expliciter). La production apparaissant en figure 14.c est assez atypique, mais intéressante puisque l’étudiante concernée envisage même d’utiliser «diverses multiplications mettant en jeu cette règle» en vue d’une comparaison permettant d’évaluer l’économie du procédé de calcul retenu par rapport à d’autres possibles. On voit ici arriver une tentative de généralisation dans le même temps qu’une volonté d’expliciter la propriété de distributivité.

Figure 14.c

Extrait de réponse (calcul mental)

Extrait de réponse (calcul mental)

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5. Discussion et conclusion

Notre travail tend à montrer les formes spécifiques que revêtent les connaissances et les savoirs liés à la propriété de distributivité dans le contexte ordinaire de l’enseignement et de l’apprentissage de la multiplication à l’école primaire.

Au regard des manuels et des écrits de futurs enseignants analysés, il apparaît que l’arrière-plan théorique retenu pour enseigner la multiplication peut différer d’une organisation didactique à l’autre ou d’un manuel à l’autre. Les deux voies possibles identifiées, l’une en appui sur l’addition itérée et l’autre sur le produit cartésien, présentent des caractéristiques favorisant plus ou moins l’accès à la propriété de distributivité.

L’addition itérée confère un caractère dissymétrique aux nombres-grandeurs en jeu, comme nous avons pu le voir à plusieurs reprises. Les oralisations associées (du type «fois» ou «multiplié par») peuvent à la fois être un support pour rendre visible la distributivité (en la justifiant par associativité) et un obstacle didactique, selon la position du facteur à décomposer ou la présence d’un facteur «un».

Les situations de dénombrement de carreaux de rectangles quadrillés peuvent contribuer à l’élaboration de technologies liées à la distributivité en donnant à voir un rôle symétrique des colonnes et des lignes et permettre possiblement d’adapter les décompositions à des sommes de plus de deux termes (voire des différences), ou de rendre visible à la fois la simple et la double distributivité. Toutefois, que ce soit dans un des deux manuels étudiés ou dans le discours des futurs enseignants, cet horizon technologico-théorique lié au produit cartésien ne fonde pas en l’état certaines de ces adaptations ou extensions technologiques. Un «plan de découpage» vient assez rapidement se substituer à des situations de dénombrement de carreaux ou de calcul d’aires, privées de leurs fonctions technologiques premières. En ce qui concerne la multiplication posée, on peut se demander si la visée d’enseigner un algorithme de calcul, autrement dit une technique permettant d’accomplir de manière systématique le produit de deux nombres entiers, ne prend pas le pas sur d’autres enjeux didactiques davantage liés aux propriétés des nombres et des opérations. Ainsi peut-on même s’étonner, dans un tel environnement technologico-théorique, de voir émerger puis disparaître presque aussitôt une double distributivité (au profit de la simple) pour construire l’algorithme posé usuel (qui ne convoque que la simple distributivité au final). Notons également qu’un tel horizon technologico-théorique ne paraît jamais convoqué pour le calcul mental de produits dans les manuels analysés.

Par ailleurs, les savoirs à enseigner et enseignés sur la multiplication requièrent presque toujours d’autres ingrédients technologiques en lien avec les décompositions additives des nombres, notamment les décompositions liées à la numération décimale qui interviennent de manière systématique dans le cadre du calcul posé et de façon majoritaire dans le domaine du calcul mental. On remarque que les aspects technologiques d’un discours enseignant (que ce soit celui tenu dans le guide de l’enseignant ou par de futurs enseignants de primaire) en disent souvent davantage sur ces savoirs anciens liés à la numération décimale que sur les savoirs liés à la distributivité, pourtant nouveaux. Cela contribue sans nul doute à conférer un caractère implicite, voire transparent aux technologies en lien avec la propriété de distributivité dans les savoirs enseignés sur le calcul posé.

Si on regarde les types de tâches et les techniques correspondant au calcul mental ou posé de produits qui mettent en jeu la distributivité, on constate des récurrences. La distributivité est fréquemment mise en oeuvre dans le sens du développement, après une décomposition additive permettant d’obtenir une somme à partir d’un nombre qui correspond à un des deux facteurs donnés au départ (Constantin, 2017a). Pour autant, des variables didactiques (nombre de chiffres, position du facteur, type de décomposition additive, voire soustractive, etc.) font quand même varier les techniques et contribuent à les complexifier ou à en envisager des adaptations. Cette variété est sans doute renforcée par les systèmes de représentation sémiotiques ou d’écritures en jeu. On constate en effet une diversité dans la position des facteurs, des représentations sémiotiques (tableaux, opérations, arbres de calcul, langage plus ou moins naturel de type «5 fois 6») ou symboliques (égalités variées, rôle et présence de parenthèses). Cette diversité peut laisser penser à une certaine souplesse dans la mise en fonctionnement de la distributivité au sein de ces organisations mathématiques de savoirs à enseigner ou enseignés sur la multiplication. Mais ces formes plurielles de la distributivité, rencontrées dans le calcul (posé ou mental) de produits, peuvent aussi constituer un obstacle s’il s’agit de rendre visible cette «chose commune», voire de la généraliser ou de l’unifier comme un savoir préalgébrique. Les difficultés constatées dans le discours tenu ou à tenir du côté enseignant au sujet des technologies liées à la distributivité, dans le calcul mental ou posé de produits de nombres entiers, nous paraissent significatives de ce point de vue.

À ce stade, notre recherche ne permet pas encore de formuler des propositions expérimentales ou curriculaires précises en vue de favoriser l’entrée dans la pensée algébrique en lien avec la distributivité pourtant présente dans l’enseignement et l’apprentissage de la multiplication. Toutefois, l’étude ainsi amorcée nous a permis de commencer à interroger plus avant les continuités théoriques, les extensions technologiques, les adaptations de techniques, les ostensifs (les représentations sémiotiques ou les écritures symboliques possibles) les plus à même de rendre lisible ou visible la distributivité, voire d’en penser la généralisation en lien avec l’enseignement de la multiplication. Ainsi, si on reprend la perspective des situations de dénombrement de carreaux dans des rectangles quadrillés ou de calcul d’aires de surfaces rectangulaires et si celle-ci nous paraît à même de fonder un horizon technologico-théorique (de type produit cartésien) d’un savoir préalgébrique lié à la propriété de distributivité, cela ne peut se faire qu’à certaines conditions. Il s’agit, d’une part, de mettre en cohérence les techniques en jeu (à la fois pour le calcul posé et le calcul mental) et leurs adaptations avec les technologies et leurs extensions, tout en articulant ces techniques et technologies à un système d’ostensifs variés (dont des écritures symboliques) convoqués. D’autre part, cela nécessite sans doute un investissement de ces situations et des découpages rectangulaires sous-jacents par les élèves eux-mêmes, sur un assez long terme, qui pourrait aller de pair avec un certain renouveau des techniques de calcul mental et des algorithmes de calcul posé à enseigner. L’ingénierie didactique de Brousseau (2010) qui visait à enseigner l’algorithme de multiplication posée per gelosia (et non celui usuellement enseigné) pourrait être intéressante à reconsidérer de ce point de vue.