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1. Introduction

Cette étude s’inscrit dans une recherche plus vaste qui vise à définir une didactique de l’écriture professionnelle à travers des expérimentations de modules de formation; le terrain d’observation et de mise en oeuvre de cette recherche-action est un parcours de master en rédaction professionnelle créé en 2011 au sein de l’université d’Aix-Marseille.

Nous nous situons dans le champ de la didactique de l’écriture professionnelle, et plus précisément de la didactique de l’écriture dite «experte» ou «de haut niveau», au sens où elle «se reconnait à la capacité du scripteur d’exercer un haut degré de contrôle cognitif sur tous les aspects de la production d’un texte/d’un document» (Beaudet et Rey, 2015, p. 7). Dans la continuité des travaux en didactique de l’écriture, nous élargissons la notion de transposition didactique à la prise en compte, au-delà des savoirs pluridisciplinaires sur l’écriture, des pratiques sociales de référence (Garcia-Debanc, 2001). Nous adoptons une définition des compétences d’écriture qui intègre des composantes hétérogènes, en référence tout particulièrement aux travaux de Dabène (1987, 1991a et b) et à la façon dont il décrit «l’activité langagière de production et de réception de l’écrit» comme mise en oeuvre de compétences renvoyant «tout à la fois à des savoirs, implicites ou explicites, à des savoir-faire, potentiels ou actualisés, et à des représentations, motivantes ou dissuasives» (Dabène, 1991b, p. 10). Nous nous appuyons en outre sur les travaux de Penloup (2000) et de Barré-De Miniac (2002, 2015) qui mettent en lumière la notion de rapport à l’écriture: définie comme «l’ensemble des significations construites par le scripteur à propos de l’écriture, de son apprentissage et de ses usages» (Barré-De Miniac, 2002, p. 29), cette notion permet, plus que ne le fait celle de représentation, de mettre l’accent sur le sujet-écrivant et son activité.

Nos travaux antérieurs nous ont amenées à souligner l’intérêt, dans la formation à l’écriture experte, de dispositifs didactiques qui prennent en compte la construction par le scripteur de représentations riches de la tâche d’écriture à accomplir, et des situations de productions spécifiques dans lesquelles elle s’inscrit. La multiplication des angles d’appréhension de l’objet langagier à produire, le recul réflexif et la verbalisation sur la tâche d’écriture constituent, selon nous, des éléments cruciaux dans l’acquisition de compétences d’adaptation aux situations nouvelles d’écriture (Pereira, Romain et Rey, 2015, 2016, 2017; Romain, Pereira et Rey, 2015).

Nous nous proposons ici d’interroger un dispositif de formation qui vise à développer les compétences scripturales professionnelles en travaillant le rapport à l’écriture des étudiants par la production de critiques littéraires de type journalistique.

Le dispositif constitue un voyage au long cours durant les deux années de master: chaque semestre les étudiants rédigent la critique de quatre ou cinq oeuvres littéraires. Ils s’inscrivent ainsi dans le genre social de la critique littéraire, en joignant une visée épidictique (exprimer un jugement, de l’éloge enthousiaste à l’éreintement) à une visée pragmatique (inciter leur propre lecteur à lire ou à ne pas lire l’oeuvre). Ce dispositif ne constitue qu’un module parmi d’autres au sein du cursus de formation, et il ne prétend pas à lui seul permettre l’acquisition des compétences scripturales nécessaires à l’exercice du métier de rédacteur professionnel (désormais RP). A priori, il ne vise pas l’enseignement-apprentissage d’un genre de texte que les futurs RP seront amenés à pratiquer dans l’exercice de leur métier, mais il permet de travailler le rapport des étudiants à la lecture d’oeuvres littéraires, leur rapport à l’écriture à propos d’oeuvres littéraires, leur rapport à l’organisation du champ des productions discursives, et donc plus largement leur rapport à l’écriture.

Nous commencerons par exposer l’ancrage théorique de notre étude, qui emprunte aux travaux sur l’expertise rédactionnelle, aux travaux qui intègrent à la didactique de l’écriture la question des représentations et du rapport à l’écriture, et à la nouvelle rhétorique. Cette mise au clair théorique éclairera notre volonté, pour développer des compétences d’écriture professionnelle, de prendre en compte le scripteur dans son activité de construction de représentation de soi au sein des textes produits. Nous présenterons ensuite le dispositif, ses enjeux et la méthodologie utilisée dans cette étude. À ce stade de notre recherche, nous pourrons proposer des résultats globaux, fondés sur le suivi longitudinal d’une cohorte de 12 étudiants, et une étude de cas qui illustrera ces résultats globaux.

2. Cadre théorique

La ligne d’horizon de cette recherche-action est constituée par la prise en compte du scripteur dans la construction des compétences scripturales. La mise au point du dispositif didactique repose sur un trépied théorique éclairant le scripteur de manières diverses mais complémentaires.

2.1 Définition de l’expertise du rédacteur professionnel

Nous nous appuyons sur les travaux traitant de la rédaction professionnelle et de son enseignement pour circonscrire les caractéristiques du RP. Métamorphose moderne du scribe ou du rhéteur, le RP est expert en écriture de haut niveau (Beaudet et Rey, 2015; Labasse, 2002): à l’heure de l’économie du savoir et de la multiplication des écrits sur supports papier et numérique, il est censé pouvoir s’adapter à toutes les situations d’écriture. Son expertise passe en outre par sa capacité à évaluer et à verbaliser son savoir-faire (Beaudet, 1999; Schriver, 2012).

Il est cependant légitime de voir aussi dans ces compétences d’adaptation et de réflexivité celles des scripteurs non professionnels réussissant au sein du système scolaire ou universitaire (Bucheton, 2014; Reuter, 1996). Pour mettre au jour les spécificités des compétences attendues d’un RP, il convient de se pencher sur la situation d’énonciation qui est celle du RP, et sur le rapport à cette situation et au langage que cela suppose. Le RP écrit pour un commanditaire qui ne se contente pas de lui passer commande d’un écrit, il lui demande d’écrire à sa place: «Il convient de distinguer le rédacteur professionnel (celui qui est mandaté pour produire l’écrit) de l’énonciateur (celui qui prend réellement la parole, qui assume les propos, celui qui mandate le rédacteur)» (Loslier, 2001, p. 56). Le RP se trouve ainsi au coeur de l’entremêlement de deux situations d’énonciation différentes où le mandant est à la fois destinataire et locuteur[1], le RP auteur empirique et locuteur. Une fois le document produit par le RP et validé, le mandant en assumera l’énonciation auprès du lecteur final. Le RP est le truchement du mandant, il écrit donc à la fois pour le mandant et pour le destinataire final. Ce doublement énonciatif peut par certains aspects se rapprocher d’autres situations: l’ironie, définie par Ducrot (1984) comme une situation de démultiplication des voix énonciatives, ou l’écriture fictionnelle narrative, où l’on connaît bien l’imbrication des deux couples auteur/lecteur et narrateur/narrataire. Mais dans ces deux exemples, le dédoublement n’engage pas une tierce personne réelle et ne suppose pas au bout du compte un total effacement de l’auteur empirique. Au contraire, l’enjeu de la rédaction professionnelle est que le dédoublement du sujet scripteur ne soit pas perceptible dans le document produit.

Ce feuilleté énonciatif détermine la complexité de la tâche énonciative du rédacteur: s’effacer non pas au profit d’une apparente objectivité mais au profit de la subjectivité d’un mandant, subjectivité qui peut prendre des formes très variées.

2.2 L’importance du rapport à l’écriture et l’affirmation d’un continuum dans les pratiques d’écriture

Dans la construction des compétences scripturales, les travaux de Dabène (1987, 1991a et b), de Penloup (2000) ou Barré-De Miniac (1995, 2002, 2015) ont permis d’intégrer les questions de représentations de l’écriture et du rapport à l’écriture, au sens «des conceptions, des opinions, des attitudes, de plus ou moins grande distance, de plus ou moins grande implication, mais aussi des valeurs et des sentiments attachés à l’écriture, à son apprentissage et à ses usages» (Barré-De Miniac, 2015, p. 16).

Dabène et Penloup ont mis en avant l’importance de la représentation que le scripteur a de l’éventail des productions discursives. La sacralisation et l’autonomisation du champ de la littérature au XIXe siècle (Bénichou, 1973, Bourdieu, 1971) ont abouti à un partage entre une écriture à visée esthétique où l’écrit réussi n’est plus ce qui est adapté, ce qui convient, mais ce qui est beau de manière absolue, et une écriture qui serait utilitariste et qui a été rejetée hors du champ de la littérature. Cela a contribué à l’émergence d’une représentation binaire des pratiques d’écriture, avec d’une part une écriture littéraire caractérisée par l’originalité, l’inspiration et le don, d’autre part une écriture utilitariste qui pourrait quant à elle faire l’objet d’un enseignement, mais par le biais d’éléments normatifs et technicistes. Dans l’enseignement scolaire de l’écriture, le corpus d’exemples est limité à la littérature, aux ouvrages à visée esthétique: Dabène et Penloup ont montré que cela générait une «dévalorisation» et une «insécurité scripturale», lesquelles constituaient des obstacles à l’apprentissage de l’écriture. D’après ces auteurs, la mise au jour d’un continuum dans les pratiques et les statuts des scripteurs pourrait en revanche constituer un levier pour la didactique de l’écriture scolaire. Nous pensons que le problème est du même ordre dans le cas de la rédaction professionnelle: proposer un cursus de formation qui ignore totalement le champ littéraire revient à se priver d’un champ privilégié d’expérimentation des potentialités de la langue et de l’écriture, et à placer ces futurs experts en écriture dans une position dévalorisée.

La prise en compte de l’existence d’un continuum dans les productions écrites nous conduit à avoir recours à toutes les productions écrites comme exemples, modèles d’écriture et objets d’apprentissage dans les modules didactiques expérimentés dans le cadre de notre recherche-action. Il ne s’agit nullement de prétendre former des écrivains; il s’agit d’affirmer que l’exclusion du champ du littéraire de la formation serait un appauvrissement considérable et un facteur de dévalorisation pour les futurs RP. La littérature est par excellence un lieu où le langage est soumis à des expérimentations, un lieu où le champ des possibles en termes d’expression des émotions est particulièrement ouvert, un lieu où ces émotions s’expriment par le biais d’un travail sur le langage, un lieu aussi où l’expression, loin d’être libre, est régie par des contraintes multiples, notamment de genres et de registres, un lieu ainsi où la question de l’adaptation reste fondamentale. L’idée d’un continuum dans les productions écrites n’empêche bien entendu pas la construction d’une représentation ordonnée, il ne s’agit pas de tout confondre et de nier les distinctions, les nuances et les spécificités dans le champ des écrits.

2.3 L’ethos, une construction rhétorique de l’image du locuteur

Nous nous appuyons en outre sur les apports de la nouvelle rhétorique et, plus précisément en ce qui concerne cette étude, sur les travaux de Meyer (1993; 2008). Dans sa Rhétorique, rédigée entre 329 et 323 av. J.-C., Aristote indique que pour emporter la conviction de l’auditoire «il est nécessaire, non seulement d’avoir égard au discours et de voir comment il sera démonstratif et fera la conviction, mais encore de se montrer soi-même sous un certain jour et de mettre le juge lui-même dans une certaine disposition» (Aristote, 1991, p. 181). Ainsi le discours rhétorique doit-il combiner arguments rationnels (logos), mise en évidence du caractère, des vertus, de l’orateur (ethos), et mise en mouvement des passions de l’auditoire (pathos). Perelman et Olbrechts-Tyteca (2008) ont mis en lumière la possibilité d’une rationalité non scientifique, et dans la relecture qu’ils effectuent de la rhétorique antique, le logos est l’élément le plus valorisé du trépied aristotélicien. À la suite, Meyer (2008) définit la rhétorique comme «la négociation de la distance entre des individus à propos d’une question» et propose une théorie générale de l’argumentation qui met «sur un pied d’égalité le locuteur (ethos), son auditoire (pathos) et le langage (logos) par lequel ils expriment leurs questions et leurs réponses» (p. 21). La question du scripteur prend alors une autre dimension et s’incarne dans l’ethos, «l’image de soi que l’orateur construit dans son discours pour contribuer à l’efficacité de son dire» (Amossy, 2012, p. 82). En se donnant à voir au sein même de son discours, l’orateur construit la légitimité et l’autorité nécessaires pour que l’auditoire adhère aux thèses défendues. «L’ethos, c’est l’orateur comme principe (voire comme argument) d’autorité. L’éthique de l’orateur est son «expertise» d’homme, et cet humanisme est sa moralité, ce qui est source d’autorité» (Meyer, 2004, p. 21). Cela permet de sortir de la question d’une adhésion du scripteur à son dire et de mettre en évidence à quel point le locuteur se livre à une mise en scène du moi et se construit une identité langagière (Amossy, 2010). Cela résonne tout particulièrement avec la situation d’énonciation qui est celle du RP et que nous avons exposée plus haut.

Ces différents ancrages théoriques se rejoignent pour éclairer la complexité du sujet-écrivant et l’hétérogénéité des dimensions à prendre en compte pour construire des compétences d’écriture professionnelles. Cela nous conduit à proposer un dispositif didactique qui permette aux étudiants de travailler la construction de l’image du sujet-écrivant, dans ses dimensions linguistiques et rhétoriques, en jouant sur leur rapport au champ des productions discursives et sur la façon dont ils conçoivent leur légitimité et leur autorité au sein de leurs propres productions.

3. Le dispositif et ses enjeux

Le dispositif didactique qui nous occupe concerne les deux années du parcours de master en rédaction professionnelle. Au moment de leur inscription dans ce diplôme, les étudiants reçoivent une liste d’une cinquantaine d’oeuvres littéraires[2] et doivent produire un premier travail pour la rentrée universitaire. Nous reproduisons ci-dessous les consignes:

Vous devez avoir lu (ou relu) cinq livres de la liste suivante au cours du premier semestre, puis quatre autres au cours du second semestre. Une fois chaque oeuvre lue, vous rédigez une critique de l’oeuvre et vous la déposez dans l’ENT[3]. Il s’agit d’un écrit destiné à inciter à lire ou à ne pas lire l’oeuvre. Vous organiserez votre texte comme vous le souhaitez mais il comportera les éléments suivants:

  • présentation rapide de l’auteur et du contexte historique de production de l’oeuvre;

  • aperçu de l’intrigue et des personnages principaux (vous n’avez pas à dévoiler la totalité de l’intrigue);

  • impressions de lecture portant sur le fond et la forme: émotions suscitées, vision du monde transmise, style…

  • pour donner corps à ces impressions de lecture, choix d’un passage caractéristique et justification de ce choix.

Pour le 15 septembre, vous devez avoir déposé dans l’ENT une première critique: elle ne sera pas notée mais elle servira de base à une séance de travail qui explicitera les attentes des critiques suivantes.

Dans la deuxième quinzaine de septembre, l’enseignant responsable du module assure donc une séance de travail: il soumet aux étudiants un corpus de sept critiques journalistiques traitant toutes du même roman[4]. L’objectif est de déterminer les traits de genre de la critique d’oeuvre littéraire: l’attention se porte tout particulièrement sur l’affirmation assumée d’un point de vue qui éloigne le texte du genre de l’article d’encyclopédie. Les étudiants sont amenés à mettre au jour:

  • la visée rhétorique, à la fois épidictique et délibérative[5];

  • l’organisation de la critique autour d’un fil directeur dont l’expression se manifeste de manière privilégiée dans des lieux que sont l’ouverture et la clôture, ainsi que dans les éléments tels que le titre, les intertitres et le chapeau introducteur;

  • l’importance accordée à la mise en scène de la lecture et à la construction au sein du texte de la figure du «je» en train de lire.

La première critique produite par les étudiants a en outre été annotée par l’enseignant à la lumière de ces traits de genre.

Les étudiants réécrivent alors leur première critique. Au fil du semestre, ils en produisent quatre autres, à raison d’une toutes les trois semaines. Les critiques sont corrigées au fur et à mesure, mais l’évaluation chiffrée n’intervient qu’à la fin du semestre et tient compte de l’adaptation progressive aux attentes.

Au début du deuxième semestre, les étudiants évaluent cinq critiques produites en tout début d’année par des étudiants de promotions antérieures. Lors de l’écriture de la première critique de ce deuxième semestre, ils produisent en outre une analyse de leur propre travail selon la consigne suivante:

Votre première critique devra être accompagnée d’une analyse (entre 15 et 25 lignes). Vous expliquerez la finalité de votre texte et les moyens mis en oeuvre pour y parvenir. Vous devrez au moins envisager les questions suivantes (pas forcément dans cet ordre):

  • quel scripteur s’exprime?

  • comment vous représentez-vous votre lecteur?

  • quelles émotions/quelles impressions voulez-vous communiquer?

  • comment avez-vous fait pour communiquer cela? pour agir sur votre lecteur?

Cette activité met en tension le rapport, au sens de «relation» «cognitive mais aussi socio-psycho-affective» (Daunay, 2013, p. 185), à la lecture, à la littérature, à l’écriture et à son apprentissage.

Demander aux étudiants d’écrire des critiques d’oeuvres littéraires vise à les faire sortir d’une écriture d’analyse ou de commentaire scolaire ou universitaire. Il ne s’agit pas de produire un discours destiné à manifester des connaissances sur l’oeuvre et des compétences d’interprétation plus ou moins clairement ancrées dans un courant d’analyse critique. Il s’agit de travailler leur rapport à l’écriture en les plaçant dans une situation où l’évaluation de leur écrit ne s’effectue pas à l’aune d’un savoir présenté souvent comme absolu sur un sujet, en l’occurrence la littérature et plus spécifiquement l’oeuvre littéraire choisie, mais s’effectue par la reconnaissance de la construction de leur texte comme espace de négociation entre le scripteur et le lecteur.

Deux paliers sont envisagés a priori dans le rapport à l’écriture en termes de représentation de l’écriture, deux paliers que les étudiants ne franchissent pas forcément au même moment et qui ne s’actualisent d’ailleurs pas nécessairement de manière successive:

  • l’expérimentation de l’espace de la critique littéraire comme expression subjective;

  • l’expérimentation de cette expression subjective comme une construction rhétorique et non comme le dévoilement cru d’une intimité de lecture.

Nous retrouvons ici l’idée que «la rhétorique n’est pas l’art d’exprimer mais l’art de diriger les passions» (Kibédi-Varga, 1970, p. 133, traduisant Lausberg). Pour expérimenter cette dimension rhétorique de l’écriture, les étudiants sont incités au fil des différentes critiques à varier l’énonciateur des critiques et à déterminer un auditoire spécifique; cela les amène parfois à déplacer les limites du genre et à insérer leur critique dans un autre genre sociodiscursif. Citons, pour exemples, le choix d’écrire pour un magazine féminin, pour un magazine destiné à un jeune public, pour un magazine sur la chasse, le choix d’écrire un sermon, une lettre d’amour, un bilan de compétences sur un personnage du roman…

Le dispositif est construit pour faire alterner les positions de lecteur et de scripteur, et pour travailler sur la position du scripteur comme auteur d’un texte qui tire son autorité de la construction textuelle et non d’un statut extérieur. Les étudiants sont ainsi confrontés à des activités multiples et complémentaires:

  • lecture d’oeuvres littéraires perçues comme non sacralisées et sur lesquelles on peut tenir un discours critique sans détenir de connaissances savantes sur elles;

  • écriture de critiques littéraires;

  • lecture de critiques littéraires qui tiennent des discours axiologiquement opposés sur la même oeuvre;

  • lecture et évaluation de critiques d’étudiants réalisées sur des oeuvres qu’eux-mêmes n’ont pas forcément lues; cela déplace de fait les critères d’évaluation par rapport à un écrit où il s’agirait simplement de faire état de connaissances sur l’oeuvre;

  • prise de recul sur sa propre critique et explicitation des finalités et des moyens mis en oeuvre dans son écriture.

Le rapport à l’écriture est ici travaillé dans le cadre d’un genre spécifique dont les caractéristiques permettent de toucher des noeuds de tensions et de représentations potentiellement gênantes pour l’acquisition des compétences scripturales: écrire sur la littérature alors qu’elle est à la fois sacralisée et prise comme point de référence dans l’enseignement scolaire; exprimer des émotions au sein d’un texte qui ne soit pas réservé à l’intimité; travailler la réécriture de son propre texte; donner des conseils à d’autres pour réécrire; travailler l’espace textuel comme lieu d’une construction rhétorique et non comme le lieu d’une mise à nu, même s’il s’agit d’exprimer des émotions.

Cela rencontre certaines des catégories de représentations de l’écriture présentées par Reuter et Dabène comme pouvant constituer des obstacles à l’apprentissage: expression de soi/exposition à autrui, valorisation/dévalorisation, écriture perçue comme un don/écriture qui s’apprend, absence de conscience du texte dans son organisation globale (Reuter, 1996, p. 96-98).

L’évolution du rapport complexe et multifactoriel à l’écriture est ici envisagée dans une spécification à un genre sociodiscursif, mais ce genre, par les tensions qu’il suppose vis-à-vis du rapport à la lecture et à l’écriture, peut constituer un levier didactique dans l’apprentissage d’une écriture experte susceptible de s’adapter aux situations et aux genres nouvellement rencontrés.

4. Constitution du corpus et méthodologie

Nous nous intéressons ici aux 12 étudiants de première année de master de la promotion 2015-2016. Dès le début de la formation, ces étudiants peuvent être considérés comme ayant des compétences avancées en écriture: ils détiennent à minima une licence en sciences humaines (souvent déjà un master voire une thèse), mais surtout ils doivent manifester, lors de leur candidature d’admission au parcours, un goût pour l’écriture et des aptitudes en la matière. Sur les 12 étudiants de cette promotion, seule une étudiante vient d’un cursus de lettres, aucun étudiant ne vient d’un cursus en sciences du langage. Six étudiants sont en reprise d’études, pour trois d’entre eux après plus de vingt ans d’interruption.

Dans les limites de la présente étude, le corpus est constitué, pour chacun des 12 étudiants, des productions suivantes:

  • la première critique du premier semestre (C1-S1);

  • la correction par l’étudiant de cinq premières critiques d’étudiants d’une promotion antérieure;

  • la première critique du deuxième semestre (C1-S2);

  • l’analyse par l’étudiant lui-même de C1-S2.

Nous nous focalisons sur la façon dont les étudiants construisent au sein des critiques une représentation du locuteur, l’ethos du locuteur. Cet ethos construit est un des éléments essentiels dans la conception de l’espace textuel comme lieu de négociation entre le scripteur et son lecteur.

Dans l’analyse des deux critiques, nous nous centrons sur les éléments langagiers à partir desquels la construction de l’ethos est perceptible. Pour déterminer ces indices, nous croisons les travaux de Kerbrat-Orecchioni sur la subjectivité dans le langage (1980) avec les traits de genre de la critique d’oeuvre littéraire dégagés au sein du dispositif à partir d’une appréhension rhétorique des discours. Nous rejoignons ainsi les travaux d’Amossy (2010; 2012) sur l’argumentation dans le langage et plus spécifiquement sur la construction de l’ethos.

Nous gardons à l’esprit deux garde-fous contre l’espoir hasardeux et malavisé de mesurer de manière absolue la subjectivité d’un énoncé: d’une part le présupposé que «l’activité langagière, dans sa totalité, est subjective» (Kerbrat-Orecchioni, 1980, p. 68), d’autre part l’idée que «l’axe d’opposition objectif/subjectif n’est pas dichotomique, mais graduel» (Ibid., p. 72). Nous ne visons nullement une mesure quantitative absolue. Nous tendons à déterminer le «mode» et le «degré» (Ibid., p. 157) avec lesquels l’énoncé porte la marque de la présence du locuteur, et constitue le lieu de représentation de l’ethos.

Nous avons considéré dans chacune des deux critiques produites par les étudiants la présence explicite du locuteur, à savoir la subjectivité déictique[6] qui entre directement en résonance avec la mise en scène de la lecture au sein de la critique, ainsi que la présence implicite du locuteur, c’est-à-dire la subjectivité affective et évaluative par laquelle s’exprime la visée épidictique. Nous avons également cherché à circonscrire ce que Kerbrat-Orecchioni range parmi les «interventions subjectives» (Ibid., p. 121), principalement l’intervention par sélection et la question de l’organisation hiérarchique des informations. Ces deux éléments renvoient à la détermination d’un fil directeur par les étudiants au sein de leur critique et à l’inscription de ce fil directeur dans des lieux rhétoriques privilégiés (ouverture, clôture, titres, intertitres, chapeau). Bien évidemment, la façon dont la subjectivité est niée, occultée, remplacée par une image de neutralité et d’objectivité, constitue aussi un indice important de la relation des étudiants à la construction de l’ethos.

En ce qui concerne les productions évaluatives et réflexives des étudiants (correction des premières critiques d’une promotion antérieure et analyse de leur propre critique au deuxième semestre), nous les avons observées et analysées comme des lieux de verbalisation de critères de réussite dans la production des critiques d’oeuvres littéraires. Au sein du dispositif, ces phases constituent des éléments importants dans l’acquisition de compétences scripturales au sens où elles permettent de multiplier les postures vis-à-vis de l’écriture, d’opérer un recul réflexif et de verbaliser.

5. Résultats

À ce stade de l’étude, les résultats que nous pouvons présenter sont partiels: ils devront être enrichis par la prise en compte d’autres critiques réalisées par les étudiants, tout particulièrement les dernières critiques du semestre 2 de l’année de M1 et les critiques de l’année de M2, qui ne sont pas encore produites au moment où nous écrivons cet article. Nous pouvons cependant exposer dès à présent les résultats de l’observation des critiques C1-S1 et C1-S2.

5.1 Résultats globaux

5.1.1 Première critique du semestre 1 (C1-S1)

Ces travaux ont été produits par les étudiants avant toute activité au sein du parcours de master, avant donc tout discours et toute pratique de la part des enseignants concernant la littérature, la place de la littérature dans le champ des productions discursives au regard des productions entrant dans les compétences d’un rédacteur professionnel, et plus généralement l’écriture. Les étudiants ont rédigé leur première critique à la lumière des représentations qu’ils avaient au préalable de l’écriture sur la littérature, et du genre de la critique d’oeuvres.

Ces premières productions apparaissent comme très homogènes quant à la construction de l’ethos.

De manière écrasante (10 textes sur 12[7]), la subjectivité déictique est totalement ou pratiquement absente du discours. Trois textes ne portent aucun trait de présence explicite du locuteur et proposent une seule occurrence neutre de la désignation du locuteur: «le lecteur». Six textes présentent quelques traces de subjectivité déictique sous la forme d’expressions très générales, qui ne construisent pas une représentation spécifique du locuteur: les pronoms «nous» ou «on», le déterminant possessif de première personne du pluriel (jamais plus de six unités de ce type pour chacun des six textes[8]). Enfin, un texte présente une occurrence de première personne du singulier, mais dans une formulation assez figée et trop isolée pour contribuer à une représentation effective du locuteur: «le passage clé à mon sens».

Deux textes sont atypiques. L’un présente une plus grande fréquence d’unités déictiques qui restent cependant très générales («on», «nous») et les associe à une présence ténue mais plus caractérisée de la figure du lecteur: «le lecteur», «un lecteur plus averti», «un fidèle lecteur». Un dernier multiplie les unités de la première personne, au pluriel dans le début du texte puis au singulier.

Tous les textes présentent en revanche des traces de subjectivité implicite, à travers des expressions affectives («ce drame infiniment triste», «plaisir que l’on peut éprouver», «c’est un vrai régal»…) ou évaluatives («Camus reste grandement d’actualité», «la justesse de l’observation de l’auteur», «étonnante impression de modernité», «l’humour est une arme de choix»…). Cependant, ces unités porteuses de la subjectivité du locuteur restent peu nombreuses dans 11 des 12 textes (pas plus d’une dizaine d’occurrences[9]) et sont souvent situées à la fin de la critique, au moment rhétorique de l’élan persuasif. On peut également y voir une organisation qui garde la mémoire des «fiches de lecture» demandées parfois dans le secondaire et dans lesquelles l’avis de l’élève n’intervient qu’en dernier lieu, comme un supplément d’âme aux éléments factuels traditionnels que sont le résumé de l’intrigue et la présentation des personnages. Un texte fait exception en présentant une grande densité de subjectivité affective et évaluative: il s’agit du texte dans lequel la subjectivité déictique était déjà très forte.

Ainsi, dans la quasi-totalité de ces premières critiques, les étudiants tendent-ils à une écriture non subjective et cherchent-ils à construire un ethos que l’on peut, avec Amossy (2010), qualifier de scientifique, un ethos qui «se nie lui-même» (p. 190). La stratégie rhétorique utilisée est de gommer la subjectivité et de produire un texte qui semble n’avoir été produit par personne: «Il s’agit alors d’entraver la construction de l’ethos et de dissimuler la présentation de soi inhérente à tout échange» (Amossy, 2010, p. 188).

Concernant l’intervention par sélection et la question de l’organisation hiérarchique des informations, là encore la construction de l’ethos est peu assurée. Seuls 4 textes sur 12 présentent de manière claire une organisation autour d’un fil directeur visant à créer un espace de négociation avec le lecteur. Cela se manifeste dans un cas par la présence d’une question à laquelle le texte se propose de répondre, même si cette question n’apparaît pas dès le début et constitue un intertitre («Pourquoi lire Les Mots?»). Dans les trois autres cas, les choix d’organisation tendent à répondre au même type de question – pourquoi lire telle oeuvre –, mais cette intervention du locuteur reste implicite et ne se manifeste clairement que dans la clôture. Dans les autres textes (8 sur 12), la critique se présente en grande partie comme la juxtaposition des éléments demandés dans la consigne, et le texte n’est que peu travaillé pour répondre à la demande principale de la consigne: «Il s’agit d’un écrit destiné à inciter à lire ou à ne pas lire l’oeuvre». Dans cinq de ces huit textes, la fin du texte constitue cependant une péroraison avec présence d’un élan persuasif (où apparaissent d’ailleurs de manière privilégiée les unités linguistiques subjectives).

Le faible degré de subjectivité va donc de pair, dans ces premières productions, avec l’absence d’affirmation d’un locuteur assumant des choix discursifs pour agir sur son lecteur et créer un espace de négociation. L’ethos discursif se rapproche de celui que l’on peut trouver dans un article d’encyclopédie: un ethos qui se nie lui-même et qui se met au service d’une visée informative et non argumentative.

5.1.2 Première critique du semestre 2 (C1-S2)

Rappelons que les deux séries de critiques analysées sont séparées par six mois, une séance de travail sur des critiques publiées visant à déterminer les traits génériques, la production de quatre autres critiques, chacune étant annotée par l’enseignant responsable du module, et l’évaluation de cinq critiques par l’étudiant, évaluation donnant elle aussi lieu à une correction de la part de l’enseignant.

Toutes les critiques de cette deuxième série se caractérisent par la présence claire d’une organisation rhétorique; l’intervention par sélection et l’organisation hiérarchique des informations se manifestent notamment par le choix d’un fil directeur clair (ce qui ne préjuge ni de sa pertinence ni de son efficacité), par la présence d’un titre, parfois d’intertitres, et par une attention particulière portée à l’ouverture et à la clôture des textes. Les étudiants ont ainsi construit des textes dans lesquels ils proposent un ethos assumant une autorité discursive susceptible d’agir sur le lecteur.

Concernant les subjectivités déictiques, affectives et évaluatives, l’homogénéité que nous avions observée en C1-S1 a disparu en C1-S2, et trois profils se distinguent nettement.

Deux étudiants construisent un ethos scientifique, universitaire. La négociation avec le lecteur passe alors principalement par le travail sur la sélection des informations et la construction rhétorique.

Quatre étudiants adoptent un ethos très explicitement subjectif et construisent une identité fictive claire pour le locuteur de la critique.

Six étudiants adoptent un ethos très explicitement subjectif, mais ne construisent pas d’identité fictive, ou, s’ils disent le faire, cette identité fictive ne présente pas de traits la distinguant nettement de leur propre identité de scripteur.

Les étudiants empruntent ainsi des voies différentes dans la construction de l’ethos, c’est-à-dire dans la façon dont ils entendent asseoir l’autorité et la légitimité du locuteur pour parvenir à agir sur leur lecteur. Précisons que nous ne décernons pas à l’une ou l’autre de ces voies une plus grande pertinence ou efficacité. Ce qui nous importe, c’est la capacité des étudiants à construire cet ethos en conscience, en étant capables de le mettre à distance et de l’analyser.

Notons que cela ne préjuge pas de l’évolution à venir, il s’agit d’une activité au long cours et dont le terme n’est pas constitué par un modèle à atteindre. Certains étudiants choisissent de rester dans le même type de construction de l’ethos alors que d’autres varient selon les critiques. L’enseignant responsable du module les incite à varier leurs pratiques scripturales, mais il n’y a pas d’obligation en la matière.

Ces résultats globaux constituent un point de départ à éclairer par la prise en compte des productions évaluatives et réflexives des étudiants. Une étude de cas nous permet, dans la partie suivante, de mettre en tension construction de l’ethos au sein des critiques et regard réflexif, à la fois dans les corrections des critiques d’autres étudiants et dans l’auto-analyse de C1-S2.

5.2 Étude de cas

Nous avons choisi de nous pencher sur les productions d’une étudiante (SO) dont la production C1-S2 se situe dans le troisième profil dégagé (ethos explicitement subjectif sans construction d’une identité fictive claire).

La production C1-S1 de cette étudiante porte sur La Peste d’Albert Camus. L’ethos discursif correspond pleinement au prototype dégagé plus haut: l’étudiante tend vers un ethos qui se nie lui-même. Notons simplement que la subjectivité déictique est présente uniquement dans le dernier paragraphe, qui apparaît comme une péroraison visant à convaincre de l’actualité de l’oeuvre de Camus. L’intervention par sélection est légère: la critique est longue (plus de 12 000 caractères espaces compris) et l’étudiante a à coeur de développer l’intrigue, les portraits des personnages, la biographie de l’auteur, les résonances de l’oeuvre par rapport au temps présent. Nous interprétons cette volonté de tout dire comme le souci de s’inscrire dans un ethos scientifique: «Plus un discours s’efforce d’être exhaustif, et plus il tend vers l’objectivité; plus il sélectionne sévèrement les informations à verbaliser, et plus il encourt le risque de passer pour subjectif» (Kerbrat-Orecchioni, 1980, p. 123). Dans son commentaire, l’enseignante responsable du module souligne le «sérieux» du travail, le caractère «fin et pertinent» de la lecture de l’oeuvre et la qualité de l’expression. Elle enjoint cependant à l’étudiante de sortir d’une écriture universitaire pour entrer dans une écriture adaptée au genre demandé, en ayant en tête qu’il s’agit d’écrire, non pas simplement pour un enseignant, mais pour un public qu’il faut inciter à lire ou à ne pas lire l’oeuvre.

La production C1-S2 de l’étudiante porte sur Les Demeurées de Jeanne Benameur. La critique est censée trouver sa place dans Psychologies Magazine. L’ethos discursif est radicalement différent de celui de C1-S1. L’étudiante met en scène la lecture du roman par le locuteur de la critique, le texte est saturé d’unités linguistiques portant trace des subjectivités déictique, affective et évaluative du locuteur. L’intervention par sélection et l’organisation des informations manifestent l’appréhension de la critique comme un espace de négociation avec le lecteur. Citons pour exemples le premier et le dernier paragraphes:

L’intolérance, la stigmatisation des différences… Ces thèmes gangrènent notre société. Lorsqu’on m’a prêté ce petit livre de 80 pages écrit par Jeanne Benameur, on m’a dit «lis-le, tu ne le regretteras pas». «Et surtout lis-le d’une traite». Je regarde l’ouvrage, posé sur mon bureau, bien en évidence. Il dégage ce je ne sais quoi de différent. Je le scrute, je dévisage son illustration. Je ne l’ai pas encore lu et pourtant la simple vision de ces quelques pages m’interpelle. Quelque chose accroche mon regard. Son titre. Les Demeurées. Deux mots, composés de lettres innocentes. Deux mots lourds, surtout le deuxième. Demeurées. Il m’assomme. Je fronce les sourcils. Jamais deux termes m’ont autant intriguée, interloquée voire effrayée par ce qu’ils cachent.

[…]

Je referme ce petit livre. Je ne peux plus le quitter des yeux. La suite et la fin sont… Je n’ai pas les mots… Certes il n’y a que 80 pages. Mais ces lignes sont un condensé de beauté, de tristesse mêlée, de vagues d’émotions à fleur de peau. Une sensation de plaisir littéraire intense. La magie de la plume de Jeanne Benameur agit avec merveille et délicatesse. Je savoure ses mots, ces flots de messages, cette humanité explosive, ce désir de liberté individuelle qui crie son existence. Je ne peux demeurer insensible à ses mots. Et vous?

L’étudiante produit un texte qui témoigne à présent de sa capacité à assumer un discours sur la littérature qui sorte d’un ethos qui se nie lui-même: elle expérimente la construction d’un discours à destination d’un public, où l’expression d’une subjectivité peut jouer un rôle dans la négociation avec le lecteur. Si l’on prend à présent en compte la phase d’auto-analyse de cette production, il apparaît que l’étudiante ne manifeste pas de dissociation entre l’ethos discursif et sa subjectivité propre. Nous reproduisons ci-dessous cette analyse dans son intégralité:

J’ai choisi de me mettre dans la peau d’une critique littéraire à Psychologies Magazine, écrivant dans la rubrique société. Je m’adresse donc à un lectorat particulier, adulte voire jeune adulte, intéressé par des questions de bien-être et de vivre en société. Pourquoi avoir opté pour ce magazine? Les Demeurées aborde des thèmes tels que l’intolérance, la stigmatisation des différences, l’indifférence, le rejet des handicaps ou encore le refus de comprendre l’autre. Ces sujets touchent la vie en société et interrogent quant à une remise en question de ses positions et de son attitude lorsqu’on est confronté à une personne différente ou handicapée. Comment nous comportons-nous? Nous l’ignorons? Nous la rejetons? Nous voulons l’écraser sans chercher à la comprendre pour imposer nos idées car nous sommes persuadés que c’est pour son bien? Je pense que l’être humain à [sic] peur de ce qui est différent donc préfère l’ignorer car ce n’est pas son problème. Moi la première, ma première réaction serait celle-ci. Pourtant, nous faisons partie d’un ensemble, d’une société et la mise à l’écart constitue un grain de sable dans le rouage harmonieux de la vie en communauté. Je pense que si nous voulons être en paix avec soi-même [sic] nous devons savoir tendre la main et écouter l’autre. Pour toutes ces raisons et pour toutes les questions que posent [sic] Jeanne Benameur, il m’a semblé que cette critique avait sa place dans un tel magazine. D’ailleurs, je commence ma critique en mettant le doigt sur ces problèmes car je voulais frapper fort dès le départ.

L’ouvrage permet la réflexion. Pour entraîner le lecteur sur ce chemin réflexif, je l’interroge souvent jusqu’à la dernière ligne de ma critique. Je veux qu’il se sente impliqué et qu’il comprenne que ce sont des situations que nous rencontrons tous les jours d’une manière ou d’une autre. Aussi, il m’a semblé utile de mentionner que l’auteure elle-même avait fait ce travail d’introspection pour changer et transformer la vision du monde. J’espère avoir réussi à interpeler le lecteur comme Jeanne Benameur a pu me faire réfléchir.

Si l’étudiante affirme endosser une identité fictive («une critique littéraire à Psychologies Magazine»), aucune caractéristique particulière ne précise ce qui la différencie de ce locuteur, et de fait, l’étudiante a signé de son vrai nom sa critique. Elle n’opère d’ailleurs pas de distinction entre le «je» locuteur de la critique et le «je» locuteur de l’analyse: la majeure partie de l’analyse consiste à poursuivre la critique de l’oeuvre, et les moments où l’étudiante met à distance son texte sont renvoyés à la fin du premier paragraphe et au deuxième paragraphe.

Dans la construction de ses compétences rhétoriques, pour reprendre la distinction de Kibédi-Varga (1970) évoquée plus haut, la place prise par l’expression de ses sentiments prend le pas sur la place prise par la direction des sentiments du lecteur. L’observation des annotations portées par cette étudiante sur les copies des étudiants d’une promotion antérieure confirme cela. Elle multiplie les remarques et conseils sur la manifestation explicite de la subjectivité: «Ah! vous apparaissez enfin!»; «Et vous, avez-vous été happé?» (en marge de «le lecteur est ainsi immédiatement happé par l’histoire»); «Et vous, qu’en avez-vous pensé?» (en marge de «il parvient à nous offrir un récit aussi captivant»)… L’expression d’une subjectivité reste liée pour cette étudiante à une adéquation entre le scripteur et le locuteur. Pour continuer à travailler sur le rapport à l’écriture comme lieu possible d’une subjectivité mise à distance, l’enseignante responsable du module conseille à l’étudiante d’endosser dans une des critiques à venir une identité fictive bien éloignée d’elle[10].

6. Conclusion

L’enseignement-apprentissage de la rédaction professionnelle, loin de pouvoir se cantonner à l’apport de techniques d’écriture asséchantes, s’appuie sur une vision élargie de la compétence scripturale. Le dispositif proposé prend en compte le sujet scripteur dans la spécificité de la situation d’énonciation qui est celle du RP, dans le rôle que joue son rapport à l’écriture pour développer ses compétences et dans la nécessité, au sein de toute production discursive destinée à agir sur un lecteur, de la construction d’un ethos. En prenant le champ de la critique littéraire comme lieu d’expérimentation, nous visons à ce que les étudiants acquièrent dans leurs écrits un plus grand sentiment de légitimité, non pas uniquement parce qu’ils parviendraient à acquérir sur la question traitée des connaissances supplémentaires, mais parce qu’ils travaillent leur texte comme un espace de négociation avec le lecteur en construisant notamment les places rhétoriques de l’ethos et du pathos. Pour terminer et illustrer la nécessaire prise de conscience de l’écriture comme lieu de travail et outil d’action, citons l’annotation marginale qu’une étudiante fait sur une des copies à évaluer : «il ne faut pas dire des choses juste pour montrer que l’on sait des choses» (BL).