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1. Introduction

Dans le prolongement des travaux en sociologie des professions (Bourdoncle, 1993), la question des savoirs enseignants s’enracine dans une réflexion sur la professionnalisation de ces derniers. Désignant «les savoirs requis pour être en mesure de prendre en charge les tâches professionnelles» (Marcel, 2005, p. 133), les savoirs professionnels ont pour fonction de contribuer à éclairer, interpréter et comprendre les situations d’enseignement (Altet, Bru et Blanchard-Laville, 2012). Ils se caractérisent par leur dimension plurielle, associée aux liens établis entre pratique et recherche (Perrenoud, Altet, Lessard et Paquay, 2008; Simard et Martineau, 2010), ainsi que par le rôle de la formation et de l’expérience du métier dans leur acquisition.

L’hétérogénéité des savoirs enseignants, que traduit l’inflation terminologique les désignant, recoupe les distinctions souvent établies entre savoirs théoriques et pratiques. La nécessité de dépasser cette vision dichotomique laisse place aujourd’hui à des approches situées, centrées sur l’action et l’activité des sujets (Barbier, 2007; Guérin et Péoc’h, 2011; Leblanc, Ria, Dieumegard, Serres et Durand, 2008; Mayen, 2008). S’inscrivant dans le tournant actionnel et pragmatique opéré massivement au sein des sciences de l’éducation (Amade-Escot, 2013; Durand, 1996), les recherches contemporaines s’accordent sur le caractère «situé» (Lave, 1988) des savoirs enseignants en lien avec le rôle joué par les expériences vécues en classe. Ainsi, les savoirs professionnels relèvent d’une construction de l’acteur, mettant au premier plan les significations qu’il accorde à ses actions (Jorro et De Ketele, 2011; Moro et Rickenmann, 2004). Ils sont fortement enchâssés dans les pratiques et inscrits dans le contexte social, culturel, scolaire, institutionnel et disciplinaire qui préside à leur émergence et à leur mobilisation (Brière-Guenoun, 2005). Au sein de ces approches contextualisées, les recherches didactiques s’intéressent particulièrement aux manières dont les savoirs enseignants prennent en compte les savoirs coconstruits en classe en lien avec les pratiques sociales auxquels ils se réfèrent. Au-delà des spécificités propres à chacune des approches théoriques, il apparaît que les savoirs professionnels des enseignants se construisent dans et par l’action, entre théories et pratiques, empirie et réflexivité, et ce, particulièrement lors de l’entrée dans le métier.

Les modalités d’articulation des différents savoirs professionnels dans la formation sont indissociables d’une analyse en termes de rationalisation des savoirs, d’acquisition et de maîtrise de compétences relevant de la professionnalité des enseignants (Uwamariya et Mukamurera, 2005). La volonté d’armer les enseignants de demain face aux multiples exigences du métier rejoint la nécessité de structurer et d’organiser la reconfiguration (Altet, 2008) ou la circulation (Portelance, 2007) de savoirs d’origines multiples au sein d’un véritable modèle de l’alternance (Rayou et Ria, 2009). Dès lors, il s’agit de penser la formation des enseignants en tenant compte des difficultés et des points d’appui qui caractérisent l’entrée dans le métier. L’activité des enseignants débutants se particularise par la fréquence des dilemmes vécus, qui désignent la simultanéité de préoccupations souvent contradictoires, voire opposées (Ria, Saury, Sève et Durand, 2001), telles que «tenir» et «faire» la classe (Saujat, 2004), concilier logique d’apprentissage et logique de socialisation des élèves (Butlen, Peltier et Pézard, 2002; Goigoux, 2007). Ces dilemmes se concrétisent par des difficultés à mettre en activité les élèves, à «contrôler» les groupes ou la classe, gérer des dispositifs collaboratifs, tisser du lien entre les tâches, étayer les apprentissages, conduire les apprentissages pour chaque élève (différencier), maîtriser le cadre des interactions en classe, etc. Pour Saujat (2004), les enseignants débutants doivent simultanément «faire apprendre les élèves» et «apprendre le métier», ce qui est source d’inconfort, mais aussi de développement. En effet, ces tensions engendrent des débats et des conflits, dont le dépassement permet la création de nouvelles ressources (Saujat, 2004). Aussi, confronté à l’exercice du métier, le professeur débutant mobilise et/ou construit de nouveaux savoirs au regard de ses motifs d’agir liés aux valeurs, aux croyances et aux habitudes progressivement incorporés au fil de son expérience (Brière-Guenoun, 2017; Bucheton, 2009; Goigoux, 2007).

Dans le prolongement de ces analyses, notre projet, ancré dans une approche didactique, consiste à identifier les savoirs mobilisés par un professeur d’éducation physique et sportive (ÉPS) débutant dans ses pratiques quotidiennes et à comprendre les processus de leur activation.

2. Cadre théorique

Pour analyser les savoirs mobilisés in situ par le professeur d’ÉPS débutant, nous nous inscrivons dans une approche anthropologique et comparatiste didactique (Chevallard, 2007; Sensevy et Mercier, 2007), enrichie par les outils de la clinique de l’activité (Clot, 2008). Ce choix rend possible l’étude des savoirs en actes de l’enseignant tels qu’ils émergent en classe dans l’action conjointe avec les élèves tout en permettant la compréhension du sens construit par les acteurs en lien avec les dimensions subjectives, institutionnelles, culturelles et sociales du métier (Brière-Guenoun, 2017).

2.1 Registres de savoirs professionnels en ÉPS

Le contexte d’enseignement de l’ÉPS se particularise par l’extrême diversité des pratiques sociales de référence[1] et des sciences et techniques en activités physiques et sportives (STAPS) s’y rapportant. Pour identifier les savoirs mobilisés par le professeur d’ÉPS, nous empruntons à Johsua (1998) le concept de «registres de savoirs» que nous spécifions en ÉPS. Cet auteur différencie les «savoirs savants» légitimés par des communautés scientifiques reconnues par la société, les «savoirs experts» développés par des communautés plus restreintes au sein d’institutions non savantes et les «savoirs personnels» propres à un seul ou quelques individus.

Afin de rendre compte des savoirs mobilisés par le professeur dans l’action en ÉPS, nous avons spécifié les catégories de savoirs proposées par Johsua (1998) en nous inspirant des distinctions établies par Léziart (1997) ainsi que des cadres structurant les enseignements diffusés en STAPS. Par conséquent, dans cette étude, nous distinguons: a) les «savoirs savants» représentés par les savoirs scientifiques contributoires des sciences du sport et les savoirs de l’éducation; et b) les «savoirs experts», qui désignent les «savoirs techniques» ou «savoirs technologiques» (Bouthier et Durey, 1994) et les savoirs didactiques en usage tels que diffusés dans la littérature professionnelle des enseignants d’ÉPS.

L’analyse des modalités d’activation associées aux différents registres experts et savants s’avère nécessaire pour comprendre la dynamique des savoirs effectivement engagés par le professeur dans la pratique.

2.2 L’actualisation des savoirs enseignants dans les tâches professorales et l’action conjointe

Les savoirs de l’enseignant s’expriment dans l’accomplissement de tâches didactiques coopératives impliquant plusieurs acteurs (élèves et enseignant) et destinées à conduire l’étude des élèves au sein d’une institution donnée (Chevallard, 1999). Deux types de tâches professorales dont l’enjeu est l’élaboration d’une référence commune à propos des enjeux de savoir caractérisent le travail du professeur: a) des tâches de «conception et d’organisation des dispositifs d’étude», relatives à la détermination et à l’agencement dans les tâches des savoirs à étudier; et b) des tâches «d’aide à l’étude», visant la reconstruction (ou transposition) dans la classe des objets d’enseignement retenus (Chevallard, 1997). Ces tâches dépendent de l’activité d’apprentissage effective des élèves, renvoyant aux perspectives d’analyse du travail du professeur développées dans les approches de l’action conjointe en didactique. Selon cette orientation, il s’agit de procéder à une analyse ascendante de la transposition didactique, qui examine ce qui se passe dans la classe, mais sans perdre de vue que la légitimité des savoirs enseignés tient aux références externes (Schubauer-Leoni, 2008). Dans cette optique, l’étude de la dynamique de l’activité de l’enseignant au sein du système didactique recourt à deux types de descripteurs, concernant respectivement: a) les actions du professeur qui consistent à définir les objets enjeux de l’apprentissage et les éléments de la situation, à réguler ou gérer l’incertitude, à «dévoluer», c’est-à-dire rendre les élèves responsables de leur travail et à institutionnaliser, c’est-à-dire reconnaître la légitimité de productions d’élèves ou de savoirs précis; et b) les processus de coconstruction des savoirs qui concernent les manières dont sont introduits les objets de savoir dans le milieu didactique (mésogenèse) et les processus de dévolution liés aux places respectives occupées par les différents acteurs (topogénèse) au fil du temps (chronogenèse).

Cette modélisation permet d’analyser de quelles façons les actions du professeur et des élèves se codéterminent dans les tâches mises à l’étude. Elle s’enracine dans une analyse ascendante de la transposition didactique visant l’investigation des phénomènes didactiques au regard du sens que les acteurs construisent en situation (Schubauer-Leoni et Leutenegger, 2005). Dans ce cadre, les savoirs effectivement mis à l’étude (analyse a posteriori) sont examinés à la lumière d’une analyse épistémologique du savoir (analyse a priori) permettant d’envisager leurs relations avec les références culturelles (Schubauer-Leoni, 2008).

Ainsi, les savoirs des enseignants sont incorporés aux manières singulières dont ces derniers (re)définissent les objets de savoirs dans l’action conjointe avec les élèves au cours du temps.

2.3 Influences institutionnelles, épistémiques et culturelles

Le modèle de l’activité humaine sous-tendant les approches anthropologiques et comparatistes du didactique questionne les référents théoriques que l’enseignant mobilise et (re)définit dans son activité en classe, en lien avec ses rapports aux savoirs personnel et institutionnel[2]. Les façons dont le professeur met en actes sa théorie d’action personnelle relèvent de son épistémologie pratique, qui désigne «une théorie plus ou moins implicite de la connaissance (des savoirs enseignés), de son sens, de son usage, des relations que telle connaissance entretient avec telle autre» (Sensevy, 2007, p. 37). Cette théorie se construit dans l’action au fil de l’expérience. Elle s’exprime dans les aménagements de situations que propose l’enseignant, dans les régulations verbales accompagnant les productions des élèves, d’une part, et dans les discours qu’il peut tenir (écrits ou oraux) à leur propos, d’autre part. Elle relève également d’éléments peu visibles, non explicites et difficilement explicitables, comme les manières de penser en usage dans les institutions qui existent de façon spécifique dans la classe, souvent à l’insu des acteurs (Dorier, Leutenegger et Schneuwly, 2013). En effet, comme le précise Douglas (1999), les institutions (tant professionnelles, associatives que culturelles) constituent un cadre de référence pour l’action des individus. Ainsi, l’épistémologie pratique du professeur s’enracine dans ses «assujettissements» (Chevallard, 2003) vis-à-vis des diverses institutions sportives (Buznic-Bourgeacq et Terrisse, 2013), de formation et d’exercice professionnel (Brière-Guenoun et Amade-Escot, 2010) rencontrées. Parmi les influences liées à l’exercice professionnel, les programmes de la discipline, les réformes scolaires, les projets d’établissement ou de la discipline ainsi que les prescriptions du corps d’inspection jouent un rôle central, ce que révèlent également les travaux menés en clinique de l’activité (Amigues, 2009; Saujat, 2004; 2010).

En résumé, les savoirs de l’enseignant sont déterminés (et déterminent) par son épistémologie pratique et son rapport au métier, eux-mêmes sous influence d’éléments d’ordre culturel – le lien avec les pratiques sociales de référence – et institutionnel – comme les prescriptions et les normes véhiculées par l’école ou la société.

2.4 Problématique

En procédant à l’analyse des pratiques d’étude d’un enseignant débutant au cours d’une séquence de gymnastique, nous cherchons à identifier les savoirs mobilisés in situ afin de mettre en évidence les processus d’activation des savoirs. Trois questions orientent ainsi la recherche:

  • Quels savoirs sont mobilisés par le professeur débutant d’éducation physique et à quels registres de savoirs (experts et savants) appartiennent-ils?

  • Dans quelle mesure existe-t-il des régularités en termes de processus dans la mobilisation des savoirs en classe?

  • Comment se caractérise l’épistémologie pratique du professeur et quelles influences pèsent sur elle?

3. Méthodologie

3.1 Contexte de recherche

L’enseignant ayant participé à la recherche, appelé Max, a été observé avec une classe de quatrième d’un collège ordinaire, situé en proche périphérie d’une ville de taille moyenne. L’étude a porté sur ses interventions durant les leçons d’un module de gymnastique organisé autour de trois espaces de travail au sol et d’un atelier saut de cheval (sur lequel repose notre étude).

La classe, constituée de 19 élèves, est répartie en quatre groupes de travail (ateliers) de quatre à cinq élèves. 17 à 20 minutes effectives sont imparties à l’atelier saut de cheval pour chaque élève dans chaque leçon, soit environ 9 à 11 passages par élève. L’enseignant est non spécialiste de l’activité observée qu’il a cependant pratiquée durant sa formation initiale universitaire en STAPS. Il a enseigné cette activité, dont le saut de cheval, lors de trois modules précédents en collège. Il a trois ans d’expérience professionnelle et peut être considéré comme un enseignant débutant en référence à la catégorisation établie par Elbaz (1981).

La recherche porte uniquement sur l’enseignement du «franchissement par redressement au saut de cheval». Ce thème d’étude, classique en gymnastique, est fréquemment rencontré dans les séances d’ÉPS. Il permet de confronter les élèves aux «rapports contradictoires, constitutifs de l’objet culturel», liés à la dialectique «prise de risques-maîtrise de risques» (Goirand, 1998). Postulant que, pour caractériser les savoirs mobilisés par l’enseignant, il faut analyser ses propres choix et le réel de son activité (Clot, 1999), le chercheur n’a ni imposé le thème d’étude (mais s’est assuré qu’il figurait bien dans le projet de l’enseignant) ni orienté le choix des tâches mises en place durant le module. L’empan temporel retenu, les quatre premières leçons d’une durée effective de 1h40, caractérise l’entrée dans les apprentissages. Il demeure suffisamment long pour étudier les évolutions introduites par l’enseignant et révéler de façon significative la manière dont il conçoit la relation des élèves avec la référence culturelle.

3.2 Dispositif de recherche

Le corpus principal est constitué par les données d’enregistrement filmé de tous les épisodes où l’enseignant intervient à l’espace saut de cheval et par des données d’entretiens de type autoconfrontation (EAC) recueillies à l’issue de chaque leçon enregistrée (figure 1). Ces derniers s’inspirent des méthodes développées en ergonomie et permettent d’accéder au réel de l’activité (Clot, 1999), renvoyant non seulement à l’activité réalisée, mais aussi contrariée, empêchée, suspendue. L’importation de cette méthodologie d’entretien à la démarche didactique suppose des remaniements relatifs à l’existence d’un guide de relance évolutif et souple, piloté par le débat tel qu’il s’installe au cours de l’entretien. Les relances portent sur la lecture des dispositifs (mis à l’étude, envisagés, voire évacués) par l’enseignant, sur les réaménagements du milieu didactique et les régulations on line (opérés ou envisagées) et sur les raisons de leur activation (ou non) en lien avec les enjeux de savoir et l’interprétation des conduites des élèves dans les tâches (pour un développement, voir Brière-Guenoun, 2017).

Ce corpus principal est complété par un corpus secondaire, composé d’un entretien ante-cycle, ayant pour objectif de renseigner les intentions de l’enseignant pour le module, de traces écrites (projet de cycle, préparation de séances) et d’un entretien post-cycle, portant sur l’explicitation de ses cadres d’analyse.

Figure 1

Synthèse du dispositif méthodologique

Synthèse du dispositif méthodologique

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3.3 Méthode d’analyse des données

L’analyse s’organise en plusieurs étapes permettant de mettre en relation l’activité réalisée (concernant les tâches étudiées et les interactions didactiques professeur/élèves) et le réel de l’activité (renseigné par l’analyse des entretiens d’autoconfrontation). La démarche permet de croiser les différents corpus et trois échelles temporelles: microdidactique, mésodidactique et macroscopique (Brière-Guenoun, 2017).

Le premier temps de l’analyse, réalisé à l’échelle mésodidactique, consiste à élaborer le synopsis de chaque leçon à partir des enregistrements audiovisuels[3]. Il vise à retracer les différents types de tâches mis à l’étude en fonction des objets de savoir enjeux des dispositifs et des évolutions du milieu didactique. Dans un second temps, à l’échelle microdidactique, nous extrayons du corpus des «évènements remarquables[4]» en prenant appui simultanément sur les données filmées et d’entretiens post-leçon. Définis comme «des moments cruciaux et emblématiques de la séance, relativement au questionnement de recherche» (Schubauer-Leoni et Leutenegger, 2002, p. 246), les évènements remarquables rendent compte des modalités interactives de construction des savoirs. Le corpus filmé fait l’objet d’une analyse des actions du professeur référées aux descripteurs de l’action conjointe en didactique (décrits dans le cadre théorique) et rapportées à l’analyse de l’activité des élèves (leurs conduites et verbalisations). Le corpus filmé est lui-même mis en relation avec ce qu’en dit l’enseignant dans l’EAC: l’analyse des verbatim d’entretien repose sur l’identification de l’objet du discours et d’éléments du discours significatifs de l’activité (comme le temps, les pronoms) conformément aux modalités d’analyse développées en clinique de l’activité (Clot, 2008). Elle dévoile les préoccupations de l’enseignant et les conflits qui l’animent. Cette double analyse du corpus filmé et des EAC est aussi articulée avec l’analyse de l’entretien ante-recueil. Dans un dernier temps, l’ensemble des analyses sont recoupées et rapportées à l’analyse de l’entretien post-recueil afin de compléter les interprétations du chercheur relativement aux dimensions du métier qui orientent l’activité du professeur (niveau macroscopique).

Les différents indices recueillis en fonction des traces (enregistrements filmés, entretiens ante-cycle ou post-cycle, projet de module) pour identifier les savoirs de l’enseignant — en lien avec les registres auxquels ils appartiennent — et les processus de leur activation concernent: a) les objets de savoirs manipulés pour définir, réguler, «dévoluer» et institutionnaliser les savoirs en classe; et b) les interprétations de l’enseignant relatives à l’activité d’apprentissage des élèves (repérables dans ses retours verbaux auprès des élèves et ses interprétations dans les EAC). L’analyse a priori du thème d’étude «franchir par redressement» (et non des tâches mettant en jeu ce thème d’étude) réalisée par le chercheur didacticien permet d’identifier les savoirs gymniques que mobilise l’enseignant en référence à deux modélisations expertes appartenant respectivement au «registre technique» et au «registre des savoirs sur les pratiques didactiques en usage» (qui relèvent toutes deux du registre expert). La première, liée aux travaux de Carrasco (1975), est centrée sur les conditions formelles d’efficacité du geste définies d’un point de vue descriptif et prend appui sur des savoirs relevant de la mécanique et de l’anatomie fonctionnelle (Robin, 1998). Nous la considérons comme une «théorie de l’action gymnique». La seconde, initiée par Goirand (1998), valorise la logique de l’action en lien avec les aspects émotionnels et les problèmes inhérents à la référence culturelle prise en compte pour formuler les savoirs scolaires (Robin, 1998). Nous l’assimilons à une «théorie de l’activité gymnique». Ces deux modélisations expertes sont mobilisées en tant qu’outil d’analyse des savoirs disciplinaires (gymniques) activés par le professeur pour diriger l’étude en classe. Les savoirs relevant plus généralement des procédures d’enseignement utilisées pour conduire l’étude font également référence aux modèles pédagogiques tels que diffusés à l’École et/ou dans les prescriptions institutionnelles.

Le traitement et le croisement des différentes traces permettent ainsi d’inférer les savoirs mobilisés en actes par l’enseignant et ce qui les détermine (pour un développement de la démarche méthodologique, voir Brière-Guenoun, 2010; 2017).

4. Résultats

La présentation des résultats reprend les étapes nous ayant permis d’identifier les savoirs activés in situ par l’enseignant: a) l’analyse des modalités de conduite de l’étude réalisée à l’échelle mésodidactique; b) l’étude microdidactique des régulations opérées par l’enseignant; et c) la mise au jour des principales caractéristiques des savoirs de l’enseignant en lien avec la caractérisation de son épistémologie pratique.

4.1 Analyse mésodidactique des modalités de conduite de l’étude

4.1.1 Organisation et conception des tâches mises à l’étude

L’analyse du synopsis de chaque leçon met en évidence les manières dont les temps de l’étude sont structurés ainsi que la logique gymnique qui préside à l’agencement des tâches proposées.

La structure des quatre leçons est identique et répond au projet de faire avancer le temps didactique tout en respectant un cadre sécuritaire, ce que révèle la présence importante de Max à la parade (qui concerne l’aide physique apportée par un tiers afin d’aider l’élève dans sa réalisation) et ses propos d’entretiens. Après l’installation du matériel et l’échauffement, l’enseignant définit les tâches (au sol ou au saut de cheval) au tableau, puis il reste positionné à la parade à l’atelier saut de cheval durant chacune des rotations afin de renseigner l’élève sur sa réalisation en la commentant et/ou en indiquant l’activité attendue. Les enjeux de savoir considérés comme prioritaires par Max sont spécifiés au fur et à mesure des leçons par l’introduction progressive de nouveaux dispositifs d’apprentissage.

L’identification des enjeux de savoirs propres à chacun des types de tâches mis à l’étude au cours des quatre leçons permet d’inférer la logique gymnique de Max. Cette dernière s’appuie sur un découpage chronologique de l’action, différenciant l’impulsion, l’élévation du bassin en fin d’impulsion et le redressement, et prend en compte la dimension affective et sécuritaire de la situation (figure 2).

Figure – 2

Les différents types de tâches mis à l’étude au cours des quatre leçons

Les différents types de tâches mis à l’étude au cours des quatre leçons

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Si les dispositifs sont centrés sur l’impulsion au cours de la leçon 1, ils concernent, en leçon 4, le travail du redressement, lui-même subdivisé en deux sous-objets: la fermeture jambes-tronc et la répulsion des bras. Au-delà de la spécification des enjeux de savoir en fonction des dispositifs, on constate une focalisation sur l’élévation du bassin au premier envol, liée à la conception gymnique de l’enseignant, évoquée à plusieurs reprises dans les entretiens post-leçons: selon lui, le redressement n’est envisageable qu’à partir du moment où l’élévation au premier envol est relativement importante.

Ainsi, l’avancée du temps didactique (ou chronogenèse) est subordonnée à l’articulation de différents objets de savoirs relayée par la matérialisation de dispositifs qui respectent la chronologie des actions impliquées dans le franchissement. Ces adaptations spécifiques suivent toujours les mêmes étapes, conformément à la modélisation de type technique des actions gymniques de Carrasco (1975), ce qui n’empêche pas Max de respecter le rythme d’apprentissage de chacun en modulant le moment où il introduit tel ou tel dispositif en fonction des groupes. Cette préoccupation d’individualisation, affirmée dans l’entretien ante-recueil, rejoint les préconisations institutionnelles. Elle est permise par le choix de l’enseignant de rester à cet atelier (considéré comme dangereux) en laissant les élèves relativement autonomes au sol.

4.1.2 Variété et progressivité des réaménagements matériels du milieu didactique

Le tableau 1 rapporte l’ensemble des régulations sur le milieu matériel pour les quatre leçons en précisant leurs fonctions et le contexte de leur introduction (mésogenèse).

Tableau – 1

Caractéristiques des régulations sur le milieu matériel pour les quatre leçons

Caractéristiques des régulations sur le milieu matériel pour les quatre leçons

Tableau – 1 (continuation)

Caractéristiques des régulations sur le milieu matériel pour les quatre leçons

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Il montre que la logique d’intervention de Max consiste à marquer (renforcer la visibilité) les objets de savoir (matérialisation d’une trajectoire, d’une zone d’appel ou d’une zone d’appui), à simplifier ou à complexifier la tâche en jouant sur l’aménagement matériel (tremplin ou trampoline, cheval mousse, distance tremplin-cheval) ou sur le nombre et la complexité des actions à coordonner (suppression de la course d’élan, réduction de la tâche à une tâche d’impulsion sans saut, modification de la réception, réception à genoux, accroupie, assise, en roulade, debout). La démarche de Max pour concevoir et réguler les tâches repose sur l’emboîtement de tâches successives dont la complexité est adaptée aux ressources différenciées des élèves, comme le montre l’identification des élèves concernés par les réaménagements matériels des dispositifs. L’importance accordée à la gestion de la difficulté de la tâche, à travers la variété de l’aménagement des contraintes matérielles, peut également laisser supposer une forte imprégnation des contenus de formation initiale, en lien avec les modèles de la tâche inspirés de l’ergonomie.

Les régulations sur le milieu didactique sont relativement fréquentes et consistent à la fois à réaménager le milieu matériel, pour un ou plusieurs élèves, et à produire des retours verbaux systématiques et spécifiques à chaque réalisation d’élève. Pour illustrer les manières dont l’enseignant procède pour conduire l’étude in situ et déceler les savoirs qu’il active pour ce faire, nous prolongeons l’analyse à l’échelle microdidactique en prenant appui sur des évènements remarquables.

4.2 L’analyse microdidactique des régulations opérées par l’enseignant

4.2.1 Une volonté affirmée de différenciation

Les régulations sur le milieu didactique ont pour fonction d’étayer et d’individualiser les apprentissages, comme l’illustre particulièrement l’évènement remarquable retenu (échelle microdidactique) portant sur le réaménagement de la tâche «monter-s’asseoir».

Ce dernier, non anticipé, est introduit au cours de la première rotation de la leçon 4, à la suite des premiers passages des élèves de ce groupe qui se caractérisent par des conduites des élèves de type «maintien de la verticalité» ou «élévation-redressement», identifiées dans l’analyse a posteriori. Il consiste à matérialiser la zone de pose des mains par deux lignes tracées à la craie sur le cheval, l’une placée à environ un tiers du cheval pour les élèves plus petits et l’autre aux deux tiers du cheval pour les plus grands, les élèves étant désignés par l’enseignant (figure 3). Pour Max, l’enjeu de cette régulation est de permettre l’élévation au premier envol tout en différenciant la tâche en fonction des gabarits des élèves.

Figure 3

Description de la tâche régulée «monter-poser les mains sur une ligne-s’asseoir»

Description de la tâche régulée «monter-poser les mains sur une ligne-s’asseoir»

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Comme le montre l’analyse a priori du dispositif, le fait de poser les mains loin est en effet susceptible d’induire des trajectoires de premier envol paraboliques, avec élévation du bassin proche de l’horizontale, aspects sur lesquels l’enseignant insiste dans les retours verbaux restitués ci-dessous.

Max [à l’ensemble du groupe]: Le tremplin est prêt pour que vous mettiez les mains loin, pour le faire complet après! Alors, allez me mettre les mains… Si vous posez les mains là [montre le bord du cheval], non!

Max s’éloigne du cheval pour aller chercher une craie.

Max [fort, à l’ensemble du groupe après avoir tracé les deux traits sur le cheval]: La limite en pointillés, c’est Bencha et Vincent! La limite en trait continu, c’est les deux grands machins, là! On va mettre les mains derrière la ligne, hein?

Max [à Vincent avant son passage]: Tu mets les mains derrière les pointillés, hein? Allez, laisse-toi monter! Va chercher vers le haut!

Vincent [conduite avec préappel vers le haut, bassin horizontal, jambes en dessous].

Max [à Vincent]: Ah, c’est mieux! Mais appuie encore plus fort sur le tremplin!

Max [à Bencha avant qu’il ne passe]: Vas-y! Laisse-toi monter!

Bencha [conduite élévation du bassin inférieure à l’horizontale, pose les mains épaules en avant et tête en extension].

Max [vient sur le tremplin et mime la position corps vers l’avant, tête relevée]: T’es trop comme ça, déjà! Laisse-toi monter, redescends, et après tu bascules! Mais, là, t’es déjà un petit peu trop assis.

Max [s’adressant à Romain avant qu’il ne passe]: Derrière la 2e ligne!… Alors, attends, ça veut pas dire que c’est ça [mime un trajet horizontal avec la main], c’est toujours en montant, hein? Comme si là [montre le bord du cheval], il y avait quelque chose.

Au cours de cet extrait, on constate également que le contenu des verbalisations de l’enseignant sur le dispositif dépend des conduites des élèves repérées et interprétées. Les régulations verbales portent plus particulièrement sur les phases initiales du saut pour les élèves en difficulté (impulsion dans le tremplin pour Vincent) alors que, pour les meilleurs élèves (Romain), elles concernent les placements segmentaires lors du premier envol (Bencha) ou de la phase d’appui sur le cheval La lecture des conduites des élèves et les régulations qui en découlent s’appuient implicitement sur le découpage chronologique du saut (analyse des actions gymniques) et sur une analyse fonctionnelle de l’activité gymnique en termes de logique de l’approche (du cheval), d’impulsion et de vol (Goirand, 1998).

L’analyse des retours verbaux référée aux conduites des élèves pour l’ensemble des dispositifs confirme leur forte spécification indexée à une double référence aux théories gymniques de l’action et de l’activité gymnique.

4.2.2 Des dilemmes récurrents entre préoccupations d’apprentissage, sécuritaires et de gestion de classe

Dans l’EAC se rapportant à l’extrait précédent, l’enseignant évoque les compromis qu’il a tenté d’effectuer pour ne pas augmenter l’appréhension des élèves:

Max: Je peux mettre le rondin[5]. Mais euh, j’ai peur que ça les bloque.

C: Parce que c’est trop haut?

Max: Parce que c’est plein. C’est dur, quoi. J’aurais pu mettre la ficelle. C’est la ficelle, à mon avis, parce que…un truc en dur, si ils se plantent dessus, pfouh!

C: Donc un truc qui permette de les faire monter au-dessus du cheval

Max: Ouais. Et en même temps qui soit pas dangereux.

Max: Ouais. Je pense que c’est la ficelle élastique qui est le mieux. Ça risque rien, ça!

Cet extrait d’autoconfrontation met en évidence les préoccupations sous-tendant la conception des dispositifs et révèle des tensions entre enjeux de savoir et sécurité (dimension affective).

L’analyse généralisée à l’ensemble des dispositifs atteste de la récurrence de ces dilemmes (Ria et al., 2001). En effet, les différents éléments pris en compte pour concevoir et réguler les dispositifs — qu’ils aient été mis en place ou seulement imaginés — sont le fruit de multiples compromis entre des préoccupations liées aux enjeux de savoir, aux problèmes d’apprentissage des élèves, à la sécurité (dimension affective), au temps d’apprentissage moteur, à l’autonomie des élèves, au respect des prescriptions institutionnelles et des enjeux culturels de l’APSA. Les extraits d’entretiens suivants l’illustrent particulièrement:

Je reste sur le tremplin, c’est dans les textes, peut-être dans un souci de sécurité aussi, puisque le trampoline ça renvoie beaucoup […]. Mais je suis persuadé qu’avec le trampoline on aurait été beaucoup plus vite vers ce que je voulais voir (1er envol, etc.) parce que déjà ça leur aurait posé moins de souci de s’envoler.

Mais est-ce que l’important c’est qu’ils passent sur le cheval en dur, où les trois quarts ont peur […], ou est-ce que l’important c’est qu’ils aient une possibilité de varier les sauts?

Alors, l’an dernier je me disais : «Voilà, on doit partir de l’APS de référence».

Max s’appuie également sur son expérience d’élaboration des situations dans une autre activité dont il juge l’objet de savoir similaire (J’ai déjà essayé cet aménagement en saut en hauteur [EAC leçon 3]) ou sur l’utilisation de matériel (voir tableau 1) pour aménager les dispositifs.

Ainsi, la régulation des dispositifs d’apprentissage montre l’importance qu’accorde l’enseignant aux artefacts matériels — c’est-à-dire l’utilisation d’outils adaptés à l’activité des pratiquants et reposant sur l’aménagement matériel (Eloi et Ulhrich, 2011). Elle témoigne également de la récurrence de dilemmes entre diverses préoccupations.

4.2.3 Des indicateurs ciblés pour communiquer et décrypter les conduites des élèves

L’évènement remarquable rapidement exposé ici concerne les verbalisations accompagnant la mise en place du dispositif «monter-rouler avec tremplin» dans la leçon 2 (voir figure 2). L’objectif poursuivi par l’enseignant est l’adoption d’une trajectoire orientée vers le haut et non vers l’avant (film, leçon 2), permise par la rotation avant (action de réception sur le cheval) et par l’utilisation du cheval en mousse qui permet de rassurer les élèves (EAC, leçon 2).

Les différentes indications verbales accompagnant les passages des élèves confirment la spécification des objets de savoir en fonction des réalisations des élèves (comme nous l’avons montré dans la section 4.2.1). Mais elles montrent également la variété des fonctions associées à ces retours verbaux puisqu’ils portent soit sur la description de la conduite (Tu ne tapes pas dans le bout du tremplin! [film, leçon 2]), soit sur l’explication du comportement produit (C’est dommage que tu plies les bras, tu peux pas pousser dans les épaules! [film, leçon 4]), soit sur la prescription du comportement attendu (Faut passer au-dessus de la ligne horizontale du cheval, là! [film, leçon 2]). On peut mettre en relation ces modalités d’intervention avec les intentions préalables de l’enseignant, exposées dans l’entretien ante-recueil, qui visent l’implication de tous les élèves, leur compréhension et leur motivation en proposant des situations qui ont du sens pour eux. Dans les entretiens, l’interprétation que fait Max des conduites des élèves prend appui sur la définition de profils d’élèves: celui qui va trop vers l’avant et celui qui est trop vertical (EAC leçons 2 et 3). Cette réduction de l’interprétation à partir d’éléments simplifiés nous semble le signe d’une compétence professionnelle consistant à décrypter les conduites motrices des élèves, ce qui permet à l’enseignant de cibler son attention sur les problèmes rencontrés par les élèves.

Ainsi, cet évènement remarquable témoigne de la richesse du registre d’intervention de l’enseignant, qui alterne aménagement matériel du milieu et variété des retours verbaux (à fonction descriptive, explicative, prescriptive). Il montre aussi l’utilisation de formulations imagées synthétisant des conduites typiques à partir d’indices particuliers, par exemple la position de la tête par rapport à celle des épaules au moment du contact cheval.

De manière générale, la multiplicité des savoirs activés in situ et les modalités de leur mobilisation par l’enseignant se caractérisent par leur finesse, leur singularité et leur enchevêtrement dans les pratiques.

4.3 Les savoirs mobilisés fédérés par l’épistémologie pratique du professeur

C’est en recoupant l’ensemble des analyses réalisées à l’échelle mésodidactique et microdidactique que nous caractérisons l’épistémologie pratique de l’enseignant, c’est-à-dire sa théorie en actes se rapportant aux dimensions disciplinaires et aux processus d’étude, en relation avec les savoirs afférents.

Les savoirs mobilisés pour décrire, commenter et interpréter les conduites gymniques des élèves concernent les actions musculaires, les positionnements segmentaires, les forces, les déplacements, les vitesses et angulations des segments musculaires, les trajectoires du centre de gravité, la construction des repères proprioceptifs, les sensations kinesthésiques, les aspects émotionnels, etc. Les éléments spécifiques à l’activité gymnique ont trait à sa définition (prise de risques, appréhension, postures de référence) ou aux caractéristiques des dispositifs (situations gymniques en usage, propriétés des surfaces d’impulsion, etc.). Les fondements théoriques gymniques que traduit la mobilisation de ces savoirs relèvent d’une subtile articulation entre deux modélisations gymniques a priori contradictoires, l’une centrée sur les conditions formelles d’efficacité du geste, l’autre sur la logique de l’action. La référence à l’une ou l’autre de ces modélisations se réalise selon des modalités d’utilisation singulières liées aux tâches professorales (d’organisation, de conception ou de régulation) et aux contraintes chronogénétiques. En effet, si la logique gymnique présidant à l’élaboration des dispositifs valorise une analyse technique du saut, mobilisant les principes de la théorie gymnique de Carrasco (1975), elle est aussi empreinte de préoccupations relatives à l’engagement émotionnel des élèves comme formalisé dans l’autre théorie gymnique (celle issue des travaux de Goirand, 1998). L’analyse de l’aide à l’étude au fil du module montre que l’enseignant se réfère de plus en plus à une modélisation experte valorisant l’analyse de l’activité gymnique des élèves et l’interprétation de leurs problèmes: cette dernière constitue pour lui un moyen de réguler l’activité des élèves en tentant de comprendre leurs conduites.

Les savoirs activés in situ pour soutenir la conduite de l’étude portent sur les processus d’apprentissage, liés à la compréhension et à l’interprétation des tâches et des actions à réaliser, aux dimensions motivationnelles, représentationnelles, cognitives et affectives sollicitées chez les élèves, à la démarche d’appropriation des savoirs (rôle des verbalisations, de la répétition, durée des apprentissages, etc.). Ces savoirs concernent également les procédures d’enseignement, en particulier les outils de différenciation pédagogique, les stratégies d’élaboration des dispositifs et leur évolution (manipulation des variables de la tâche), le type de communication (verbal, gestuel, imagé) et la gestion des retours verbaux, aux étapes d’enseignement, les caractéristiques des élèves (motrices, cognitives, affectives, scolaires) ainsi que les préconisations des prescriptions institutionnelles (projets d’établissement, programmes). L’ensemble de ces savoirs s’inscrit dans une démarche d’enseignement de type constructiviste déclinée autour de modalités d’apprentissage spécifiques. En effet, la stratégie d’enseignement de Max repose sur l’emboîtement de tâches successives, dont la complexité est adaptée aux ressources spécifiques des élèves (tableau 1), relayées par des retours verbaux différenciés en fonction des conduites d’apprentissage des élèves (analyse des évènements remarquables). Ce choix est aussi explicité par l’enseignant dans l’entretien post-recueil:

En fait, si on regarde bien, je fais toujours de la même façon, je pars de l’objectif, je prévois l’aménagement matériel et, ensuite, je joue sur les consignes pour chaque élève, je suis beaucoup sur les sensations dans mes retours pour qu’ils comprennent […], j’essaie d’individualiser en fonction des élèves.

Il s’articule autour d’un projet d’enseignement respectant et mettant en oeuvre les préconisations officielles: Je suis sur «gérer sa vie physique future». Être en sécurité, s’étirer, s’échauffer, etc. […] En fait, j’ai bien les trois objectifs de l’ÉPS.

Par conséquent, les savoirs en actes de l’enseignant se caractérisent par l’importance accordée aux savoirs experts et à une conception adaptative et constructiviste des apprentissages, telle qu’elle est proposée dans les programmes ou par Goirand (1998). L’analyse plus fine des domaines et registres de savoirs activés permettra de comprendre les processus de leur activation.

5. Discussion

Si le contexte d’enseignement, la spécificité de l’activité gymnique, le style pédagogique de l’enseignant et son expérience professionnelle marquent le caractère singulier des savoirs mobilisés par l’enseignant, la mise au jour des processus de leur activation permet d’identifier des régularités qui traversent les pratiques d’enseignement en ÉPS et, au-delà, les éléments qui les déterminent.

5.1 Des glissements interregistres: une reconfiguration singulière des savoirs en contexte

Les registres savants convoqués par Max ne sont pas indépendants des théories expertes auxquelles il se réfère plus ou moins explicitement. Ainsi, lorsqu’il met en avant la logique fonctionnelle de l’activité gymnique des élèves, il s’appuie sur des savoirs relevant des sciences de l’éducation, de la psychologie cognitive ou de l’ergonomie, alors que la centration sur les actions gymniques est associée à la mobilisation de savoirs issus de la mécanique, de l’anatomie fonctionnelle ou des théories de l’apprentissage moteur. La configuration des savoirs activés, cohérente avec les modélisations de Carrasco (1975) et Goirand (1998), atteste du poids des savoirs experts dans le cadre de cette étude de cas en ÉPS.

Au-delà, l’enchevêtrement des savoirs de référence utilisés relève de processus relativement stables d’emboîtement traduisant des glissements, voire parfois des raccourcis, entre registres experts et savants liés à leur utilisation pratique en fonction des situations. Cette spécification des savoirs en contexte s’accompagne de «glissements interregistres» (Brière-Guenoun, 2005) qui s’actualisent dans les interactions didactiques, dans la différenciation et dans l’enchâssement des dispositifs mis à l’étude. Cette conversion personnelle des différents savoirs de référence est à l’origine d’un «registre de savoirs personnels» (Johsua, 1998) renvoyant à la mise en jeu contextualisée de savoirs savants et experts dans les tâches de direction d’étude. Pour Max, ce registre personnel se caractérise aussi par l’articulation spécifique de théories gymniques valorisant tantôt une analyse mécanique et anatomique des actions gymniques (Carrasco, 1975), tantôt une analyse organisée autour de la compréhension des problèmes moteurs perçus (Goirand, 1998). Par conséquent, les modalités d’articulation des registres experts et savants dans les pratiques relèvent d’une reconfiguration singulière du professeur, dont l’enjeu est de répondre aux exigences du terrain.

Les processus d’activation des savoirs pointés dans cette étude rejoignent les formes d’appropriation des savoirs décrites en didactique professionnelle: pour devenir utilisables dans l’action, les savoirs externes (issus de la recherche) font l’objet d’une appropriation presque toujours «partielle, déformée, simplifiée» correspondant à une «réélaboration pragmatique des acquis externes» (Mayen, 2008, p. 51). Par conséquent, les références savantes ou expertes ne sont pas évacuées, mais incorporées à l’ensemble des rapports institutionnels, officiels et personnels (Chevallard, 2003) que chaque professeur entretient vis-à-vis du savoir à enseigner.

5.2 Influences contextuelles, expérientielles, culturelles et institutionnelles

Les choix de Max dépendent fortement du contexte d’enseignement marqué par le type d’établissement, l’âge des élèves (13-14 ans), le moment du module et la spécificité de l’activité gymnique, qui se caractérise par sa dimension morphocinétique et par son caractère technique. Le style de cet enseignant (au sens de Clot, 1999), mis en évidence à travers les modalités de conduite de l’étude, représente également une variable intermédiaire dans le processus d’activation des savoirs.

Mais les savoirs activés in situ reflètent aussi les valeurs propres de l’enseignant, bien ancrées, éprouvées et remaniées au fil de l’expérience, ainsi que les appartenances institutionnelles, conformément aux fondements de la théorie anthropologique du didactique. Dans le cas de Max, les fortes tensions décelées tout au long du cycle entre sécurité et apprentissage, autonomie et guidage des élèves, temps d’engagement moteur et sollicitation de l’activité réflexive des élèves, mises en oeuvre pratiques et conceptions théoriques, dévoilent ses convictions personnelles, et en particulier son attachement à la construction de situations adéquates comme moyen d’intervenir sur les apprentissages des élèves. Au-delà, ces dilemmes attestent d’une certaine forme d’incorporation des contenus diffusés en formation initiale (dans le cursus STAPS) en liaison avec les contraintes scolaires. Cette imprégnation s’exprime notamment à travers la forme justificative du discours tenu lors des entretiens et les choix réalisés pour élaborer les tâches d’apprentissage. L’enseignant observé n’a encore que peu d’expérience professionnelle et incorpore, le plus souvent à son insu, des éléments issus de sa formation initiale, encore récente, tout en les reconfigurant pour conduire son enseignement. L’assujettissement à l’École se décèle particulièrement dans sa volonté permanente de faire avancer le temps didactique et dans l’intériorisation des injonctions officielles, comme l’ont montré certains extraits d’entretiens rapportés dans cette étude.

Ces divers «assujettissements» aux institutions École, Formation initiale, définis comme l’appropriation des normes qui y sont diffusées (Chevallard, 2003), peuvent éclairer certaines routines du professeur, dont il n’a parfois même plus conscience. Par exemple, lors de l’entretien post-recueil, l’enseignant affirme mobiliser dans sa pratique des trucs automatisés qui ont trait à la définition des critères de réussite, à l’élaboration de situations problèmes ou de découverte. Les configurations singulières de mobilisation des savoirs identifiés relèvent en effet de «processus de naturalisation» (Chevallard, 1999) consistant à mettre sous silence les fondements scientifiques (sur lesquels reposent justement les théories expertes) activés pour diriger l’étude.

Il est également possible de souligner l’impact des référents externes. En effet, les tensions entre le respect des prescriptions institutionnelles et des traits essentiels des pratiques sociales de référence — révélées en particulier par le choix des surfaces d’impulsion et la référence aux deux théorisations expertes — montrent combien l’enseignant est attaché à favoriser la confrontation des élèves à des modèles de pratiques culturels destinés à renforcer leur engagement. Cette intention se manifeste notamment par le choix des modalités d’étude permettant aux élèves d’éprouver une sensation d’élévation en lien avec le pôle acrobatique de l’activité gymnique, de maîtriser leur appréhension et de construire les comportements sécuritaires afférents.

Ainsi, les processus d’activation des savoirs de l’enseignant relèvent d’influences contextuelles, expérientielles, culturelles et institutionnelles.

6. Conclusion

Les principaux résultats de cette étude montrent que l’actualisation des savoirs en situation d’enseignement procède de reformulations et de remaniements singuliers en fonction du contexte pratique et de l’histoire professionnelle du professeur relevant de glissements interregistres (Brière-Guenoun, 2005). Ces derniers traduisent des processus de spécification et d’emboîtement de registres savants et experts (Joshua, 1998). La mise au jour de l’épistémologie pratique du professeur et des savoirs en actes qui s’y rapportent atteste du rôle central que joue la référence aux savoirs experts et à une conception adaptative et constructiviste des apprentissages, fortement influencées par l’histoire personnelle et l’ancrage institutionnel du professeur. Les processus mis en évidence éclairent d’une certaine façon les modalités de reconfiguration (Altet, 2008) de savoirs d’origines multiples à partir d’expériences pratiques. Ils permettent d’envisager des perspectives pour la formation des enseignants d’ÉPS relatives aux modalités de construction et de circulation entre divers registres de savoirs lors d’expériences d’enseignement significatives dans des formats temporels multiples. Plus généralement, nos résultats plaident pour des modalités de formation à l’intervention favorisant l’articulation entre l’organisation, la conception et la régulation des dispositifs sous de multiples formes, plus ou moins aménagées, qui renvoient aux tâches professorales (Chevallard, 2007). Ils interrogent également l’activité réflexive suscitée chez le futur enseignant, en particulier la place accordée aux processus langagiers (Runtz-Christan et Coen, 2017) et aux controverses professionnelles au sein de collectifs de travail en tant qu’outil d’analyse de ses pratiques (Brière-Guenoun, 2017; Clot, 2008; Saujat, 2010).