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1. Introduction

En 2015, le gouvernement français a lancé un vaste plan numérique afin «d’apprendre autrement, de faciliter l’insertion professionnelle des élèves, de former des citoyens responsables de demain, d’impliquer les familles dans la scolarité des enfants, d’augmenter l’égalité des chances et l’attractivité du territoire[1]». Un département qui équipe son établissement contribue, en effet, toujours selon le gouvernement, à moderniser le système éducatif en l’adaptant aux enjeux économiques et aux besoins de la société contemporaine. Certains collèges publics ont donc choisi de doter leurs élèves d’une tablette numérique. Pourtant, l’introduction des tablettes à l’école, même si celles-ci présentent un potentiel éducatif certain, ne se fait pas sans heurts (Karsenti et Fievez, 2013). En France, alors que certains établissements publics dits «connectés[2]» font partie des structures pilotes de ce plan numérique, nombre d’enseignants n’ont reçu aucune formation ni sur l’appropriation technique de l’outil ni sur son utilisation pédagogique. Des enquêtes ont montré que l’on assiste à un décalage, entre des injonctions gouvernementales, la recherche et les apports des outils mobiles (Combe et al., 2018). À notre tour et en ligne avec l’approche sociocritique, qui suppose une prise en compte des usages et expériences personnels des apprenants sur leurs rapports aux usages numériques à l’école (Collin et al., 2015), nous avons cherché à analyser la continuité/discontinuité des usages des tablettes numériques dans les foyers des élèves et des enseignants des classes de cinquième d’un collège pilote connecté en France. Cette étude est la partie préliminaire et exploratoire d’une recherche longitudinale (Combe et al., 2018) sur l’intégration des tablettes en classe de langues[3] d’un collège français connecté visant à comprendre si l’introduction d’une innovation technique amène à des innovations pédagogiques et organisationnelles (Paquelin, 2009). Une étude systémique supposant des influences réciproques entre éléments d’un système (infra), nous avons souhaité interroger les usages sociaux de différents acteurs impliqués dans l’intégration des tablettes au collège, à savoir les enseignants, les apprenants et leurs parents. Il sera question d’une part des représentations des acteurs concernant les tablettes, et plus largement le numérique, en classe, d’autre part des liens entre pratiques pédagogiques et pratiques sociales de l’utilisation de cet artefact. Plus précisément, nous visons à répondre aux questions de recherche suivantes pour notre terrain de recherche:

  • Quels sont les usages sociaux des outils numériques?

  • Quelles sont les représentations déclarées des acteurs à propos du numérique, et plus spécifiquement des tablettes, en contexte pédagogique?

  • Quelle continuité/discontinuité ces usages et représentations déclarées laissent-ils entrevoir entre l’école et la maison et entre différents groupes d’acteurs?

  • Après avoir présenté notre cadre théorique, nous aborderons le contexte de la recherche, le cadre méthodologique, puis les résultats auxquels cette étude a abouti.

2. Le cadre théorique

Dans notre réflexion sur l’approche sociocritique du numérique à l’école, nous souhaitons mettre en relation cette démarche avec le cadre de la systémique (Morin, 2000) afin de faire ressortir les spécificités de chacune de ces approches, ainsi que les éléments en commun. Dans un second temps, nous nous intéresserons aux usages des tablettes numériques en éducation, et plus précisément dans l’enseignement-apprentissage des langues.

2.1 Approches systémique et sociocritique

Von Bertalanffy rappelle, dans son ouvrage sur la systémique (1993), que nous sommes entourés de systèmes. La prise de conscience de cette réalité dans différents champs scientifiques, industriels, ou encore politiques a tôt fait de rappeler la nécessité d’une «approche par les systèmes» pour saisir la complexité des processus en jeu (Bertalanffy, 1993, p. 2).

2.1.1 Approche systémique: concepts fondamentaux

Cette approche s’oppose à une conception de la pensée qui prône une démarche rationaliste et analytique des phénomènes étudiés, en rapprochant ceux-ci à partir de certains préceptes fondamentaux de la méthode cartésienne. Dans cette dernière, lorsque l’on est face à un problème complexe, on essaie de le diviser en composantes qui sont ensuite traitées séparément. Au contraire, Morin inscrit une approche systémique dans la continuité de la conception pascalienne, plus holistique, où il est impossible «de connaître les parties sans connaître le tout» (Morin, 2000). C’est dans cette ligne que se situe Von Bertalanffy (1993) lorsqu’il rappelle que «les caractéristiques constitutives ne peuvent s’expliquer à partir des caractéristiques des parties prises isolément» (p. 53).

Les défenseurs d’une approche systémique envisagent ainsi l’observation de la réalité à travers un macroscope (Durand, 2010, p. 10) afin de saisir le système dans sa complexité. Cette idée se retrouve dans les quatre concepts fondamentaux de tout système, selon Durand (2010):

  • l’interaction entre les éléments constitutifs du système;

  • la globalité, qui suppose qu’«un système est un tout non réductible à ses parties» (p. 10);

  • l’organisation, qui renvoie à un «agencement de relations entre composants ou individus qui produit une nouvelle unité possédant des qualités que n’ont pas ses composants» (p. 10);

  • la complexité, c’est-à-dire «lorsque sont inséparables les éléments différents constituant un tout (comme l’économique, le politique, le sociologique, le psychologique, l’affectif, le mythologique) et qu’il y a tissu interdépendant, interactif et inter-rétroactif entre l’objet de connaissance et son contexte, les parties et le tout, le tout et les parties entre elles» (Morin, 2000, p. 17).

Dans le cadre spécifique du numérique en formation, Mangenot (2000) rappelle que «la perspective systémique s’intéresse moins à l’étude isolée de telle ou telle variable (les logiciels, les enseignants, les apprenants, l’institution) qu’aux relations entre ces variables» (n.p.). L’intégration d’un nouvel outil, tel que la tablette, requiert donc une réflexion multiscalaire et polycentrique. Concrètement, cela signifie que nous adoptons une approche où, en plus des préconisations de l’approche sociocritique explicitées dans Collin et al. (2015, discutées infra), nous nous intéressons aux interactions entre différents éléments du système dans leur dimension longitudinale amenant à des cristallisations momentanées et récurrentes envisagées comme des «états attracteurs» du système (Larsen-Freeman et Cameron, 2008, p. 49). De plus, le cadre de la complexité nous permet de concevoir les interactions entre différentes dimensions et différents niveaux du système analysé (pour nous, les classes de langue du collège qui constitue notre terrain, voir infra). Par exemple, parmi ces interactions entre niveaux, on compte les influences réciproques entre représentations (au sens large) des acteurs et leur influence sur les (non-)actions en classe, ou encore le rapport dialogique entre des choix au niveau de l’organisation et des pratiques de classe (Combe et al., 2018).

2.1.2 Spécificités et apports de l’approche sociocritique du numérique à l’école

Dans le projet de recherche dans lequel la présente étude s’inscrit, nous retenons principalement trois éléments de l’approche sociocritique telle qu’elle est décrite par Collin et al. (2015) et les intégrons dans notre cadre systémique.

Premièrement, l’approche sociocritique du numérique à l’école fait dialoguer le social et le scolaire, afin d’étudier les liens qui existent entre les usages extrascolaires du numérique et les usages scolaires. Cette démarche se situe ainsi:

au croisement de la sociologie des usages, qui a relativement peu développé les dimensions éducatives du numérique, et des sciences de l’éducation, qui ont faiblement mis en lien les usages numériques proposés aux élèves en salle de classe avec ceux développés en contexte extrascolaire.

Collin et al., 2015, p. 91

L’approche sociocritique pose également une forme de chronologie des usages dans le sens où «les élèves développent un rapport premier au numérique en contexte extrascolaire étant donné l’omniprésence des outils numériques dans les environnements familiaux et sociaux des pays développés» (Collin et al., 2015, p. 91). Les élèves n’arrivent donc pas à l’école vierges de toute représentation sur le numérique et ses usages, ni de pratiques antérieures qui peuvent influer sur leurs pratiques scolaires (Fluckiger, 2008). La porosité des contextes mérite donc que l’on se penche de façon plus appuyée sur la circulation des représentations et des usages, pour nous concernant les tablettes numériques, en partant de la compréhension de ces représentations et usages privés, ce qui est l’objet de cet article. En nous appuyant sur la littérature existante – voir par exemple Hamon et Villemonteix (2015, par. 60) sur l’intégration des tablettes – nous postulons donc qu’il existe une certaine porosité entre les (représentations sur les) usages dans les sphères privées et scolaires, que cette étude veut sonder dans les classes de langue d’un collège français.

Deuxièmement, nous nous concentrons sur l’«agencement relationnel» de l’élève (Collin et al., 2015, p. 111), autrement dit les liens entretenus avec les autres acteurs scolaires, ici les enseignants et les parents. Sur ce point, nous nous distinguons de l’approche sociocritique. Dans notre angle d’attaque, le réseau des acteurs, et la cognition distribuée, ne sont pas enquêtés à partir d’un focus sur les élèves, mais selon la logique polycentrique mentionnée plus haut qui nous fait poser les différents acteurs nommés[4] sur un plan ontologique d’égalité.

Enfin, dans le projet de recherche dans lequel cette étude s’inscrit, nous reprenons et prolongeons la volonté de considérer les idéologies liées au numérique en analysant les discours entre autres politiques et institutionnels par les outils de l’analyse du discours numérique (Combe et al., 2018).

2.2 Numérique et éducation: le cas des tablettes numériques

Dans cette section nous passons en revue certaines études qui pointent des facteurs de réussite et d’échec pour l’intégration du numérique à l’école. Cette revue non exhaustive de la littérature nous permettra ensuite d’apprécier quels facteurs sont effectivement anticipés par les acteurs enquêtés et lesquels sont au contraire ignorés.

De manière générale, notre travail s’inscrit dans le domaine de l’apprentissage des langues médiatisé par les technologies (ALMT), un champ qui s’est constitué dans la continuité de l’apprentissage des langues assisté par ordinateur (ALAO), mais il s’ancre également dans celui, plus large, des recherches en technologie de l’éducation.

Depuis plus de cinquante ans, les technologies successivement «nouvelles» (radio, télévision, ordinateur, Internet...) ont été exploitées en pédagogie drainant régulièrement dans leur sillage leur lot d’espoirs d’un enseignement-apprentissage facilité, que l’ALMT a questionné (voir Guichon, 2012b pour un aperçu historique).

2.2.1 Usages sociaux et scolaires du numérique chez les enfants-élèves

La volonté d’introduire le numérique à l’école est souvent basée, du moins dans les discours institutionnels, sur le constat que le numérique est omniprésent dans la vie quotidienne et que si l’école ne l’intègre pas, elle risque d’être – pour certains, elle l’est déjà – en retard sur son temps, ce qui amène à un échec dans la préparation des futurs citoyens à leur entrée dans le monde actif (Casati, 2013; Soubrié, 2016). Pourtant, la recherche a montré que la relation entre usages quotidiens du numérique et usages scolaires est loin d’être celle d’un simple transfert (Alava et Morales, 2015). Ainsi, par exemple Fluckiger (2008) rappelle que, malgré certaines prescriptions institutionnelles, «les usages scolaires contrastent fortement avec les usages personnels des élèves» qui, hors l’école, utilisent régulièrement Internet, les messageries synchrones et asynchrones, etc., autant de marqueurs d’appartenance générationnelle/culturelle. En dépit de ces usages personnels intensifs, Fluckiger et Baron (2008) signalent l’existence de plusieurs obstacles à l’intégration des compétences numériques informelles des élèves dans un contexte scolaire. Il est possible de les classer en trois grands groupes: des obstacles en matière de compétences, de finalités ou de contraintes institutionnelles.

2.3 Intégration des tablettes numériques: quels résultats?

Un des derniers sous-champs de l’ALMT qui a vu le jour concerne les apprentissages mobiles (en anglais Mobile-Assisted Language Learning, ou MALL). L’UNESCO (2013), «convaincue que la technologie mobile peut permettre d’étendre et d’enrichir les possibilités éducatives des apprenants dans divers contextes», a rédigé des principes directeurs pour l’apprentissage mobile. En France, les déploiements et expérimentations ne cessent d’augmenter. En juin 2013, on comptait environ 15 000 tablettes en expérimentation dans les établissements scolaires (écoles, collèges, lycées), en janvier 2015, on en recensait environ 130 000. Sur le versant de la recherche, on constate également une montée en puissance des études. Ainsi, Burston (2014) recense 345 études et Pegrum (2014) et de Abreu (2017) ont récemment consacré des ouvrages à l’apprentissage des langues par la technologie mobile.

La littérature sur les artefacts mobiles est récente, depuis 2011 environ, et s’intensifie depuis 2013. Ainsi, cette même année, la revue STICEF a consacré un numéro spécial aux «Artefacts tactiles et mobiles en éducation» sous la direction de Bruillard et Villemonteix. Néanmoins, dans la méta-analyse de Burston (2014), l’on peut noter que les recherches et implémentations en MALL se focalisent peu sur le niveau secondaire (10 % contre 70 % pour le supérieur) et peu sur l’utilisation des tablettes numériques (9 %). Par ailleurs, à travers un sondage par questionnaire, ce même auteur arrive à affirmer que les intégrations du MALL dans le curriculum sont plus riches que ce que la recherche fait apparaître.

Au début de la montée de ces technologies, Melhuish et Fallonn (2010) relèvent cinq affordances principales de ces technologies: la portabilité; la généralisation des objets et leur accès facilité (coût); la possibilité d’apprentissages situés, quand et où on veut; la connectivité et la convergence; la possibilité de pratiques individualisées et personnalisées. Sur le versant des recherches empiriques, Karsenti et Fievez (2013) notent que l’utilisation des tablettes apporte un gain dans la motivation des élèves. Cette motivation peut être liée à une perception de la tablette comme d’un artefact véhiculant une forme ludique. En effet, Hamon et Villemonteix (2015) notent que certains élèves du primaire associent l’utilisation d’un écran tactile au ludique, en l’opposant à l’écrit manuscrit plus lié à la forme scolaire. D’autre part, les mêmes auteurs montrent que les enseignants perçoivent également une dimension ludique qu’ils apprécient, tout en restant dans une opposition binaire entre travail lié à la forme scolaire et approche ludique. La motivation peut également être liée à une créativité accrue (Karsenti et Fievez, 2013), éventuellement grâce à la création de productions multimodales, intégrant images (fixes ou en mouvement) et sons au texte. Ces productions semblent particulièrement intéresser les enseignants (Hamon et Villemonteix, 2015), même si elles posent des questions concernant la réglementation de l’utilisation de photos et vidéos reproduisant les élèves (Villemonteix, 2015). Du côté des élèves, les productions multimodales semblent être associées à une certaine facilité d’utilisation des tablettes (Villemonteix, 2015). Néanmoins, ces mêmes élèves peuvent être désorientés par des tâches telles que chercher un fichier ou définir les propriétés d’un objet, à notre sens, car ces tâches dépassent les usages quotidiens des artefacts mobiles. Cela fait écho à un élément noté par Burston (2014) comme entravant l’intégration du MALL dans les curricula, à savoir la nécessité des périodes d’apprentissage et de prise en main inattendues par les apprenants. La facilité d’utilisation est également à relativiser en fonction de ce que Villemonteix et Norgy (2016) appellent les «contraintes ergonomiques», par exemple l’impossibilité du multifenêtrage sur ces artefacts.

Les activités pédagogiques avec les tablettes requièrent donc – et d’après Karsenti et Fievez (2013) impulsent – un développement des compétences informatiques, tant chez les élèves que chez les enseignants. En ce sens, Hamon et Villemonteix (2015) notent que l’arrivée des tablettes remet à l’ordre du jour la question de l’éducation aux médias, ou encore Ferrière et al. (2013) soulignent le besoin d’accompagnement pour les formateurs.

Karsenti et Fieviez (2013) citent parmi les avantages de l’utilisation des tablettes la collaboration entre élèves et entre élèves et enseignant. Dans leur enquête, Hamon et Villemonteix (2015) relativisent cette position. En effet chez les élèves qu’ils enquêtent, il semble y avoir une préférence pour les activités individuelles, qui permettent d’une part une individualisation des apprentissages se réalisant ainsi au rythme de chacun, d’autre part d’éviter les dimensions négatives de la collaboration tels les conflits. Chez les enseignants, la collaboration ne semble pas faire l’unanimité non plus, certains l’appréciant alors que d’autres se tournent vers des formes plus classiques (Hamon et Villemonteix, 2015). Dans ce sens, la portabilité aussi, autre dimension mise en avant par Karsenti et Fieviez (2013) et Melhuish et Fallonn (2010), ne semble pas être toujours au rendez-vous, avec des classes parfois figées (dans les deux sens du mot) sur une disposition spatiale classique.

La littérature met enfin en lumière des contraintes que Villemonteix et Norgy (2016) appellent écosystémiques. Parmi celles-ci, on compte les difficultés de gestion des applications sur le parc des tablettes, ainsi que de gestion de documents notamment dans les transmissions élève-enseignant et enseignant-élèves. Cela semble aller à l’encontre d’un résultat de l’enquête de Burston (2014), qui montre que la présence d’une infrastructure technique pour l’intégration du MALL est perçue comme importante par 44 % des répondants, mais comme neutre par 41 %. Cette différence dans les deux études pourrait être due au fait que les répondants de Burston incluent non seulement des tablettes avec un public scolaire, mais aussi, voire surtout, une variété de dispositifs mobiles dans des contextes principalement d’enseignement supérieur. Enfin, ce même auteur note des doutes des praticiens concernant l’obsolescence relativement rapide des artefacts mobiles.

Face à ces résultats, nous nous intéressons à comprendre quelles sont les représentations et les usages présents avant la venue des tablettes. Cette étude nous permet non seulement de cerner la logique de l’action «dans un réseau de relations élargi, qui agit sur lui [l’enseignant, mais nous ajouterions même tout acteur] aux plans matériel et symbolique et sur lequel il agit» (Villemonteix et Nogry 2016, p. 82), mais aussi de constater d’éventuels décalages ou des impensés de la part des acteurs de terrain. Cela nous permet de poser les bases pour «l’accompagnement des enseignants vers des représentations des différentes fonctions des instruments matériels et logiciels mobilisés et des processus en jeu, afin de mieux identifier, voire discriminer les contraintes posées» (Villemonteix et Nogry 2016, p. 89).

3. Contexte et démarche méthodologique

3.1 Le contexte de la recherche

Cette recherche s’effectue au sein d’un collège connecté. Sur l’ensemble du territoire français des collèges ont été sélectionnés afin de bénéficier d’un accompagnement pédagogique et d’investissements spécifiques pour encourager l’intégration du numérique dans les enseignements et la vie scolaire. Le projet repose principalement sur un effort important en matière d’équipement (raccordement au très haut débit, tablettes numériques et tableaux numériques interactifs), d’implication de l’équipe pédagogique et de l’administration (avec un projet pédagogique numérique partagé au sein de l’établissement). Un accompagnement (suivi, évaluations, formations de l’équipe pédagogique) est également officiellement annoncé.

Notre terrain de recherche est un collège du sud de la France. L’enseignant coordonnateur des projets numériques, Thierry[5], nous a sollicités afin de travailler avec les enseignants en langues pour mener un projet similaire à celui mené, au sein du même collège, avec l’Institut français d’éducation en classe de mathématiques et de sciences en 2014-2015 (Aldon et Panero, 2015). Il s’agissait dans ce cas d’une recherche collaborative orientée par la conception (Sanchez et Monod-Ansaldi, 2015), alors que nous nous situons davantage dans le cadre de la recherche-action participative (McIntyre, 2008), même si dans cet article nous faisons état de l’observation préliminaire à l’action conjointe qui a eu lieu successivement.

Ont participé à cette étude un enseignant représentant chaque langue (anglais, allemand, espagnol et italien), a été sollicité l’ensemble des parents et des apprenants des trois classes de cinquième, qui ont reçu une tablette numérique à la rentrée 2015. Rappelons nos questions de recherche, que l’on peut maintenant apprécier en fonction des observations faites dans les sections précédentes:

  • Quels sont les usages sociaux des outils numériques?

  • Quelles sont les représentations déclarées des acteurs à propos du numérique, et plus spécifiquement des tablettes, en contexte pédagogique?

  • Quelle continuité/discontinuité ces usages et représentations déclarées laissent-ils entrevoir entre l’école et la maison?

3.2 La démarche méthodologique

Notre travail, mené en 2015, s’appuie sur quatre moyens de collecte de données croisant les conceptions de plusieurs destinataires directs ou indirects de ces outils: un questionnaire (De Singly, 2008) en ligne adressé aux élèves de cinquième, destinataires des tablettes; un questionnaire en ligne adressé aux parents des élèves de cinquième; quatre entretiens semi-dirigés compréhensifs individuels (Kaufmann, 2008) avec des enseignants de langues, ainsi que des notes de terrains à la suite des observations directes. En ce qui concerne la sphère familiale, les questionnaires renseignent sur le matériel informatique (ordinateurs, tablettes, smartphones) présent dans les foyers, les types d’usages pour les différents outils et les conditions d’accès aux outils et à l’Internet par les enfants. En ce qui concerne la sphère pédagogique, les questions visent l’explicitation des projections des parents sur l’utilité (pédagogique) des tablettes, tant de manière générale que concernant les différentes matières.

Au cours des entretiens, les enseignants ont été interrogés sur leurs usages personnels du numérique ainsi que leurs représentations en tant que parents. Ensuite, nous avons abordé la sphère pédagogique pour comprendre les atouts, les contraintes et les dangers perçus, voire expérimentés, de l’introduction des tablettes en classe de langue. En outre, nos questions ont porté sur la perception de la dimension institutionnelle, au niveau de l’établissement et de l’académie, notamment par rapport à d’éventuelles incitations, voire injonctions, perçues pour l’intégration des tablettes.

Cent trente-cinq élèves de cinquième et leurs parents ont été destinataires d›un questionnaire en ligne. Nous avons obtenu et pu exploiter 55 réponses d’élèves et 48 de parents. Enfin, environ 3 heures et 30 minutes d’enregistrements pour les entretiens ont été transcrits.

Dans nos analyses, nous avons mis en place une approche mixte simultanée (Ware et Rivas, 2012), autrement dit une approche combinant des analyses statistiques descriptives et des analyses qualitatives effectuées sans succession chronologique. Les analyses qualitatives ont été déployées sur les questions ouvertes des questionnaires et sur les entretiens.

Dans l’analyse qualitative des questions ouvertes des questionnaires et des entretiens, nous avons mis en place un codage (Paillé et Mucchielli, 2008, p. 15) qui a été testé afin d’atteindre la saturation (Kaufmann, 2008, p. 102). Ensuite, nous avons opéré une analyse de contenu (Bardin, 1977) pour relater les discours des acteurs à trois champs: les usages du numérique déjà en place, les représentations sur le numériques/tablettes en contexte extrascolaire, les représentations sur le numérique/tablette à l’école.

Enfin, une triangulation des données (Demaizières et Narcy-Combes, 2007) provenant des différentes sources a été opérée afin de dégager des thématiques transversales aux différents acteurs, que nous abordons dans la section suivante. L’ensemble des citations extraites des questionnaires reprennent les propos dans leur orthographe et syntaxe originelles.

4. Résultats

Les analyses des données ainsi rassemblées ont mis au jour un rapport de continuité et discontinuité sur le plan des usages et des représentations des outils à des fins sociales ou pédagogiques. Ce rapport se réalise à différents niveaux: scolaire/extrascolaire; entre les trois groupes d’acteurs et entre les membres de l’équipe éducative. Dans chacune des sections nous relatons les usages rapportés et les représentations des trois groupes d’acteurs enquêtés: enseignants (signalé par ENS), élèves/enfants (signalé par ELEV), parents (signalé par PAR).

4.1 Usages et représentations du numérique dans la sphère privée

Nous consacrons cette section aux usages sociaux et représentations des outils numériques dans la sphère privée chez les acteurs enquêtés. Les discours soulignent une certaine ambivalence et un tiraillement vécu tant au niveau des usages que des représentations liées au numérique et aux tablettes en particulier.

4.1.1 Les tablettes et leurs usages dans la sphère privée

Les réponses aux questionnaires font apparaître une présence généralisée des tablettes dans la sphère privée: 70 % des parents affirment posséder une tablette à la maison (différente de la dotation scolaire), auxquels s’ajoutent 10 % qui déclarent souhaiter en acquérir une prochainement. La présence d’un ordinateur à la maison rend inutile cette acquisition supplémentaire pour les autres, d’autant que son achat est, pour l’un(e) d’entre eux, encore onéreux. La même dualité entre tablette et ordinateur se retrouve chez les enseignants, doublée ici par une correspondance tablette-amusement vss ordinateur-travail. Ainsi par exemple l’enseignante d’italien affirme: [Mon fils] voulait acheter une merdouille de tablette et que (pause) donc on a conclu un pacte pour que il achète un ordinateur où il puisse aussi travailler (ENS-IT). Sur les quatre enseignants interviewés, deux ont une tablette, fournie par l’établissement. Quant aux élèves, 60 % déclarent en posséder une indépendamment de la dotation scolaire.

Lorsque l’on prête attention aux réponses sur les usages que les participants font des outils numériques et des tablettes en particulier, on s’aperçoit qu’ils sont assez convergents. On retrouve indifféremment, mais avec une importance plus ou moins marquée, une dimension ludique, dans le domaine des jeux en ligne, de la photo ou de la vidéo. Chez les enseignants, seule Angela, l’enseignante d’allemand, signale cet aspect, qu’elle motive par la volonté d’être en lien avec ses enfants. Il y a donc d’abord une démarche d’ouverture à l’autre afin de partager des moments de complicité, ou de comprendre l’attrait pour cet usage. 

Pour ce qui est de la gestion des usages à la maison, les trois groupes de participants reconnaissent des restrictions sur les tablettes et les outils numériques en général. Les trois enseignantes qui ont des enfants et 80 % des parents signalent restreindre l’utilisation des tablettes à la maison. À l’inverse, seuls 52 % des élèves signalent que l’utilisation de la tablette est restreinte[6]. Les restrictions peuvent être de trois catégories, renvoyant aux moments de la journée ou de la semaine, au nombre d’heures ou à la navigation sur Internet. Le facteur âge semble essentiel dans la gestion des usages comme si, à partir d’un certain âge, la négociation et la discussion autour des usages étaient envisageables.

Les écrans sont donc souvent interdits en semaine, hormis une heure ou deux après avoir fait le travail pour l’école (ENS-ALL) et apparaissent comme un moment de détente, principalement réservé au week-end. Toutefois, l’introduction des tablettes au collège semble venir en contradiction avec ces usages dans la sphère privée. En effet, si les devoirs doivent s’effectuer sur la tablette à la maison, le temps d’exposition aux écrans s’avère nécessairement plus long et n’est plus associé à un moment de détente.

Si 70 % des parents signalent limiter à quelques heures par jour, seuls 15 % des élèves interrogés affirment être restreints en ce qui a trait au nombre d’heures quotidiennes. Une telle différence interroge de nouveau la perception des contraintes imposées/vécues. Par ailleurs, 48 % des élèves déclarent utiliser la tablette quand bon leur semble, alors que 42 % affirment avoir des contraintes sur le moment précis d’utilisation (le soir après les devoirs ou le week-end).

4.1.2 Représentations des outils et de leurs usages dans la sphère privée

Comme nous y invite Bangou (2006), il convient de mettre ces usages et contraintes en lien avec les représentations que les usagers ont des outils, ici dans la sphère privée. Plusieurs facteurs pratiques motivent la perception positive de la tablette par les élèves: c’est un outil utile (94 %), facilement transportable (90 %), léger (89 %), et facile d’utilisation (83 %). La dimension ludique explique également cette image positive puisque 93 % d’entre eux affirment apprécier la tablette, car elle permet de regarder des vidéos et écouter de la musique et 89 % sont d’accord avec l’affirmation «c’est bien pour faire des jeux».

Les réponses fournies par les parents et les enseignants soulignent l’omniprésence des écrans dans le quotidien des enfants-élèves. Ainsi, près de 65 % des parents sont d’accord avec l’affirmation: «Les enfants ont déjà bien trop d’écrans.» Une telle représentation transparaît dans les propos de Sabrina et Angela: Quand je passe à la récré dans la salle dans la cours, et que je vois tous assis devant leur téléphone, moi ça me fait pleurer (ENS-IT) ; Sur le week-end et vendredi soir, ça leur fait quand même 3 heures d’écran bon (ENS-ALL). À travers l’utilisation de la locution adverbiale quand même, nous percevons l’existence, chez Angela, au moins, d’un quota informel d’heures qui constituerait une quantité acceptable d’heures d’écran.

Si l’on reprend l’exemple mentionné plus haut concernant les usages ludiques des outils numériques, l’amusement a sa place dans l’usage des outils numériques si tant est qu’il participe aux apprentissages, potentiellement transférables à d’autres domaines[7]. Peut-être peut-on y lire une déformation professionnelle (c’est embêtant les parents profs, dit Angela concernant la gestion horaire des écrans) qui voudrait que la qualité d’un usage soit évaluée à l’aune des apprentissages informels et formels qu’il permet.

4.2 Usages des tablettes dans la sphère pédagogique

Cette section s’appuiera essentiellement sur les propos des enseignantes recueillies lors des entretiens, sur les commentaires des élèves dans les questionnaires, ainsi que sur nos notes de terrain. Nous montrons la complexité et certaines incohérences dans l’introduction et l’usage des tablettes au collège.

4.2.1 Appréhension, tâtonnement et besoin de formation

Rapidement est apparue la centralité du professeur de mathématiques, également coordonnateur des projets numériques au collège: Si on a utilisé les tablettes c’est parce que Thierry était là (ENS-ESP). Le soutien qu’il apporte est crucial car les enseignantes reconnaissent avancer à tâtons, voire à l’aveuglette, car elles ont reçu les tablettes en même temps que leurs élèves et n’ont pas eu le temps de se former ou de s’organiser en amont (ENS-ALL). Dès lors, il existe une certaine appréhension, mêlée d’excitation, chez les enseignantes interrogées.

La question de la formation ou tout au moins de l’accompagnement s’avère donc primordiale, les tablettes introduisant une dimension anxiogène (notes de terrain, 06/10/2017). Peu d’élèves évoquent cette dimension mais l’on peut mentionner ce propos: Sa peut par contre être difficile pour les élèves qui ne connaisse pas trop le numérique (ELEV), qui soulève la question de l’adaptation et de l’accompagnement nécessaire chez certains élèves. Du côté des enseignants, l’appréhension peut s’expliquer par la rareté et la superficialité des formations: On a eu des petites formations euh c’est vraiment juste un premier aperçu, déclare Angela, ce qui induit un sentiment d’incompétence. Un filet [de sécurité] (ENS-ANG) sous forme d’appui technique s’avère nécessaire soit dans le cadre d’un co-enseignement pendant que l’enseignante de langue poursuit son cours, soit en sachant que leur Zorro informatique (ENS-ALL), l’enseignant de mathématiques, est disponible à tout moment. Au mieux, l’usage des tablettes se fait en parallèle d’une formation au sein de l’établissement, menée par deux personnes ressources: Thierry ou René l’informaticien (ENS-ANG). La formation se fait aussi par transfert d’expérience par les personnes perçues comme étant les plus compétentes, telles que Milagros, la professeure d’espagnol, qui a pu employer les tablettes dans une classe de troisième avant leur déploiement avec les cinquièmes.

La formation sur les tablettes se fait donc essentiellement sur un plan non formel par la construction d’une communauté de pratiques, selon les besoins rencontrés sur le terrain et remontés aux personnes compétentes. Si d’un côté cela favorise l’esprit d’équipe autour de projets en commun, de l’autre côté cela pose des difficultés d’ordre organisationnel avec des incompatibilités d’emploi du temps pour la mutualisation des expertises et l’observation des collègues.

4.2.2 Un constat d’expérience intermédiaire en demi-teinte

Toutes les enseignantes reconnaissent l’intérêt (potentiel) des tablettes dans leur pratique. L’enseignante d’anglais, Amy, qui a utilisé les tablettes avec une classe de troisième, évoque un effet sur le travail des élèves lors d’activités de compréhension orale. L’enseignante rapporte comment une écoute individualisée offre l’occasion à l’élève de manipuler la vitesse du document oral ou de gérer le nombre d’écoutes des énoncés selon ses besoins. Ainsi les tablettes favorisent un travail différencié car chaque élève avance à son rythme selon ses compétences et une concentration accrue, que l’usage du casque semblerait faciliter.

Concernant la dimension technique, la manipulation des artefacts situe les enseignantes au même niveau de compétences que les élèves, quand ces derniers ne sont pas plus experts: Euh il faut pas se décourager (rires) (sil. 3 sec.) vraiment il faut se dire que les élèves apprennent comme nous et qu’ils comprennent qu’on n’est pas forcément à l’aise avec le matériel (ENS-ANG). Amy parvient à prendre du recul sur les implications en ce qui concerne l’image. Son commentaire attire notre attention sur cette période vécue, que l’on pourrait qualifier «de transition» car la remise des tablettes a entraîné un ensemble de transformations à plusieurs niveaux, qu’elles soient pédagogiques, représentationnelles, administratives. Cet énoncé interpelle également sur la chronologie d’intégration des tablettes: est-il approprié que les enseignantes n’aient pas (eu) le temps de se former en amont, sachant que cela les met en danger soit de perdre la face, symboliquement, vis-à-vis de leurs élèves: J’arrive maintenant éventuellement à allumer éteindre la tablette et ça parait basique, c’est le genre de chose: «Madame, ça s’allume pas.» Qu’est-ce que je fais? (ENS-ALL), soit au niveau essentiellement pédagogique dans la mesure où, lors d’imprévus techniques (Azaoui, 2017), la non-maîtrise, ou la maitrise partielle de l’outil risque de faire passer au second plan les activités menées en classe. Cela devient même plus explicite dans nos notes de terrain, avec une enseignante qui déclare que, depuis l’introduction des tablettes, c’est pire qu’avant (notes de terrain, 06/10/2017) dans le sens où actuellement les tablettes gênent la gestion de la classe en ce qu’elles encouragent, peut-être parce que c’est le début, la dispersion de l’attention des enseignantes. Elles sont également perçues, après les premières utilisations, comme une barrière au travail de groupe car elles font écran entre les élèves.

Nous le voyons, l’introduction des tablettes dans les classes et leur utilisation reposent essentiellement sur la volonté de chacun et sur une dynamique d’équipe − réduite, car tous les enseignants de langues ne sont pas impliqués − salvatrice en quelque sorte. Elles permettent, en effet, de compenser une mise en place tâtonnante, de faire face aux incertitudes liées à cette période transitionnelle, mais aussi aux représentations parfois négatives sur l’artefact.

4.3 Représentations des usages des tablettes au collège

4.3.1 Des représentations négatives

Quand elles ne sont pas considérées comme une perte d’argent (PAR), les tablettes au collège sont perçues comme un danger potentiel soit parce qu’elles représentent une invasion dans la sphère privée, soit parce que, au mieux, la tablette ne résout rien (PAR), ou, au pire, elles feraient obstacles aux apprentissages.

Bien qu’il ne soit évoqué qu’une fois dans les propos recueillis, il est intéressant de retenir le caractère invasif de la tablette de l’école sur la sphère privée. La personne affirme, en effet, que cela oblige à avoir une connexion internet... pas trop le choix donc!!! (PAR). Ainsi, le choix de l’école s’impose de facto aux familles en ce qu’il exige une connexion internet à la maison, alors que, comme c’est le cas pour 17 % de la population française (Brice et al., 2015, p. 41), elle peut être non souhaitée, ou éventuellement inaccessible financièrement.

Plus récurrente est la représentation négative liée aux apprentissages. Plusieurs parents et enfants déclarent avoir une appréhension à ce niveau. Un épisode représente bien cette crainte diffuse: une photocopie d’un article de Psycho & Cerveau, n° 79 (Bohler, 2016, p. 8) intitulé «Notre attention menacée par les smartphones» avait été remise à l'enseignante d'allemand par une mère qui l'avait adressée en ces termes: À lire. Pour les enseignants et les mamans!

Ces citations montrent donc que certains parents s’inquiètent et se demandent si leur enfant saura encore écrire une lettre manuscrite (PAR). Ces mêmes inquiétudes se retrouvent dans les commentaires de certains élèves, probablement comme un écho de propos entendus de leurs parents. Ainsi ces élèves qui déclarent: Sa peut être bien mais nous écrirons plus et cela posera des problèmes ou ce n’est pas trop bien car c’est mieux d’écrire (ELEV). Comme le font Hamon et Villemonteix (2015, par. 32), il nous semble pouvoir voir à travers ces propos le reflet du monde adulte.

4.3.2 Des représentations positives

Parallèlement à ces représentations négatives, des parents affirment, sans nécessairement étayer leur opinion, que la remise des tablettes aux élèves de cinquième est une (très) bonne chose/démarche (PAR). Pour celles et ceux qui ont accompagné leur réponse d’un commentaire explicatif, apparaît en priorité le facteur «poids», la tablette permettant d’alléger le cartable (PAR). La dimension ludique, facteur supplémentaire de motivation, est également très présente dans le commentaire des parents des élèves ou des enseignants. Enfin, du côté des parents, il est reconnu que la distribution des tablettes participe à la fois à une sorte d’égalité sociale (chaque élève est équipé quelle que soit la situation économique familiale) et à la modernisation des enseignements car c’est dans l’air du temps (PAR). La tablette semble investie des représentations de la société actuelle qui érigent en mythe, au sens de Barthes (1957), l’outil numérique doté, arbitrairement, d’une signification particulière qui en fait un objet incontournable aujourd’hui dans l’éducation. C’est également ce que reconnaissent les élèves et les professeures rencontrées.

Par ailleurs, lorsque les élèves ont été interrogés sur la future livraison de tablettes, trois-quarts d’entre eux exprimaient leur enthousiasme. La dimension ludique rattachée spontanément à cet outil dans la sphère privée semble projetée également dans le domaine pédagogique. Cette dimension ludique nous semble être un facteur perçu de motivation, ainsi que deux autres aspects évoqués par les élèves à plusieurs endroits du questionnaire: le caractère dynamique et novateur des tablettes. À la question «Que penses-tu en général de l’utilisation des tablettes au collège et en classes de langue?», certains déclarent: Ça permet d’apprendre autrement, les cours seront surement plus passionnant (ELEV) ou le cour sera plus dynamique les tablettes plairont car c’est pour les jeunes (ELEV). On retrouve ici l’assimilation de l’introduction d’une innovation technique à celle d’une innovation, ou en tout cas une amélioration, pédagogique dans le cadre d’un mythe de modernité lié aux outils informatiques.

Peut-être plus surprenantes sont les déclarations des élèves qui renvoient à une conception quasi adulte, voire professionnelle de l’intérêt des tablettes, derrière lesquelles – dans une conception dialogique des discours – semblent transparaître de nouveau les voix des enseignants ou des parents: Ça va alléger le sac, aider en math (pour l’utilisation de geogebra ou a [sic] faire des calcul complexe) ou ça va éviter que la salle informatique soit tout le temps réservé (ELEV), qui fait écho à cet énoncé de Sabrina, l’enseignante d’italien: Aller en salle informatique est compliqué (ENS-IT).

4.3.3 Des représentations mitigées

Face à des représentations négatives exprimant des craintes ou des représentations positives largement rattachées au mythe de modernité, d’autres opinions semblent approcher l’intégration des tablettes d’un point de vue plus critique. Ainsi, parfois, il existe un désir de distinguer l’artefact et l’usage qui en est fait: C’est intéressant de découvrir et connaître les supports numériques, on attend de voir l’utilisation qui en sera faite en cours et si ça représente vraiment une plus-value pour les apprentissages(?) (PAR); moi, ce qui me fait peur, c’est de mélanger euh le fond et la forme quoi, l’outil et la finalité (ENS-IT). Apparaît la crainte que l’introduction des tablettes soit considérée comme la panacée à tous les maux de l’école et fasse écran à l’objectif principal: les apprentissages.

Par ailleurs, il nous semble qu’est évoqué, en filigrane, le risque d’un éventuel désenchantement sur le plan pédagogique, que nous retrouvons plus explicitement dans les propos d’Angela, l’enseignante d’allemand: Je pense c’est très positif mais (rires) j’ai peur j’ai peur que euh ça fasse un petit peu un effet pétard mouillé (ENS-ALL).

Les conditions évoquées pour se prémunir de ces risques renvoient à la formation ou, plus globalement, à la réflexion pédagogique nécessaire en amont. Ainsi ce parent qui considère positivement les tablettes, mais précise: Il ne faut pas que les professeurs se décharge sur les tablettes non plus, ou tel autre qui pose explicitement la question de la formation: Les professeurs sont-ils formés pour des utilisations pédagogiques avec la tablette? La question se pose aussi du côté des enseignants qui soulignent que le numérique c’est bien, mais après faut qu’on soit aidés derrière (ENS-ESP). Pourtant, aux dires de l’enseignante d’allemand, actuellement, d’après ce qu’[elle avait] vu sur le PAF [plan académique de formation], euh y’avait rien[8] (ENS-ALL).

Concernant les élèves, seuls les enseignants semblent poser la question de leur aptitude à utiliser les tablettes dans un cadre scolaire: Ils ont tous des portables dans la cours sauf qu’ils savent pas ce que c’est qu’une clé USB (ENS-IT).

Selon l’enseignante d’allemand, en revanche, les besoins seraient davantage d’ordre pédagogique, auxquels pourrait répondre la rencontre avec des gens qui connaîtraient beaucoup beaucoup d’outils, qui pourraient nous dire voilà quels sont vos besoins et voilà ce qu’on peut vous proposer et avez-vous pensé à telle ou telle chose voilà comment on s’en sert et voilà comment ça peut être utile en cours (ENS-ALL). Ainsi, la formation envisagée, condition à une représentation plus sereine des tablettes, devrait donc répondre à cette double nécessité technico-pédagogique (Guichon, 2012a) pour s’approprier l’outil et ses fonctionnalités dans une optique pédagogique, et les aspects pédagogiques à proprement parler.

5. Discussion et conclusions

En conclusion de notre étude, nous pouvons élaborer un certain nombre d’observations sur les dynamiques observées à travers les sphères privées et pédagogiques et à travers les trois groupes d’acteurs que sont les parents, les enfants/élèves et les enseignants. Ces dynamiques traversant les sphères et les groupes d’acteurs peuvent être caractérisées sur les plans de la continuité et de la discontinuité.

Avant tout, en ce qui concerne la sphère privée, nous avons pu noter que la restriction de l’accès aux écrans et/ou à Internet se pose parmi les trois groupes d’acteurs. En ce sens, nous avons pu noter une légère discontinuité concernant la position des enseignants et des parents, position qui met en relief des restrictions assez importantes, et la position des élèves qui témoigne d’une plus grande liberté. Comme nous l’avons vu, cela peut être dû à un biais dans notre dispositif de recueil des données et/ou par une différence des perceptions relatives aux contraintes.

À l’intersection entre les sphères privée et pédagogiques, nous avons noté que parents et enseignants partagent des représentations sur la relation ordinateur/tablette. En ce sens, les deux types d’artefact sont souvent considérés comme en opposition, la tablette étant plus destinée à un usage principalement récréatif alors que l’ordinateur serait un instrument permettant également de travailler, donc plus complet. Notre enquête confirme donc les observations de Hamon et Villemonteix (2015) sur l’association des tablettes au ludique. Dans la même dynamique, la présence d’un ordinateur dans le foyer semble impliquer l’absence de besoin d’une tablette. D’autre part, l’introduction de tablettes dans le collège a un impact sur l’écosystème numérique non seulement scolaire (Burston, 2014 ; Villemonoteix et Norgy, 2016), mais aussi celui des foyers. D’après certains témoignages de parents, cela serait surtout dans une perspective d’égalitarisme où l’école permettrait aux foyers qui ne le sont pas de s’équiper. D’après d’autres, cela impose des changements, comme le fait de devoir s’équiper d’une connexion à Internet au domicile.

Dans la sphère pédagogique, la première dynamique est celle de la perception d’une modernisation de la pratique et de l’infrastructure pédagogiques grâce à l’introduction des tablettes, idée qui traverse les trois groupes d’acteurs. Même si des recherches ont montré que cela peut se produire (Hamon et Villemonteix, 2015), dans les discours que nous avons analysés, cette idée semble manquer de fondement et confondre introduction d’une innovation technique avec innovation pédagogique (Paquelin, 2009) en reproduisant des discours institutionnels et généralistes (Casati, 2013). La deuxième dynamique, en ligne avec Hamon et Villemonteix (2015), est celle relative au caractère motivant et ludique des tablettes. Ainsi, surtout chez les parents et chez les élèves, on constate que l’introduction de ces outils est associée à une dimension de jeu et de motivation. Cela nous semble dû à l’expérience faite par ces acteurs de l’usage des tablettes, et des écrans en général, dans la sphère privée. Par contre, nous avons pu noter une discontinuité avec les représentations des enseignants, qui ont déjà émis la crainte que l’euphorie initiale retombe une fois que la tablette est pleinement associée au travail scolaire. Par rapport à la littérature, nous n’avons pas trouvé de trace associant la dimension motivante du travail avec tablette avec les productions multimodales possibles sur celle-ci (Villemonteix et Norgy, 2016). Le troisième point qui retient notre attention est celui de la formation des usagers pour la prise en main de l’outil. Nous avons pu noter non seulement une certaine continuité parmi les préoccupations des trois groupes acteurs concernant les compétences requises pour une utilisation efficace et productive de cet outil en classe de langue, mais aussi le caractère anxiogène exprimé par les enseignants. En ce sens, les entretiens avec les enseignants montrent une insuffisance perçue de l’accompagnement institutionnel sous la forme de formations de formateurs qui donne lieu à l’expression d’un besoin de formation (Ferrière et al., 2013) et à une dynamique locale de réflexion de groupe et d’assistance allant des pairs plus experts vers ceux se positionnant comme novices et in fine vers la constitution d’une communauté de pratiques. Nous assistons donc à une dynamique inverse de celle observée par Burston (2014) où la présence de collègues (plus) experts n’était pas un facteur significatif d’intégration d’outils mobiles. D’autre part, les enseignants anticipent un effet de cette compétence partielle ou incompétence sur le temps de réelle activité dans la classe à cause de problèmes techniques tels des difficultés à allumer la tablette, anticipation qui a été confirmée (Cappellini et Combe, 2018). En ce sens, en reprenant l’expression de Villemonteix et Norgy (2016), il nous semble pouvoir parler d’une contrainte pré-écosystémique.

Enfin, à travers les différents propos recueillis, il nous semble que trois postures des acteurs face à l’introduction des tablettes se dégagent. D’une part, des positionnements technophiles et technophobes sont présents dans les réponses aux deux questionnaires, avec les parents ou les élèves exprimant leur perception positive ou négative sans en expliquer les raisons. D’autre part, certains propos, notamment chez les enseignants mais également chez parents et élèves, montrent une attitude que nous serions tentés de définir comme «critique» au sens que lui accorde l’approche sociocritique: une attitude qui questionne non pas l’outil en tant que tel, mais la pertinence de l’outil dans la sphère pédagogique, voire privée, et ce que cette introduction implique en matière d’effets sur l’environnement, que ce soit pour les compétences des enseignants et des élèves ou pour les nouvelles possibilités dans l’apprentissage. En ce sens, les seules observations intéressantes ont concerné, chez les enseignants et chez certains élèves, l’utilisation des tablettes pour l’individualisation dans le cadre des activités de compréhension orale. Le travail de groupe, éventuellement mobile, n’a pas été évoqué, ce qui semble présager la reproduction d’une forme scolaire classique (Hamon et Villemonteix, 2015).

Pour finir, nous tenons à souligner qu’au-delà des tendances générales spécifiées dans cette étude il existe une variabilité des voix parmi les groupes d’acteurs. Par conséquent, toute réflexion liée à la formation ou aux applications pédagogiques ne saurait satisfaire l’ensemble des acteurs.