Article body

1. Introduction

À l’heure où la plupart des pays occidentaux mettent en place des réformes pour améliorer la réussite éducative, l’attention se tourne vers l’évaluation formative des apprentissages; sa visée n’est pas de sanctionner ni d’opérer une sélection sociale, mais plutôt de soutenir la progression des apprentissages. Plusieurs experts (Allal et Mottier Lopez, 2005; Black et Wiliam, 1998; Perrenoud, 1998; Scallon, 2007) soutiennent en effet que l’évaluation formative offre des possibilités d’amélioration des processus d’apprentissage et constitue un élément clé de la différenciation pédagogique en permettant d’explorer les difficultés éprouvées par un élève et d’élaborer des pistes pour l’aider à réguler ses processus d’apprentissage. C’est sur cette hypothèse que se fondent diverses initiatives politiques, en Grande-Bretagne, Australie et en Nouvelle-Zélande notamment, ainsi que des programmes internationaux, tel celui piloté par l’OCDE (2005). Au Québec, la réforme curriculaire implantée depuis 2001, misant sur une approche par compétences, privilégie clairement la fonction formative de l’évaluation (Gouvernement du Québec, 2003), notamment en raison du caractère développemental de ces objets d’apprentissage qui nécessitent un soutien continu (Legendre, 2004) et de la préoccupation pour les progressions différenciées des élèves (Scallon, 2007). Or, au Québec comme ailleurs (par exemple, dans le canton de Vaud en Suisse), le débat public autour de l’évaluation des compétences a surtout porté sur la question (sensible) des formes de notation dans les bulletins des élèves ou sur la place des connaissances, comme en témoignent de nombreux articles publiés dans les journaux et dans les écrits scientifiques (Breton, 2011). L’un des changements induits par la réforme en cours, et dont il est peu question dans ce débat, est la place accrue de l’élève dans l’évaluation de ses apprentissages. Comme le souligne Le Boterf (2001), l’évaluation des compétences n’est pas une science exacte; elle est le résultat d’un compromis, d’une confrontation entre divers points de vue, dont celui du principal concerné.

C’est dans cette optique que j’ai conduit une recherche collaborative avec 10 enseignantes du primaire. Misant sur les acquis d’une recherche antérieure dans le cadre de laquelle j’ai surtout documenté des pratiques d’évaluation formative instrumentées (CRSH 2005-2008), l’attention s’est portée cette fois sur celles qui sont informelles, c’est-à-dire qui se coconstruisent dans les échanges entre l’enseignante et les élèves au sein même des activités quotidiennes (FQRSC 2010-2013). Retenant une perspective interactionniste qui conduit à envisager la classe comme une microsociété en (re)composition continue à travers les échanges entre acteurs (Morrissette, Guignon et Demazière, 2011), cette recherche a permis de repérer différents modes d’interaction caractérisant des dynamiques de régulation visées par l’évaluation formative, dont l’ajustement, la confrontation, la tractation, la séduction et l’humour. Dans le cadre de cette contribution, j’illustre comment ces modes se déploient en classe à partir de cas choisis qui soulèvent une discussion sur les conduites plus ou moins (in)déterminées impliquées dans la négociation du contrat pédagogique en relation avec la socialisation scolaire.

2. D’une conception mécanique à une conception interactive et située

Croisant différentes recensions d’écrits portant sur l’évaluation formative (Allal et Mottier Lopez, 2005; Bennett, 2011; Black et Wiliam, 1998; Morrissette, 2010), il se dégage une tendance en recherche, soit celle de l’adoption d’une perspective plutôt instrumentale et mécanique (Militello, Schweid et Sireci, 2010; Wininger, 2005). Dans plusieurs écrits, l’évaluation formative correspond à des tâches-papier de type «mini-tests» administrées en fin d’étape et récupérées dans une visée sommative. Cette manière de circonscrire l’évaluation formative pose différents problèmes, dont celui de réduire les apprentissages à ce qui se mesure, évacuant ainsi trop rapidement la complexité des liens entre les apprentissages et leur évaluation. En outre, pour appréhender le développement des compétences chez les élèves, ce genre d’usage traditionnel de l’évaluation rencontre des limites (Le Boterf, 2001; Perrenoud, 2004), car une logique additive ne saurait rendre compte d’un ensemble de ressources de diverses natures et de la façon dont elles ont été combinées par les élèves pour accomplir une tâche (Legendre, 2004). D’ailleurs, des travaux ont montré que si le jugement d’enseignantes du primaire sur la progression des élèves s’appuie sur ce type de mini-tests, il s’appuie également sur le flot d’observations et d’échanges informels quotidiens avec les élèves qui semblent leur permettre d’appréhender la complexité des apprentissages (Bell, 2000; Morrissette, 2010).

Une autre tendance dominante du domaine, et qui découle de la première identifiée, est rattachée à une conception très mécanique du feedback, soit de la rétroaction fournie autour des tâches d’évaluation formative qui devraient favoriser la régulation des apprentissages. Héritée du béhaviorisme, elle renvoie à des études visant à mesurer les effets du feedback sur la progression des élèves qui concluent le plus souvent à des effets positifs (Dawson, Meadows et Haffie, 2010; Kluger et DeNisi, 1996). Ce type de recherche, reposant sur les prémisses de la recherche expérimentale (pré/post tests), réduit la notion de progression à l’augmentation d’un score à un test, ce qui, encore une fois, semble constituer une conception relativement réductrice de l’apprentissage. De fait, elle évacue trop rapidement la question de l’interprétation, de l’ajustement de sens, des dynamiques de régulation interactive médiatisées par le langage et les ressources culturelles, qui participent au soutien aux apprentissages des élèves visé par l’évaluation formative.

L’importance grandissante des conceptions plus (socio)constructivistes de l’apprentissage au cours des 15 dernières années a conduit à l’émergence de nouvelles perspectives en recherche (Morrissette, 2009). Des chercheurs proposent des conceptualisations qui établissent des liens entre les pratiques d’évaluation formative et la culture dans laquelle elles s’inscrivent, mettant ainsi en relief les valorisations sociales qui les affectent (McMillan, 2010; Pryor et Crossouard, 2008). C’est également dans cette mouvance et en raison de l’intérêt maintenant accordé aux points de vue des praticiens que s’est développée une conception élargie et interactive de l’évaluation formative, comme fondement à des travaux aux orientations diverses. Par exemple, en collaboration avec des enseignants, différentes stratégies de régulation interactive ont été documentées, souvent sous un angle didactique (Kasadi, 2005; Mottier Lopez, 2007) ou plus largement sous l’angle du savoir-évalué des enseignants (Bell, 2000; Mertler, 2009; Morrissette, Loye et Legendre, 2011). Quelques travaux féconds du point de vue de l’originalité de leur contribution et de la prise en charge de la complexité du soutien aux apprentissages ont étudié les façons par lesquelles l’enseignant et les élèves collaborent en classe dans un effort d’ajustement de sens. Par exemple, Mottier Lopez (2003) a mis en relief que tout un système de conventions, s’exprimant en termes d’attentes et d’obligations mutuelles, préside aux structures de participation en classe impliquées dans les régulations interactives. Brandta et Tatsisb (2009) ont cerné différents rôles adoptés par les principaux acteurs concernés dans le cadre de cette collaboration, et l’influence de ces rôles dans les possibilités d’amélioration des processus d’apprentissage. Adoptant une conception interactionniste et située de l’évaluation formative, mes travaux s’inscrivent dans le sillage de ces recherches. Jusqu’à présent, la coanalyse des pratiques réalisée avec des enseignantes du primaire a permis de mettre en lumière leur savoir-faire, en rendant compte du travail minutieux et ethnographique de l’enseignant qui, tel le flâneur de Baudelaire, observe, émet des hypothèses provisoires, fait des liens, questionne, etc., pour se donner une représentation de la situation des élèves face aux apprentissages ciblés et intervenir de façon différenciée (Morrissette et Compaoré, 2013).

Dans le cadre de cet article, l’analyse de la coordination entre l’enseignant et les élèves est poussée plus avant, la focale étant celle des «jeux d’interdépendance» (Postic, 1979) qui participent de la mise en oeuvre d’une évaluation formative non instrumentée. Dans cette optique, et dans la foulée des travaux précédemment nommés, l’intérêt se porte vers les conversations entre l’enseignant et les élèves, celles-ci constituant un lieu d’ajustement (plus ou moins harmonieux) des significations dans le cadre du soutien aux apprentissages visé par l’évaluation formative. Les éclairages théoriques qui étayent cette conception sont présentés dans la partie suivante.

3. Une conception interactionniste et située de l’évaluation formative

L’évaluation formative est ici appréhendée à partir d’une perspective interactionniste et située qui offre un cadre d’analyse des processus d’interdépendance, des dynamiques à travers lesquelles les acteurs prennent part pour se coordonner dans une situation (Morrissette, Guignon et Demazière, 2011). Elle puise aux travaux d’auteurs associés à l’interactionnisme symbolique – Becker (1986; 2006), Strauss (1992), Thomas (1923) – une tradition de recherche qui incite à étudier les phénomènes sociaux sous l’angle des interactions qui lient les acteurs au quotidien et des significations qu’ils engagent dans ces interactions. Elle puise aussi, par analogie prudente, au travail de Laborde (1998) sur l’improvisation qui éclaire plus spécifiquement le contexte de l’évaluation formative non instrumentée, son caractère à la fois indéterminé et prévisible.

Le concept de «définition de la situation» (Thomas, 1923) renvoie à la façon dont les acteurs envisagent la situation dans laquelle ils se trouvent, et donc à leur manière de la cadrer, aux obstacles qu’ils croient devoir affronter, aux choix qu’ils pensent avoir, etc. Il permet d’envisager les pratiques plus informelles d’évaluation formative alors considérées comme des processus continus de définition de la situation que conduit l’enseignant. Ces processus interprétatifs sont tissés de ce qui lui semble pertinent pour comprendre les problèmes auxquels font face les élèves, par exemple les difficultés éprouvées antérieurement, et qui l’amène à intervenir d’une certaine façon auprès d’eux pour soutenir leurs apprentissages. Cependant, à la suite de Becker (1986), figure de proue de l’interactionnisme symbolique, on retiendra que l’agir de l’acteur est fonction de l’ajustement de sa «définition de la situation» à celle des autres, le maillage des échanges entre partenaires de l’interaction se construisant pas à pas à travers des contributions mutuelles enracinées dans la définition de la situation de chacun. En ce sens, il serait plus juste de parler d’une «codéfinition de la situation» qui serait constamment en émergence et négociée dans les interactions en classe, permettant aux principaux concernés de s’ajuster plus ou moins harmonieusement; selon le degré de partage des interprétations, il peut y avoir de la turbulence dans l’interaction, des conflits ou des impasses. Il convient de considérer la dimension temporelle de l’action, en fonction de l’une des hypothèses théoriques de l’interactionnisme symbolique (Strauss, 1992): les façons par lesquelles l’enseignant et les élèves s’ajustent dans un contexte d’évaluation formative sont enchâssées dans des ensembles de conditions eux-mêmes antérieurs, contribuant à façonner la situation présente et constituant à leur tour des conditions pour les actions à venir. Enfin, si les partenaires de l’interaction peuvent partager un même enjeu – celui de réussite scolaire par exemple – leurs attentes et intérêts ne sont pas nécessairement convergents. En conséquence, l’évaluation formative ne saurait être réduite à la régulation des apprentissages; elle concerne également la régulation des positions qui ne sont jamais figées, ossifiées (Strauss, 1992).

En complémentarité, il est intéressant de considérer également les travaux de Laborde (1998) portant sur les Bertsularis, ces artistes basques qui font des joutes improvisées au cours desquelles ils inventent des poèmes chantés, mesurés et rythmés. Pour l’auteur, l’art déployé par ces improvisateurs révèle une compétence et une visée en situation – ce qui peut correspondre à l’intention de l’enseignant de soutenir les apprentissages – ayant été forgées au prix d’une familiarité qui s’est développée au fil du temps en réponse aux attentes d’un public. De fait, il montre comment la conduite de l’improvisateur, son sens du synchronisme, ses avancées, son discernement en regard des choix qu’il opère rapidement, etc., prennent appui sur les réactions de la foule, sur un ajustement constant, bref, sur ce qui se coconstruit en situation. Le bertsu (le poème chanté), dit l’auteur, est donc le produit d’une interaction entre un individu et un public, interaction qui procure en retour une capacité à improviser. Les travaux de Laborde (1998) rappellent ceux de Becker (1986) sur les musiciens de jazz qui font des séances de jam. Les auteurs s’accordent à dire que l’idée d’improvisation ne renvoie pas à celle d’indétermination. Pour que la joute ou la séance de jam ait lieu, des sortes d’accords préalables sont nécessaires, telles des règles du jeu, non consignées, mais qui président à l’organisation de l’improvisation. Il y aurait donc des conduites typiques qui régiraient les relations entre acteurs, tout en leur laissant une certaine marge de manoeuvre. Becker (2006) donne l’exemple d’un public averti qui vient assister à un concert de musique classique: il sait ne pas applaudir entre deux mouvements, ce qu’ignorerait un public étranger aux conventions de ce genre artistique. En d’autres mots, des conventions – ou «rituels d’interaction» (Goffman, 1973) – viennent encadrer l’improvisation. Dans cette perspective, l’interaction entre l’enseignant et les élèves qui échangent en vue de coconstruire une représentation de ce qui fait obstacle à l’apprentissage et de codéfinir une stratégie visant à le surmonter se réalise selon différents rituels que je désigne ici comme étant des «modes d’interaction», conventionnés par des attentes mutuelles, reconnus comme habituels par les partenaires. Ils constitueraient une sorte de contrat passé au-delà des mots dans le cadre d’une culture de classe.

4. Des vidéos et des entretiens pour analyser la négociation des positions

Capturer ces modes d’interaction impliqués dans la mise en oeuvre d’une évaluation formative non instrumentée représente un défi sur le plan méthodologique. Dans cette optique, une recherche collaborative a été conduite auprès de 10 enseignantes du primaire (E1, E2, etc.), misant sur leur discernement pratique pour éclairer un objet de préoccupation mutuel en contexte. Cette méthodologie de recherche/formation vise l’appréhension compréhensive des manières de faire pour en dégager le savoir-faire sous-jacent, au profit de la communauté scientifique comme professionnelle (Desgagné, 2007). Deux d’entre elles oeuvrent au préscolaire, deux en éducation physique, les six autres ayant des classes du secteur régulier de la 1re à la 6e année (6 à 12 ans). Plus précisément, à partir de bandes vidéo réalisées dans leurs classes respectives (trois par enseignante), elles ont identifié ce qui constitue, de leur point de vue, des épisodes d’évaluation formative non instrumentée. Lors d’entretiens individuels (trois par enseignante), elles ont explicité l’action et leur compréhension de la dynamique avec les élèves à partir de l’écoute de ces épisodes; à cette fin, elles ont été soutenues par des échanges avec la chercheuse (CH) qui visaient à approfondir cette compréhension.

La stratégie analytique s’est appuyée sur la microsociologie de Goffman (1973). À partir des verbatim des entretiens individuels conduits, et donc de l’analyse que les enseignantes font de l’interaction observée dans les extraits qu’elles ont sélectionnés, divers modes d’interaction ont été identifiés au travers de la définition de la situation par chaque enseignante, de sa compréhension des significations échangées avec les élèves concernés par les épisodes sélectionnés. Une attention particulière a été portée à la négociation des positions respectives des partenaires[1], soit aux activités discursives conduites dans le cadre du type de tâche qui les occupait lors d’un épisode sélectionné: mise en récit d’une difficulté, argumentation, explication, questionnement mutuel, etc. Sur un plan plus technique, le codage des données a reposé sur une approche inductive, la construction de la grille d’analyse nécessitant des ajustements successifs au fur et à mesure de la confrontation avec un nouveau verbatim, selon un principe de saturation (Laperrière, 1997). Ces ajustements ont permis d’affiner la définition des modes d’interaction identifiés, afin de les distinguer les uns des autres, par l’intégration progressive de nouvelles unités de sens. Par exemple, lorsque l’enseignante explique un épisode en relevant des constructions consensuelles entre elle et un (ou des) élève(s), des avancées de part et d’autre qui convergent dans une recherche de sens pour dénouer un problème d’apprentissage, un code est attribué pour désigner un mode dit d’«ajustement»; lorsque l’enseignante commente un épisode dans le cadre duquel ses échanges avec un (ou des) élèves sont caractérisés par des différends qui se cristallisent autour des tâches à accomplir et des actions à mettre en oeuvre pour le faire, un code est attribué pour désigner un mode dit de «confrontation».

5. Quelques modes d’interaction impliqués dans la mise en oeuvre d’une évaluation formative non instrumentée

La coconstruction d’une évaluation formative repose toujours sur l’engagement improvisé des partenaires, au gré des échanges, mais aussi sur des rituels prévisibles et familiers. En cela, les modes d’interaction présentés ici, s’ils ont un caractère fortement contextualisé, sont également plus ou moins stables et fréquents, pouvant être repérés dans les épisodes de classe de toutes les enseignantes. Ainsi, la recherche conduit à considérer qu’une évaluation formative non instrumentée se coaccomplit sur la base de différents modes d’interaction typiques, dont l’ajustement, la confrontation, la tractation, la séduction et l’humour. Chacun de ces modes est ici défini, puis illustré à partir d’un extrait de verbatim. L’interprétation de chacun des cas présentés met en exergue les enjeux respectifs dans la négociation de sens impliquée dans la mise en oeuvre d’une évaluation formative.

5.1 L’ajustement

L’ajustement constitue un premier mode d’interaction identifié dans plusieurs épisodes d’évaluation formative informelle. On observe une dynamique d’ajustement lorsque l’enseignant et l’élève mobilisent leurs positions respectives dans un mouvement de recherche de sens compatible en vue de se comprendre, de se donner une représentation commune du problème qui se pose et éventuellement de coopérer pour trouver des pistes de solution. L’extrait présenté est issu d’un entretien avec l’une des deux éducatrices oeuvrant au préscolaire.

E1 : je me suis aperçue qu’Antoine [5 ans] a du mal à exprimer ce qu’il pense; c’est ce que j’ai compris des conversations quotidiennes que j’ai eues avec lui; là, dans cet épisode, il doit trouver un ordre pour les quatre dessins, peu importe lequel, l’important est qu’il les mette dans un ordre qui produit une histoire cohérente; ça, c’est difficile pour lui, parce que ça l’oblige à mettre en mots l’histoire qu’il a en tête, car il doit justifier son choix; là, j’observe qu’il fixe sa feuille sans pouvoir dire quelque chose; alors ma façon d’intervenir de façon formative, c’est de l’aider à expliciter cette histoire en testant des idées, sinon, il n’y arrive pas; ici, je suggère qu’il s’agit d’une histoire d’Halloween et il me dit: «non», alors je lui demande «non pourquoi Antoine? qu’est-ce qui te fait dire non?»

CH : il avait un autre type d’histoire en tête?

E1 : oui, et voyez, il me répète que ça n’en ai pas une; je reprends à partir de là, en lui demandant sur quoi porte l’histoire; il arrive alors à dire «un bal costumé»; à chaque fois qu’il ajoute un petit bout, ça me permet de lui poser une autre question pour l’aider à expliquer ce qu’il a en tête et à valider la cohérence de l’enchaînement des images; c’est comme ça que j’arrive à le faire avancer; il m’aide à l’aider en me disant si les idées que je teste correspondent à ce qu’il a en tête.

Cet extrait montre bien la coopération entre l’éducatrice et l’élève qui permet de dégager un sens compatible autour de l’histoire imaginée par ce dernier. L’éducatrice utilise le questionnement pour valider des pistes, et l’enfant accepte cette façon de faire, car il alimente la dynamique en donnant une rétroaction – bien que succincte – sur la pertinence de ces pistes par rapport à l’histoire qu’il a en tête. En ce sens, l’échange est harmonieux, apportant à chacun des gains; il s’inscrit aussi dans un rituel connu et accepté des deux partenaires. De fait, la dynamique de questionnement fait partie du code de l’école, et on voit ici que dès le préscolaire, les élèves y sont déjà socialisés. Cet épisode montre bien qu’une évaluation formative se construit à deux, se codéfinit pas à pas dans l’immédiat, mais aussi que les conditions de la situation présente sont inscrites dans une histoire, car la manière de faire de l’éducatrice repose sur ce qu’elle a compris des différentes conversations quotidiennes qu’elle a eues avec Antoine. C’est donc ce jeu d’interdépendance ancré qui lui permet de s’assurer que le raisonnement logique de l’enfant tient, soit un objet d’évaluation formative propre à certaines des compétences visées au préscolaire, dont «construire sa compréhension du monde» et «communiquer en utilisant les ressources de la langue» (Gouvernement du Québec, 2001).

5.2 La confrontation

Un deuxième mode d’interaction impliqué dans les épisodes d’évaluation formative non instrumentée est la confrontation, soit un rituel pendant lequel l’enseignant et l’élève mobilisent leurs positions respectives dans un mouvement d’opposition; il en résulte un conflit qui dépasse l’ajustement de sens, tel que vu dans l’exemple précédent. Cet extrait de verbatim expose l’interprétation que fait une enseignante de 3e année de ses échanges avec l’une de ses élèves, donnant à voir ce mode d’interaction.

E7 : Clara est une petite fille très émotive: si elle rate son travail, elle pleure, puis elle va tout laisser tomber; au début de l’année, je la laissais se débrouiller toute seule, pour travailler son autonomie face à ses apprentissages, mais je me suis rendu compte que ça ne donnait pas les résultats souhaités; elle se renfrognait, pleurait, allait chercher l’attention des autres, etc.; sur la bande vidéo, lors de cet épisode, on voit qu’elle commence à se frustrer par rapport à son travail; elle n’y arrive pas; comme je ne sais pas si c’est parce qu’elle n’a pas compris les consignes, je lui explique à nouveau, je lui fais une démonstration et j’insiste pour qu’elle reprenne sa tâche tout de suite jusqu’à ce qu’elle réussisse

CH : d’accord

E7 : parce que je me dis que si elle réussit, elle va débloquer et développer un rapport plus positif face au travail; donc, je persévère avec ma demande; mais elle refuse de reprendre le travail, ses joues deviennent rouges, elle ne me répond pas ou me répond des choses non pertinentes, juste pour me provoquer; mon évaluation m’amène à identifier un problème d’attitude; j’interviens en insistant pour qu’elle reprenne la tâche afin de lui faire vivre un succès, mais plus j’insiste, moins elle collabore; je vais devoir revoir ma façon de faire avec elle

Contrairement au mode d’ajustement vu préalablement, où l’éducatrice et l’enfant coopéraient pour se donner une représentation partagée susceptible de dépasser l’obstacle d’apprentissage, relativement rapidement et de façon harmonieuse, on constate ici une turbulence dans l’interaction, l’échange menant même à une impasse. L’évaluation que fait l’enseignante de la situation mène à deux interventions formatives non fructueuses, les partenaires restant sur leur position respective: ni un ni l’autre ne cède, leurs revendications respectives étant irréconciliables pour l’heure. L’enseignante explique son choix de position en disant que son évaluation informelle quotidienne du développement de Clara l’a amenée à identifier que c’est un problème d’attitude qui nuit à ses apprentissages. Cependant, pour l’heure, ses tentatives pour le régler, qui vont dans le sens d’une sorte d’insistance et de focus sur la tâche à accomplir en vue de l’amener à persévérer malgré les difficultés, ne rencontrent pas une ouverture favorable. Comme d’autres modes d’interaction le laissent aussi voir, on constate donc qu’il y a un fragile équilibre entre l’engagement personnel de l’enseignante à faire apprendre et la qualité de sa relation avec l’enfant.

5.3 La tractation

Le certain «immobilisme mutuel» dégagé de l’extrait précédent s’oppose à un mode d’interaction qui implique des concessions de part et d’autre, jugées satisfaisantes pour les deux parties impliquées. Ainsi, un troisième mode identifié concerne une enseignante et un élève qui mobilisent leurs positions respectives dans un mouvement de compromis, de conciliation; il est désigné comme étant une «tractation», se rapprochant du sens commun donné au mot «négociation». Pour illustrer son déploiement dans l’interaction, je présente la narration d’un épisode impliquant une éducatrice du préscolaire et deux élèves qui sont assignés à un atelier qui semble les rebuter.

E6 : Mathis et Kevin n’apprécient pas du tout des ateliers où ils doivent s’asseoir et écrire en étant concentrés; je les observe depuis le début de l’année: ce n’est vraiment pas évident pour eux; dans cet épisode-là, ils devaient faire une frise décorative sur le thème de l’Halloween; c’était la suite d’une tâche de prélecture qu’ils n’ont pas aimée, qui ne permettait pas de bouger, d’être dans l’action

CH : et la petite frise, c’était une activité à faire en découpant?

E6 : non; il fallait dessiner une suite de petits fantômes à l’aide de feutres, une frise selon une certaine séquence sur une bande de papier; le problème c’est qu’ils jouaient avec les feutres au lieu de faire la frise; à ce moment, mon évaluation m’amène à envisager qu’ils n’ont peut-être pas compris l’activité; j’ai vérifié: ce n’était pas le cas; j’ai alors demandé «est-ce que c’est parce que vous n’avez pas envie de faire cet atelier?»; ils m’ont dit «oui»; j’ai alors décidé de céder en partie en leur permettant de choisir la longueur de la frise; ils en ont fait une très courte et je leur ai dit que c’était suffisant; en fait, j’aimais mieux un travail minimal qui me permet de voir s’ils comprennent bien l’idée de séquence que rien du tout; au moins, ils l’ont fait!

L’extrait montre clairement les tractations entre les partenaires de l’échange qui ont des intérêts vraisemblablement divergents, mais oeuvrent pour trouver une solution mutuellement acceptable. De fait, ces jeunes élèves semblent plus avoir envie de jouer, de bouger, plutôt que de faire la démonstration de leur compréhension d’une séquence, un apprentissage de base en mathématiques. L’enseignante, quant à elle, exerce un discernement en situation et garde le cap sur le besoin de vérifier si cet apprentissage est acquis. Le marché conclu, soit accepter que les élèves produisent une courte frise, satisfait les partenaires qui acceptent de perdre un peu par rapport à leurs intérêts premiers, tel une condition nécessaire à l’évaluation formative des apprentissages. D’un certain point de vue, on pourrait considérer qu’il s’agit d’une sorte de marchandage, ce que Woods (1990) appellerait un mécanisme de survie chez l’enseignante[2]. Cependant, comme cette dernière ne fait pas de concession sur les apprentissages et leur évaluation, une interprétation plus féconde irait plutôt dans le sens d’y voir sa façon de gérer la relation pédagogique.

5.4 La séduction

La séduction est le quatrième mode d’interaction identifié dans certains épisodes d’évaluation formative non instrumentée. Il implique des jeux socioaffectifs auxquels se livrent l’enseignante et un élève les détournant, pour un moment, de la visée de soutien aux apprentissages de l’évaluation formative. L’extrait d’un entretien permet de cerner cette dynamique à travers de la narration qu’une enseignante d’éducation physique fait d’un épisode impliquant un groupe d’élèves en 6e année, dont un en particulier (Jonathan). Il est emblématique de plusieurs épisodes sélectionnés par les enseignantes qui oeuvrent à différents niveaux d’enseignement.

CH : si j’ai bien compris, les élèves doivent circuler au travers des six stations et réaliser des défis [moteurs] à chacune d’elle: se propulser sur le petit tremplin en exécutant une figure, sauter sans que la corde à danser soit touchée, marcher sur le cylindre, etc.

E2 : c’est exactement ça

CH : dans cette scène précise, je vois que vous dites quelque chose à un élève

E2 : oui, parce qu’en éducation physique, l’approbation, dire «c’est beau!», c’est très important; les élèves voient qu’ils ont chacun mon attention à 100 % pendant un moment

CH : d’accord

E2 : ça les motive, ça les encourage à continuer

CH : ici, vous intervenez plus particulièrement auprès de …?

E2 : Jonathan; en circulant, j’ai vu qu’il n’arrivait pas à marcher sur le cylindre parce qu’il se penchait trop vers l’avant; là, j’interviens en lui donnant de l’attention, en valorisant ses efforts, je souligne ses améliorations aux autres; on le voit bien sur la bande vidéo; il cherche constamment mon regard et mon approbation; il s’exerce sérieusement uniquement lorsque je reste à cette station pour le regarder s’exécuter; là, il est fier parce que je le félicite; j’arrive à obtenir ce que je veux avec lui de cette façon, en lui donnant de l’attention et des compliments

La narration de cette scène donne à voir une séduction mutuelle qui se traduit de façon différente chez les partenaires. Pour l’enseignante, elle s’exerce en valorisant l’élève, en lui donnant de l’attention et de la reconnaissance; pour l’élève, c’est plutôt en agissant conformément aux attentes: «il s’exerce sérieusement». Cependant, lorsque les positions de chacun sont mobilisées de cette manière, sur le coup, les interactions ne convergent par vers l’idée de codéfinir une représentation similaire du problème rencontré par l’élève ni de dégager des pistes susceptibles de l’aider à le surmonter; elles ne participent pas directement à la régulation des apprentissages. Les interactions sont plutôt détournées vers des jeux socioaffectifs qui travaillent la relation pédagogique indirectement. En outre, cet extrait suggère un certain mode de faire implicite dans la dynamique en classe, que Kounin (1977) appellerait un effet de «réverbération». En soulignant aux pairs les améliorations de Jonathan alors qu’elle lui donne de l’attention, elle s’assure qu’ils comprennent qu’une conduite de conformité est récompensée. Ainsi, dans cet extrait, ce mode d’interaction implique plus que les deux partenaires: les autres élèves sont parties prenantes de cette règle plus ou moins tacite de l’école.

5.5 L’humour

L’humour est un cinquième mode d’interaction impliqué dans la mise en oeuvre d’une évaluation formative informelle. Il s’observe dans des extraits dans le cadre desquels les enseignantes font valoir qu’elles et leurs élèves jouent de leurs positions respectives pour plaisanter, taquiner, voire créer une situation absurde qui fait rire. Par exemple, c’est ce mode d’interaction qui semble lier une enseignante de 1re année à une élève qui rencontre des problèmes à s’engager dans une tâche de compréhension en lecture.

CH : est-ce qu’elle n’avait pas bien compris la consigne?

E5 : je me suis aperçue, à force d’observer Jennifer, de la questionner, que souvent elle sait quoi faire, mais ça ne lui tente pas toujours; elle veut plutôt faire ce qu’elle a envie de faire et non ce que j’ai prévu pour les ateliers d’apprentissage; mais quand je l’aborde d’une autre façon, elle répond à ce que je demande; c’est une façon d’intervenir de manière formative, spécifique à elle; je ne dois pas l’affronter et exiger qu’elle fasse ce travail; ça ne fonctionne pas avec elle

CH : alors quelle est ta façon d’intervenir avec elle, de manière spécifique? je vois à l’écran que tu la regardes beaucoup

E5 : oui, je lui enlève son crayon parce que je vois qu’elle ne réfléchit pas à ce qu’elle doit faire; elle joue; ça ne l’intéresse pas; en fait, je m’y suis prise de façon humoristique

CH : de quelle manière?

E5 : j’ai dit «la petite fille dans l’histoire, qu’est-ce qu’elle aimait? le frigo? le lit? le sapin?»; en fait, ces pistes sont des propositions absurdes, sans lien avec l’histoire, mais tu vois comme Jennifer rit; alors elle me répond «ben non, ce n’est pas ce qu’elle aimait!»

CH : tu choisis l’humour plutôt que l’affrontement?

E5 : oui, j’évite l’opposition; je me suis rendu compte que quand je la fais rire, elle s’investit davantage dans la tâche

CH : on voit sur la bande vidéo que peu de temps après, elle cesse de travailler

E5 : c’est souvent comme ça; un peu plus loin, m’apercevant qu’elle s’est arrêtée, je retourne vers elle et c’est elle qui me fait une blague autour de l’histoire, que j’alimente, et elle s’y remet!

L’humour semble constituer pour cette enseignante une stratégie qu’elle mobilise pour rendre plus attractif l’atelier d’apprentissage. Mais l’élève n’est pas qu’un récepteur passif de cet humour; la fin de l’extrait amène à comprendre qu’elle relance elle-même l’enseignante sur ce mode. Traitant des non-dits ou de la face cachée du métier d’enseignant, Perrenoud (1996) met en évidence que pour instruire, il faut, d’une manière ou d’une autre, capter l’attention et la bonne volonté, trouver le moyen de faire «passer la pilule» dirait-on simplement, face à des savoirs et savoir-faire scolaires pour lesquels les élèves peuvent ne pas trouver de sens. Dans cette perspective, dit l’auteur, l’humour est une façon de séduire qui est un puissant moteur pour l’apprentissage. Plusieurs élèves associent le savoir à la personne qui l’incarne, et quand celle-ci a de l’humour, les apprentissages les plus arides s’acquièrent par transfert. Ici, l’enseignante arrive à intéresser Jennifer à la tâche de compréhension en lecture – le contenu d’apprentissage – en favorisant un transfert par le jeu humoristique.

6. L’évaluation formative informelle comme lieu de négociation du contrat pédagogique

L’évaluation formative non instrumentée est une activité en partie improvisée qui se joue au croisement des rapports d’interdépendance impliquant une dynamique d’engagement et d’ajustement, selon des modes d’interaction reposant sur des normes, des références et des intérêts plus ou moins convergents; les résultats présentés en sont une bonne illustration. Ceux-ci mettent en évidence que ce type d’évaluation est un lieu privilégié pour la négociation du contrat pédagogique et que la relation entre l’enseignant et l’élève en est l’élément nodal.

Une dynamique d’évaluation formative non instrumentée est déclenchée par le fait qu’une enseignante observe qu’un problème se pose à un ou des élèves, et c’est au travers d’un échange qui permet de le cerner et d’envisager des moyens d’y remédier que se négocie le contrat pédagogique. L’étude de l’interaction dans les cas présentés met en relief que cette négociation implique davantage qu’un rapport au savoir et à l’erreur. Elle concerne aussi des enjeux de compétitions, de gains et pertes, de récompenses, de reconnaissances, de revendications, etc., autant d’éléments qui font partie de la socialisation scolaire, reconnaît Perrenoud (1994). Par exemple, le cas de l’ajustement peut être favorablement rapproché d’enjeux s’exprimant en termes de gains mutuels, celui de la séduction d’enjeux de reconnaissance mutuelle. Qui plus est, la recherche conduit également à mettre en relief que la négociation du contrat pédagogique met en oeuvre des processus qui participent également au déroulement de l’action, ici liée au soutien aux apprentissages visé par l’évaluation formative: l’identification des ressources et contraintes à prendre en compte, la négociation d’une position viable qui joue sur son engagement et celui de l’autre, le travail de la «face» en termes d’élaboration, de projection et de protection de l’image de soi et de celle de l’autre (Goffman, 1973), etc.

Ainsi, d’une part, toutes ces variables rendent chaque évaluation formative non instrumentée unique. Sa pratique est improvisée selon les «ingrédients» du contexte et repose sur un engagement et un positionnement négocié in situ, à partir d’un bricolage interactif incessant et flexible. Comme le montrent les cas étudiés du point de vue des enseignantes, les principaux concernés coopèrent[3] à l’intérieur d’un cadre où ils exercent une marge de manoeuvre. Lorsque l’un des partenaires adopte un certain positionnement, l’autre se place en complémentarité plus ou moins féconde, cherche à se négocier une position viable compte tenu de son propre projet – qui peut différer de celui qui est prévu (par l’institution scolaire) –, de ses intérêts, contribuant ainsi lui aussi activement à la définition de la situation. Le cas de la tractation, exposant comment l’enseignante et les élèves cèdent un peu sur leur position initiale, montre bien cette flexibilité qui confère une part d’indétermination quant à la mise en oeuvre d’une évaluation formative non instrumentée. Chaque cas est singulier et l’action à mener est cogérée, ajustée selon les ressources et les contraintes du contexte, ainsi que les enjeux respectifs de chacun des partenaires. D’autre part, l’évaluation formative non instrumentée est aussi en partie prévisible, car liée à des conditions situées relativement conventionnelles, constituées de systèmes d’attentes mutuelles familiers en relation avec les façons de prendre en charge les problèmes rencontrés par les élèves, tels des formats attendus de participation dans la régulation des apprentissages visée par l’évaluation formative (Mottier Lopez, 2003). De fait, comme le suggèrent les travaux de Laborde (1998) ou de Becker (1986; 2006), les échanges entre les partenaires sont des événements très organisés en raison de leur compétence sociale qui leur confère une connaissance des règles de l’interaction et qui leur permet d’estimer avec une relativement grande justesse ce que leurs propres conduites sont susceptibles d’engendrer chez les autres. Par exemple, le cas de la séduction illustre une règle plus ou moins explicite du contrat pédagogique (Jeffrey, 2010), dont les conséquences relativement prévisibles en termes de conduites mutuelles sont bien connues des partenaires de l’interaction: valoriser la «bonne» conduite d’un élève apprend à ses pairs que la conformité est encouragée et récompensée, notamment par de l’attention et des marques de reconnaissance de la part de l’enseignant.

7. Conclusion

Les compétences des élèves se développent essentiellement dans des relations intersubjectives qui évoluent dans le temps, en lien avec des interactions situées dans les contextes précis de leur déroulement. Les résultats de cette recherche soulignent le fait que ces contextes sont tissés de divers modes d’interaction ou «microprocessus sociaux» (Strauss, 1992) qui participent au soutien du développement de leurs compétences, visé par la pratique d’une évaluation formative continue. Les cas présentés dans le cadre de cette contribution pour illustrer ces modes d’interaction donnent notamment à voir que la question de la relation pédagogique est centrale pour les enseignantes, au côté des échanges symboliques qui établissent un rapport au savoir. En cela, les modes d’interaction qui participent au soutien aux apprentissages visé par l’évaluation formative peuvent constituer un cadre d’interprétation pour la pratique, selon la méthode des cas (Mucchielli, 1992; Passeron et Revel, 2005). En formation initiale, des cas liés aux épisodes retenus par les enseignantes peuvent être présentés à des stagiaires novices pour valoriser des démarches plus informelles d’évaluation formative en attirant leur attention sur des situations interactives au potentiel porteur d’apprentissages. En formation continue, ces mêmes cas peuvent permettre à des groupes d’enseignants de «scénariser» leur pratique interactive de soutien aux apprentissages et de la questionner à la lumière des enjeux des contextes particuliers dans lesquels ils oeuvrent.

Par ailleurs, l’identification des modes d’interaction au coeur de l’évaluation formative non instrumentée constitue, pour la recherche, une porte d’entrée pour appréhender la complexité de sa pratique. Il y aurait lieu de continuer à examiner la coordination des activités des principaux partenaires, la négociation du contrat pédagogique à laquelle ils s’adonnent, notamment sous deux angles. 1) Il conviendrait de regarder de plus près les rapports de pouvoir qui travaillent cette négociation – persuasion, appel à l’autorité, coercition, etc. –, car la forme scolaire (Vincent, 1980) est marquée par un rapport à la norme, et l’évaluation, qu’elle soit formative ou non, est le principal mécanisme d’appropriation et de maintien de cette norme. Si, comme le dit Strauss (1992), la négociation est un des moyens «pour obtenir que les choses se fassent» (p. 252), le rapport de pouvoir intervient dans la représentation qui est coconstruite du problème rencontré par un élève, dans les pistes développées pour y remédier et dans ses répercussions pour les principaux concernés. 2) La négociation du contrat pédagogique est également à examiner sous un angle plus macroscopique. De fait, comme le fait valoir Perrenoud (1998), l’évaluation formative de nature qualitative met en jeu la progression des élèves dans le système scolaire, et donc leur intégration dans la culture qui y est valorisée. Dans cette optique, cette microanalyse devrait être soutenue par un angle d’analyse qui ne se limite pas au périmètre de la classe, qui embrasse plus large. De fait, l’analyse réalisée dans le cadre de cette contribution s’est attachée au contexte de négociation en face-à-face (Goffman, 1973), à ses enjeux spécifiques, laissant dans l’ombre le cadre structurel qui influe sur les cas présentés et qui façonne également la mise en oeuvre d’une évaluation formative non instrumentée. Un angle élargi permettrait de mieux comprendre l’ensemble des interactions qui participent de ce jeu d’arrangements, de compromis, d’accords ou de différends entre les partenaires, dans la perspective déjà anticipée par Pryor et Crossouard (2008) qui, s’appuyant sur un modèle d’évaluation formative informelle ancrée dans une théorie de l’activité, conçoivent la classe comme une communauté de pratique dans laquelle se négocient plus ou moins harmonieusement les rôles, les identités, les règles, le sens des tâches et des critères d’évaluation, etc. Les auteurs font valoir que ce qui est valorisé socialement entre dans la classe, notamment par le curriculum et les manuels scolaires, et que les relations de pouvoir sont reproduites dans ce qui est considéré comme des apprentissages légitimes et dans les demandes d’évaluation certificative à travers lesquels s’opère une forme de médiation du soutien aux apprentissages. Les modes d’interaction exposés dans le cadre de cette contribution sont des appuis empiriques à leur théorisation, dont l’examen doit se continuer à la lumière de dimensions politiques et structurelles qui affectent l’école dans ce qu’elle a de plus névralgique, soit l’évaluation des apprentissages qui façonnent l’action de soutien des enseignants.