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1. Introduction

Les démarches de recherche prenant en compte la demande sociale instaurent un rapprochement entre la sphère scientifique et la sphère socio-politique (Marcel et Rayou, 2004). Elles s’inscrivent dans le paradigme externaliste des sciences (Bedin, 1994; Callon, 1989) qui sous-tend le passage de la communauté scientifique au monde de l’action. Dans ces recherches, la dimension praxéologique amène Callon, Barthe et Lascoumes (2001) à les qualifier de «recherches en plein air». De par leur histoire, les sciences de l’éducation sont l’une des disciplines qui se sont emparées très tôt du rôle social de la science. Ainsi, des recherches en sciences de l’éducation mènent une réflexion sur les fondements épistémologiques, éthiques et méthodologiques qui émergent du lien entre la science et l’action.

Cette contribution met en exergue les interrelations entre la recherche et le politique dans le cadre d’une recherche-intervention. Elle s’attache à décrire et analyser la circulation de connaissances et de savoirs de natures diverses qui entrent en interaction lors d’une restitution intermédiaire des résultats auprès de commanditaires. L’origine de cette recherche-intervention, qui est encore en cours, est la réponse à une demande sociale d’une collectivité territoriale qui désire à la fois mieux connaître les jeunes de son territoire et mettre en cohérence l’offre publique qui leur est destinée. Un observatoire «vivre sa jeunesse», dispositif socio-scientifique et longitudinal de recueil de données est coconstruit pour éclairer la politique locale de jeunesse.

Il s’agit de comprendre comment la restitution intermédiaire des résultats[1] contribue à atteindre les visées heuristique et praxéologique de la recherche-intervention, c’est-à-dire à la fois la production de connaissances et l’évolution des pratiques. À travers les réactions et les échanges des acteurs lors de ce temps de discussions, leur rapport à la connaissance est sollicité. Ainsi, les formes discursives qu’ils mobilisent seront analysées.

Pour rendre compte de ce travail analytique, la restitution étudiée sera tout d’abord contextualisée à partir des caractéristiques de la recherche-intervention. Puis, la confrontation de connaissances et de savoirs pluriels sera mise en exergue à partir de l’identification du processus de traduction (Callon, 1986) et de la spirale de connaissances (Nonaka et Takeuchi, 1997). Cette approche plurielle est articulée au choix méthodologique relatif à l’analyse des interactions et des discours (Mondada, 2005). Enfin, le produit de la mise en synergie de connaissances et de savoirs pluriels sera caractérisé.

2. Un trait d’union entre la science et le politique

2.1 Une démarche impulsée par la demande d’un pouvoir politique

Cette démarche prend ses racines dans une demande sociale émanant de décideurs politiques locaux. Ils souhaitent mieux connaître les jeunes de leur territoire et leur inscription dans une ville périurbaine pour faire évoluer leur politique en direction de ce public. Adossée à cette volonté émergente d’aide à la décision politique, une demande latente (Bedin, 1999) tournée vers la résolution d’un problème interne de concurrence entre plusieurs services est présente. À cela s’ajoutent des restrictions budgétaires qui contraignent cette municipalité à renforcer la mutualisation de ses moyens et de son offre publique.

La commande négociée[2] a validé la réalisation d’une recherche-intervention comportant un travail de recherche dans le cadre d’un doctorat et la coconstruction avec les acteurs de terrain d’un observatoire «vivre sa jeunesse». Cet observatoire est positionné comme un support d’aide à la décision, en permettant à la fois de comprendre la jeunesse comme une réalité sociale et d’apporter des pistes pour l’action (Gurnade, 2015a). La Convention industrielle de Formation par la Recherche (CIFRE)[3] signée entre une unité mixte de recherche et une municipalité formalise une collaboration sur trois ans et l’immersion prolongée d’un chercheur-intervenant sur un terrain d’enquête et d’action (Gurnade, 2015b). Une démarche collaborative est déployée à partir de méthodes et d’instances de travail participatives impliquant l’ensemble des acteurs concernés: les porteurs du projet (des chercheurs), les commanditaires (des élus locaux), les opérateurs (des techniciens) et les usagers (des jeunes). Chacun d’eux dispose de ses propres statuts, stratégies, langages et connaissances qui entrent en interaction tout au long du projet.

La dimension participative de cette recherche-intervention est particulièrement importante et ancre le projet dans la perspective praxéologique des sciences de l’éducation[4]. L’observatoire est envisagé comme un dispositif émancipateur pour l’ensemble des participants. Il vise à contribuer à une transformation des rapports sociaux. Il tend principalement à renforcer la place et le statut de la parole des jeunes dans la Cité ainsi que dans le processus de décision politique. Cet objectif est cohérent avec la commande, mais cantonné dans l’implicite. Son explicitation publique et politique visée par le travail de l’observatoire participe à ce processus émancipateur. Les acteurs sont associés au changement visé, celui de l’évolution de la politique locale de jeunesse.

2.2 L’aide à la décision politique au niveau local

L’aide à la décision politique est considérée par les sciences de l’éducation comme une pratique d’intervention formative adressée aux sujets chargés de mettre en place des politiques (Ferrasse, 1999). Depuis le transfert de compétences administratives de l’État, engendré par la décentralisation, les collectivités territoriales disposent d’une réelle autonomie et d’un pouvoir de décision. Les décideurs locaux interpellent ainsi, les chercheurs afin «qu’ils les aident à prendre pied dans les “réalités de terrain”, tout en recontextualisant les données empiriques dans des comparaisons territoriales et dans des savoirs plus généraux sur la société dans son ensemble» (Ould-Ferhadt, 2008, p. 65). Également, contraintes par des pressions financières, les collectivités locales souhaitent vérifier l’adéquation de leurs politiques publiques avec les réalités territoriales et anticiper leurs évolutions. Au-delà de cette volonté d’améliorer l’action publique, les décideurs locaux s’appuient sur le travail des chercheurs «à des fins de légitimation, de coordination, de médiation et de communication» (Van Zanten, 2013, p. 6).

Il est important de préciser que l’apport de la recherche aux processus décisionnels est dépendant des stratégies bureaucratiques dans lesquels sont pris les espaces de la décision politique (Lascoumes, 2002). Il dépend également de l’appropriation et de l’utilisation par les décideurs des connaissances produites par les chercheurs. Dans cette recherche-intervention, les jeux de pouvoir en place et les enjeux de la traduction des résultats de la recherche font partie intégrante du travail analytique. Ces éléments d’analyse sont d’autant plus indispensables, compte tenu des risques forts d’instrumentalisation liés à l’immersion au côté d’un pouvoir décisionnel, d’un chercheur-intervenant en CIFRE.

2.3 L’usage scientifique et social de la connaissance dans une recherche-intervention

Un partenariat engageant une situation d’interaction entre la recherche et le politique implique d’élaborer une démarche de recherche assurant conjointement la distinction de ces deux sphères, aux finalités et aux fonctionnements différents, ainsi que leur enrichissement mutuel. En constituant un «tiers-espace socio-scientifique» (Marcel, 2010), la recherche-intervention préserve l’autonomie des deux mondes, tout en permettant leur articulation et leur alimentation réciproque.

La recherche-intervention s’inscrit dans le prolongement des différentes démarches de recherche qui articulent la science et l’action à des degrés divers[5]. Ce concept de recherche-intervention est mobilisé, car considéré comme «plus adapté aux réalités investiguées, plus spécialisé aussi, tant au plan lexicologique qu’aux niveaux épistémologique et méthodologique» (Bedin, 2013, p. 87). Se détachant de celui de «recherche-action», il formalise les démarches de recherche à vocation praxéologique où les chercheurs sont eux-mêmes intervenants.

La recherche-intervention comporte une double visée épistémique et praxéologique par la production de connaissances scientifiques et utiles à l’action. Pour atteindre ses finalités, elle développe une méthodologie participative qui bouscule les rapports traditionnels entre savants et néophytes (Schütz, 2007). Elle valorise un processus de production de connaissances réalisé avec les acteurs de terrain (Anadon et Couture, 2007). La spécificité du statut des décideurs politiques suppose de prendre en compte les enjeux dont ils sont porteurs.

2.4 La diffusion et la réception des résultats dans une recherche- intervention

La restitution des résultats interroge la fonction sociale de la recherche-intervention. Qu’elle soit au fil de l’eau à destination des acteurs impliqués dans le projet, ou en aval élargi à une diffusion publique, elle est intrinsèquement intégrée aux démarches de recherche à vocation praxéologique (Dayer, Schurmans et Charmillot, 2014). Formalisée initialement dans la contractualisation, elle revêt un caractère obligatoire auprès des commanditaires.

La restitution se définit comme «cet acte ou cette dynamique par lequel le chercheur fait part aux interlocuteurs de terrain, à des fins éthiques et/ou heuristiques, des résultats provisoires et/ou définitifs du traitement des données collectées, voire de leur analyse» (Bergier, 2000, p. 8). Cette définition courante positionne la restitution comme un temps de présentation, voire de discussion du travail d’objectivation analytique effectué par le chercheur à partir des données récoltées sur le terrain. Les origines sémantiques du terme «restitution» sont liées à l’intention de rembourser la dette envers les commanditaires et de redonner, dans une logique de «contre-don», ce qui a été obtenu des acteurs sociaux (Piron, 2014).

Dans la recherche-intervention, cette dimension mécanique est dépassée pour la considérer comme un processus qui envisage la réception des connaissances par les destinataires (Bedin et Broussal, 2015). Dans cette optique, ils ne sont pas considérés comme ignorants, mais comme détenteurs de connaissances et de savoirs préalablement construits (ou en cours de construction). Ainsi, la restitution est un espace où peuvent s’exprimer les connaissances et les savoirs des interlocuteurs de terrain. Les restitutions intermédiaires permettent de discuter régulièrement l’avancée des résultats et d’installer une dynamique d’échanges dans la durée.

Généralement, le chercheur-intervenant rédige un rapport d’étude qui constitue un «texte formateur» pour les acteurs (Guy et Bedin, 2002). Il contient un registre de recommandations destinées aux commanditaires pour les accompagner dans leurs prises de décisions. Un document synthétique du rapport est également transmis pour faciliter l’appropriation des résultats (Aussel et Gurnade, 2015).

Plusieurs niveaux de vigilance sont nécessaires afin que la restitution ne perde pas sa pertinence scientifique et sociale. En effet, les commanditaires, en désaccord avec les résultats avancés, peuvent bloquer leur diffusion ou demander des modifications qui changent leur sens. Des rapports de force peuvent émerger qui obligent le chercheur-intervenant à entrer dans un jeu d’argumentation et de négociation pour défendre les enjeux éthiques et scientifiques de la recherche. L’anonymat des personnes interviewées est également une exigence à maintenir jusqu’au bout de la recherche et d’autant plus lors de l’illustration des résultats par des verbatim. Enfin, l’appropriation des connaissances suppose que les restitutions soient rendues disponibles dans un registre langagier adapté, sous des formes intelligibles et accessibles aux spécificités de chaque destinataire visé.

3. Les présupposés épistémologiques et théoriques de la recherche

3.1 Rompre avec la dichotomie des savoirs

Créer des passerelles entre des chercheurs et des interlocuteurs de terrain amène à se poser la question de la dynamique de rencontre et de confrontation de leurs connaissances et savoirs respectifs. Le postulat de départ de cette contribution prend appui sur les travaux de la sociologie des sciences (Latour, 1989) pour dépasser l’opposition entre les savoirs profanes et les savoirs savants[6]. Revisiter cette dichotomie et cette hiérarchisation des savoirs est nécessaire pour penser les relations entre la recherche et le politique. Le chercheur-intervenant coopère avec des acteurs divers qui mobilisent leurs connaissances et savoirs sur le monde. C’est ainsi que des savoirs objectivés, formalisés et valorisés, c’est-à-dire les savoirs scientifiques, qu’ils soient théoriques ou qu’ils proviennent de l’empirie, côtoient des savoirs pluriels moins stabilisés et diversement reconnus. Leur mise en dialogue passe par une interrelation dont l’une des conditions est «l’identification des positions et des postures de chacun et la reconnaissance de l’autonomie des savoirs que les uns et les autres élaborent» (Bru, 2002, p. 12).

Chacun de ces savoirs dispose de modes de construction spécifiques et de dissemblances épistémologiques. Les savoirs scientifiques sont à dominante épistémique et leur légitimité repose sur la validité de leur démarche d’élaboration. Les savoirs détenus par les acteurs sociaux, qualifiés de savoirs d’action sont à dominante pragmatique (Pastré, 2002) et visent l’efficacité. Plusieurs chercheurs dépassent la dualité savoir scientifique et savoir d’action en caractérisant une forme différente de savoir, relative au vécu personnel des individus: le savoir d’expérience (Galvani, 1999; Rhéaume, 2009). Davantage tacites et peu structurés, ils permettent aux individus d’agir. Plus spécifiquement, dans cette recherche-intervention l’attention est portée sur le savoir d’expérience détenu par de jeunes habitants d’un territoire. Il est qualifié de savoir d’usage et correspond à un savoir adossé à une pratique répétée d’un environnement immédiat (Sintomer, 2008).

3.2 L’interaction de connaissances et de savoirs pluriels

La restitution des résultats constitue un espace privilégié de circulation des connaissances et des savoirs. En effet, les savoirs objectivés énoncés par le chercheur-intervenant viennent dialoguer et se confronter aux connaissances ainsi qu’aux savoirs d’action et d’expérience détenus par les acteurs. Pendant une restitution, le chercheur renonce au monopole du sens construit et permet aux destinataires de déplacer leurs connaissances pour s’approprier les résultats de la recherche.

L’étude de l’interaction de connaissances et de savoirs nécessite de définir ces deux concepts. «Une connaissance est ce qui réalise l’équilibre entre le sujet et le milieu, ce que le sujet met en jeu quand il investit une situation» (Margolinas, 2014, p. 15). Elle se distingue du savoir qui est «une construction sociale et culturelle, qui vit dans une institution» (Ibid.). Le savoir est donc constitué (ou en voie de constitution) et public alors que la connaissance est effective en situation et plus individuelle. Margolinas indique également qu’un «lien dialectique complexe» existe entre savoir et connaissance. Une connaissance évolue en savoir à partir d’un «processus d’institutionnalisation» et, de son côté, un savoir est déconstruit en connaissance suite à un «processus d’évolution» (Ibid.).

Dans cette contribution, un savoir relatif au «vivre sa jeunesse» dans une ville périurbaine est exploré. Ce savoir est à la fois un objet de connaissance scientifique, mais aussi un objet d’intervention politico-administratif. Le processus de confrontation, de dialogue, voire de transformation de connaissances et de savoirs différents au sein d’une restitution intermédiaire des résultats, est étudié. Il s’agit d’identifier le produit de ce processus autant du côté des enjeux de la recherche que du politique. Pour cela, la sociologie de la traduction et la théorie de la spirale de connaissances sont mobilisées.

3.3 Hétérogénéités et sociologie de la traduction

Dans la sociologie de la traduction, un processus de mise en réseau et de traduction est posé pour établir des relations entre des activités hétérogènes et des acteurs divers, avec des connaissances propres et des intérêts a priori incommensurables (Callon, 2003). Une traduction instaure «une équivalence toujours contestable entre des problèmes formulés par plusieurs acteurs dans des répertoires différents» (Callon, 1989, p. 81). Elle est considérée à la fois comme le passage d’une langue à une autre et comme un déplacement, c’est-à-dire un transport successif d’une entité d’un monde à l’autre (Ibid.).

Callon (2003) identifie trois grandes phases de traduction entre le laboratoire et le monde social. La première qu’il intitule «du macrocosme vers le microcosme» correspond au «travail de réduction et de simplification d’une réalité complexe» (Ibid., p. 60). La deuxième nommée «faire écrire» consiste au travail collectif entre chercheurs au sein des laboratoires, où ils manipulent les traces pour articuler les énoncés et produire des savoirs. La troisième étape, «retour vers le grand monde», concerne les énoncés stabilisés qui sont transportés et diffusés vers le terrain.

À la suite de ce processus de traduction, la transformation des références initiales aboutit à une reconstruction collective. De ce fait, la sociologie de la traduction apporte un éclairage important pour saisir les interactions entre des acteurs enrôlés dans un projet commun qui possèdent des connaissances et des savoirs différents. Elle permet d’envisager leur décloisonnement pour produire à plusieurs des savoirs partagés.

3.4 La dynamique spiralaire de connaissances

La théorie de la spirale de connaissances développée par Nonaka et Takeuchi (1997) alimente le second volet du cadre théorique. Pour ces deux chercheurs, c’est dans la rencontre entre tacit knowledge et explicit knowledge[7] que réside la clé de la construction de connaissances dans l’organisation. Les connaissances tacites sont incorporées, difficilement formalisables, individuelles et liées à l’expérience. De leur côté, les savoirs explicites sont codifiés, mis en forme, rationnels et objectivés.

Ces auteurs montrent que les formes d’interaction entre des connaissances tacites et des savoirs explicites constituent quatre types de conversion qui s’enchaînent et se répètent entraînant un processus en spirale:

  • La socialisation concerne l’explicitation des connaissances tacites à partir du partage d’expérience.

  • L’extériorisation permet d’articuler les connaissances tacites et de les expliciter.

  • La combinaison des savoirs explicites pour produire un savoir partagé «systémique» regroupant l’ensemble des composantes s’effectue à partir de temps d’échanges entre les acteurs.

  • L’intériorisation constitue l’aboutissement du processus en transformant le savoir explicite en tacite pour arriver à un savoir «opérationnel» qui permet un réinvestissement dans la praxis.

Le travail analytique qui suit va identifier ces quatre étapes au sein d’une restitution dans laquelle circulent des savoirs et des connaissances de natures différentes. Ainsi, il s’attache aux savoirs scientifiques amenés dans l’échange par le chercheur-intervenant. Ils sont considérés comme des savoirs explicites. Les savoirs d’usage des jeunes, présents dans la restitution par l’intermédiaire du chercheur-intervenant, sont également repérés. Enfin, les savoirs d’action des décideurs et leurs savoirs d’expérience sont examinés. Ces derniers se réfèrent aux connaissances tacites telles que les déterminent Nonaka et Takeuchi.

4. Méthodologie et conduite de la recherche

4.1 Une restitution des résultats auprès d’un comité décisionnel

Dans l’expérience relatée, dès le départ, une restitution annuelle des résultats ainsi qu’une restitution finale la dernière année ont été négociées avec les commanditaires. Il a été acté que ces restitutions prendront une forme à la fois écrite, matérialisée par le rendu d’un rapport, et orale, à partir de temps de présentations et d’échanges avec l’ensemble des groupes d’acteurs impliqués dans la démarche. L’ordre prédéfini de ces restitutions vise à établir une boucle qui permet au chercheur-intervenant de traduire le contenu des échanges de chaque restitution auprès des autres destinataires.

Figure 1

Le cycle de la première restitution intermédiaire des résultats

Le cycle de la première restitution intermédiaire des résultats

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La restitution étudiée est la première qui s’est déroulée au bout de neuf mois, en direction des commanditaires. Elle a eu lieu auprès de décideurs politiques (conseillers municipaux) et techniques (directeurs de services) rassemblés en comité de pilotage, dont le rôle est de fixer les orientations et de valider la méthode du projet. Il est constitué de conseillers municipaux dont les délégations sont en lien avec la jeunesse, des responsables des directions concernées et de représentants de la direction générale des services. Deux chercheurs (codirecteurs de la thèse) sont également intégrés depuis le début du projet dans ce comité du pilotage. La particularité du contexte connue dès le début a été la présence d’élections municipales à cheval sur les deux premières années de l’étude. N’impactant pas sur la rigueur scientifique et notamment sur la méthodologie, cette contrainte a été prise en considération dans les modalités de la première restitution. Le contenu et le calendrier de la restitution ont été modifiés afin qu’elle puisse constituer un outil pertinent pour les élus dans la construction de leur programme électoral.

Quinze jours avant cette réunion, l’ordre du jour et la synthèse du premier rapport d’étape ont été envoyés pour que chaque participant en prenne connaissance. Quant au rapport, il a été distribué à la fin (Gurnade, 2013). Cette restitution d’une durée de deux heures s’est déroulée dans une salle de réunion disposant d’une grande table ovale. Les trois élus se sont installés à côté, près du chercheur-intervenant. Les enseignants-chercheurs et les directeurs se sont, eux, dispersés autour de la table en fonction de leur arrivée progressive. Le chercheur-intervenant a animé la restitution. Cette position à la fois d’observateur et de participant implique de développer une réflexivité continue (Callon, 1999). L’écriture d’un journal de bord, d’articles scientifiques et le maintien d’un cadre méthodologique constituent des garants de l’objectivation de la démarche de recherche et de l’équilibre à instaurer entre engagement et distanciation.

Le déroulement de la restitution a respecté l’ordre du rapport en commençant par une explicitation des savoirs théoriques sur l’objet «vivre sa jeunesse», suivie d’un échange sur la partie empirique de l’enquête[8], qui a mis en exergue les savoirs d’usage des jeunes. Puis, le cahier des charges des outils de recueil de la parole des jeunes a été expliqué en vue d’une validation. La dernière partie amenait à la discussion des pistes pour se questionner et agir à partir d’une grille de lecture et de scénarii sur les politiques locales de la jeunesse.

4.2 Une analyse de discours et de la structuration de l’interaction

L’analyse des discours et des interactions véhiculés pendant cette restitution est effectuée afin d’identifier le processus de rencontre et de confrontation de connaissances et de savoirs divers. Les discours constituent la base de l’analyse. Ils permettent d’accéder à la connaissance ordinaire qui, elle-même est mobilisée pour produire la connaissance scientifique. Les interactions «sont à la fois le lieu d’où émergent des connaissances et le lieu qui rend possible l’observation et la description de ces processus d’émergence» (Mondada, 2005, p. 10). Un processus interactif particulier est exploré, celui de la collaboration décideur-chercheur. Cette restitution est également analysée au regard de six entretiens semi-directifs réalisés auprès des décideurs politiques et techniques[9] au démarrage de la recherche-intervention. L’objet de ces entretiens était à la fois de recueillir leurs attentes respectives par rapport à l’observatoire et leurs savoirs relatifs au «vivre sa jeunesse» dans une ville périurbaine. La mise en synergie des analyses des discours énoncés en interaction et individuellement a contribué à identifier les connaissances et les savoirs des acteurs ainsi que leur mobilisation et leur circulation.

Cette restitution et les six entretiens semi-directifs ont été enregistrés afin d’étudier la construction du savoir sans l’extraire de son contexte. À partir de la retranscription de l’intégralité des discours et des échanges verbaux, une extraction des verbatim est effectuée pour se centrer sur le sens du discours, c’est-à-dire sur la signification des objets formulés en contexte. Le contenu du discours est découpé en unité d’analyse pour les intégrer dans les catégories des savoirs construites en lien avec l’objet de recherche. Les connaissances et les savoirs qui circulent dans cette restitution sont regroupés en trois catégories, selon leur émetteur. La première catégorie regroupe les savoirs émis par le chercheur-intervenant. Les savoirs objectivés, ceux scientifiques issus de la théorie et de l’empirie relatifs au «vivre sa jeunesse» ainsi que ceux «pour» aider à l’élaboration d’une politique locale de la jeunesse sont intégrés dans cette catégorie. La deuxième catégorie correspond aux savoirs d’usage des jeunes qui sont présents par l’intermédiaire du chercheur-intervenant. La troisième catégorie rassemble les savoirs des décideurs, c’est-à-dire à la fois leurs savoirs d’expérience et leurs savoirs d’action. Ils correspondent aux savoirs déjà détenus sur le «vivre sa jeunesse» et à ceux «pour» construire une politique locale de la jeunesse. Ainsi, les énoncés contenant une connaissance ou un savoir, c’est-à-dire ceux transcrivant «des propriétés d’un objet ou des modalités d’une action» (Wittorski, 2012, p. 12), sont classés dans ces catégories en indiquant pour chacun le type d’interaction, son déclencheur et la thématique du «vivre sa jeunesse»[10]. Étudiant le sens de l’énoncé, une analyse de contenu sémantique et thématique est réalisée. De plus, pour déterminer comment sont produits collectivement les savoirs, la structuration de l’interaction est analysée à partir d’une attention portée sur l’enchaînement du tour de parole, le moment précis où une position est avancée, le chevauchement de parole et sur des marqueurs linguistiques (Mondada, 2005). Pour identifier de quelle place parlent les participants, leurs statuts sont également pris en compte dans l’analyse.

Tableau 1

Statuts des participants à la première restitution intermédiaire des résultats

Statuts des participants à la première restitution intermédiaire des résultats

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5. Résultats de la recherche

5.1 Vers l’extériorisation des connaissances tacites

Dès le départ, les interlocuteurs ont été invités à réagir et à discuter sur les informations énoncées afin d’établir un cadre ouvert aux échanges. L’ensemble des participants se connaissait en amont, et pour la plupart, se retrouvait régulièrement lors de temps de travail collectif. La phase de socialisation était donc amorcée avant cette restitution. La configuration en petit groupe a facilité les discussions et a installé une situation propice à la circulation et au partage de connaissances et de savoirs. Rassemblé autour d’un objet commun, chacun des participants a pu s’exprimer et dialoguer. L’analyse de la restitution a révélé une densité d’interactions verbales entre les acteurs. Au départ, le chercheur-intervenant a été seul à parler puis, au fur et à mesure, chaque protagoniste s’est exprimé librement et la parole a ainsi circulé. Les différents savoirs des trois catégories définis sont entrés en interaction, voire en conflit. Le cadre de la restitution a ainsi contribué au déploiement de la première étape de la spirale de connaissances, celle de socialisation.

C’est à travers l’illustration concrète d’extraits sonores de verbatim de jeunes interrogés et la présentation de l’analyse empirique que le chercheur-intervenant a amené dans l’échange le savoir sur l’inscription des jeunes dans leur territoire. Il a effectué une opération de traduction. Initialement, il a recueilli le discours des jeunes et, plus précisément, leur savoir d’usage. Puis, il a réalisé des équivalences de ces énoncés en les déplaçant du terrain au laboratoire. Enfin, une fois les inférences réalisées, il les a mises en débat auprès des commanditaires lors d’un temps formalisé de discussion. La dernière phase de traduction, «retour vers le grand monde» qui correspond à celle où le chercheur revient vers la sphère sociale, peut renvoyer à ce temps de restitution des résultats auprès des commanditaires. C’est à partir de ces savoirs, modifiés et ramenés à la controverse que les échanges ont émergé entre les participants.

Tout au long de la restitution, les décideurs politiques et techniques ont dialogué en relatant leurs expériences personnelles. Cette situation de verbalisation leur a permis de prendre conscience de leurs connaissances tacites et de les partager avec les autres. Une réflexion collective s’est ainsi développée à partir de l’explicitation de leurs connaissances tacites. Le passage de savoirs explicites aux connaissances tacites a eu lieu dans la mesure où ces dernières ont été verbalisées pour créer un sens partagé. De nombreuses fois, chacun des décideurs a réagi sur une information en avançant un témoignage, en introduisant une anecdote ou en faisant référence à une expérience personnelle vécue, notamment avec leurs propres enfants.

1) Chercheur-intervenant: Ensuite, au niveau de la santé et de l’accès au soin, pour les jeunes en situation de précarité, le soin arrive souvent au second plan. En 2012, 638 jeunes bénéficient de la couverture médicale universelle, la CMU. Cela signifie que ces jeunes ont des revenus très bas puisqu’il y a un plafond bas pour pouvoir en bénéficier.

Élu 3: Après, ça tombe vite, les droits de la sécurité sociale, si vous n’avez pas travaillé tant de temps dans l’année, vous n’avez plus le droit à la sécu. Mon fils il était dans ce cas-là, il n’était plus étudiant donc il n’avait plus la mutuelle étudiante; comme il est en recherche d’emploi et comme il n’a pas assez travaillé il n’a pas la sécu.

De par l’extériorisation des connaissances tacites des décideurs, le deuxième niveau de la spirale de connaissances a pu se mettre en place au sein de la restitution. En permettant l’extériorisation des connaissances tacites, la restitution devient un temps où les connaissances construites par l’expérience sont reconnues, contribuant ainsi à l’émancipation des acteurs (Freire, 2013).

5.2 Vers la coproduction d’un savoir partagé

Les savoirs d’usage des jeunes, les savoirs théoriques relatifs au «vivre sa jeunesse» et les savoirs «pour» l’aide à la décision politique, transportés et traduits par le chercheur-intervenant sont venus percuter et dialoguer avec les savoirs déjà détenus de chaque acteur. En effet, l’analyse thématique préalable des entretiens réalisés auprès des décideurs a mis en avant des savoirs antérieurs qui sont à la fois des savoirs d’action «sur» le «vivre sa jeunesse» et «pour» élaborer une politique de la jeunesse. L’analyse des échanges verbaux lors de la restitution a montré que les décideurs ont mobilisé ces savoirs «sur» et «pour» ainsi que les savoirs introduits par le chercheur-intervenant afin d’amender, de mettre en débat et de reprendre les informations. À plusieurs reprises, ils ont complété et reformulé le savoir énoncé en y intégrant leurs propres savoirs et ainsi prolonger sa trajectoire.

2) Technicien 3: Par contre il faut relativiser si je m’autorise, sur les 47 % de jeunes suivis par la mission locale qui déclarent n’avoir aucune ressource pour vivre, il y a une bonne partie des jeunes qui sont encore sous la responsabilité pécuniaire de leurs parents.

Technicien 2: Oui ils sont encore chez leurs parents à cet âge.

Technicien 3: Oui, ce n’est pas des jeunes à la rue ou sans ressources.

Chercheur-intervenant: Oui en effet, dans le bilan que la mission locale nous fournit il n’est pas précisé si les jeunes vivent encore chez leurs parents.

Élus 3: C’est en lien avec ce que vous disiez tout à l’heure sur le phénomène de cohabitation qui est de plus en plus long pour les jeunes. Pour des raisons économiques, les jeunes sont obligés de rester longtemps chez leurs parents.

Par ailleurs, lors de la restitution, le chercheur-intervenant n’a pas transmis seulement une information descriptive, mais a fait référence à des savoirs théoriques établis. Dans la première partie de la réunion, il a convoqué les théories relatives à la jeunesse pour définir et expliquer ce concept multidimensionnel. De plus, pour exposer les savoirs issus de l’empirie, il a alterné un discours narratif et explicatif. Il s’est exprimé dans un langage plus abstrait, mais accessible et adapté aux destinataires, pour mettre en relation les concepts entre eux et les relier à des théories objectivées. Dans son discours, étaient présents de nombreux marqueurs de définition, d’explication et d’exemplification: «c’est-à-dire», «je vais commencer par expliquer», «on peut définir», «cet exemple illustre». Plusieurs fois, il a reformulé également les objets de discours avancés par les décideurs en les généralisant. Le chercheur-intervenant était dans une posture de traduction en établissant des équivalences sans modifier le sens des énoncés explicités par les interlocuteurs, mais le langage et les références. Il a transporté d’un monde à l’autre les énoncés. Pour favoriser cette circulation, il s’est appuyé sur des interactions verbales, mais aussi sur des artefacts et notamment sur le diaporama et la synthèse du rapport. Ces objets intermédiaires «participent à la construction de compromis et de savoirs partagés entre les acteurs» (Vinck, 2009, p. 59). En effet, les décideurs se sont servis plusieurs fois des diagrammes exposés et des paragraphes de la synthèse pour structurer leurs discours et incorporer les savoirs. Ces objets ont constitué «des supports structurants de la mémoire, des raisonnements et du savoir» (Mondada, 2005, p. 112).

3) Chercheur-intervenant: Les 52 % des jeunes de 15 à 24 ans qui sont sortis du système scolaire et qui ont peu ou pas de diplôme, c’est-à-dire inférieur au Bac rencontrent plus de difficultés à s’insérer sur le marché du travail que les jeunes diplômés.

Technicien 1: 52 % de quoi? Je voudrais comprendre, c’est la moitié des 6500 jeunes?

Technicien 6: Il faut comparer au chiffre indiqué tout à l’heure sur la diapo, c’est 48 % des jeunes qui sortent du système scolaire avec des diplômes égaux ou plus élevés que le Bac.

Chercheur-intervenant: Je vais revenir en arrière pour vous montrer la diapo de tout à l’heure.

Élu 1: Mais ça fait beaucoup alors, donc 80 % d’une tranche d’âge au Bac, on n’y est pas alors.

Technicien 3: Si je reprends la synthèse, ce chiffre correspond au 20 % des jeunes de 11 à 24 ans qui sont plus scolarisés; donc ça relativise.

Élu 1: On a comme point de repère 80 % d’une classe d’âge au Bac.

Lors de ce temps d’échange, les tours de parole ouverts ont fait émerger une position collective (Mondada, 2005). Il a été repéré qu’un dialogue s’installait dans lequel chaque participant rebondissait sur un énoncé avancé par quelqu’un d’autre (voir le verbatim supra). Ces interactions discursives ont été identifiées aussi dans le jeu des questions et réponses dans la mesure où des décideurs se répondaient directement eux-mêmes sans que le chercheur-intervenant ait besoin d’intervenir. De par la mise en place d’un «espace d’intercommunication» (Altet, 2004), les chercheurs et les décideurs ont contribué, ensemble, à construire une réalité sociale sur le vécu et les modes de vie des jeunes du territoire. Repérée à plusieurs niveaux, la densité des interactions entre les participants a participé «à créer un terrain cognitif commun» (Nonaka et Takeuchi, 1997, p. 32). Ainsi, l’étape de combinaison de la spirale de connaissances a pu s’amorcer au sein de cet espace de dialogue. Les différents savoirs explicités, enrichis et traduits ont été mis en réseau, se sont combinés pour tendre vers un savoir partagé.

5.3 Des obstacles au développement d’un savoir partagé

Plusieurs résistances à la construction d’un savoir partagé ont été identifiées. À quelques reprises, les décideurs ont réfuté, voire dénié les savoirs d’usage des jeunes énoncés par le chercheur-intervenant. Certains de ces savoirs venaient bousculer leurs représentations et percuter des choix de leur politique. Ce blocage de la circulation du savoir des jeunes a montré que les décideurs ne voulaient pas seulement recevoir le savoir, mais participer à sa construction. Pour autant, les élus locaux disposent d’un pouvoir décisionnel, notamment celui d’acter les orientations de la politique locale de la jeunesse, mais ne maîtrisent pas le savoir des jeunes. Leur contestation a été entendue, mais n’a pas remis en cause les savoirs d’usage des jeunes. En effet, les savoirs des jeunes contestés par les décideurs n’ont pas été modifiés dans le rapport d’étape. Dans cette situation, le dispositif observatoire joue alors un rôle majeur de médiation. Ajoutés à cela, les jeux de certains décideurs très centrés sur leurs stratégies et intérêts individuels ont parfois cloisonné les débats et le chemin cognitif. Certains, réfractaires au projet ont davantage énoncé des éléments pour mettre en doute les résultats avancés. Cette phase d’émergence des réactions de rejet est essentielle puisqu’elle donne la possibilité de les analyser et de les intégrer dans le processus de construction d’un savoir partagé.

Par ailleurs, une objection d’un conseiller municipal sur l’utilisation du terme «problème» pour préciser que la jeunesse est devenue une priorité politique a marqué la difficulté du dialogue entre des sphères différentes. En effet, transporter un mot conceptualisé par le monde académique, notamment ici par la sociologie politique, dans le monde social, où il prend un tout autre sens compte tenu des valeurs portées par les individus, peut créer des malentendus. Le travail de traduction devient essentiel pour permettre une intercompréhension.

4) Élu 2: Par contre, attention, utiliser le terme de «problème» pour parler de la jeunesse, ce terme me choque c’est un élément de langage négatif, pour nous la jeunesse n’est pas un problème, mais une préoccupation. Ce terme est présent dans la synthèse du rapport, il me dérange surtout si on la diffuse.

Pour finir, les décideurs politiques ont bloqué la diffusion immédiate et publique des résultats compte tenu du contexte et des enjeux politiques du moment. Or, cette communication constitue un enjeu fort d’appropriation par les acteurs qui est défendu par la recherche. Il est important de souligner que la restitution est une des étapes de coconstruction d’un savoir partagé. Ce processus va se poursuivre tout au long de la recherche-intervention, ce qui pourra contribuer à dépasser certains des obstacles identifiés.

5.4 Vers la construction d’un savoir utile pour l’agir

L’analyse des discours a pointé que les décideurs ont replacé certains savoirs scientifiques dans leur propre pratique pour s’en emparer et se les approprier. Plus spécifiquement, en étudiant la structuration des interactions, un mouvement d’appropriation-confrontation a été mis en évidence à partir du savoir d’expérience.

5) Chercheur-intervenant: Cet exemple illustre l’importance pour eux de partager un temps convivial autour du grignotage. Nous pouvons considérer cela comme une pratique sociale.

Technicien 3: Absolument, je le confirme, mes enfants c’est pareil, ils mangent n’importe comment et des cochonneries avec leurs copains après le collège et quand ils rentrent ils ont plus faim.

Élu 3: Oui c’est vrai, mes enfants c’est pareil.

Beaucoup de marqueurs d’adhésion précédant des discours relatant une expérience ont été repérés: «absolument, je le confirme», «oui, ça, c’est vrai», «je suis d’accord». Par exemple, un élu a semblé avoir intériorisé la différence genrée d’occupation de l’espace public à partir d’expériences vécues qu’elle a relatées à deux reprises. Cette mobilisation d’expériences personnelles a facilité l’intériorisation des connaissances explicites. Ainsi, l’extériorisation des connaissances tacites est venue compléter les savoirs objectivés énoncés par le chercheur-intervenant et participer à leur incorporation.

La dernière partie de la restitution était davantage centrée sur la réflexion relative à l’élaboration d’une politique locale de la jeunesse. La présentation synthétique de l’historique français des politiques de la jeunesse, des compétences propres des échelons territoriaux et des dysfonctionnements qui les entravent, ainsi que l’illustration d’un programme d’action à visée émancipatrice et l’éclairage sur l’action publique en direction de la jeunesse de leur collectivité territoriale ont permis aux décideurs de contextualiser les savoirs dans leur agir. Ils ont commencé à mettre en débat collectivement, lors d’un temps formalisé, leur politique en direction des jeunes. Cet espace de dialogue et de partage a contribué à bousculer leurs modes de réflexion.

6) Élu 1: Moi j’ai entendu ce qu’elle a rapporté des jeunes, ils disent qu’on ne fait rien pour eux alors je ne comprends pas pourquoi on attend 2015 pour mettre en place quelque chose.

Élu 2: On ne fait pas rien.

Élu 1: Il y a un paradoxe dans leur ressenti, ils veulent qu’on s’occupe d’eux, mais pas trop et politiquement on ne sait pas faire, soit on fait soit on ne fait pas. On ne sait pas faire quelque chose de moins institutionnel qui serait plus adapté aux pratiques des jeunes.

De plus, les décideurs politiques ont repéré le rôle d’aide à la décision politique de cette recherche-intervention à travers l’observatoire. L’intégration de l’observatoire «vivre sa jeunesse» et de plusieurs éléments énoncés lors de la restitution au sein du programme électoral de l’équipe municipale en place a également montré l’appropriation du rapport par les décideurs politiques.

7) Élu 3: J’ai pris le travail qui vient d’être présenté comme une méthode de travail, pas comme quelque chose qu’on doit et va faire, c’est bien des éléments pour éclairer comment on construit une politique jeunesse ce n’est pas comment je vous construis une politique jeunesse.

Technicien 3: Ce document, pour moi, n’est pas une critique de la politique jeunesse municipale, mais bien un état des lieux avec des pistes des réflexions.

Cette restitution a également concouru à légitimer le chercheur-intervenant dans le sens où sa double appartenance est reconnue par les décideurs comme une richesse pour l’organisation. Cet enjeu de légitimation est essentiel dans le processus d’appropriation des savoirs.

L’ensemble du travail d’analyse des discours et des interactions indique l’amorce du dernier niveau de la spirale de connaissances, celle de l’intériorisation. L’aboutissement de cette dynamique spiralaire est le développement d’un savoir partagé et utile pour agir. Au sein de la restitution, les connaissances tacites de chaque acteur sont entrées en dialogue et se sont extériorisées. Ensuite, ces connaissances tacites, les savoirs «sur» et «pour» détenus par les décideurs et les savoirs amenés par le chercheur-intervenant ont été mises en réseau et se sont combinées afin de prendre le chemin d’un savoir partagé relatif au «vivre sa jeunesse» dans une ville périurbaine. Intériorisé et replacé dans leur contexte, ce savoir coconstruit peut être réinvesti dans la praxis par les décideurs afin de construire leur politique de la jeunesse.

6. Conclusion

La restitution est un temps de confrontation entre des connaissances, des savoirs détenus par différents acteurs et des savoirs objectivés. Elle correspond à la dernière étape du processus de traduction identifié par Callon (2003). Après avoir transporté des entités (discours, observations, documents) dans le laboratoire, effectué un processus d’inférence, le chercheur-intervenant les ramène, modifiées à la controverse lors d’un temps formalisé d’échange et de diffusion des résultats.

Cette contribution a montré que la restitution étudiée est intégrée dans la dynamique de la spirale de connaissances. Lors de ce temps d’interactions, les savoirs énoncés par le chercheur-intervenant, ceux scientifiques et ceux «pour» aider à l’élaboration d’une politique de la jeunesse ainsi que les savoirs d’usage des jeunes sont entrés en synergie avec les savoirs des décideurs. Ces derniers ont pu partager leurs conceptions, leurs expériences et leurs désaccords et ainsi entrer dans une dynamique de création collective de savoirs. Cette combinaison de connaissances et de savoirs pluriels tend vers le développement d’un savoir partagé élaboré dans l’interaction et la construction d’une connaissance utile pour les décideurs.

De plus, la restitution auprès des commanditaires est un espace de production de nouveaux matériaux pour la recherche et d’échange autour des interprétations du chercheur. À travers cet espace d’enquête, la nature des connaissances et des savoirs pluriels qui entrent en interaction dans un dispositif socio-scientifique ainsi que le processus et le produit de leur conjugaison ont été analysés.

En s’inscrivant comme une étape même de la recherche-intervention et comme un processus collaboratif, dialogique et de traduction, la restitution donne les moyens aux décideurs de s’approprier progressivement les résultats de la recherche dans une visée formative et transformatrice. Ainsi, la restitution concourt à rapprocher les enjeux heuristique et praxéologique d’une recherche-intervention. Elle dépasse le seul enjeu de légitimation institutionnelle. En contribuant à élaborer un savoir partagé du «vivre sa jeunesse» et «pour» faire évoluer la politique de la jeunesse, la restitution participe également de l’émancipation des acteurs engagés dans la démarche. Ils sont impliqués dans le processus de changement et développent un regard réflexif sur leurs pratiques. La dimension praxéologique est ainsi prolongée par une finalité émancipatrice reposant sur une vision assumée du rôle social de la science et de la recherche.

En dépassant la demande sociale formulée initialement à travers sa traduction en objet de recherche, cette recherche-intervention a rempli sa fonction sociale sans mettre de côté la finalité heuristique. Les chercheurs ont travaillé «avec» et «pour» un pouvoir public tout en gardant leur nécessaire autonomie grâce au déploiement d’une rigueur conceptuelle et d’une exigence méthodologique. Cette démarche de recherche se positionne entre «la science “pure” et la science “servile”» (Ropé, 2004, p. 188) et prend le parti pris d’un chercheur engagé dans les débats éducatifs contemporains.

Pour finir, cette expérience d’accompagnement à la décision politique pose la question de la pérennisation des relations collaboratives entre les chercheurs et les acteurs socio-politiques. La création d’espace d’intéressement (Akrich, Callon et Latour, 1991) tel que peut l’être l’observatoire «vivre sa jeunesse» permet l’interaction d’acteurs hétérogènes et la coconstruction de savoirs mais il reste très dépendant de la coordination d’un intermédiaire situé à l’interface de la sphère scientifique et socio-politique. Cet accompagnement qui, malgré tout, reste ponctuel «ne permet pas un apprentissage organisationnel des façons de poser les problèmes et de la méthodologie relative à la recherche ou à l’évaluation» (Van Zanten, 2008, p. 87). De nouvelles formes sont à construire pour préserver des enrichissements réciproques continus entre la science et le politique et permettre la transformation des modes de décisions des décideurs politiques afin qu’ils dépassent les récupérations politiciennes de la connaissance scientifique.