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1. Introduction

Au Québec, l’influence des flux migratoires est observable à travers la croissance du nombre d’élèves allophones fréquentant, année après année, l’école francophone, notamment sur l’île de Montréal (Comité de gestion de la taxe scolaire de l’île de Montréal, 2015). Les élèves allophones devant bénéficier de services d’accueil et de soutien à l’apprentissage du français constituent une population hétérogène et ont des besoins variés, d’où la nécessité d’approches différenciées et de mesures «souples et variées» (Armand, 2005, p. 147) pour intervenir auprès d’eux, entre autres dans le domaine de l’écriture. Cela est d’autant plus vrai pour certains élèves allophones ayant un profil bien particulier et constituant une population plus à risque: les élèves immigrants allophones nouvellement arrivés en situation de grand retard scolaire (GRS).

2. L’apprentissage et l’enseignement de l’écriture en langue seconde (L2) chez les élèves immigrants allophones nouvellement arrivés en situation de grand retard scolaire (GRS)

Selon le ministère de l’Éducation, les élèves immigrants allophones en situation de GRS «accusent trois ans de retard ou plus par rapport à la norme québécoise et doivent être considérés comme étant en difficulté d’intégration scolaire» (Gouvernement du Québec, 1998, p. 24). Sauf exception, ces élèves font face à un éventail d’obstacles au moment de leur scolarisation au Québec, ce qui rend nécessaire un repérage rapide et «une intervention immédiate et appropriée» auprès d’eux (Ibid., p. 21).

[Certains élèves] vont rencontrer des difficultés d’adaptation au milieu scolaire pour des raisons psychologiques qui affectent leur motivation et leur capacité de concentration (pertes et expériences traumatisantes) ou pour des raisons relatives à l’expérience scolaire (méthodes de travail différentes de celles de l’école québécoise, par exemple)

Armand, Rousseau, Lory et Machouf, 2011, p. 99

En outre, les élèves en situation de GRS ont fréquemment une vie quotidienne difficile due, entre autres, à des conditions de vie précaires, à la séparation d’avec des membres de la famille et à des responsabilités familiales importantes (Armand, Lory et Rousseau, 2013; Crandall, Bernache et Prager, 1998). Malgré ce portrait quelque peu sombre, il est essentiel de porter un regard positif sur ces élèves, que l’on décrit également comme des «survivants» (Crandall et al., 1998). Tous porteurs d’histoires de survie, ils disposent d’un bagage de connaissances et d’expériences de vie qui doivent être prises en compte en contexte scolaire et sur lesquelles il est possible de fonder un enseignement efficace, en particulier dans le domaine de l’écriture, dont l’apprentissage représente un défi de taille.

En contexte de langue seconde (L2), Verdelhan-Bourgade (2002) évoque «la part douloureuse» associée à l’apprentissage de l’écriture chez les élèves (p. 198). Pour ces élèves tout particulièrement, la langue de scolarisation représente effectivement à la fois un objet et un vecteur d’apprentissage. Par ailleurs, au secondaire, la difficulté associée à cet apprentissage s’explique entre autres par le fait que les élèves ont moins de temps pour développer de nouvelles pratiques langagières qui leur permettent d’exprimer des contenus plus sophistiqués (García et Wei, 2014). Sachant que de cinq à sept ans sont nécessaires aux élèves scolarisés en L2 pour développer, dans la langue scolaire, des capacités langagières de haut niveau équivalentes à celles de leurs pairs en L1 (Cummins, 2000), il est possible d’affirmer que les élèves immigrants allophones au secondaire, et encore plus les élèves en situation de GRS, sont engagés dans une véritable course contre la montre pour apprendre à écrire en L2 et réussir leur parcours scolaire.

Afin de prendre en considération le parcours de vie difficile de ces élèves et leurs différents profils, les interventions mises en place doivent cibler à la fois les dimensions affective et émotionnelle, tout autant que cognitive et langagière de leur développement (Armand et al., 2013). Par le fait même, force est de constater la pertinence de l’établissement, en classe, de contextes signifiants d’apprentissage, où les élèves réalisent des apprentissages liés à leur vécu et ayant donc un sens à leurs yeux (Armand, Lê, Combes, Saboundjian et Thamin, 2011; Guthrie, 2004). En écriture, un contexte signifiant d’apprentissage est associé à des situations de communication authentiques où les élèves écrivent pour être lus non seulement par leur enseignant, mais également par d’autres destinataires «réels». À titre d’exemple, nous considérons que proposer aux élèves de raconter leur histoire familiale est un contexte signifiant d’apprentissage de l’écriture, car cela leur permet d’aborder des thèmes tels que leur famille ou leurs langues (Vatz Laaroussi, Combes et Koné, 2015). Cette pratique favorise également la négociation de l’identité des élèves et une affirmation identitaire plus harmonieuse facilitant une transition entre passé, présent et futur. Enfin, l’écriture en contexte signifiant semble, plus largement, s’inscrire dans une perspective didactique actionnelle. En effet, valorisant l’apprenant en tant qu’individu disposant d’une compétence plurilingue évolutive (Piccardo, 2014) et prenant en compte «les ressources cognitives, affectives, volitives et l’ensemble des capacités que possède et met en oeuvre l’acteur social» (Conseil de l’Europe, 2001, p. 15), la perspective actionnelle concrétise une «pédagogie du projet» qui assure l’authenticité des apprentissages scolaires.

Par ailleurs, sachant qu’un apprenant bilingue est différent d’un apprenant monolingue (Grosjean, 1989), il apparaît également primordial que les interventions mises en oeuvre auprès d’élèves en situation de GRS prennent en considération d’autres facteurs susceptibles d’influencer leur apprentissage de l’écriture en L2, tels que la prise en compte de leur bagage de connaissances antérieures, linguistiques et culturelles (Genesee, Geva, Dressler et Kamil, 2006; Grant, Wong et Osterling, 2007). Dans cette perspective, le fait d’encourager chez les élèves des pratiques translinguistiques[2], qui légitiment et mettent à profit leurs pratiques langagières et leurs connaissances dans toutes les langues de leur répertoire, constitue une piste prometteuse (García et Wei, 2014). Ainsi, des recherches empiriques réalisées auprès d’élèves en GRS et mettant à l’essai des interventions légitimant l’utilisation des langues de leur répertoire linguistique tendent à démontrer qu’elles stimulent un engagement dans la littératie[3] chez ces derniers (voir par exemple Ivey et Broaddus, 2007; Armand et al., 2015). Rappelons le rôle clé de l’engagement pour la réussite scolaire des élèves comme souligné, entre autres, par l’OCDE (2011).

Enfin, dans un article faisant la synthèse de 50 ans de didactique de l’écrit en langue première (L1) dans les pays francophones, Bronckart (2011) mentionne la nécessité d’un travail sur les représentations des élèves pour assurer un enseignement efficace de l’écrit. Cela fait écho aux propos de Dabène (1991) qui, vingt ans plus tôt, soulignait l’importance de mettre l’accent sur ces représentations dans les pratiques d’enseignement de l’écriture afin, notamment, d’éviter qu’elles soient la source d’une anxiété qu’il nomme «insécurité scripturale». S’inscrivant dans cette perspective, plusieurs travaux en contexte de L1 ont porté sur le rapport à l’écrit (RÉ) des élèves (Barré-De Miniac, 2002; Blaser, 2014; Chartrand et Blaser, 2008). Il s’agit toutefois d’une notion qui, à notre connaissance, a été moins étudiée dans le domaine de la didactique des L2. En effet, elle a surtout fait l’objet de travaux auprès d’étudiants universitaires, entre autres en contexte d’apprentissage du français langue étrangère (Kadik, Habouol, Kermezli et Lafrid, 2014), où elle est parfois appréhendée en s’attardant à l’écriture dans toutes les langues du répertoire des étudiants (Dezutter, Poirier, Bleys, Cansigno, Flores et Silva, 2010). Or, le RÉ est une notion également pertinente à considérer auprès d’élèves immigrants allophones plus jeunes scolarisés dans une L2, dans la mesure où ceux-ci sont susceptibles de développer un rapport conflictuel, culturel ou symbolique, à la langue et à l’écriture dans la société d’accueil, qui sont porteuses d’importants enjeux sociaux et scolaires (Perregaux, 1997). Ces considérations nous amènent à souligner la nécessité de pratiques renouvelées d’enseignement de l’écriture visant à faire évoluer le RÉ des élèves en contexte de L2, notamment chez les élèves immigrants allophones en situation de GRS, une population marquée par de nombreuses fragilités.

Dans notre étude, pour aborder de telles pratiques, nous considérons deux domaines de travaux qui se recoupent: les travaux sur l’engagement dans la littératie et ceux sur le RÉ. Nous en venons ainsi à proposer, en contexte de L2, la dénomination de RÉ+ (décrite plus loin) pour souligner l’importance particulière, au sein du RÉ, de l’engagement affectif et cognitif des élèves immigrants allophones dans la littératie, intimement associé à des questions identitaires, et pour rendre explicite la prise en compte de toutes les langues de leur répertoire.

3. L’engagement dans la littératie et le rapport à l’écrit

Des chercheurs, tant en L1 (Guthrie, 2004) qu’en L2 (Cummins, 2009), soulignent la nécessité de l’engagement des élèves dans la littératie pour qu’ils réussissent les activités de ce domaine particulier. Un tel engagement se définit comme un investissement à la fois affectif et cognitif d’un élève dans une tâche de lecture ou d’écriture dans le but de la réussir. Selon Guthrie (2004), il se décline en quatre indicateurs: 1) un engagement cognitif qui sous-entend que les élèves sont concentrés, portent une attention à la tâche proposée et fournissent un effort cognitif pour la réaliser; 2) un intérêt affectif pour la tâche se traduisant par un enthousiasme et un plaisir à participer à des activités de lecture ou d’écriture; 3) la mise en oeuvre de capacités cognitives afin de réaliser une tâche, ces capacités cognitives étant révélées par les stratégies cognitives employées; 4) la poursuite, à l’école et à l’extérieur de l’école, d’activités de lecture et d’écriture nombreuses et diverses. L’identification de ces quatre indicateurs permet une lecture des comportements des élèves lors de la réalisation d’une tâche, rendant ainsi possible la mesure de leur engagement, entre autres au moyen d’observations participantes.

En L2, plus précisément, Cummins (2009, 2012) met en évidence l’importance de l’établissement, en classe, de contextes qui rendent possibles une affirmation et une négociation identitaires chez les élèves de communautés linguistiques et culturelles diverses. Ces contextes sous-tendent et stimulent leur engagement, qui se voit favorisé par la légitimation de l’utilisation des connaissances de leur bagage linguistique et culturel, afin de permettre leur participation en classe et la reconnaissance de leur intelligence, de leur imagination et de leurs talents, et ce, dans plusieurs langues.

À notre connaissance, le concept d’engagement dans la littératie n’est pas couramment utilisé dans les recherches en didactique de l’écriture en milieu francophone. Dans ce champ de recherche, c’est davantage la notion de «rapport à» qui est employée et, plus précisément, la notion de rapport à l’écrit (RÉ), dont l’engagement est partie intégrante. Le RÉ est une notion développée par des chercheurs québécois, dont Suzanne-G. Chartrand et Christiane Blaser, dans le cadre de recherches en didactique de l’écrit en langue de scolarisation, et ce, dans la continuité des travaux de Barré-De Miniac (2002, 2008), en France, sur le rapport à l’écriture. Chartrand et Blaser (2008) illustrent bien la relation entre le RÉ et l’engagement lorsqu’elles décrivent le RÉ comme «un levier plus ou moins puissant susceptible d’induire l’engagement de l’élève dans l’une ou l’autre [des] activités [de lecture ou d’écriture]» (p. 125).

Trouvant sa place au sein de la compétence scripturale, le RÉ comporte quatre dimensions qui correspondent aux sentiments (dimension affective), aux conceptions (dimension conceptuelle), aux valeurs (dimension axiologique) et aux pratiques (dimension praxéologique) des élèves en lien avec l’écrit, son apprentissage et ses fonctions sociales et scolaires (Chartrand et Blaser, 2008). En réaction aux dimensions énoncées dans les travaux de Barré-De Miniac (2002), les quatre dimensions élaborées par Chartrand et Blaser (2008) visent à rendre le RÉ «opérationnel à des fins de cueillette et d’analyse de données» (p. 111). Cette opérationnalisation s’est poursuivie dans le cadre des travaux de Blaser (2014) sur le RÉ des enseignants ou des futurs enseignants. Cette chercheuse évoque maintenant trois dimensions du RÉ et décrit cette notion comme

un système d’influences évolutif et complexe entre, d’une part, les conceptions d’un individu construites au sujet de l’écriture, de son enseignement et de son apprentissage (dimension conceptuelle) et les activités personnelles et professionnelles de l’individu en lien avec l’écriture (dimension praxéologique). À cette double influence s’ajoute celle qu’exercent les sentiments et les valeurs sur les dimensions conceptuelle et praxéologique, et réciproquement.

Blaser, 2014, p. 7-8

Au terme de cette présentation, nous constatons les recoupements existant entre les notions de RÉ et d’engagement dans la littératie. Cet engagement semble plus particulièrement s’intégrer aux dimensions affective et praxéologique du RÉ, ce que nous formalisons plus loin. Le fait d’articuler ces deux notions permet de dégager des facteurs susceptibles d’agir sur l’apprentissage de l’écriture du français L2 chez les élèves allophones, par exemple en soulignant l’apport essentiel, dans ce contexte, de leur affirmation et de leur négociation identitaires. Ainsi, afin de présenter une vision plus intégrée des travaux sur le RÉ et l’engagement dans la littératie en contexte de L2, nous proposons la dénomination de rapport à l’écrit «plus» (RÉ+). L’emploi du signe + vise à mettre en relief, en lien avec l’engagement, l’importance particulière de la prise en compte des questions identitaires dans des pratiques d’enseignement de l’écriture auprès d’élèves allophones, et ce, en tenant compte de l’ensemble des langues qu’ils connaissent. Cet apport nous amène également à dégager des pistes d’opérationnalisation du RÉ en vue de son étude en contexte de L2.

4. Le rapport à l’écrit «plus» (RÉ+)[4]

La dénomination de RÉ+ ici proposée se décline sous quatre dimensions fondées au départ sur celles du RÉ selon Chartrand et Blaser (2008). Étant donné l’objet de notre recherche, chacune des dimensions du RÉ+ ne cible que l’écriture scolaire, et ce, dans les différentes langues du répertoire linguistique des élèves (langue maternelle[5] [LM], autres langues connues, français L2 et langue de scolarisation au Québec).

La dimension affective du RÉ+ correspond aux sentiments et aux émotions éprouvés par un élève en lien avec l’écriture dans les différentes langues de son répertoire. Cette dimension permet de déceler l’intérêt de ce dernier pour l’écriture et son désir d’en faire l’apprentissage. Par ailleurs, la dimension affective du RÉ+ est un lieu privilégié de l’observation de l’engagement d’un élève immigrant allophone dans la littératie. Elle permet l’observation de certains sentiments indicateurs d’un tel engagement, comme l’enthousiasme envers l’écriture. Enfin, l’affirmation et la négociation de l’identité de l’élève au cours de pratiques d’écriture, nécessaires à son engagement, sont également reliées aux sentiments éprouvés lors de ces pratiques.

La dimension praxéologique du RÉ+ correspond aux pratiques d’écriture d’un élève, soit ce qu’il écrit ainsi que l’endroit où il le fait, la manière dont il procède et la raison pour laquelle il le fait. Cette dimension permet également de cerner l’engagement d’un élève dans la littératie à travers la constatation de la diversité de ses pratiques d’écriture et des habiletés métalangagières qu’il met en oeuvre. Celles-ci correspondent à son activité métaprocédurale (El Bakkar, 2007) et à son activité cognitive, soit respectivement à la gestion consciente du processus d’écriture et aux stratégies utilisées lors de l’écriture, dans différentes langues.

La dimension conceptuelle du RÉ+ concerne les conceptions, les idées et les représentations qu’un élève entretient par rapport à l’écriture, à son utilisation et à son rôle dans les différentes langues de son répertoire, pour réussir à l’école et dans la société, et notamment de la société du pays d’accueil.

La dimension axiologique du RÉ+, liée à la valeur accordée par un élève à l’écriture dans sa vie personnelle et dans sa vie scolaire pour développer son potentiel et pour réussir à l’école, correspond aux opinions de l’élève envers «l’importance» de l’écriture, là encore dans les différentes langues qu’il connaît.

Nous abordons au moyen de la dénomination de RÉ+ les effets de l’approche nouvelle mise en place dans le cadre de la recherche-action (Armand et al., 2015) dans laquelle s’insère notre étude: l’écriture de textes identitaires plurilingues, soutenue par des ateliers d’expression théâtrale plurilingues.

5. L’écriture de textes identitaires plurilingues soutenue par des ateliers d’expression théâtrale plurilingues

L’enseignement du français dans les pays francophones, et notamment au Québec, est marqué par un certain traditionalisme: les pratiques d’enseignement, au caractère transmissif, monolingue et souvent décontextualisé, témoignent d’une «réelle résistance» à accorder une primauté à la finalité pratique de l’expression (orale ou écrite) (Bronckart, 2011, p. 27). Selon la recherche État des lieux de l’enseignement du français au secondaire québécois (ÉLEF), c’est l’enseignement magistral qui domine. Il confine les élèves dans un «rôle de récepteur» (Chartrand et Lord, 2013, p. 523) et se restreint le plus souvent à un soutien pour la planification des textes avant leur production, les interventions les plus fréquentes étant associées à l’explicitation des consignes, souvent imprécises. Par ailleurs, durant la planification, le travail sur la langue ou sur les contenus thématiques traités est rare, voire absent.

En contexte de L2, plus précisément, de telles pratiques d’enseignement de l’écriture couramment en vigueur dans les classes ne paraissent pas répondre aux besoins des élèves, car elles ne leur permettent pas de développer une compétence scripturale complète incluant les savoir-faire et les représentations (Dabène, 1991). De plus, elles considèrent trop souvent les différences entre les pratiques langagières et culturelles des élèves et celles de l’école en termes de déficits et non en termes de ressources (Cummins, 2000). Sont ainsi négligés certains aspects pourtant cruciaux de l’apprentissage d’une L2 et de l’écriture, tels que la valorisation du bagage linguistique et culturel des élèves, qui contribue à favoriser le développement de la compétence à écrire, d’un rapport positif à la L2 et de l’engagement des élèves dans l’écriture (Armand, Lê et al., 2011). Ainsi, la proposition de nouvelles approches en enseignement de l’écriture en L2 qui ouvrent la porte aux langues et aux cultures des élèves et qui prennent en compte leur RÉ+ s’impose. Dans notre recherche, tel que nous l’indiquions, cette approche prend la forme de l’écriture de textes identitaires plurilingues, soutenue par des ateliers d’expression théâtrale plurilingues (projet Théâtre Pluralité-ÉLODiL).

L’écriture de textes identitaires plurilingues apparaît comme une intervention didactique contribuant au développement d’un RÉ+ aux connotations positives. Cette approche, issue notamment des travaux de Cummins et Early (2011), constitue un contexte signifiant d’apprentissage répondant aux principes d’une didactique actionnelle. Les textes identitaires plurilingues correspondent à des productions d’élèves sous diverses formes et, dans notre cas, à l’écrit. Ceux-ci y abordent des sujets reliés à leur vécu et à leurs expériences personnelles, tels que leur histoire familiale, en ayant la possibilité de s’exprimer à la fois en L1 et en L2. À travers le partage des textes identitaires plurilingues à des lecteurs authentiques et les rétroactions positives de ces derniers, les élèves ont l’occasion de voir leur identité reflétée positivement et, du fait même, de se sentir valorisés. L’écriture de tels textes encourage effectivement l’expression des élèves sur des sujets signifiants tout en mettant en valeur leur plurilinguisme, ce qui favorise chez ces derniers le développement d’un sentiment de compétence (Cummins, 2009). À l’inverse, l’absence de reconnaissance, à l’école, des langues du répertoire des élèves crée chez certains «une “insécurité linguistique”, une baisse d’estime de soi, un sentiment de discrimination et une difficulté à transférer les acquis cognitifs et langagiers d’une langue à l’autre» (Armand, Dagenais et Nicollin, 2008, p. 47). Enfin, comme constaté au terme de travaux réalisés dans des contextes diversifiés, la production de textes identitaires plurilingues semble susceptible de stimuler l’engagement des élèves dans la littératie (Armand et al., 2015; Cummins et Early, 2011; Prasad, 2016).

Dans le cadre de notre étude et de la recherche-action dans laquelle elle s’insère, la production de textes identitaires plurilingues est soutenue par des ateliers d’expression théâtrale plurilingues. De tels ateliers permettent aux élèves de partager oralement avec leurs pairs certaines de leurs expériences de vie et les émotions qui y sont reliées, et ce, dans la langue de leur choix. À la suite d’une recherche dans quatre classes d’accueil au secondaire à Montréal, notamment auprès d’élèves en situation de grand retard scolaire (deux groupes expérimentaux, n=27, et deux groupes contrôles, n=28), les données obtenues par questionnaire indiquent que, de façon significative, les ateliers d’expression théâtrale plurilingues entraînent chez les élèves un plus grand équilibre émotionnel ainsi que le sentiment d’être moins stressés de parler en français et plus capables d’en réaliser l’apprentissage. Également, les chercheuses ont observé un effet sur le développement de l’oral en français L2 (Armand et al., 2013; Armand, Rousseau et al., 2011). On peut donc penser que les ateliers d’expression théâtrale plurilingues, agissant à titre de «déclencheurs» de l’écriture de textes identitaires plurilingues chez les élèves, puissent aussi avoir des répercussions positives sur leur apprentissage de l’écriture et leur RÉ+. Ces ateliers pourraient constituer un moyen de soutenir et de bonifier l’écriture de tels textes en établissant un contexte d’expression sécuritaire qui permet un investissement affectif des élèves dans leurs apprentissages.

6. Objectif de recherche

Les élèves immigrants allophones en situation de GRS sont susceptibles de rencontrer de nombreux obstacles au moment de leur intégration à l’école québécoise, notamment en ce qui a trait à l’apprentissage long et complexe de l’écriture. La mise en oeuvre de pratiques d’écriture de textes identitaires plurilingues, soutenues par des ateliers d’expression théâtrale plurilingues, constitue une piste d’intervention visant à favoriser cet apprentissage en agissant sur le RÉ+ des élèves. Nous formulons ainsi notre objectif de recherche:

Observer et comparer les effets de pratiques d’écriture de textes identitaires plurilingues, soutenues par des ateliers d’expression théâtrale plurilingues, et ceux de pratiques traditionnelles d’ensei- gnement de l’écriture sur le RÉ+ d’élèves immigrants allophones en situation de GRS au secondaire.

7. Méthodologie

7.1 La recherche-action dans laquelle s’insère notre étude

La présente étude, qui consiste en une étude de cas multiples (Gagnon, 2012), s’inscrit dans une recherche-action qui avait pour objectif d’observer les effets de la production de textes identitaires plurilingues (avec ou sans ateliers d’expression théâtrale plurilingues) sur la compétence à écrire ainsi que sur l’engagement et le sentiment de compétence en écriture d’élèves immigrants allophones en situation de GRS au secondaire (Armand et al., 2015). Cette recherche s’est déroulée dans 12 classes d’accueil à Montréal. Les participants ont été divisés en trois groupes recevant chacun une intervention différente: 1) Les élèves des classes du groupe 1 ont participé aux ateliers d’expression théâtrale plurilingues et ont produit des textes identitaires plurilingues (n=39); 2) les élèves des classes du groupe 2 ont produit des textes identitaires plurilingues (sans ateliers d’expression théâtrale plurilingues) (n=45); 3) les élèves des classes du groupe 3, qui constituent les classes contrôles, ont reçu un enseignement traditionnel de l’écriture en L2 (n=33).

L’intervention menée auprès des élèves des groupes 1 et 2 a eu lieu de janvier à mai 2014. Les élèves ont produit, à six reprises, des textes identitaires plurilingues. Chaque texte était produit en deux ou trois séances d’écriture d’approximativement 75 minutes. Les six thèmes suivants ont été proposés aux élèves: «Mes pays/Mes voyages», «Une personne adulte significative», «Une aventure avec mes amis», «Mes langues», «Les cérémonies/Les fêtes» et «Mes rêves». Lors des séances d’écriture, les élèves écrivaient un plan, puis ils produisaient un texte qu’ils révisaient au moyen d’une clé de correction fournie dans le cadre de la recherche-action. Dans le groupe 1, la production de chaque texte a été «déclenchée» par un atelier d’expression théâtrale plurilingue de 75 minutes où était abordé le même thème que lors des périodes d’écriture. Dans les groupes 1 et 2, des activités visant à introduire les thèmes (par exemple, la lecture d’un texte écrit par l’enseignant) et des activités d’enseignement du vocabulaire en lien avec ces thèmes (par exemple, la création d’un mur de mots, c.-à-d. champ lexical) ont été réalisées.

Durant la production de leurs textes, les élèves étaient encouragés à s’exprimer à l’oral et à l’écrit dans toutes les langues de leur répertoire linguistique, s’ils le désiraient[6]. En opposition avec les pratiques monolingues et décontextualisées en vigueur dans les salles de classe évoquées plus haut, cette intervention revêt un aspect novateur qui réside dans son caractère plurilingue et contextualisé, positionnant activement les élèves au coeur d’un cadre authentique d’apprentissage de l’écriture. Enfin, les textes identitaires plurilingues écrits par les élèves ont mené à la conception de livres de classe, dont chaque élève a reçu une copie. Ces livres ont fait l’objet d’un lancement à l’Université de Montréal[7].

7.2 Les participants à notre étude de cas multiples

Les participants à la présente étude de cas multiples, des élèves immigrants allophones nouvellement arrivés en situation de GRS en classe d’accueil au secondaire, font partie de deux des douze classes visées par la vaste recherche-action (Armand et al., 2015). Notre échantillon (n=8) est divisé en deux groupes: quatre élèves font partie d’une classe ayant participé à l’intervention (parmi les classes du groupe 1 de la recherche-action) et forment le groupe expérimental, et quatre élèves font partie d’une classe où étaient mises en place des pratiques traditionnelles d’enseignement de l’écriture (parmi les classes du groupe 3 de la recherche-action) et forment le groupe contrôle.

Afin de refléter l’hétérogénéité de la population des élèves immigrants allophones en situation de GRS et de favoriser une collecte de données riche de la diversité des cas interrogés, les participants à cette recherche sont d’origines diverses et ont des répertoires linguistiques variés, au sein desquels on retrouve plusieurs LM différentes. Nous avons également tenté de sélectionner des élèves suffisamment à l’aise pour s’exprimer en français à l’oral, mais ayant des niveaux différents à l’écrit (faible, moyen, fort), et ce, à partir du regard des enseignants sur les compétences de leurs élèves avant l’intervention. Un formulaire de consentement a été signé par les élèves et leurs parents afin d’assurer le libre choix de participation à notre recherche. Voici un tableau présentant un portrait des participants à notre étude, auxquels nous avons attribué des pseudonymes.

Tableau 1

Portraits des participants à notre étude

Portraits des participants à notre étude

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7.3 Le contexte pédagogique dans le groupe contrôle

Des pratiques monolingues d’enseignement de l’écriture ont été observées dans le groupe contrôle, où était d’ailleurs mis en place un système coercitif bannissant de la classe l’utilisation d’autres langues que le français. En contexte québécois, l’imposition d’une norme monolingue n’est pas rare, vu l’insécurité des acteurs scolaires vis-à-vis de la pérennité du fait français dans un contexte de «majorité fragile» (Thamin, Combes et Armand, 2013).

Par ailleurs, les pratiques observées dans le groupe contrôle correspondaient toujours à la rédaction individuelle d’une «composition», dont le thème ne semblait pas relié à une thématique plus générale abordée en classe. Bien que les thèmes abordés, par exemple le fait de parler de soi, aient parfois été similaires à ceux traités dans le groupe expérimental, la rédaction des textes n’avait pas de visée communicative authentique, telle que leur diffusion à un public élargi.

Enfin, les consignes d’écriture données aux élèves variaient selon les tâches proposées et étaient peu précises (par exemple, «écrire une introduction de deux ou trois phrases», «utiliser de bonnes stratégies»), un constat que nous retrouvons dans la recherche ÉLEF (Chartrand et Lord, 2013). L’écriture d’un plan était parfois suggérée et aucune activité pédagogique systématique n’était réalisée sur le vocabulaire ou sur la révision des textes.

7.4 La collecte et l’analyse des données

Dans le cadre de notre étude de cas multiples à visée descriptive et s’inscrivant dans une perspective exploratoire, des données qualitatives ont été recueillies au moyen d’entretiens individuels semi-dirigés et d’observations participantes. Les élèves faisant partie du groupe expérimental ont été observés lors des six ateliers d’expression théâtrale plurilingues et des 18 périodes d’écriture. Sept séances d’observations participantes lors de périodes d’écriture ont eu lieu dans le groupe contrôle. Effectuées dans une perspective ethnographique, les observations ont mené à une prise de notes de terrain détaillées décrivant le contexte de classe, les comportements des élèves, leurs interactions avec leurs pairs et l’enseignant, etc.[8] Un entretien individuel semi-dirigé a été effectué avant et après l’intervention avec les huit participants. Enregistrés sur support audio, ces entretiens d’environ 45 minutes se sont déroulés en français. Des guides d’entretien bâtis avec notre collaboration dans le cadre de la recherche-action (Armand et al., 2015) et permettant de recueillir des informations sur le parcours des élèves en plus d’aborder les quatre dimensions de leur RÉ+ ont été utilisés.

Les données recueillies ont fait l’objet d’une analyse thématique (Paillé et Mucchielli, 2012) au moyen du logiciel QDA Miner. Une analyse individuelle du RÉ+ de chacun des élèves a d’abord été effectuée. Par la suite, afin de faire ressortir les effets des pratiques mises en place, une analyse comparative du RÉ+ des élèves des groupes expérimental et contrôle a été réalisée et a permis de déceler des tendances chez les élèves en ce qui a trait à chacune des dimensions de ce rapport. Les résultats présentés dans cet article sont principalement issus des données recueillies lors des entrevues. Parfois, essentiellement pour ce qui est du constat de l’engagement des élèves, des données recueillies lors des observations sont interpellées.

8. Description du RÉ+ des élèves du groupe expérimental

Cette section expose, sous forme de tableaux, une description du RÉ+ des élèves en ciblant certains aspects de chacune de ses dimensions: les sentiments des élèves envers l’écriture en français (dimension affective), leurs stratégies d’écriture (dimension praxéologique) et leurs conceptions de l’apprentissage de l’écriture (dimensions conceptuelle et axiologique). De ces descriptions émergent, comme nous le verrons, des différences entre le RÉ+ des élèves des groupes expérimental et contrôle. Elles sont mises en évidence dans les paragraphes synthèses suivant chacun des tableaux, et une synthèse comparative vient clore la comparaison du RÉ+ des élèves. Le plus souvent possible, des éléments des verbatim des élèves sont intégrés aux synthèses présentées ci-après. Il est nécessaire de rappeler que les participants à notre recherche sont au début de leur apprentissage du français L2 et peinent souvent à s’exprimer avec clarté et concision lors des entretiens. À plusieurs reprises, nous avons donc fait le choix de formuler une synthèse résultant de la fusion de plusieurs extraits d’entrevues.

8.1 La dimension affective du RÉ+: sentiments envers l’écriture en français

Les sentiments des élèves du groupe expérimental envers l’écriture en français sont présentés dans le tableau suivant, qui met en parallèle cet aspect de la dimension affective du RÉ+ avant et après l’intervention.

Tableau 2

Sentiments envers l’écriture en français, groupe expérimental

Sentiments envers l’écriture en français, groupe expérimental

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Dans le groupe expérimental, après l’intervention, tous les élèves font état de sentiments positifs envers l’écriture en français, révélateurs d’un plus grand engagement affectif dans l’écriture. Ils mentionnent par exemple s’être améliorés en écriture ou se sentir fiers lorsqu’ils écrivent en français. Maintenant moins stressé lorsqu’il écrit, Sebastian qualifie l’écriture de facile et de motivante, car il aborde des sujets qu’il «connaî[t] très bien», il a une «histoire à raconter» et il souhaite se faire connaître et comprendre des autres. L’affirmation d’une telle aisance dans l’écriture, favorisée par des thématiques qui engagent l’élève et qui lui permettent de trouver plus facilement des idées pour écrire, se développe chez Sebastian tout au long de l’intervention. Quant à elle, Valentina déclare:

Le premier jour, moi, j’étais stressée parce que moi, je dis, «je sais pas comment écrire ça en français». Je savais rien ! Seulement quelques mots. Mais après, je commence et maintenant, je commence à écrire bien. Je parle un petit peu mieux. […] Maintenant, je me sens fière de moi, à l’aise, pas stressée comme avant.

De plus, les élèves sont en mesure de percevoir des nuances quant à leurs sentiments envers l’écriture et reconnaissent la présence de sentiments négatifs avant l’intervention. De tels sentiments ont parfois disparu ou sont maintenant perçus plus clairement et associés à des situations d’écriture précises. Chez Stanley, ce regard réflexif est toutefois moins présent.

Le tableau qui suit présente maintenant les sentiments des élèves du groupe contrôle envers l’écriture en français, et ce, en début et en fin d’année.

Tableau 3

Sentiments envers l’écriture en français, groupe contrôle[9]

Sentiments envers l’écriture en français, groupe contrôle9

Tableau 3 (continuation)

Sentiments envers l’écriture en français, groupe contrôle9

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Dans le groupe contrôle, sauf chez Nikki, des sentiments négatifs éprouvés envers l’écriture en français persistent chez les élèves, surtout chez Adrian et Christian. De plus, ces deux élèves ne semblent pas être en mesure d’associer leurs sentiments envers l’écriture à des pratiques précises, leur regard réflexif sur leurs pratiques d’écriture n’étant pas assez développé. Au contraire, Nikki et Mariana semblent conscientes de la variation de leurs sentiments envers l’écriture selon les tâches et sujets proposés. Enfin, des sentiments négatifs envers l’écriture en français sont associés, chez Mariana et Adrian, aux jugements négatifs d’autrui sur leur compétence. En fin d’année, Adrian déclare: «Quand tu comprends le français, tu n’es pas un, like, you’re not out of the group.» Cela témoigne de son sentiment d’exclusion, qu’il associe à la non-maîtrise du français et de l’écriture.

8.2 La dimension praxéologique du RÉ+: stratégies d’écriture

Révélatrices de la dimension praxéologique du RÉ+ et de son évolution, les stratégies d’écriture déclarées par les élèves du groupe expérimental avant et après l’intervention sont exposées dans le tableau suivant.

Tableau 4

Stratégies d’écriture, groupe expérimental

Stratégies d’écriture, groupe expérimental

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Dans le groupe expérimental, après l’intervention, les stratégies d’écriture nommées par Sebastian, Ani et Valentina sont plus diversifiées et plus exigeantes cognitivement que celles nommées avant l’intervention. Elles témoignent du développement d’un regard métacognitif engendrant un engagement plus fort lors des séances d’écriture. Elles révèlent aussi l’autonomie gagnée par les élèves. Par ailleurs, ces stratégies dévoilent leur prise de conscience de l’utilité du recours à leur LM pour apprendre à écrire, comme nous l’indique Valentina, au terme de l’intervention: «Bon, je regarde et je pense en espagnol. Moi, je dis, OK, en espagnol, c’est comme ça. En français, ça doit être comme ça alors.» Une telle évolution n’est pas constatée chez Stanley, une seule et même stratégie d’écriture, peu élaborée, étant mentionnée avant et après l’intervention.

Au sein du tableau 5 sont maintenant mises en parallèle les stratégies d’écriture déclarées par les élèves du groupe contrôle en début et en fin d’année.

Tableau 5

Stratégies d’écriture, groupe contrôle

Stratégies d’écriture, groupe contrôle

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Dans le groupe contrôle, à la fois en début et en fin d’année, les stratégies identifiées par les quatre élèves sont pour la plupart plutôt classiques, c’est-à-dire qu’elles correspondent à l’utilisation de ressources fréquemment utilisées en classe de français (dictionnaire, Bescherelle, recours à l’aide de l’enseignant). De plus, ces stratégies ne témoignent pas d’un grand engagement cognitif chez les élèves, sauf pour ce qui est de Mariana. Celle-ci se distingue également de ses pairs par son autonomie, associée au développement d’une nouvelle stratégie de correction de textes. Enfin, le recours des élèves à d’autres langues que le français est rare et leur paraît peu légitime, ce qui semble associé au système bannissant de la classe l’utilisation d’autres langues que le français.

8.3 Les dimensions conceptuelle et axiologique du RÉ+: conceptions de l’apprentissage de l’écriture en contexte de bi/plurilinguisme

Les conceptions des élèves du groupe expérimental de l’apprentissage de l’écriture en contexte de bi/plurilinguisme, avant et après l’intervention, font l’objet du tableau 6.

Tableau 6

Conceptions de l’apprentissage de l’écriture, groupe expérimental

Conceptions de l’apprentissage de l’écriture, groupe expérimental

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Dans le groupe expérimental, avant l’intervention, les quatre élèves ont des conceptions monolingues de l’apprentissage de l’écriture: ils ne perçoivent pas l’utilité d’écrire dans une autre langue que le français en classe pour apprendre à écrire. Après l’intervention, Sebastian, Ani et Valentina reconnaissent l’apport d’un recours à leur LM à leur apprentissage de l’écriture en français. La reconnaissance de cet apport, révélatrice du développement d’un regard métacognitif sur l’écriture chez ces élèves, est particulièrement explicite chez Ani. Cette élève justifie le fait d’avoir écrit en LM dans son texte sur le thème «Mes langues» à l’aide de la théorie de la double échelle de Cummins (2000), brièvement exposée en classe, les échelles étant ici nommées «escaliers».

Chercheuse: Pourquoi as-tu fait ça [écrire dans ta LM en classe]?
Ani: Parce que vous avez dit qu’on a deux escaliers. Quand on n’a pas fait un, on est tombé. C’est pour ça que j’ai un peu écrit [en LM].

Par ailleurs, les nouvelles stratégies d’écriture dont Sebastian, Ani et Valentina font mention témoignent de la valeur qu’ils accordent à leur LM dans l’apprentissage de l’écriture en français (voir tableau 4, p. 151). Stanley, de son côté, reste fermé à l’écriture dans d’autres langues que le français en classe.

Enfin, notons que la fonction épistémique de l’écriture est reconnue, après l’intervention, par les deux élèves dont le niveau à l’écrit est le plus faible: Sebastian et Ani. Un contexte signifiant d’apprentissage combiné à une approche plurilingue d’enseignement de l’écriture semble ainsi entraîner une évolution des conceptions des élèves.

Les conceptions de l’apprentissage de l’écriture des élèves du groupe contrôle, présentées dans le tableau suivant, n’évoluent pas de la même manière que celles des élèves du groupe expérimental, comme en fait foi le tableau 7.

Tableau 7

Conceptions de l’apprentissage de l’écriture, groupe contrôle

Conceptions de l’apprentissage de l’écriture, groupe contrôle

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Dans le groupe contrôle, à la fois en début et en fin d’année, une vision monolingue de l’apprentissage d’une L2 et une fermeture à l’utilisation d’autres langues que le français en classe marquent les dimensions conceptuelle et axiologique du RÉ+ des quatre élèves. Parallèlement à cela, Nikki et Christian manifestent également le désir d’utiliser leurs LM en classe, associées à un plus grand sentiment de compétence en écriture.

8.4 Synthèse comparative

En résumé, nous constatons que des tendances différentes marquent chacune des dimensions du RÉ+ des élèves des deux groupes. En comparaison avec les élèves du groupe contrôle, les élèves du groupe expérimental ont des sentiments plus positifs envers l’écriture en français, déclarent disposer de plus de stratégies cognitivement plus exigeantes pour écrire, par exemple en ayant recours à leur LM, et ont une conception plurilingue de l’apprentissage de l’écriture, c’est-à-dire qu’ils reconnaissent la valeur du recours à leurs connaissances et habiletés en LM pour apprendre à écrire en français.

9. Discussion

Au terme de notre étude, nous constatons qu’un fossé s’est bel et bien creusé entre les RÉ+ des élèves des groupes expérimental et contrôle. Ainsi, dans le groupe expérimental, le rôle joué par un contexte signifiant d’apprentissage de l’écriture, s’inscrivant dans une didactique actionnelle, se voit confirmé par le développement d’un RÉ+ aux connotations plus positives. Bien que certains thèmes d’écriture liés au fait de parler de soi ou de son passé étaient semblables dans les groupes expérimental et contrôle, le fait de les aborder sans les inscrire dans un contexte signifiant d’apprentissage, qui impliquerait entre autres la présence de véritables destinataires autres que l’enseignant, n’a pas suffi à engager les élèves dans les tâches proposées, tel qu’observé dans le groupe contrôle.

Par ailleurs, l’analyse qualitative de nos données a contribué à la richesse des résultats obtenus, qui permettent de constater les variations observées quant au RÉ+ des élèves, et ce, à l’intérieur même des groupes expérimental et contrôle. Rappelons à cet égard le cas de Stanley, dont le RÉ+ connaît peu d’évolution en cours d’intervention. Il serait possible d’expliquer ce constat par le fait que cet élève a été scolarisé en français dans son pays d’origine, Haïti, où la LM des habitants, le créole, est dévalorisée. Tout en illustrant l’hétérogénéité des RÉ+ des élèves participant à notre étude, ce cas nous permet de soulever la question du rôle joué par les différentes LM des élèves dans leur engagement dans l’écriture dans le cadre de l’intervention proposée. Dans ce contexte, des tendances peuvent tout de même être dégagées dans chacun des groupes, révélant les effets de l’approche nouvelle mise en place. Une telle approche semble amener les élèves à associer l’écriture à des sentiments positifs, à développer des habiletés métalinguistiques et des stratégies d’écriture ainsi qu’à reconnaître l’apport de leur LM dans leur apprentissage de l’écriture en L2. Ces effets sont différents de ceux des pratiques d’enseignement de l’écriture observées dans le groupe contrôle, qui n’engagent pas pleinement les élèves immigrants allophones, affectivement et cognitivement, et qui ne permettent pas une évolution du RÉ+ des élèves favorable à leur apprentissage de l’écriture en français L2.

Une question reste toutefois à être approfondie: quelle est la part respective d’un contexte signifiant d’apprentissage, associé à une didactique actionnelle, et des approches plurilingues de l’écriture dans l’évolution du RÉ+ des élèves du groupe expérimental? Le discours de ces derniers faisant état de l’intérêt de ces deux composantes de l’approche nouvelle ici étudiée, nous sommes portées à croire que c’est grâce à la synergie de ces composantes que de tels effets sont observés. À titre d’exemple, rappelons les propos de Sebastian, qui indiquent son aisance pour écrire sur les thèmes proposés et grâce au recours à sa LM (voir p. 148-149), et les propos de Valentina, révélant l’utilité du recours à sa LM en tant qu’outil pour l’écriture en français (voir tableau 4, p. 151). Cela étant dit, au sein de l’intervention, une importance toute spéciale semble associée à ce recours aux langues du répertoire des élèves, lié à des pratiques translinguistiques, à la fois sur le plan affectif (enthousiasme et aisance dans l’écriture) et cognitif (plus grande facilité à trouver des idées et à s’exprimer en français à l’écrit). Est ainsi entrevue la portée des approches plurilingues de l’écriture, soutenue par leur association à des contextes signifiants d’apprentissage, comme l’ont démontré de nombreuses recherches où ont été mises à l’essai des interventions prenant appui sur les langues du répertoire des élèves (Armand, Lê et al., 2011). Il nous apparaît néanmoins nécessaire de prendre en considération le fait que le discours des élèves sur leur LM peut être influencé par le discours de l’enseignant, qui tolère et valorise, ou non, leur emploi.

Enfin, il est intéressant de soulever une évolution diamétralement opposée du RÉ+ des élèves les plus faibles de chacun des groupes. En fin d’année, le RÉ+ de Sebastian et Ani (du groupe expérimental) révèle leur plus grand engagement affectif et cognitif dans l’écriture, alors que le contraire est observé chez Christian et Adrian (du groupe contrôle). Ainsi, l’intervention mise en place semble avoir un effet particulièrement marqué sur le RÉ+ des élèves les plus faibles.

10. Conclusion

Notre recherche, une étude de cas multiples réalisée dans une perspective exploratoire, a été effectuée auprès d’un petit nombre de sujets (n=8). De plus, la population visée par notre étude, les élèves immigrants allophones nouvellement arrivés en situation de GRS au secondaire, est marquée par une forte hétérogénéité. Nous rappelons donc la prudence dont il est nécessaire de faire preuve quant à la généralisation des résultats obtenus. Par ailleurs, les textes écrits par les élèves n’ont pu être pris en compte dans le présent article, et ce, même si une analyse de contenu de ces textes aurait pu étoffer nos résultats. Une telle analyse a toutefois été réalisée dans le cadre de la recherche-action au sein de laquelle s’inscrit cette étude. Ainsi, au terme de cette recherche-action, Armand et ses collaboratrices (2015) dégagent une piste de recherche intéressante lorsqu’elles constatent le défi que représente pour les élèves le développement de leur compétence orthographique et qu’elles soulignent l’importance «de se pencher sur des dispositifs d’enseignement de l’orthographe en L2 susceptibles de bonifier l’approche mise en place, par exemple en suscitant un engagement des élèves au moyen de la prise en compte des langues de leur répertoire» (p. 22).

Au moyen de cet article, nous souhaitons contribuer à l’avancement des connaissances scientifiques sur l’enseignement de l’écriture en L2, en confirmant la pertinence de mettre en place des interventions prenant en compte le RÉ+ d’élèves immigrants allophones, et notamment d’élèves en situation de GRS. À l’instar de Cummins et Early (2011), nous pouvons affirmer que la production de textes identitaires plurilingues suscite l’engagement des élèves dans la littératie, composante nécessaire à leur réussite (Guthrie, 2004; Cummins, 2009). Notons toutefois que faire écrire les élèves à partir de leur vécu n’est pas un acte neutre, une telle intervention gagnant à être mise en place avec délicatesse et respect envers les élèves et leurs expériences (Lafont-Terranova, 2009; Reuter, 1996). Ces précautions étant admises, une intervention telle que la production de textes identitaires plurilingues gagnerait à être adaptée et implantée auprès d’autres populations en milieu pluriethnique et plurilingue au Québec. En effet, la prise en compte de l’engagement et du RÉ constitue une porte d’entrée intéressante pour l’enseignement de l’écriture et la recherche en didactique du français L2 auprès des élèves allophones, pour qui l’apprentissage du français constitue un défi de taille. Dans un tel contexte, la dénomination de RÉ+ nous paraît judicieuse pour mettre en exergue l’importance de considérer, au sein du RÉ, le double engagement affectif et cognitif de ces élèves immigrants allophones dans la littératie et les questions identitaires qui s’y rattachent. Cette dénomination rappelle également la pertinence de considérer, dans le RÉ, le répertoire plurilingue de ces élèves.