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Introduction

L’enseignement et l’apprentissage de l’algèbre ont toujours posé et posent encore problème (Küchemann, 1981; Clement, 1982; Booth, 1984; Kieran, 1992; Bednarz et Janvier, 1993, 1996; Jeannotte, 2005). Dans les années 90, un mouvement international a eu lieu pour réformer l’enseignement de l’algèbre à l’école. Ce mouvement a donné lieu au courant Early Algebra qui réfère à la fois à un domaine de recherche, à une approche curriculaire et à un domaine de formation des enseignants. Ce courant met majoritairement l’accent sur le développement de la pensée algébrique dès le primaire sans usage du langage littéral de l’algèbre.

Selon certains chercheurs de ce mouvement (Kaput, 1998; Carraher, 2007; Squalli, Mary et Marchand, 2011), l’hypothèse actuelle concernant le courant Early Algebra est qu’il ne doit pas être perçu comme une version précoce de l’algèbre actuellement enseignée au secondaire ni comme une préparation à celle-ci, c’est-à-dire une préalgèbre. L’Early Algebra est plutôt une stratégie pour enrichir les contenus mathématiques enseignés au primaire en offrant aux élèves des opportunités pour développer la pensée algébrique et approfondir davantage certaines notions et certains concepts mathématiques (les concepts d’opération, d’égalité, d’équation, de régularité, de formule, de variable et de variation, entre autres). Deux composantes de la pensée algébrique sont particulièrement soulignées dans ce courant: 1) la tendance à généraliser; 2) la tendance à raisonner de manière analytique (Lins, 1992; Bednarz, Kieran et Lee, 1996, Squalli, 2000; Radford, 2014).

La perspective Early Algebra a influencé les curriculums des mathématiques à l’école primaire et secondaire dans plusieurs pays. Ainsi, à la suite des propositions du National Council of Teachers of Mathematics (NCTM ) de 2000, les curriculums en vigueur aux États-Unis proposent le développement de la pensée algébrique dès la maternelle et abordent les fonctions dans les classes du primaire. Cette tendance n’est pas isolée puisque l’on constate des orientations qui vont dans le même sens dans le programme réformé de l’Ontario ainsi que dans d’autres provinces canadiennes et dans d’autres pays. À l’instar du programme québécois, le développement de la pensée algébrique n’est pas nécessairement absent dans les programmes qui ne s’inscrivent pas explicitement dans l’Early Algebra.

La perspective du développement de la pensée algébrique dès l’école primaire soulève plusieurs questions fondamentales: est-ce que l’élève du primaire est capable de penser algébriquement? Est-ce que les enseignants du primaire peuvent développer la pensée algébrique chez leurs élèves? En outre, cette perspective nécessite de mettre au jour la vision de l’algèbre et des liens de l’algèbre avec l’arithmétique. Bien qu’on assiste depuis les années 2000 à une accélération des travaux de recherche dans le courant Early Algebra – comme le notent Carraher et Schliemann (2007) dans une première synthèse des recherches du domaine et encore tout récemment Radford (2018) –, le mouvement en est encore à ses premiers balbutiements. Dans ce dossier thématique, nous avons voulu rassembler des contributions à la recherche en didactique des mathématiques s’inscrivant dans l’un des quatre axes suivants.

Axe 1: Fondements épistémologiques et didactiques

Quel cadre théorique permet d’éclairer ce que l’algèbre et la pensée algébrique recouvrent? Dans la littérature didactique, les termes pensée algébrique et raisonnement algébrique sont souvent utilisés comme synonymes. Comment peut-on les différencier? Quelles sont les caractéristiques propres à la pensée algébrique? Quels sont les objets sur lesquels se développe cette pensée (nombres spécifiés ou non, opérations, programmes de calcul, équation, identité, etc.)?

Il ne fait pas de doute que l’arithmétique est une porte d’entrée pour le développement de la pensée algébrique. Toutefois, on note chez les chercheurs plusieurs points de vue à propos de la relation entre arithmétique et algèbre (Carraher, 2007; Squalli, 2011). Quel cadre théorique permet de clarifier cette relation? Comment distinguer le raisonnement algébrique du raisonnement arithmétique dans différentes activités mathématiques, en particulier dans la résolution de problèmes portant sur la recherche de valeurs d’inconnues et de problèmes de généralisation? Plus généralement, quels éclairages théoriques amènent la distinction entre la pensée algébrique et différents autres modes de la pensée mathématique?

Axe 2: Analyse et comparaison de curriculums officiels ou réels

Quelles sont les dispositions prises dans les curriculums de mathématiques de différents pays pour favoriser le développement de la pensée algébrique? Comment ces dispositions s’opérationnalisent-elles dans les manuels scolaires? Quels cadres théoriques peuvent être convoqués pour les analyser et que permettent-ils de mettre au jour?

Axe 3: Apprentissage des élèves

Les recherches empiriques sur l’activité de l’élève, son histoire et le milieu dans lequel il évolue apportent quels éclairages de la nature des objets avec lesquels il travaille, des méthodes qu’il met en oeuvre en lien avec le développement de la pensée algébrique? En particulier, quels éclairages a-t-on des raisonnements que les élèves du primaire et du secondaire manifestent dans différentes activités mathématiques favorisant le développement de la pensée algébrique? Quels sont les outils sémiotiques mis en oeuvre dans l’émergence de ces raisonnements? En quoi ces travaux nous renseignent-ils sur les démarches que peuvent développer les élèves et sur les obstacles qu’ils peuvent rencontrer à leur entrée dans un mode de raisonnement algébrique avant l’introduction formelle de l’algèbre?

Axe 4: Enseignement et formation des enseignants

Comment les programmes de formation initiale et continue préparent-ils les enseignants au développement de la pensée algébrique en classe? Quels sont les défis/difficultés que rencontrent les enseignants dans le développement de la pensée algébrique en classe? Quels éclairages les recherches sur les pratiques des enseignants fournissent-elles à propos des possibilités et des contraintes d’un enseignement visant le développement de la pensée algébrique avant l’introduction de la notation algébrique conventionnelle?

Les sept textes qui composent le premier volume de ce dossier thématique apportent des éclairages particuliers et complémentaires à certaines de ces questions. En effet, les recherches présentées convoquent différents cadres théoriques reconnus en didactique des mathématiques et reflètent ainsi le caractère multiréférentiel de ce domaine de recherche. Elles ont été réalisées dans une variété de contextes (différents pays, différents niveaux scolaires).

L’article «La multiplication et la propriété de distributivité au primaire: une entrée dans la pensée algébrique?» de Constantin et Coulange propose d’interroger les potentialités de savoirs à enseigner et enseignés sur la multiplication à l’école primaire convoquant la propriété de distributivité, pour favoriser l’entrée dans une pensée algébrique. À travers une réflexion à caractère épistémologique et didactique ancrée dans la théorie anthropologique du didactique (Chevallard, 1997), les auteures convoquent la notion de variable didactique (Brousseau, 1982) afin d’analyser la manière dont les choix faits dans des spécimens de tâches influent sur les praxéologies de calcul mises en oeuvre. Elles convoquent aussi la notion d’ostensif (Bosch et Chevallard, 1999) afin d’explorer l’influence des représentations sémiotiques dans l’émergence et la mise en oeuvre des techniques de calcul numérique. Cette recherche ne permet pas de formuler des propositions expérimentales ou curriculaires précises en vue de favoriser l’entrée dans la pensée algébrique. Toutefois, les auteures avancent des éléments de discussion présentant la propriété de distributivité de la multiplication par rapport à l’addition comme l’aboutissement d’un travail de généralisation dans le cadre de l’enseignement de la multiplication.

L’article «Développer la pensée algébrique précoce en jouant? Représentations et manipulations dans Dragon Box» de Venant et Migneault présente une analyse du potentiel à développer la pensée algébrique des jeux numériques Dragon Box Numbers et Dragon Box Algebra. Le premier est conçu pour développer le sens des nombres et des opérations chez les enfants de quatre à huit ans. Le second est conçu pour initier les enfants de cinq ans et plus au calcul littéral et à la résolution d’équations. Les auteurs préconisent une approche du développement de la pensée algébrique basée sur le développement d’une pensée relationnelle dans le cadre d’une vision structurale de l’arithmétique. S’appuyant sur la notion de représentation sémiotique (Duval, 1993), l’analyse porte sur la manière de représenter les nombres, les opérations, la possibilité d’opérer sur des quantités inconnues, la représentation de l’égalité, le développement de raisonnement de généralisation et du raisonnement analytique. Les auteurs montrent ainsi certaines potentialités de ces jeux à développer la pensée algébrique et proposent des pistes didactiques pour une exploitation judicieuse de ces jeux en classe.

L’article «Le rôle de l’interaction verbale pour l’acquisition de la pensée algébrique dans l’enseignement primaire» de Mendes Nacarato et ses collaboratrices montre le rôle du langage dans le développement de la pensée algébrique au moyen d’une analyse des interactions verbales dans une classe de 3e année du primaire (élèves d’âges 8-9 ans) dans le cadre de la réalisation de tâches de généralisation de suites non numériques. S’inscrivant dans une perspective historico-culturelle et s’appuyant sur les travaux de Radford (2013, 2014), les auteures considèrent la pensée et le langage comme consubstantiels, la pensée étant composée de formes de langage (intérieur et extérieur) objectivées à partir d’intuitions, de gestes et d’actions réelles avec des artefacts culturels. À travers l’analyse d’extraits de verbatim, les auteures identifient et discutent des indices de manifestation de la pensée algébrique dans les discours des élèves à des moments clés du travail de généralisation: perception de la régularité; succès à dédoubler et à répéter les éléments de la suite; identification des éléments absents; communication des idées à autrui.

L’article «La genèse de la pensée algébrique: Macroanalyse d’une séquence d’enseignement expérimentale au primaire» de Polotskaia et ses collaborateurs présente l’analyse de l’expérimentation d’une séquence didactique ayant pour but d’amener les élèves du premier cycle du primaire (âgés de 6 à 8 ans) à raisonner sur les problèmes écrits à structures additives en termes de relations entre les quantités. À l’instar de chercheurs de l’école de Davydov, les auteurs considèrent ce type de raisonnement comme précurseur du raisonnement algébrique. L’approche d’enseignement expérimentée amène les élèves à modéliser les relations entre les quantités en jeu dans un problème additif. Les quantités sont d’abord manipulées par des objets matériels (comme des ficelles); elles prennent un statut de représentation physique. Elles sont ensuite représentées par des schémas de type «dessins de segments». Enfin, elles sont dénotées par des lettres plus tard dans la séquence. Ces représentations masquent en quelque sorte le caractère nombrant des quantités et autorisent ainsi les élèves à opérer sur des relations impliquant des quantités connues et inconnues. Pour analyser le passage des manipulations physiques avec les objets vers les manipulations algébriques avec des lettres en passant par la manipulation de relations, les auteurs convoquent la théorie des trois mondes mathématiques de Tall (2013), elle-même fondée sur la théorie d’abstraction mathématique de Van Hiele (1999). Ils concluent que l’intégration de ces trois mondes dès le début de la scolarisation peut stimuler le développement précoce de la pensée algébrique en donnant lieu aux premières déductions et au formalisme mathématique.

L’article «Quelles connaissances et raisonnements en arithmétique favorisent l’entrée dans l’algèbre?» de Grugeon-Allys et Pilet s’intéresse à l’analyse du rapport personnel à l’arithmétique d’élèves de 5e au collège en France avant leur entrée dans l’algèbre (11-12 ans). Cet article s’inscrit dans une perspective de transition arithmétique-algèbre et se situe dans le cadre de la théorie anthropologique. Les deux auteures définissent des critères pour analyser le rapport personnel des élèves à l’arithmétique en début de 5e avant l’entrée dans l’algèbre; elles définissent ensuite des praxéologies (Chevallard, 1999) pour repérer la signification et le rôle que les élèves donnent à l’égalité, aux expressions numériques, aux propriétés des opérations (dont la distributivité) et au raisonnement analytique. Pour étudier les praxéologies mises en oeuvre par les élèves lors de la résolution de tâches au regard des critères présentés, elles ont conçu et administré une évaluation diagnostique à un échantillon composé de 129 élèves de 5e. L’analyse des résultats a permis de décrire des aspects du rapport personnel à l’arithmétique construit en début de collège qui peuvent s’ériger en obstacle pour l’entrée dans l’algèbre. À travers l’analyse menée, il ressort que les principaux indicateurs favorisant l’entrée dans l’algèbre sont peu présents et doivent être travaillés avec les élèves.

L’article «Développer la pensée algébrique à travers une activité de généralisation basée sur des motifs (patterns) figuratifs» de Vlassis, Demonty et Squalli présente une analyse des généralisations (processus et produits) et des symbolisations des élèves de début du secondaire produites lors de la résolution d’une tâche de généralisation basée sur des motifs (patterns) figuratifs. L’analyse des généralisations est conduite en intégrant le modèle de Dörfler (1991), pour l’aspect processus, et le modèle de Radford (2006), pour l’aspect produit. Cette analyse est menée en étroite interaction avec une analyse des symbolisations (processus et produit). L’analyse des symbolisations produites par les élèves repose sur le modèle de Radford (2008). L’analyse relative à l’aspect processus des symbolisations repose pour sa part sur un modèle de structuration de l’activité basé sur le modèle de Dörfler (1991) et sur les chaînes de significations (Vlassis et Demonty, 2018). Les premiers résultats témoignent de la capacité des élèves à produire une grande diversité de moyens de généralisation exprimés de manière formelle ou informelle. Ces résultats révèlent également que certains élèves rencontrent d’importantes difficultés dans l’utilisation de symboles algébriques pourtant connus.

L’article «Apprentissage de l’algèbre: procédures et difficultés rencontrées lors de la résolution de problèmes» d’Oliveira, Rhéaume et Geerts s’intéresse à la nature des procédures et des difficultés manifestées par des élèves avant et après leur introduction à l’algèbre (élèves d’âges entre 11 et 14 ans) dans la résolution de problèmes de partage inéquitable. Un test comportant six problèmes de partage inéquitable de différents niveaux de complexité a été soumis à un échantillon formé de 352 élèves. Contrairement à ce qu’on pourrait s’attendre, les taux de réussite des élèves de secondaire 1 et 2 sont très semblables, et ce, malgré le fait que les derniers ont déjà été introduits formellement aux problèmes de structure algébrique et au contenu d’algèbre (notation, équation, inconnue, égalité). Cette recherche confirme certains résultats des travaux de Bednarz et Janvier (1996, 1993) rapportés dans plusieurs textes de ce numéro: les caractéristiques du système de relations entre les données du problème influencent tant le taux de réussite que le type de procédure privilégiée par les élèves. En outre, la recherche montre que plus le problème est complexe, plus les élèves privilégient une procédure du type essai numérique. L’analyse des productions met en évidence une variété de procédures utilisées par les élèves à propos desquelles les auteurs discutent au regard de leur «degré d’algébricité» et au regard de la nature des structures des problèmes.