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1. Introduction

Cet article utilise une partie du matériau exploité à l’occasion d’un travail de thèse qui portait sur la question du décrochage scolaire des adolescent·e·s au collège. Cette recherche, financée par un appel à projets, devait répondre à une commande: prévenir le décrochage scolaire et y remédier. Cette prescription pouvait constituer une forme de stigmatisation, car elle établissait en amont les terrains pour l’empirie de la thèse: je devais entreprendre mes recherches dans des collèges de la région parisienne répertoriés en Réseau d’éducation prioritaire (REP). Cette injonction révèle, dès les prémisses contractuelles, un déterminisme social éthiquement questionnable: les élèves scolarisés dans ces quartiers populaires sont assignés à une place de potentiels décrocheurs. La première difficulté pour moi était donc de répondre à cet appel à projets dont je questionnais l’effet potentiellement ségrégatif et de produire une thèse répondant à mes engagements scientifiques et éthiques. Dans ce sillon, je m’appuyais alors sur l’hypothèse — déjà développée en sociologie de l’éducation — que le décrochage scolaire n’est pas une réalité propre à l’individu mais une réalité politico-éducative dont le but pourrait être de servir un discours dominant, s’appuyant sur des normes préétablies, aboutissant à des catégorisations, des étiquetages sociaux (Becker, 1985) ou à des stigmatisations (Goffman, 1975) prescriptives. M’appuyant sur cette hypothèse, j’ai souhaité aller au‑delà du signifiant décrochage scolaire et interroger selon une approche clinique d’orientation psychanalytique les vécus scolaires adolescents à partir de leurs éprouvés psychiques. Puisqu’on les assigne à cette potentielle place de décrocheurs, je souhaitais entendre comment ces adolescent·e·s vivent l’école. Je m’appuyais également sur une seconde hypothèse clinique: si les adolescent·e·s vivent l’école en groupes (groupe‑classe; groupe de pairs; etc.), alors l’objectif était de chercher à comprendre comment ces derniers vivent groupalement leur scolarité au collège; entendre leurs discours sur leurs relations à l’école; et surtout, comprendre si les dynamiques psychiques groupales peuvent avoir un effet sur les vécus psychiques scolaires des sujets‑élèves. Il s’agissait donc de (re)donner une place au Sujet en lui proposant, par la mise en place de groupes de parole adolescents (GPA), d’explorer sa propre subjectivité individuelle et groupale, «dans l’épaisseur de sa singularité» (Blanchard‑Laville, Chaussecourte et Gavarini, 2006, p. 95) pour comprendre les mécanismes psychiques dans les groupes scolaires adolescents.

2. Déconstruire le signifiant décrochage scolaire pour penser cliniquement le vécu psychique à l’école

Les productions scientifiques francophones sur le décrochage scolaire des trente dernières années sont multiples et variées de part et d’autre de l’Atlantique. Conceptualisé à la fin des années 1980 au Québec et analysé par des recherches universitaires d’abord descriptives (Vaillancourt, 1998), le décrochage scolaire est défini par des caractéristiques multiples: double mouvement de décrochage et raccrochage (Miron, 1993); non‑obtention d’un diplôme (Vultur, 2006); durée de l’abandon scolaire (Brown, 1993); motifs comportementaux (Fortin, Marcotte, Royer et Potvin, 2000); perte du goût d’étudier (Potvin, Deslandes, Beaulieu, Marcotte, Fortin, Royer et Leclerc, 1999); corrélation entre vécu familial et vécu scolaire (Lessard, Fortin, Joly, Royer, Marcotte et Potvin, 2007); etc. Il s’agissait d’établir des profils types de décrocheurs à partir de facteurs communs (Janosz, 2000): situation familiale et économique précaire (Violette, 1991); mauvais environnement de l’école, mauvaises relations avec les enseignant·e·s (Fallu et Janosz, 2003), écart entre les attentes institutionnelles et celles de l’élève (Parent et Paquin, 1994); etc. Si ces résultats démontrent que les causes du décrochage sont multifactorielles, cette recherche d’exhaustivité semble cependant masquer le risque d’une catégorisation scolaire.

En contre-point, d’autres recherches sociologiques démontrent qu’il est contre-productif de catégoriser les élèves, car, si le décrochage scolaire fait écho à l’échec scolaire, la corrélation n’est pas systématique. Certains élèves sont «même relativement à l’aise avec les savoirs scolaires» (Glasman, 2014, p. 33) et peuvent se retrouver dans un processus de décrochage lorsque l’école ne fait pas/plus sens pour eux (Berthet et Zaffran, 2014, p. 137). Face à ce qui pourrait sembler un paradoxe, l’élève désigné comme «décrocheur» se retrouve en position de vulnérabilité. Il est perçu par l’institution comme «étranger», «hors norme» et qui ferait des «choix qui ne relèvent que de lui» (Glasman, 1998, p. 12). Ce glissement est essentiel dans la production réflexive autour de ce signifiant, car il permet d’interroger plus précisément l’assignation portée par l’institution sur ces élèves qui ne semblent pas répondre aux exigences attendues par l’école. 

Ainsi, si l’objectif de cet article n’est pas de présenter un recensement détaillé de la production scientifique sur le décrochage scolaire, nous pouvons voir au travers des références utilisées que, dans sa construction historico-sociologique, le concept de décrochage scolaire est passé d’une utilisation à des fins de catégorisations à une réflexion plus complexe sur le sens à donner de l’utilisation même de ce signifiant en axant davantage les recherches sur «ce qui se passe dans l’établissement scolaire» (Develay, 1998, p. 125) et en insistant plus particulièrement sur l’histoire personnelle du sujet. Cependant, si l’ensemble des recherches précitées a contribué considérablement à interroger le décrochage scolaire, celles‑ci ne semblent pas pour autant remettre en question l’utilisation même de ce signifiant qui paraît produire l’assignation d’une certaine population d’élèves que l’on pourrait annoncer comme prédictive (Archambault et Janosz, 2009). En effet, en établissant des points communs entre des situations, des récurrences, des statistiques ou encore en les réunissant par spécificités, les élèves sont catégorisés comme étant à risque d’être défaillants selon des critères dits de vulnérabilité. Cette catégorisation pourrait aboutir à une ségrégation en déplaçant la problématique dudit décrochage scolaire à partir de critères jugés objectifs pour «prévenir le décrochage scolaire et y remédier» (Hugon et Toubert‑Duffort, 2011, p. 8).

Si mes orientations théoriques sont principalement psychanalytiques, le recours à la microsociologie interactionniste est un levier pour comprendre la fabrique du décrochage scolaire à partir des rapports de domination par l’usage des normes sociales. Ainsi, la création et l’utilisation de ce terme peuvent être interrogées comme un objet porteur de significations mettant en avant un rapport de force entre institution et institués. En effet, les apports microsociologiques donnent à voir des logiques sociales qui servent à penser cliniquement comment peut être vécu psychiquement le parcours scolaire d’un élève afin d’aller au‑delà des étiquetages qui entraînent potentiellement un stigmate au sens «d’une situation de l’individu que quelque chose disqualifie et empêche d’être pleinement accepté par la société» (Goffman, 1975, p. 7). Si la réussite scolaire est définie par la capacité de l’élève à répondre aux exigences de normes préétablies, qu’en est‑il pour celles et ceux dont le parcours ne répond pas aux attentes scolaires et qui restent cependant scolarisés? Sont‑ils déviants face à la norme dominante? Et plus encore, quel discours les élèves peuvent‑ils élaborer sur ce phénomène? En disent‑ils d’ailleurs quelque chose? Y a‑t‑il réellement la possibilité d’établir un rapport de cause à effet sur ce qui semble être insaisissable? Il s’agit alors d’opérer un pas de côté vis‑à‑vis de la force du discours éducatif en allant à la rencontre des sujets pour entendre leur propre vécu psychique scolaire afin de soutenir un autre discours plus subjectivé.

Il s’agit alors d’orienter la réflexion scientifique à partir de la compréhension du discours des sujets‑adolescents, entendre ce qu’ils ont à dire de leur «vraie vie à l’école» (Lacadée, 2012), qui n’est pas entendue comme une réalité dont il faudrait vérifier «la véracité du propos» (Sardan, 1955, p. 100) mais une réalité psychique propre aux sujets en étant à l’écoute de «leurs paroles, leurs mots ou leurs silences» (Texier, 2011, p. 12). Ce croisement théorique entre la microsociologie et la psychanalyse m’a donc conduit vers une réflexion sur les catégorisations sociales qui pèsent sur les sujets. Il semblait alors souhaitable d’essayer de comprendre comment peuvent se vivre psychiquement les expériences scolaires, et tout particulièrement dans les groupes d’adolescent·e·s en s’inscrivant dans le sillon des recherches qui s’intéressaient non pas aux «décrochés» mais aux élèves encore scolarisés pour comprendre ces multiples dynamiques. 

3. Méthodologie de recherche et cadre d’analyse

Mon approche clinique s’inscrit dans une démarche d’investigation orientée par la psychanalyse en sciences de l’éducation (Blanchard‑Laville et al., 2006) dont l’objet principal est la prise en compte des mouvements psychiques inconscients (Freud, 2010) à l’oeuvre dans les relations éducatives et pédagogiques. Il s’agit d’avoir une lecture scientifique de ce qui se déploie sur le plan des mécanismes psychiques sur la scène scolaire en mobilisant des méthodologies inspirées par la clinique psychanalytique en étant à l’écoute du sujet, de sa parole, de sa subjectivité et de son rapport à l’objet de recherche étudié. Pour cela, il fallait effectuer une mise à distance avec ce signifiant dont j’ai démontré la force stigmatisante et catégorielle en opérant un pas de côté: ce qui importe n’est pas de savoir si le décrochage scolaire est une réalité éducative, politique et/ou sociétale en tant que telle mais d’être à l’écoute des expériences scolaires subjectives et collectives des sujets rencontrés en organisant des groupes de parole adolescents (GPA) dans deux établissements scolaires différents.

3.1 Conceptualisation des GPA à partir des théories psychanalytiques des groupes restreints

Le groupe de parole est ici pensé au sens d’Anzieu comme un groupe restreint qui présente des caractéristiques propres et un nombre limité de participants. Ce petit nombre permet d’obtenir des échanges intersubjectifs en favorisant «des relations affectives intenses» (2007, p. 40) au sein d’un groupe. Le groupe restreint comporte six caractéristiques que l’on retrouve dans les GPA: un petit nombre de participants (entre 10 et 12 par groupe), la poursuite d’objectifs communs (parler de son expérience scolaire), des relations affectives fortes (relations entre pairs), une certaine interdépendance des individus (ils fréquentent le même établissement et sont dans la même classe), une différenciation des rôles entre les membres (les élèves et les chercheurs) et une constitution de normes propres au groupe (existence d’un cadre qui régit les GPA).

Par ailleurs, Anzieu nous invite à penser cliniquement le groupe comme «une enveloppe qui fait tenir ensemble des individus» et qui permet «l’établissement d’un état psychique transindividuel» qu’il appelle le Soi de groupe (1984, p. 2). Ce Soi est imaginaire et fonde la réalité psychique groupale au sein duquel se forment des mécanismes identificatoires[1] et fantasmatiques[2] très forts. Cette vision du groupe détermine, toujours selon Anzieu, une «structure inconsciente des groupes» (p. 119). Dans le même prolongement, Kaës (1993), quant à lui, souligne que «l’appareil psychique groupal est la construction psychique commune des membres d’un groupe pour constituer un groupe» (p. 172). Ainsi, je m’appuie volontiers sur ces théoriciens du groupe pour penser et animer des groupes de parole avec des collégiens.

3.2 Constitution des groupes, participation et présentation de la recherche

Avec l’accord des chefs d’établissements et des professeurs engagés dans ce projet, nous avons mis en place deux groupes de parole par niveaux de classe (6e, 5e, 4e, 3e): soit huit groupes au total. Les classes étaient choisies par les enseignants des collèges respectifs en fonction des difficultés qu’ils rencontraient à gérer les dynamiques groupales au sein de celles‑ci. En revanche, la répartition des deux groupes pour chaque classe était réalisée selon un critère objectif: la non‑mixité pour éviter toute répartition subjective par le corps enseignant. L’ensemble des 78 élèves rencontrés avaient entre 12 et 15 ans et se trouvaient dans des situations scolaires variées. Aucune sélection n’a donc été faite en fonction des réussites ou échecs présumés des élèves.

Avant de commencer les GPA, les objectifs de la recherche ont été présentés aux élèves pour préciser que nous réalisions une enquête sur la vie des adolescent·e·s à l’école. Une autorisation parentale était alors transmise en précisant que la participation aux séances n’était pas obligatoire et un formulaire de consentement devait être signé de leur part. Chaque classe a été rencontrée entre deux et cinq fois en fonction des disponibilités des collèges et du moment de l’année scolaire. Si le nombre de rencontres est inégal entre les classes, il est identique pour les deux groupes au sein d’une même classe. L’ensemble du matériau de recherche comporte vingt séances. Celles‑ci étaient co‑animées avec Ilaria Pirone (clinicienne de l’éducation). Nous souhaitions être un binôme mixte afin de permettre d’éventuelles projections/identifications de la part des adolescent·e·s.

Afin de ne pas perturber le fonctionnement institutionnel, les séances se déroulaient parallèlement à l’heure de classe. Lorsque nous rencontrions, par exemple, le groupe de garçons d’une classe, les filles étaient dans le cours correspondant à leur emploi du temps, puis inversement. De plus, pour faciliter les échanges, nous avions installé un cercle de chaises dans lequel nous nous trouvions. Cela permettait de mieux accompagner les adolescent·e·s dans leurs discussions et d’y être pleinement investis. Les séances ont été enregistrées avec l’accord préalable de l’ensemble des participant·e·s. Enfin, pour le bon fonctionnement des séances, il était rappelé chaque fois la confidentialité de cet espace qui excluait les adultes de l’école ainsi que l’autorisation de parler librement dans la limite du respect des autres, qu’ils soient dans ou hors du groupe.

3.3 Une démarche clinique semi‑directive

Une première spécificité méthodologique était de conduire ces groupes de manière semi‑directive afin d’ouvrir cet espace de parole à partir d’une proposition de discussion la plus neutre possible pour engager la conversation sans attendre de réponses fermées et définitives. Une seconde spécificité était de proposer à ces adolescent·e·s un espace différent de ceux qu’ils et elles côtoient quotidiennement à l’école, c’est‑à‑dire sans hiérarchie et sans attentes scolaires. Lors des différentes séances, la même question était systématiquement posée: «Qu’est‑ce qu’aller à l’école pour vous?» Le choix de répéter cette question ouverte au début de chaque séance a permis aux groupes d’évoquer divers sujets de préoccupation de leur vie à l’école sans orienter les discussions: leurs rapports à l’institution, les conflits avec les adultes et entre eux, la sexualité, les rapports aux parents, leur avenir, leurs nostalgies d’un vécu scolaire passé, leur rapport à l’autorité, la place de la famille à l’école, leurs échecs et réussites scolaires.

3.4 Analyses des données cliniques

Pour analyser cliniquement le matériel recueilli, j’ai mis en place un protocole de recherche spécifique à la fois clinique et thématique où les séances ont été écoutées à trois reprises et de manière espacée dans le temps. Une première écoute des séances a permis de resituer les différentes ambiances groupales selon les catégorisations créées et théorisées par Bion (2009)[3] pour établir une carte d’identité groupale. Puis, avec une seconde écoute, j’ai retranscrit intégralement chaque séance. Si la première écoute pouvait être parfois un peu flottante, car elle permettait d’associer librement avec une prise de notes, cette seconde écoute a été réalisée en se concentrant exclusivement sur le contenu. Pour cela, j’ai repris des normes de transcriptions précises soulignant notamment les courts et longs silences, les hésitations, les discours qui se chevauchent (forcément très récurrents dans des groupes), mais aussi des annotations entre parenthèses pour préciser la dynamique groupale (p. ex: «le ton monte»; «un adolescent se lève»; «un adolescent commence à crier»; etc.). Enfin, une troisième écoute de chaque séance a permis de dégager des éléments importants pour la recherche en établissant «un recensement thématique des sujets évoqués par les adolescent·e·s» (Gevrey, 2016a, p. 101). Ce procédé original a permis d’apporter une rigueur scientifique, systématique, sur le matériel empirique en croisant mes associations libres et les thématiques abordées dans les groupes. Il s’agit d’être attentif à la signification des différents discours adolescent·e·s et au transfert du chercheur, défini par Devereux (1980) comme étant «la somme totale des déformations qui affectent la perception et les réactions» (p. 30) de celui‑ci. C’est dans cet entrebâillement, entre le dire du sujet et l’interprétation du chercheur, que prend tout le sens de ce type d’approche théorique pour la recherche. C’est, précise Devereux, «le contre‑transfert du chercheur qui est exposé comme fil méthodologique majeur et permet les avancées du travail sur les objets étudiés» (p. 75).

4. Qu’est-ce qu’aller à l’école? Regard psychanalytique sur l’expérience subjective groupale

Afin d’expliciter la question de l’impact du groupe sur le vécu psychique scolaire, je propose de présenter un ensemble de vignettes cliniques issu de trois séances de GPA réalisées avec un groupe de garçons d’une classe de 5e. Il est constitué de douze élèves, âgés de 11 à 13 ans. Le choix de présenter plus particulièrement ce groupe est motivé par l’importance du vécu psychique lors des séances, car c’est avec celui‑ci plus particulièrement qu’a pu émerger l’hypothèse de l’importance pour ces adolescents du vécu scolaire groupal au sein de l’école. Avec ces vignettes, deux thématiques vont être explicitées: la fragilité psychique groupale à l’adolescence et le rapport de force avec l’institution vécu par ces adolescents.

Mon vécu contre-transférentiel[4] me fait comparer ce groupe à une horde d’adolescents qui se dévore et qui porte comme «culture groupale» (Bion, 2009) une forme de chaos, en référence à la horde primitive freudienne (Freud, 1965) parce que ses membres vivent l’espace scolaire comme une jungle[5]. Le groupe qu’ils constituent n’est pas un lieu psychique contenant, rassurant et protecteur mais semble être source d’angoisses, de déstructuration psychique et de déstabilisation relationnelle. Cette jungle est mise en scène lors des cinq séances de GPA où certains se comparent à des fauves ou des tigres. Il a été difficile de mener les séances sur l’ensemble du temps imparti en raison du chaos permanent dans ce groupe, aboutissant à deux interrogations: demandent‑ils à être contenus, rassurés et protégés face à leur propre dévoration et à l’autodestruction du groupe? Ou sont‑ils, comme le pensent les enseignants de cette classe rencontrés sur des temps informels, une forteresse indestructible, des élèves tout‑puissants face à l’autorité scolaire? Enfin, si ce chaos semble les déstabiliser, nous allons voir comment celui‑ci les structure psychiquement et pourquoi il sert à la survie du groupe. Pour le dire avec Bion, ce chaos est la culture de ce groupe, car c’est par ce chaos qu’il survit.

4.1 Les profs s’enchaînent sur nous: le lapsus déclencheur (séance 1)

Lors de la première séance, les adolescents ont principalement évoqué les professeur·e·s perçu·e·s comme de mauvais objets fantasmés[6] comme autoritaires et injustes. Dans l’échange, l’un d’entre eux fait un lapsus révélateur d’un affrontement qui semble permanent dans la relation maître‑élève et qui fait associer le groupe sur une dialectique proche du maître et de l’esclave. Alors que les discussions portent sur les avantages d’être à l’école (l’école est faite pour préparer l’avenir, trouver un métier plus tard), un des membres du groupe se plaint que l’école est ennuyeuse. Son voisin s’associe à ce propos et déclare: «Par exemple, quand les profs… ils s’enchaînent sur nous alors que nous on n’a rien fait, c’est chiant.»

Les autres acquiescent. Le ton monte et un autre adolescent reprend:

Des fois, y’a certains surveillants, ils te collent pour rien. Tu prends pour tous les autres. Et y’a aussi… les CPE, les CPE[7], ils cherchent pas à comprendre, il veut juste…

Son voisin le coupe:

Coller! Coller!

Un troisième poursuit:

Juste coller et te donner des punitions. On aurait dit que… ils n’ont que ça à faire dans la vie… Mais c’est vrai! Tu fais rien, même si tu essaies de prouver que tu fais rien, ils n’ont que ça à faire.

Il ne peut poursuivre ce qu’il dit, car l’agitation grandit au sein du groupe. Alors qu’ils tentent de s’autoréguler sans y parvenir, certains insistent sur le caractère libre de la prise de parole dans cet espace:

Faut pas lever la main! C’est libre!

Lorsque cela se calme un peu, le dernier adolescent reprend son propos plus calmement:

C’est comme les profs, des fois, on a l’impression, ils ont… ils ont un souffre‑douleur, ils crient tous les jours sur lui.

Une fois encore, cette affirmation vient électriser l’ambiance groupale. Survient alors une séquence sur le sentiment d’injustice:

À l’école, y’a beaucoup d’injustice.

L’école, c’est vrai, c’est pour apprendre. On fait tomber un papier sans faire exprès, ils nous disent après d’passer le balai, ramasse tous les papiers. On dirait on est des esclaves.

Ouais, c’est l’esclavage!

Cet échange conduit l’un des membres du groupe à expliciter ce que représente pour eux la différence de statut entre le professeur et l’élève:

Moi, j’ai l’impression parfois, le collège, c’est l’esclavage parce que par exemple y’a des profs, ils font comme si ils sont gentils, mais, ce qu’ils disent ça blesse et ils le savent très bien, rigolent dans leur coin, dans la salle des profs. Et nous, on se sent un peu inférieur et eux, ils sont là, ils s’moquent bien. Ils profitent de leur… statut de prof ou de j’sais pas quoi.

Ce premier extrait montre la grande fragilité psychique de ce groupe. S’il n’est pas possible d’établir que chaque adolescent, pris individuellement, serait dans cette fragilité, nous pouvons noter qu’ils sont dans une instabilité émotionnelle groupale importante. De plus, nous pouvons interpréter cette récurrence du signifiant coller comme une nécessité de vouloir justement se dé‑coller, se détacher, mettre de la distance dans ce vécu psychique groupal d’enchaînement a‑collé au sentiment d’injustice. Nous voyons dans cet extrait la force du discours lorsqu’il retrouve une certaine subjectivité. Les sujets-adolescents invoquent finalement une nécessité de se décoller d’une relation maître‑élève de l’ordre de l’insu‑portable (Lacadée, 2012): une relation qu’ils portent à leur insu. Enfin, pour saisir ce qui sera exposé dans les vignettes suivantes, il faut bien entendre que ce ne sont pas des sujets, pris individuellement, qui s’expriment, mais bien un Moi‑groupal (Kaës, 1993) qui parle. Dit autrement, nous interprétons que le groupe se vit dans un «idéal de toute‑puissance narcissique» (Anzieu et Martin, 2007, p. 118) qui renforce une illusion groupale par la recherche d’un «état fusionnel collectif» pour lutter contre un effondrement psychique potentiel. Ainsi, le groupe met en avant sa toute‑puissance narcissique comparable à un idéal infantile portant sur le désir de gouverner l’imago parentale qui se traduit ici par cette volonté de se défaire d’un rapport de servitude face à des adultes considérés comme injustes et autoritaires. Il y a une demande forte de mise à distance psychique avec ces adultes face à cet enchaînement qui les met à mal, les déchire, les fait pleurer, les blesse pour reprendre leurs termes. Pour autant, nous notons qu’ils ne semblent pas vouloir effacer l’adulte mais, tout au contraire, demandent implicitement de la bonne distance éducative (Postic, 2001).

4.2 Les garçons, c’est des tigres (séance 2)

Dans cette nouvelle séance, le groupe évoque des métiers liés à la justice que chacun souhaiterait faire une fois adulte et dont les finalités sont l’exercice du pouvoir sur l’autre, l’incarcération et l’enchaînement: procureur, avocat ou policier de la brigade anti-criminalité. Lorsque nous soulignons cela aux adolescents, l’un d’entre eux crie en souriant: «On est prêts pour faire les crimes alors!» Il y a une grande agitation au sein du groupe et nous leur faisons remarquer le climat tendu qui règne depuis le début de la séance. L’agitation entraîne une mise en scène comparable à un tribunal par rapport aux métiers évoqués: «Il parle beaucoup après ça fait des problèmes, mais ça fait des tensions.»

Certains applaudissent, d’autres crient et tentent de savoir qui est le responsable de ces tensions: qui est ce «il» évoqué par cet adolescent?

Cet espace de parole est investi massivement par ces adolescents pour s’exprimer sur les conflictualités qu’ils vivent. Leur vécu psychique groupal, au sein de l’école, est principalement centré sur ces difficultés à être en groupe. C’est alors qu’un adolescent se lance, pour continuer la métaphore, dans un plaidoyer pour se défendre:

Moi j’ai un truc à dire… vous dites tous X[8]., il vanne. X., il parle mal, il juge mal les gens. Mais vous savez pourquoi je suis devenu comme ça? Parce qu’on m’a cherché dans ce collège. Après, je me suis dit, puisque c’est comme ça, ok, moi aussi, je sais faire le méchant. Donc, c’est pour ça que je me suis transformé. Si je suis comme ça, c’est à cause de vous.

Cette mise en scène du tribunal se poursuit par la prise de parole d’un autre adolescent qui crie:

Objection! Objection!

J’interviens dans la discussion:

Est-ce compliqué pour vous toutes ces tensions?

Ce même adolescent répond:

Ça dépend. Des fois on est très amis et des fois on est très ennemis.

Par cette phrase et par ce qu’ils mettent en scène depuis la première séance, nous percevons à quel point les alliances entre pairs au sein du groupe ne tiennent pas. Chacun d’entre eux s’allie, ou se lie (pour reprendre les premières analyses de la chaîne de l’esclavage), à la dernière phrase prononcée dans cet espace de conversation. J’observe également qu’il n’y a pas de sous-groupes d’affinités qui se forment comme je pouvais le penser initialement et comme j’ai pu l’observer dans d’autres groupes rencontrés pour la recherche.

Les discussions se poursuivent sur les difficultés à pouvoir se supporter chaque jour dans le groupe. Une différence est alors évoquée entre filles et garçons:

Quand y’a quelque chose de brut, c’est les garçons, c’est pas les filles. Et après, quand c’est une histoire de filles, ils disent «c’est pas grave. C’est une histoire de gaminerie. Comme d’habitude, c’est les filles». Voilà! Et nous, quand c’est les garçons, ça va être direct chez Mme Y[9]. et direct chez les parents, et direct la mort!

On aurait dit, c’est la jungle! Les filles, elles sont protégées, encerclées, tout doux. Nous les garçons, c’est… Rraahhh (Il fait des gestes où il montre que les filles sont protégées et les garçons sont autour avec un bruit de lion qui leur sautent dessus).

Les garçons, c’est les tigres!

Cette discussion sur les différences entre filles et garçons les fait associer à partir des propos de leur professeure principale qui raconterait des choses sur eux. Ils parlent alors des rumeurs qui se propagent au sein du groupe-classe entre les filles et les garçons. Cette nouvelle représentation de l’adulte qui ne protège pas les conduit à se dévorer entre eux, tels des fauves dans une jungle. Le chaos groupal est total et la séance est compliquée à mener à son terme. Le jeu qu’ils mettent en scène se poursuit, car ils cherchent à savoir qui rapporte aux adultes ce qu’ils font. Pris dans cet enchaînement évoqué précédemment, j’interprète qu’ils me convoquent à une place d’adulte qui devrait les protéger de leur propre dévoration. Une place que je qualifie de soignante, au sens de prendre soin de leurs paroles, de ce qu’ils déposent dans le GPA. En d’autres termes, dans ce type d’approche théorique et empirique, nous ne pouvons faire l’économie d’une implication accrue du chercheur qui doit prendre soin de la parole des sujets qu’il rencontre.

4.3 La dévoration dans le groupe

Alors qu’habituellement ils arrivent tous en même temps au GPA, lors de la troisième séance, ils arrivent de manière échelonnée. Je cherche alors les adolescents dans le collège. Si certains courent dans les couloirs, d’autres prennent l’ascenseur sans autorisation. En commençant cette nouvelle séance, j’ai le sentiment d’être effectivement dans une jungle qu’ils mettent bien en scène. Il y a beaucoup de nervosité, d’agitation, de chahut. Le chaos se poursuit: un adolescent est à l’infirmerie, un autre a une attelle complète à la jambe, un dernier arrive avec un oeil au beurre noir. La semaine précédente, ils étaient tous en bonne santé.

Juste avant notre séance, il y a eu un problème en classe avec l’enseignant de technologie:

Le prof de technologie nous a dit qu’on était des imbéciles.

Il a fait: «Vous vous comportez comme des imbéciles. »

Si on avait dit ça au prof, il nous aurait mis une heure de colle.

L’un d’eux demande alors si ce qui leur est reproché est exact. Les autres adolescents concernés par la scène confirment qu’effectivement ils ont sûrement fait les imbéciles. Mais au lieu de se sentir défendus, ces deux garçons se sentent attaqués par l’un d’entre eux. L’attaque d’un objet perçu comme mauvais et extérieur au groupe vient une fois encore les persécuter à l’intérieur du groupe. Comme nous constatons cette répétition, nous leur demandons ce que cela leur fait d’être en groupe et quelles en sont les difficultés. L’un d’eux répond:

Y’a beaucoup de tensions quand on est en groupe, et après, on a dit qu’il fallait pas qu’on les règle ici, personnellement, faut qu’on parle, et on le fait pas par la violence et sinon, on dit «bye bye le collège».

Utilisant le GPA comme un lieu de médiation, ils continuent d’évoquer ces conflits qui, visiblement, les déstabilisent:

L’école nous insulte! Nous, on n’a même pas le droit de les ré‑insulter.

Un autre ajoute:

On doit toujours rester normal. Quand il nous dit «imbéciles», on ne doit pas parler, on peut pas dire «non, on n’est pas imbéciles, c’est pas notre faute», on n’a pas le droit de rigoler.

Il y a, dans l’ensemble de ces propos, un sentiment d’injustice, de déséquilibre pour eux dans ce qu’ils nomment un rapport de force avec les adultes de l’école. Mais, alors que j’émettais l’hypothèse que cette opposition pouvait construire une «illusion groupale» (Anzieu et Martin, 2007) pour maintenir ces adolescents ensemble, cet affrontement vient une fois encore les déstabiliser et créer des mésalliances. L’insulte vient les diviser pour savoir qui est cet imbécile:

Moi, j’dis… ça pue dans la classe… finira par lâcher l’un d’entre eux.

L’un des trois, moqué par d’autres membres du groupe, a les larmes aux yeux. Il se lève énergiquement, fait tomber sa chaise en arrière. Un deuxième (du trio) se lève à son tour face à lui et dit:

Ouais, j’te mets d’dans! J’te mets d’dans! Tu vas faire quoi?

Ces adolescents se mettent face à face, s’insultent, et veulent en venir aux mains. Je me lève pour les séparer. Une fois encore, ils me convoquent à une place d’adulte pour les protéger. Le premier demande à sortir et à quitter la séance. Je l’accompagne alors au service de la scolarité, laissant seule ma collègue avec le reste du groupe.

La conduite de la séance est alors très compliquée, car nous ne pouvons pas, à ce moment‑là, vraiment échanger avec ma collègue et faire le point sur ce qui se passe. Nous ne pouvons pas faire une pause pour nous mettre d’accord sur la suite à donner à cette séance. Nous continuons de mener la séance à son terme.

Si l’un des adolescents propose que cela soit réglé avec la professeure principale, les autres ne le souhaitent pas. L’agitation est grandissante et nous décidons de distribuer la parole pour que le calme revienne. L’adolescent reprend alors son propos:

Moi, j’dis, il faudrait peut-être voir Mme L. parce que… faut dire, le problème de la classe, parce que si là, ça s’arrête pas, on va rien dire et à la sortie ils vont se battre.

Cette proposition vient raviver la question de la confidentialité et de la confiance qu’ils peuvent ou non porter aux adultes de l’école. D’après ce qu’ils racontent, cela a déjà été fait par le passé et cela avait empiré les difficultés plutôt que de les apaiser. Avec ma collègue, nous nous sommes retrouvés dans un positionnement contre-transférentiel proche du maternage pour border les pulsionnalités psychiques du groupe. Nous nous sommes alors demandés dans l’analyse après coup s’ils ne nous sollicitaient pas justement à prendre cette place d’adulte qui les écoute. Dans la séance suivante, nous proposions alors de reprendre cet échange en leur suggérant d’échanger autour des difficultés qu’ils peuvent rencontrer à vivre en groupe à l’école.

5. Discussion: du holding à l’incarnation de la Loi, la place des identifications pour ces adolescents

Ce matériel empirique amène à penser le groupe comme un «objet pulsionnel» (Pontalis, 1993) où les alliances ne tiennent pas et où il n’y a pas, au sens de Bion, de leadership. L’éthique clinique nous amène à ce propos à questionner la place et la fonction qu’induit la présence du chercheur dans ce type de dispositif de recherche: de quoi doit‑on répondre face à un groupe d’adolescent·e·s lorsqu’il met en scène de telles souffrances? Face à l’agressivité qui est une réponse adaptative aux frustrations et aux conflits psychiques (Freud, 2010) et qui se manifeste dans une expérience qui est subjective par sa constitution même (Lacan, 1948), le chercheur-clinicien doit prendre la responsabilité de répondre aux demandes implicites du groupe: que représente l’image de l’adulte pour eux? Peuvent‑ils la détruire et s’en passer? Ou, à l’inverse, sont‑ils menacés d’être dévorés par cette représentation? Ou encore, est‑ce que cette représentation les amène à se dévorer entre eux?

La subjectivation adolescente se constitue de différentes identifications et projections sur l’Autre – parents, enseignant·e·s, pairs, chercheurs (Richard, 2001). Dans la situation exposée dans cet article, le Moi‑groupal n’étant pas en capacité de se structurer autrement que par cette agressivité, celui‑ci projette sur l’Autre‑chercheur une image maternelle, sécurisante et contenante, pour survivre psychiquement parce qu’il ne la retrouve visiblement pas chez l’adulte de l’école. Ils invoquent un besoin de réassurance primordiale, de holding, de présence d’une «mère suffisamment bonne» (Winnicott, 1969) afin d’expérimenter autrement l’école, de manière plus subjectivée. D’autres cas cliniques, issus du matériau de cette recherche, alimentent cette thèse d’un désir de protection et de maternage dont témoignent aussi bien les filles que les garçons qui évoquent un passé merveilleux à l’école primaire où ils se sentaient mieux protégés par les enseignant·e·s. Ces élèves sont pris dans un travail d’élaboration psychique, un «travail de mise en histoire» qui s’appuie sur une «construction-déconstruction permanente d’un vécu passé» (Aulagnier, 2013, p. 195) nécessaire pour orienter le moment présent.

D’autre part, si les adolescents s’attaquent dans le groupe et forment différents «couplages» (Bion, 2009) en se retrouvant dépendants de différents leaders aléatoires, j’observe qu’ils attaquent également les personnes qui se trouvent hors du groupe, plus particulièrement les adultes de l’école qui représentent une image tutélaire et défaillante pour eux. En ce sens, le groupe fait également appel à une imago paternelle incarnant la Loi symbolique : c’est‑à‑dire celle qui incarne le cadre et la contenance suffisante pour protéger l’enfant qui grandit. Dans ce que rapportent les adolescents ici, cette place est abandonnée au profit de l’usage de l’insulte.

En abandonnant cette place d’incarnation de la Loi, l’adulte n’assume pas sa responsabilité face aux sujets-élèves qu’il a la charge d’accompagner dans la transition adolescente, les laissant se dévorer entre eux. En effet, dans le mythe freudien de la horde primitive (Freud, 1965), le clan brave l’interdit fondamental du parricide en tuant le père (symbole tutélaire de toute-puissance et donc nécessairement injuste) puis le dévore pour s’habiller de sa puissance et de sa jouissance. Cependant, pris par un sentiment de culpabilité, les membres du clan s’entre-dévorent. Cette transposition sur le vécu psychique groupal de ce GPA semble être une interprétation valable puisque de mêmes mouvements inconscients ont pu se produire. Le sentiment d’injustice, l’aliénation, l’insulte, le collage, l’enchaînement conduisent le Sujet-groupe vers une autodestruction. Est‑il alors coupable des défaillances des adultes et doit‑il par conséquent s’autodévorer? L’agressivité déployée dans les séances est le mode transférentiel que ces adolescents ont trouvé pour y répondre de manière plus subjective. Il y a une demande implicite à pouvoir trouver d’autres instances identificatoires tant du côté de l’imago maternelle (portage) que du côté de l’imago paternelle (Loi) pour grandir et expérimenter, dans cette «aire intermédiaire d’expérience» qu’est le GPA (Winnicott, 1975, p. 9), un vécu psychique scolaire commun. Dans une perspective prophylactique et transformatrice, nous pourrions également nous appuyer sur cette indignation pour permettre une rencontre intersubjective entre les adultes et les adolescent·e·s dans l’espace scolaire afin de mettre en perspective ces tensions et penser le climat délétère dans l’établissement. Ainsi, et c’est une limite de l’empirie utilisée dans cette recherche, je pense que nous n’avons pas suffisamment protégé ces adolescents et nous aurions pu, avec leur consentement, porter leurs paroles auprès des adultes évoqués dans les séances.

Par ailleurs, sans pour autant dire de l’institution qu’elle est maltraitante, je constate qu’elle peut mettre psychiquement les élèves en souffrance. Ne sachant plus comment faire avec la Loi qu’il devrait incarner, le professeur de technologie a recours à la violence symbolique qui semble ici faire effraction dans le discours des adolescents, les mettant en position d’autodévoration, tels des tigres. La question n’est plus de savoir pourquoi l’adulte en vient à cette insulte, mais plutôt de savoir, comme ils le rapportent, qui est l’imbécile, qui est le coupable? Dans une telle situation où la Loi ne fait plus sens, quelle place pour penser son propre rapport à l’école lorsque le dire est amputé par la souffrance au sein d’un groupe d’adolescent·e·s? Il y a un sentiment d’insécurité psychique qui semble les perdre.

De plus, en prenant appui sur l’enseignement de Lacan qui affirmait que «du dire il n’y a que mi‑dits» (2005, p. 450), ces séances montrent que le dire est entrecoupé de césures, de trous béants. Lorsqu’un des adolescents exprime que ça pue dans la classe, il semble impossible d’aller au‑delà de cette métaphore langagière. Il y pose un silence, symbolisé dans ma retranscription par des points de suspension qui laissent effectivement en suspens. En se référant au néologisme lacanien de la lalangue, le psychanalyste Lacadée pose la question de l’irréductibilité de cette langue. Ainsi, écrit‑il, «chaque homme dans son acte de parole est renvoyé à lui‑même et la langue ne l’aide pas forcément à se débrouiller, d’où plus qu’un certain désarroi, une certaine détresse quand le sujet ne peut traduire en mot ce qu’il ressent dans son être et son corps» (2012, p. 16).

Enfin, après coup, je me demande si nous n’avons pas mis en place une injonction paradoxale, malgré nous, à savoir: vous pouvez parler dans cet espace, mais celui‑ci est au sein d’un autre espace plus grand, le collège, où la parole dysfonctionne visiblement. Une parole mise à mal par la violence symbolique répétée et expérimentée dans l’institution scolaire et que l’adolescent porte, malgré lui, comme l’imbécile du groupe. Cette violence symbolique amène le groupe vers des comportements jugés déviants (Becker, 1985) par l’institution: ce qui a pour effet d’entretenir des souffrances tant chez les élèves que chez les adultes.

6. Conclusion

Ce que tendent à démontrer des situations cliniques comme celles exposées dans cet article, c’est l’écart important qui se construit entre les représentations de chaque acteur de l’école. Le rapport de force groupal est vécu par les enseignants comme une forteresse indestructible alors que l’expérience de recherche nous a montré un groupe similaire à une pierre extrêmement friable ne pouvant pas constituer une enceinte fortifiée. Ce «Soi de groupe» (Anzieu et Martin, 2007) semble ici révélateur de ce qui fait ou ne fait pas lien entre l’institution et les élèves et qui renforce des sentiments d’injustice forts sur la scène scolaire (Gevrey, 2016b). En effet, au travers de cette expérience de parole proposée à ces adolescents, nous analysons une dichotomie entre la position institutionnelle qui semble percevoir ces garçons à partir d’une position de déviance vis‑à‑vis de la norme scolaire présupposée et des sujets-adolescents qui expriment un sentiment d’injustice vis‑à‑vis du traitement qu’on leur accorde. Dit autrement, ces jeunes garçons sont considérés comme déviants vis‑à‑vis d’une norme dominante incarnée par le collège si l’on s’appuie sur les travaux de Becker qui stipulent que sont «qualifiés de déviants les comportements qui transgressent des normes acceptées par […] telle institution» et qui «inclut donc les actes sanctionnés par le système» (Becker, 1985, p. 9). Et c’est bien ce que semblent relever ces jeunes garçons rencontrés sur le temps de la recherche: ils pointent un effet de stigmatisation exercé par l’institution scolaire et qui entraîne des enjeux d’injustices importants pour eux. Les actes qu’ils posent sont sanctionnés par le système et non les actes posés par l’enseignant au travers de l’insulte puisque l’adulte représente la norme dominante.

C’est précisément sur cette césure que peut servir ce type d’expérimentation pour que les établissements puissent se saisir de cette occasion de pouvoir créer des lieux de paroles pour les élèves afin de lutter plus efficacement contre ces diverses formes de délitements scolaires (Marsollier, 2021) en s’appuyant sur cette pluralité sociale et psychique groupale.