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1. Introduction

Les publics en situation d’interruption scolaire constituent des personnes en situation de vulnérabilité sociale car celles-ci rencontrent des difficultés au cours de leurs parcours d’apprentissage qui sont susceptibles d’avoir un impact sur leur insertion professionnelle future (Bernard et Michaut, 2019), leur reconnaissance sociale et aussi leur estime de soi (Martinot, 2001). Leur sortie du système scolaire sans qualification constitue un problème social, professionnel et scolaire (Bernard, 2014, 2015). Le décrochage scolaire est une problématique inscrite dans les politiques éducatives européennes et internationales (Bernard, 2017; Thibert, 2013; Zaffran, 2014). Ainsi, «la lutte contre le décrochage scolaire est une priorité nationale en France et [revêt] un enjeu dans le cadre de la Stratégie Europe 2020» pour la réduction des inégalités, «la construction de l’avenir professionnel des jeunes et la réussite de leur vie en société» (site du ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse[1]). Si la situation d’interruption scolaire[2] est conceptualisée comme une forme de désengagement inhérente à l’individu (Rumberger, 2011) ou aux instances de socialisation comme l’institution scolaire (Bernard, 2019), elle est cependant aussi analysée comme une interruption d’études temporaire (Potvin et Pinard, 2012). Les individus ayant été confrontés à une phase d’interruption d’études peuvent poursuivre leurs parcours d’apprentissage dans un espace formel ou non.

Il existe dans la littérature peu d’études qualitatives et de devis mixtes récentes sur la question des parcours d’apprentissage des personnes en situation d’interruption d’études en France. Les approches centrées sur les liens entre les caractéristiques sociodémographiques de l’individu et l’école examinent en termes de variables explicatives le rapport entre l’individu, son origine sociale et l’institution scolaire. Elles expliquent notamment ce phénomène d’arrêt d’études temporaire ou non comme le résultat de «malentendus sociocognitifs» (Bautier et Rochex, 1997) qui désignent l’écart des attentes entre les individus scolarisés en voie de décrochage et celles de leurs enseignants. En outre, la différence entre la culture scolaire et la culture de certains individus (notamment de milieu populaire) est mise en évidence comme une variable permettant d’expliquer les comportements dits a-scolaires, et l’expulsion progressive des élèves du milieu scolaire (Bonnery, 2003). Si ces études prennent en compte l’environnement extra-scolaire dans la compréhension des parcours des individus en situation d’interruption d’études, elles mettent cependant davantage l’accent sur le rôle de l’institution scolaire à l’inverse des approches qui interrogent en particulier l’activité in situ ou le vécu de l’élève (Flavier et Moussay, 2014). Millet et Thin (2004) montrent que les évaluations et perceptions des enseignants jouent tout aussi un rôle dans le risque pour les individus déjà en difficulté d’interrompre leurs études.

Certaines études empiriques permettent d’envisager les parcours d’élèves dans la durée, dans leur contexte scolaire, familial, économique, social. Elles prennent ainsi davantage en compte la complexité du phénomène et pointent l’organisation des systèmes scolaires elle-même comme étant à l’origine du risque de décrochage chez les élèves, au-delà de la probabilité de décrocher liée à leurs caractéristiques individuelles.

Bruno et al., 2017, p. 257

Ainsi, cet article a pour objectif de réaliser une revue synthétique et critique des démarches méthodologiques des travaux sur les parcours d’apprentissage de jeunes de collège et lycée en situation d’interruption scolaire. Analyser leurs parcours permet de cerner d’une part, les difficultés et situations auxquelles ceux-ci font face pendant, et avant leur entrée dans cette période. D’autre part, l’analyse des parcours de vie de ces jeunes acteurs permet de questionner les liens entre les situations d’interruption scolaire et les impacts sur leur devenir aux plans socioprofessionnel, scolaire et personnel. Dans quelle mesure l’étude critique et synthétique, de méthodologies plurielles d’étude des parcours d’apprentissages de jeunes en situation d’interruption d’études en France, peut-elle alors contribuer au développement de perspectives de collecte de données permettant de mieux appréhender la complexité de leurs parcours?

Au plan théorique, nous nous appuierons sur le paradigme du parcours de vie avec Elder (1995, 1998) et une analyse de travaux qui intègrent les moments précédant et suivant la période d’interruption d’études. De plus, nous adopterons une perspective multifactorielle et multidimensionnelle de l’interruption d’études (Potvin, 2015). La méthodologie de recherche repose sur une analyse documentaire critique de six travaux empiriques portant sur les individus en situation d’interruption scolaire, et de raccrochage, particulièrement dans le contexte français. Le corpus de travail portera sur deux études longitudinales aux devis mixtes et quatre études qualitatives (dont une étude longitudinale). Nous faisons l’hypothèse que la mise en discussion de méthodologies d’analyse des études à devis mixte et qualitatif s’appuyant sur les approches de parcours de vie de personnes en situation d’interruption scolaire constituent un levier pour appréhender la complexité de ce processus tant dans sa dimension subjective qu’objective. Après la présentation du cadre conceptuel et théorique, nous développerons la méthodologie du travail, les résultats et enfin une discussion et une conclusion.

2. Éléments de définitions conceptuelles

Dans cette partie, nous définissons d’abord successivement les concepts majeurs à savoir: la situation d’interruption d’études, de décrochage scolaire, le parcours d’apprentissage et la trajectoire[3]. En France, le décrochage scolaire se définit comme une sortie du système éducatif sans qualification ou diplôme par le ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse en France. Au Québec, cette notion est appréhendée comme une interruption temporaire (Potvin et Pinard, 2012) pour la distinguer d’une sortie définitive du système scolaire. La reprise des études, ou la prise en charge de personnes précédemment scolarisées dans une structure de remédiation (scolaire ou extrascolaire) du ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, se rapporte cependant au concept de raccrochage scolaire. Nous envisageons la situation d’interruption d’études comme un «processus multifactoriel et pluridimensionnel» (Potvin, 2015) mêlant à la fois des variables sociales, individuelles et contextuelles externes et internes à l’individu.

Nous entendons par parcours d’apprentissage un ensemble d’événements (Bessin et al., 2009; Longo, 2016) qui jalonnent la vie des individus en situation d’apprentissage dans des contextes pluriels, que ceux-ci soient formels, non formels et informels (Poizat, 2003; Bordes, 2012; Greenfield et Lave, 1982; Acioly-Régnier, 2004). C’est aussi un ensemble de faits individuels ou collectifs qui interviennent dans les moments d’apprentissage d’un individu, et ce dans des espaces d’apprentissage scolaires ou extrascolaires. La notion de parcours d’apprentissage est également proche de celle de trajectoire car elle se rapporte à la singularité du parcours de chaque personne. Le concept de trajectoire est aussi défini «non seulement [comme un] cheminement objectif d’un individu pouvant être décrit sur la base d’événements socialement reconnus (tels l’entrée à l’école ou un redoublement), mais aussi [comme le] parcours subjectif, et l’histoire vécue de la personne» (Lietchi, 2019, p. 187). Cette notion de trajectoire revêt ainsi une composante individuelle et sociale en relation avec les périodes au cours desquelles interviennent les événements et se construisent l’expérience sociale des acteurs en situation d’arrêt d’études temporaire ou non. Nous retiendrons davantage la notion de parcours d’apprentissage (Doray, 2009) dans notre analyse critique de travaux. Après avoir défini les notions clés, nous aborderons dans la partie suivante les perspectives théoriques autour de ceux-ci ainsi que notre positionnement.

3. Cadre théorique

Les études sur le décrochage scolaire révèlent que les individus inscrits dans ce processus font face à des formes de stigmatisation du fait de leurs comportements a-scolaires, de leurs capabilités[4] de leurs performances scolaires et de leur origine sociale. Or, la stigmatisation est un processus qui consiste à disqualifier un individu ou un groupe du fait de la non-conformité aux normes et de son identité personnelle et sociale (Goffman, 1975). Elle conduit à ne pas reconnaître un individu comme pleinement membre de la société après l’avoir évalué. Dans le milieu scolaire, le verdict émis par l’institution scolaire et son corps enseignant pour les personnes en situation de décrochage ou en difficultés scolaires est à même de générer chez les acteurs et actrices en apprentissage un sentiment de dévalorisation, voire de découragement. Pour Blaya et al. (2011),

la stigmatisation des élèves et leur inscription dans un parcours scolaire négatif sont des facteurs qui favorisent le décrochage dans un processus d’internalisation de la stigmatisation, il ne semble pas incohérent d’avancer que des relations de soutien, d’empathie visant à faire progresser les élèves et à les valoriser peuvent faciliter l’accrochage scolaire.

p. 233

Cette dernière notion désigne la pédagogie d’accompagnement au retour dans un espace d’apprentissage scolaire après une phase d’interruption d’études. Aussi, étudier les parcours des personnes en situation d’interruption d’études temporaire permet également de convoquer la notion d’éducation tout au long de la vie, en ce sens que celle-ci envisage la formation et ou l’apprentissage de tout individu à tout âge et au moment où chaque individu le souhaite.

Bien que l’institution scolaire et ses normes jouent un rôle non négligeable dans le processus d’interruption d’études et la reproduction des inégalités (Bourdieu et Passeron, 1970), d’autres variables individuelles et sociales extrascolaires (Bernard, 2013) peuvent tout aussi contribuer à la sortie du système scolaire par les individus. Le processus d’interruption d’études résulte également des représentations que chaque acteur a de lui et du système scolaire (Dolignon, 2005). Il dépend, en outre, du système de valeurs (Bréchon, 2000; Roy, 2004) que défend toute personne, de ses attentes, de ses motivations (Viau, 1994; Galand et Bourgeois, 2006) et de l’espace socioprofessionnel ou d’apprentissage (informel ou formel) vers lequel celle-ci se projette progressivement (Melin et Haeri, 2011). De même, l’analyse de l’interrelation entre les différentes variables collectives et individuelles associées aux sphères scolaires et extrascolaires (Potvin, 2015) dans lesquelles l’individu est inséré joue un rôle non négligeable dans l’explication de cette situation d’interruption d’études. Plusieurs perspectives d’études sont utilisées pour l’analyse des publics en situation d’interruption scolaire.

Les perspectives épidémiologiques examinent les liens entre les variables psycho-sociodémographiques des individus, «le[ur]s caractéristiques scolaires (expériences scolaires et évaluations) et [celles] de l’environnement scolaire (caractéristique de l’établissement, la classe, etc.)» (Bernard, 2019a, p. 61-62). Ces approches contribuent à objectiver la question du décrochage par le biais de pourcentages sur les profils, les taux d’abandon et d’absentéisme, les résultats scolaires et les facteurs à l’origine de la situation d’interruption d’étude. Pourtant, Bruno et al. (2017) pointent «les limites» de l’utilisation «des chiffres et des courbes» (p. 252) dans l’explication du décrochage scolaire. L’interruption d’étude appréhendée sous le seul prisme d’une démarche objective ou quantitative ne permet pas d’explorer la question de la singularité de l’expérience d’apprentissage de chaque personne. À l’inverse, les approches interactionnistes et qualitatives considèrent que «le décrochage scolaire ne peut être pensé en dehors des perceptions, des attitudes, des comportements qu’ont les acteurs sociaux en situation» (Bernard, 2019b, p. 11). Ici, c’est le sens que la personne donne à sa situation qui a le primat sur les instances socialisatrices. Il existe ainsi une distinction dans la manière d’étiqueter, de comprendre et d’analyser le phénomène d’interruption scolaire. D’autres approches relevant de l’analyse des parcours de vie s’intéressent plus particulièrement à l’interrelation entre les temporalités et les différents événements et sphères de vie (Potvin, 2015) associés aux parcours d’apprentissage des individus afin de mieux les décrypter.

Parmi les approches sur les parcours de vie, on retrouve les approches longitudinales et les études rétrospectives. Ces dernières visent à comprendre et à analyser l’expérience sociale des individus ainsi que la perception de leur parcours. Aussi appelées études biographiques, elles permettent aux personnes de s’exprimer sur leur vécu antérieur. Les études longitudinales ont, elles, comme objectif de suivre les individus sur plusieurs années. En effet, «les enquêtes sur les parcours se caractérisent par un souci de temporalisation, c’est-à-dire d’inscription d’une situation donnée dans un processus dynamique avec une histoire passée (Bessin, 2009), une histoire en train de se vivre et des implications futures» (Lévéné et Bros, 2011, p. 87). Nous nous inscrivons alors dans la lignée du paradigme des parcours de vie conceptualisé par Elder (1995 et 1998) car ce dernier intègre dans l’analyse des parcours des individus trois éléments principaux que sont le développement tout au long de la vie, la temporalité et les liens entre les sphères de vies (familiale, amicale, associative, professionnelle). En effet le développement tout au long de la vie envisage un apprentissage et un choix de retour ou non dans le milieu scolaire, indépendamment de l’âge. Au-delà des approches sur les parcours, c’est aussi le rôle de l’institution scolaire qui est mis en perspective pour comprendre le processus de départ temporaire ou définitif de celle-ci.

Au travers de ces considérations théoriques, nous postulons que les typologies sur les parcours de personnes en situation d’interruption d’études dans une perspective quantitative d’études renseignent sur les phases clés de leur évolution. Elles informent sur les manifestations du processus de décrochage ainsi que sur les profils types d’individus. Mais ces typologies ne pourraient seules suffire à analyser ou appréhender la pluralité et la diversité des parcours d’apprentissage susceptibles d’exister. Les trajectoires des personnes en situation d’interruption d’études peuvent s’inscrire dans des événements objectifs mais aussi des expériences subjectives imprévisibles issues des sphères de vie plurielles et des temporalités passées, actuelles et futures.

4. Démarche méthodologique

Le processus de collecte de données a reposé sur l’exploration de méthodologies d’études de travaux portant sur les parcours d’apprentissage des publics en interruption d’études avec une dimension empirique[5]. Cette analyse exploratoire nous a permis de relever que la littérature en France n’offre pas de manière exhaustive et explicite une analyse du lien entre les phases d’apprentissage, les sphères de vie et les représentations qu’ont les individus en situation d’interruption d’études. La recherche portant sur les parcours des jeunes (de la classe de sixième à la terminale) en situation d’interruption d’études en France, nous avons sélectionné les travaux portant au moins sur le contexte français bien que nous ayons retrouvé et consulté des travaux issus du contexte canadien et européen. Ainsi, la revue documentaire synthétique et critique sera constituée en définitive de travaux liés aux interruptions d’études et aux parcours d’apprentissage incluant une pluralité de sphères de vie. Nous répertorions ci-dessous, quelques références avec une prédominance de travaux nord-américains recensés dans les bases de données Érudit (en particulier), Cairn et les catalogues de bibliothèques universitaires françaises.

Tableau 1

Mots clés et travaux recensés

Mots clés et travaux recensés

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Les unités d’analyse et de comparaison des publications retenues ont été les suivantes: les titres des articles, les objectifs des études, les angles d’analyse ou approches d’étude, la méthodologie d’étude, le corpus, le type d’outil de collecte et le questionnement. Nous avons adopté une approche critique qui vise ici à discuter pour chaque travail de ses enjeux ainsi que des limites ou dimensions d’étude non explorées. Mais cette critique a aussi pour but l’exposé des limites de notre contribution. Les critères de sélection du corpus documentaire final ont reposé sur la présence des indicateurs ci-après: l’inclusion du contexte français, la dimension empirique des travaux, la représentation des études qualitatives et quantitatives, la représentativité des matériaux de collecte distincts (questionnaires, grilles d’observations, entretiens, rapports, revue documentaire), la présence d’études longitudinales, du vécu et des représentations des acteurs et actrices, le lien entre les sphères sociales, scolaires et individuelles des personnes en situation d’interruption d’études, la prise en compte de la temporalité, les approches sur les parcours et récits de vie.

Nous avons choisi de présenter une étude clinique pour la portée autoréflexive de la méthode et de la technique d’entretien associée. Nous avons mis en exergue les études longitudinales car celles-ci permettent d’analyser l’évolution des individus en situation d’interruption d’études; dans une perspective diachronique et synchronique pour questionner les variables stables et mouvantes dans les parcours d’apprentissage des individus. Elles permettent de circonscrire les moments mais aussi l’ensemble des événements intervenant avant, pendant ou après la phase d’interruption d’études. Les études qualitatives ont été retenues car elles s’intéressent autant aux perceptions qu’aux comportements, attitudes et événements rencontrés par les jeunes en situation d’interruption d’études dans leurs différentes phases d’apprentissage. Nous avons sélectionné des études aux devis mixtes dans le but d’interroger les liens entre les variables objectives et subjectives dans la compréhension des parcours des individus. Les travaux comportant des études statistiques ont été choisis pour leur dimension représentative en vue d’explorer et questionner les indicateurs mesurables des caractéristiques des individus et des événements issus de leurs parcours d’apprentissage avant, pendant et après dans la situation d’interruption d’études. Nous avons intégré à la revue documentaire les études s’appuyant sur une approche de parcours de vie, afin d’évaluer le rôle de variables multidimensionnelles (familiales, individuelles, scolaires, sociales, professionnelles) dans la compréhension de la situation d’interruption d’études. Les données issues des observations ont été prises en considération en raison de leur caractère objectivant. Nous voulions associer des démarches méthodologiques plurielles dans la perspective de comparer les points de similitudes et les différences dans l’explication, la compréhension et l’interprétation des parcours d’apprentissage de personnes en situation d’interruption scolaire. Au regard des approches méthodologiques répertoriées sur les parcours de vie, nous avons finalement retenu six travaux qui feront l’objet des résultats (Guibert et Amar, 2019; Querrec, 2016; Millet et Thin, 2012, 2014; Bernard, 2011; Melin, 2020; Asdih et Gez-M’bembo, 2005).

5. Résultats

Dans cette partie, nous présenterons d’abord les angles d’analyse, les méthodologies, les résultats et les enjeux de chacune des études recensées. On compte quatre travaux avec une méthode qualitative et deux autres avec un devis mixte et descriptif. Une des études qualitatives repose sur l’administration d’entretiens cliniques. Trois études ont une approche longitudinale dont deux avec un devis mixte (Millet et Thin, 2014; Bernard, 2011) et une étude qualitative (Querrec, 2016). Les entretiens constituent l’instrument de collecte des quatre études qualitatives. Mais ceux-ci sont complétés d’observations dans deux travaux (Querrec, 2016; Millet et Thin, 2014). Les tranches d’âge des publics étudiés dans les publications oscillent entre 11 et 25 ans. Trois études portent sur les collégiens et collégiennes alors que deux autres concernent le lycée (professionnel, et lycées dédiés à la prise en charge des personnes vulnérables, en difficulté et en ayant été en interruption scolaire). Nous présenterons en premier lieu trois études qualitatives et en second lieu, les études longitudinales aux devis mixtes.

5.1 Études qualitatives au collège et au lycée

Asdih et Gez-M’bembo (2005) ont réalisé une étude qualitative grâce à une analyse sur les personnes en situation d’interruption scolaire. Leur étude visait à questionner les trajectoires des individus en situation d’interruption d’études ainsi que les facteurs liés au décrochage et leurs manifestations. La population des élèves est constituée des collégiens et collégiennes de deux établissements classés en réseau d’éducation prioritaire dans l’arrondissement de Roubaix à Lille. En outre, leur travail avait pour but d’analyser les liens entre le «sens» qu’accordaient les individus au processus de décrochage et leur «vécu scolaire, familial et social» (Asdih et Gez-M’bembo, 2005, p. 78). Trente et un entretiens ont été réalisés avec les membres de l’institution scolaire à savoir: les chefs d’établissement, les conseillers principaux d’éducation, les professeurs et professeures et les surveillants et surveillantes. À travers des observations de terrain et des entretiens semi-directifs sur les représentations et les récits d’élèves en interruption d’études, de leur famille et des enseignants, Asdih et Gez-M’bembo (2005) relèvent des problèmes de stigmatisation et d’étiquetage auxquels font face ces individus du fait des comportements différents de la norme scolaire; ainsi que les impacts associés. Elles observent ainsi que «quand des collégiens essaient de changer de comportement et d’être plus sérieux dans leur travail, la stigmatisation est telle qu’ils n’arrivent pas à être considérés comme tels, même si les relations avec les enseignants s’améliorent peu à peu» (Asdih et Gez-M’bembo, 2005, p. 86). Cette étude montre en quoi le climat scolaire et la nature conflictuelle des relations entre les enseignants et les élèves en situation de décrochage (aux parents d’un milieu social défavorisé) jouent un rôle dans le processus d’interruption de leurs études. Pour les autrices, ce sont les processus de marginalisation scolaire issus des difficultés scolaires, et des sociabilités avec leurs pairs (amis, camarades, voisins) et le personnel enseignant, ainsi que l’attitude de leurs familles qui ont conduit les élèves vers une phase d’interruption d’études. Les liens entre des événements et les temporalités scolaires des individus scolarisés ne constituent pas des variables données comme explicatives.

Dans leur étude, Guibert et Amar (2019) ont utilisé une approche biographique afin de transcrire et de comprendre les logiques sociales et individuelles à l’origine des discours et des représentations des personnes en situation de décrochage à propos de leur phase d’interruption d’études. Les personnes chercheuses ont réalisé sept entretiens biographiques non directifs auprès de jeunes décrocheurs en 2012. Elles ont analysé «les mondes subjectifs» entendus comme la représentation de l’individu de son parcours, incluant une relation entre les personnes ou institutions en lien avec l’individu, les événements auxquels cet individu a été confronté et les arguments mis en évidence. L’étude porte particulièrement sur des lycéens et des lycéennes qui ont connu une période d’interruption d’études vers la fin de leur cursus secondaire. Le recueil des récits permet de constater que le parcours de décrochage est considéré comme une période d’ennui mais aussi comme une phase de réflexion des individus sur leur futur professionnel. Ce travail inclut les expériences extrascolaires comme les stages et l’insertion dans la vie active. La période post-décrochage est une période qui favorise l’action des jeunes précédemment en phase d’interruption scolaire. Toutefois, la phase du décrochage n’est pas perçue comme un événement négatif. Seul le récit d’un individu est analysé sur les sept individus qui composent l’échantillon total. Les résultats obtenus montrent que les périodes de décrochage interviennent au lycée notamment pour «quatre [élèves] pendant une classe de première au Baccalauréat professionnel, un en seconde, alors que le répondant préparait un bac professionnel, et un en terminale littéraire» (Guibert et Amar, 2019, p. 153). Nous retrouvons en annexe de l’étude (Guibert et Amar, 2019) les âges des enquêtés, leur situation au moment de l’entretien et l’âge au moment de la sortie du système scolaire. Les sujets d’étude sont issus pour la plupart de lycée professionnel. Au moment des entretiens, quatre d’entre eux sont retournés en formation tandis que deux autres sont en recherche d’emploi, et dans une phase de préparation d’alternance.

Le travail de Melin (2020) constitue une «mise en récit de l’événement du décrochage» de jeunes au sein d’un dispositif de raccrochage scolaire appelé Micro-lycée de Sénart. Au travers d’une approche biographique, l’autrice a effectué 15 entretiens cliniques auprès d’anciens «décrocheurs» de 17 à 25 ans issus de la structure de raccrochage. Melin (2020) relate le cas de deux jeunes s’exprimant sur les circonstances de leur situation, sur leurs représentations et leur expérience d’insertion au sein du Micro-lycée. Le récit du premier individu nommé Pierre illustre une perception négative de son identité car il estime ne «jamais savoir assez pour avoir le sentiment de savoir» (Melin, 2020, p. 5). L’éloignement de sa lignée paternelle (père appartenant à la petite bourgeoisie cultivée) lui donne également le sentiment d’être «coupé du savoir qu’il désire» sans diplôme et qualification. La représentation de soi de Pierre est appréhendée comme une intériorisation des jugements ou évaluations antérieurs de ses enseignants, comme élève ayant un handicap socioculturel (Charlot cité par Melin, 1997). L’entretien a eu une portée thérapeutique pour «reconquérir» l’identité de cet acteur, reconstruire le lien avec ses enseignants et valoriser ses acquis au sein du Micro-lycée de Sénart. Le deuxième individu interrogé par Melin (2020) appelé Régis résume son parcours par cette conviction de ne pas pouvoir rester dans une structure sur une longue durée. La trajectoire narrée de Régis démontre qu’il préfère des interactions sociales dans un espace favorisant une diversité d’individus, et particulièrement ceux qui lui permettent d’exercer sa pratique d’amateur dans le jeu de rôle dont il est passionné. Cet élève qui a conscience du rôle de la période de développement dans laquelle il est, à savoir l’adolescence, a une posture critique envers l’école. Il la perçoit «comme un système qui détermine le devenir des individus sans prendre en compte leurs intérêts, et qui ainsi les désespère de réussir de telle sorte qu’ils finissent par s’identifier au pauvre projet pensé pour eux» (Melin, 2020, p. 16). Régis affirme apprécier les «ruptures» au contraire et avoir «terminé peu de choses» dans sa vie. Envisageant la voie professionnelle comme celle «d’une négation des capacités intellectuelles des individus», il a cependant effectué «des petits boulots». Cet élève «ne reprendra pas ses études» mais sera inséré dans des réseaux d’amateurs lui «donn[ant] une place sociale» (p. 16) et lui permettant d’assouvir ce besoin déclaré d’être à la quête du savoir contrairement au profil de Pierre.

5.2 Études longitudinales de devis mixtes et qualitatives

L’étude longitudinale de devis mixte de Millet et Thin (2014) porte sur une analyse de la «reconstruction des parcours institutionnels et socioprofessionnels de collégiens en ruptures scolaires» (p. 129) inscrits dans un dispositif relais (de remédiation) avec l’appui de plusieurs acteurs dont la DEPP (direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance du Ministère de l’Éducation nationale). Elle a été réalisée dans une perspective de post-insertion dans le dispositif relais pour identifier et analyser les logiques et principes à l’origine des parcours de ces jeunes. Pour l’analyse des données, les dossiers d’élèves ont été étudiés depuis le début de leur scolarité entre 1998 et 2005. Le travail a été complété par des entretiens avec les personnes responsables du dispositif relais (les collégiens, leurs familles et les ex-collégiens). Des entretiens approfondis étaient en cours de collecte au moment de la publication des résultats quantitatifs issus des rapports de la DEPP. Des données de 338 collégiens[6] ont été récoltées pour le suivi des parcours d’élèves issus de deux dispositifs relais (Millet et Thin, 2014). Les résultats de cette étude sur les parcours scolaires révèlent qu’une grande majorité de ces collégiens viennent de famille d’ouvriers dont les parents sont en situation de précarité ou sans emploi. L’analyse de leurs parcours atteste aussi que certains d’entre eux ont fait face à plusieurs situations telles que des décès de parents (8 %), des recompositions familiales (48,5 %), des déménagements et des déplacements géographiques intervenant pendant, et avant la période d’interruption d’études. L’histoire familiale des élèves est ainsi marquée par une instabilité professionnelle de leurs parents. Elles et ils connaissent également le phénomène de stigmatisation par leurs pairs et leurs enseignants et enseignantes. Sur le plan des lieux de résidence (Millet et Thin, 2014), certains ont été en logement socioéducatif, en famille d’accueil (16 %), en prison ou dans des centres éducatifs renforcés ou centres éducatifs fermés (7 %). Elles et ils rencontrent des difficultés dans leur apprentissage et leur relation avec les enseignants et les enseignantes (Millet et Thin, 2014); 62 % ont fréquenté plusieurs collèges et 23 % d’entre elles et eux avaient déjà redoublé deux ou trois fois au moment de la prise en charge.

Après la phase d’insertion des élèves dans le dispositif de remédiation (dit dispositif relais), les chercheurs et chercheuses font le constat que les pourcentages de retour en formation se distinguent de ceux des études de la DEPP et des études précédentes. Ils observent qu’un an après l’insertion dans un des dispositifs entre 1998 et 2005, sur 338 élèves, 21 % sont encore inscrits dans une formation générale en septembre de l’année de sortie du dispositif contre 11 % deux ans après, sur 270 situations observées (Millet et Thin, 2014); 17 % suivent une formation professionnelle sur 338 élèves l’année qui suit l’intégration du dispositif et l’inscription augmente à 25 % l’année d’après sur 270 situations observées. Entre la première et la deuxième année de sortie du dispositif, 14 % sont sans formation un an après tandis que 20 % le sont deux ans plus tard; 5 % de personnes sont dans la vie active deux ans plus tard dont certains cumulent «de petits boulots et [une] période de chômage» (Millet et Thin, 2005, p. 146-147). L’ensemble de ces données chiffrées permet d’évaluer l’apport des dispositifs relais ainsi que l’état des situations des individus deux ans plus tard.

L’étude longitudinale qualitative de Querrec (2016) porte sur les liens entre les trajectoires scolaires et biographiques d’élèves en voie de déscolarisation. L’apport de cette étude est la compréhension des formes et de l’évolution du parcours de décrochage en fonction des spécificités des trajectoires biographiques, et de leur inscription dans la temporalité scolaire. Le corpus est constitué d’une vingtaine de jeunes d’un collège de la région du Mantois engagés dans un processus de déscolarisation à partir d’une recherche conduite entre 2010 et 2012. L’auteur a interrogé des jeunes provenant des classes situées entre la sixième et la troisième dont certains étaient implantés dans des classes et des ateliers relais. D’autres enquêtés viennent d’une structure de prévention spécialisée. Vingt entretiens ont été effectués par l’auteur avec des conseillers et conseillères pédagogiques, des éducateurs et des éducatrices et des principaux et principales de collège. En outre, des observations ont permis de constater le phénomène d’absentéisme par le biais du récit du personnel de l’institution scolaire. L’auteur a questionné et analysé les potentiels liens entre les trajectoires des individus et différents événements de nature familiale, sociale et biographique.

Dans son étude, Querrec (2016) repère trois types de parcours à savoir le parcours linéaire, le parcours de rupture et le parcours brusque. Sur le plan des moments d’apparition dans les cycles d’études, le parcours de décrochage linéaire se traduit par des difficultés dès le cycle primaire alors qu’elles débutent en troisième dans un parcours de rupture, et pour certains élèves seulement dans le parcours brusque. Les similitudes entre le parcours de décrochage linéaire et celui de rupture résident également dans l’accroissement des difficultés rencontrées par les élèves dans la phase de transition du cycle primaire au cycle secondaire. Les difficultés que les élèves vont rencontrer interviennent dans un nouveau cycle scolaire, le collège. Ce dernier implique une nouvelle forme d’organisation pédagogique, d’exigences au travail et de rapports aux personnes enseignantes. Les parcours de décrochage linéaires et de rupture se traduisent par des absences répétées, des pratiques de redoublement, des comportements a-scolaires et des sanctions pédagogiques. Les comportements des élèves coïncident également avec leur entrée en cinquième et leur passage à la phase d’adolescence. Le décrochage de rupture va se manifester par l’expression d’un ras-le-bol des élèves en sixième du fait des exigences des modalités pédagogiques que suppose le collège. Les élèves vont constater que les temps consacrés aux activités scolaires se prolongeant par les devoirs dans l’espace familial sont importants contrairement aux activités de loisirs. Selon Querrec (2016), «la difficile adaptation et le rejet de la nouvelle organisation pédagogique sont à l’origine de pratiques nouvelles [comportements et attitudes]» (p. 9) par ces élèves. Pourtant les élèves ayant un parcours dit de rupture ne perçoivent pas cette phase de décrochage comme difficile.

Du côté des liens entre les trajectoires biographiques et scolaires, les résultats de Querrec (2016) dévoilent que, pour les parcours de décrochage linéaires, quelques événements dans la sphère familiale ont des impacts sur les parcours des individus à savoir: le divorce, la précarité et les violences familiales. Querrec (2016) montre à travers l’exemple des élèves que la maladie d’un parent, et la succession d’événements familiaux, s’inscrivant dans des moments importants de scolarité, ont conduit deux élèves à un parcours de décrochage linéaire. De même, dans le parcours de rupture, c’est la cleptomanie héréditaire d’un élève qui va le conduire à des agissements a-scolaires de vol n’ayant toutefois pas donné lieu à une sanction de l’établissement. Néanmoins, c’est le parcours de décrochage brusque qui est le plus représentatif d’un décrochage lié à un événement familial. Ainsi, le parcours de décrochage brusque et court résulte «de l’apparition dans la trajectoire familiale ou scolaire d’un événement fort qui, en s’inscrivant dans le timing institutionnel, produit une bifurcation nette et franche» (Querrec, 2016, p. 12). Les individus s’inscrivant dans ce parcours vont connaître une baisse de performance, un absentéisme intense et un stade de redoublement. Cependant, ces derniers vont rapidement retrouver la stabilité et retourner en cours après un passage dans un dispositif de remédiation. Pour Querrec (2016), ce retour rapide dans le milieu scolaire s’explique par leur niveau scolaire suffisant contrairement aux deux autres types de profils.

La typologie de parcours de décrochage inférée par Querrec (2016) rappelle celle énoncée par Janosz et al. (2000) et reprise par Bernard (2011) faite de quatre profils: «les rebelles, les peu engagés, les déconnectés et les discrets». Cependant, ce qui distingue les typologies de Bernard (2011) et de Janosz et al. (2000) de celles de Querrec (2016), c’est la présence d’indicateurs sur les caractéristiques sociodémographiques (origine familiale et âge) des enquêtés et des informations sur leur motivation. Par ailleurs, le matériau de travail de Bernard (2009) est un questionnaire constitué de 855 élèves âgés de 16 ans «en rupture de scolarité» suivis par la mission générale d’insertion (MGI). Ces individus ont été interrogés entre 2005 et 2007, soit un à trois ans après leur intégration dans le dispositif d’insertion. De plus, une vingtaine d’entretiens ont été réalisés (Bernard, 2011).

La catégorie des parcours linéaire et de rupture forgée par Querrec (2016) comporte des similitudes avec celle des «déconnectés avec 236 personnes» (Bernard, 2011) car certains d’entre eux ont des difficultés précoces. Les différents profils repérés par Bernard (2011) sont aussi caractérisés par le sens donné ou non à l’école, leur motivation, leur origine sociale, leur perception et leur respect de la norme scolaire. Les catégories «rebelles avec 110 personnes» (effectif le plus bas de l’étude) ont un manque de motivation. Elles sont constituées d’une majorité de garçons qui ont des difficultés régulières bien que non précoces. La catégorie des «peu engagés avec 242 personnes» révèle que ceux-ci ont moins de difficultés précoces dans leurs parcours mais exposent «leur ras-le-bol» de l’école (comme ceux du parcours de rupture issus de l’enquête de Querrec entre 2010 et 2012), et n’aiment pas celle-ci. Ils appartiennent à une catégorie sociale défavorisée. La catégorie des individus «déconnectés» est formée de personnes faisant face à la marginalité au regard du fait qu’ils viennent de filières spécialisées SEGPA (section d’enseignement général et professionnel adapté). Ces dernières conduisent parfois vers des emplois précarisant ou requérant un faible niveau de qualification. Le dernier type de profil avec l’effectif le plus représenté est appelé «discrets avec 267 personnes». Il est composé de personnes d’origine étrangère qui ont «un fort engagement envers l’institution scolaire» (avec des difficultés tardives dans leur scolarité). Leurs parents ont un niveau d’études faible.

6. Discussion et conclusion

Nous avions pour objectif de réaliser une revue synthétique et critique de travaux sur les parcours d’apprentissage de jeunes en situation d’interruption d’études. Dans l’analyse qualitative longitudinale des parcours des individus de Querrec (2016), l’on retrouve peu de données sur les représentations des acteurs contrairement aux travaux de Melin (2020), d’Asdih et Gez-M’bembo (2005) et de Millet et Thin (2014). Les cas d’élèves relatés dans l’étude de Querrec (2016) ne sont pas reliés à un énoncé de leurs caractéristiques sociodémographiques. Les élèves de classe sociale défavorisée ou de milieu populaire sont recensés en particulier dans l’étude d’Asdih et Gez-M’bembo (2005) et celle de Millet et Thin (2014). Pourtant, l’étude de Bernard (2011) démontre que les personnes issues de milieux favorisés connaissent aussi des phases d’interruption d’études. Les recherches sur les parcours des publics en interruption scolaire élargies à d’autres profils et classes sociales constituent alors un terrain possible d’exploration. L’étude de Masy et Tenailleau (2021) sur le décrochage et la décohabitation précoce (du domicile familial) révèle que les individus de milieux favorisés sont aussi en situation d’interruption d’études. Ceux-ci sont pour certains souvent accompagnés par leurs familles dans leur cohabitation dans la sphère de la rue. Ainsi, l’espace scolaire n’est pas toujours le lieu d’épanouissement des individus ayant connu une phase d’interruption scolaire. C’est dans les espaces informels et les espaces professionnels que certains individus dans des phases de post-décrochage scolaire se sentent valorisés car ceux-ci sont en cohérence avec leurs convictions, leurs attitudes et les communautés qui partagent la même perception de l’espace scolaire qu’eux (Masy et Tenailleau, 2021; Melin, 2020). Les études d’Asdih et Gez-M’bembo (2005) et celle de Millet (2004) exposent particulièrement le lien entre un climat scolaire négatif et conflictuel, la stigmatisation et l’entrée progressive des individus dans des phases de décrochage. En ce sens, elles illustrent aussi une prise en compte de la perspective de parcours de vie par l’analyse des implications du vécu successif des acteurs. Elles témoignent aussi de la vulnérabilité des jeunes en situation d’interruption scolaire. Néanmoins, Asdih et Gez-M’bembo (2005) soulignent comme Bautier et al. (2002) le rôle des écarts entre la culture scolaire et celle des personnes scolarisées.

L’étude qualitative de Guibert et Amar (2019) révèle que l’entrée dans un dispositif de remédiation concourt à un engagement des individus à penser et construire leurs parcours ultérieurs. Cependant, les résultats de l’étude ne permettent pas d’avoir des informations sur le récit et les expériences des quatre autres individus interrogés. Les études de devis mixtes de Millet et Thin (2014) permettent de constater que le retour aux études dépend de la classe à laquelle l’élève se situe (début, milieu ou fin de cycle). Elles rappellent dès lors le rôle du lien entre la temporalité, le niveau d’études et la probabilité de reprise des études dans le milieu scolaire. Toutefois, les dispositifs de remédiation ne garantissent pas un retour systématique à l’école ou une direction vers une voie professionnelle ou distincte. Une étude longitudinale du vécu dynamique des acteurs ayant été en interruption d’études dans d’autres sphères socioprofessionnelles, récréatives et éducatives, couplée au récit de leurs attentes, est à même de contribuer à la compréhension des motivations des acteurs à évoluer vers des espaces favorisant leur épanouissement et leur intégration socioprofessionnelle. De même, les observations in situ et l’analyse des pédagogies mobilisées au sein des structures informelles et formelles pourraient participer à un accompagnement optimisé des publics qui y sont insérés, et pour leur devenir.

La revue documentaire nous a permis d’observer qu’il n’est pas aisé d’entrer en contact avec l’ensemble des publics en situation d’interruption d’études temporaire au travers des études qualitatives et longitudinales. Le nombre d’entretiens prévus par les chercheurs et chercheuses n’est pas toujours le même que celui qui est finalement obtenu à cause de la difficulté à entrer en contact avec ces individus comme le montre l’étude de Guibert et Amar (2019). Alors que 60 entretiens étaient prévus, seuls 7 entretiens ont pu être réalisés. La souffrance et les difficultés vécues par les individus en situation d’interruption d’études expliquent également les réserves des individus à communiquer leur récit lors des entretiens (Masy et Tenailleau, 2021). Nous pouvons de la sorte découvrir les écueils de la collecte et l’analyse des données portant sur les parcours d’apprentissage des personnes en situation d’interruption d’études. Le repérage des jeunes susceptibles de constituer un échantillon auprès de structures éducatives (à l’exemple de l’étude de Querrec, 2016, et d’Asdih et Gez-M’bembo, 2005), et conduites par plusieurs chercheurs et chercheuses est susceptible de pallier les difficultés liées à la prise de contact avec les élèves en situation d’interruption scolaire.

Si cette contribution met en évidence la portée et les limites des démarches méthodologiques d’étude des parcours d’apprentissage des personnes en situation «d’interruption d’études», elle ne repose cependant pas sur une enquête à devis mixte qui aurait permis d’enrichir le faible nombre de recherches de devis mixtes réalisés au sujet de la population d’étude. La masse de données récoltées à partir des études quantitatives peut masquer l’analyse des singularités des parcours des individus. Toutefois, l’administration simultanée de questionnaires et d’entretiens s’avère efficace pour identifier les moments charnières et leurs liens avec le parcours d’interruption d’études des individus. La combinaison des données de devis mixtes et des observations permettent de ne pas laisser en suspens les représentations des acteurs ni le sens qu’ils donnent à leurs actions.

L’identification des données adoptant la perspective des parcours de vie dans l’analyse exploratoire de la littérature a été complexe et fugace car les objectifs de recherche des personnes chercheuses et les analyses conduites ne fournissent pas toujours un récit exhaustif sur les parcours d’apprentissage. Bien qu’elles rendent comptent du vécu progressif des acteurs, les études qualitatives de Guibert et Amar (2019) et celle de Melin (2020) ne fournissent pas de données complètes sur l’ensemble des expériences successives des acteurs interrogés. L’étude mixte de Millet et Thin (2014) rend toutefois compte de manière développée d’une variété d’événements qui affectent les trajectoires des individus en interruption d’études. En prenant en compte les phases pré- et post-interruption, ce travail permet également de connaître les différentes sphères dans lesquelles les acteurs et actrices évoluent ainsi que leur situation finale. L’analyse dans tous les travaux étudiés du lien entre une pluralité de sphères de vie (familiale, scolaire, amicale, professionnelle, socioéducative, récréative, résidentielle), par le biais desquelles les publics en interruption scolaire progressent dans leurs parcours d’apprentissage, illustre singulièrement le recours à la perspective de parcours de vie prenant en compte les temporalités et le vécu (passé, ponctuel et futur) des personnes interrogées.

Les six travaux examinés n’épuisent pas l’étude de la totalité des variables collectives, individuelles et contextuelles entrant en jeu dans l’explication et la compréhension des parcours des individus. Mais ils donnent à voir quelques différences et similitudes dans les profils, les types de parcours, les perceptions, les espaces et les perspectives d’insertion et d’évolution des jeunes en situation d’interruption d’études temporaire ou définitive. Nous avons questionné un objet d’étude dont la recherche en France est peu développée sous l’angle des parcours contrairement au contexte nord-américain (Doray et al., 2009; Doray, 2013; Rousseau et al., 2009; Merri et Numa-Bocage, 2019; Supeno et Bourdon, 2013; Picard et al., 2011). Les travaux que nous avons présentés n’ont pas vocation à être généralisés. Mais cette revue documentaire analytique et critique nous permet de constater qu’il est complexe pour les chercheurs de récolter, de rendre compte, et d’interpréter dans toutes leurs dimensions les données sur la question des parcours d’apprentissage des jeunes en situation d’interruption d’études.

Cette revue montre les enjeux d’une perspective pluri- et multidimensionnelle, pour mieux appréhender la complexité des parcours d’apprentissage des publics en situation d’interruption d’études. Les parcours d’apprentissage des personnes en situation d’interruption d’étude se construisent à partir des représentations de leur vécu mais aussi des évaluations extérieures que celles-ci reçoivent. Ils peuvent se comprendre et s’expliquer par les liens entre des phases de transition scolaire, les transformations biologiques et les événements familiaux. Les caractéristiques sociodémographiques des individus jouent aussi un rôle dans leurs comportements, leurs perceptions et les interactions associées à leurs parcours d’interruption d’étude. Si l’absentéisme est une donnée retrouvée dans tous les parcours des individus, la présence de difficultés précoces ou même tardives au cours de leur scolarité n’est pas généralisable à tous les individus. L’inscription d’un événement familial ou individuel dans un moment scolaire et/ou une phase de transition contribue par ailleurs à mieux comprendre et expliquer ce processus.