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1. Introduction: les compétences transformatives[1], une élaboration des nouveaux défis éducatifs

Le projet Éducation 2030 de l’OCDE dessine ce que pourrait être le «futur de l’éducation et des compétences». En montrant le besoin de nouvelles compétences, il reformule les enjeux éducatifs pour une humanité qui connaît toute sa fragilité et qui se confronte à un monde plus incertain. C’est peut-être une éducation renforcée qui devient indispensable, pour «aider chaque apprenant à se construire en tant que personne, à exploiter pleinement son potentiel et à contribuer à bâtir un avenir fondé sur le bien-être des individus, de la société et de la planète» (OCDE, 2018, p. 4).

Le projet se fonde sur le développement de la capacité qu’aurait chacun de se transformer comme de transformer son environnement. Sujet et savoirs sont donc inséparables, dans une pratique qui invente le futur en trouvant des appuis. L’ambition exprimée par l’OCDE est donc celle d’une nouvelle promesse humaniste et démocratique, par laquelle tous les individus pourraient participer au changement. Trois compétences précisent ce nouvel horizon en lui donnant une valeur programmatique et opératoire: créer de la valeur nouvelle; concilier tensions et dilemmes; et être responsable (OCDE, 2018) :

  • «Créer de la valeur nouvelle» en appelle à la créativité, en particulier pour «trouver de nouvelles sources de croissance pour parvenir à un développement plus solide, plus inclusif et plus durable».

  • «Concilier tensions et dilemmes» est nécessaire pour que les individus apprennent à «penser et à agir de manière plus globale».

  • Et «être responsable» a une valeur centrale, condition préalable aux deux premières, puisque «nous devons être capables de penser pour nous-mêmes et de travailler avec d’autres» (p. 7)

Il s’agit bien, dans ces trois demandes complémentaires, de pouvoir affronter le présent dans ses incertitudes, pour s’y engager en pleine responsabilité, et en travaillant individuellement et collectivement aux conditions d’une vie inconnue.

Pour cette ambition d’une éducation transformative, la pratique artistique apparaît comme un levier éducatif fondamental. On relèvera en effet qu’une telle pratique, en étant «expérience esthétique» (Schaeffer, 2015), outillage de la création (Danétis, 2012), interrogation libre et curieuse du monde et de la culture (Chabanne, 2015), confronte à l’incertitude du sens et apprend à agir et à produire des oeuvres qui instaurent de nouvelles possibilités de vie (Zask, 2003). Il convient néanmoins de mieux comprendre la manière dont les arts développent les CT: nous nous appuierons pour cela sur la philosophie de Simondon (2005, 2007, 2014) en tant que penseur de l’individu et du changement. Nous faisons en effet l’hypothèse que la philosophie de l’individuation que développe ce philosophe permet d’éclairer le projet de l’OCDE d’un renouvellement éducatif et de l’acquisition des compétences transformatives. En particulier, nous mobiliserons le cours que Simondon a consacré à l’imagination et à l’invention pour interroger le pouvoir transformatif des pratiques artistiques lié à la réception et à la production d’images. Cette lecture se voudrait donc «pédagogique», c’est-à-dire orientée vers les pratiques de classe: elle aidera à l’analyse d’un projet d’éducation artistique observé, en danse. Nous montrerons dans un premier temps l’apport de Simondon à une compréhension des processus transformatifs pour interroger le déroulé du projet observé et montrer en quoi il contribue au développement des trois compétences transformatives.

2. Penser des compétences transformatives à partir de Simondon

2.1 Compétences transformatives et individuation

Dans la perspective offerte par Simondon, le développement des CT relève de l’individuation. Cette notion aide en effet à penser l’individu en tant qu’être autonome en même temps qu’en évolution, en lien avec un milieu qui correspond à ses besoins mais qui lui offre des expériences capables de l’enrichir et de le déplacer. Il convient alors de considérer non seulement l’individu mais aussi les forces de transformation. Simondon se confronte à des questions fondamentales en philosophie: comment l’existant peut-il changer? Comment quelque chose de nouveau peut-il advenir? Une réponse canonique dans la tradition occidentale est celle de l’hylémorphisme. Selon cette approche, l’individuation des êtres résulterait de l’action d’une forme sur une matière. La matière serait inerte et subirait l’action de la forme de manière passive. Or, l’analyse montrera combien la matière a des qualités propres qui relèvent elles-mêmes de la forme. Ainsi, dans l’exemple canonique de la glaise à quoi un moule donne forme, on devra souligner l’importance des qualités de la terre, en fonction de ses propriétés chimiques ou de sa préparation. La matière n’est donc pas sans forme, et le processus est donc interaction entre des formes. En ne considérant que l’action de la forme, de manière extérieure, à une matière passive, l’hylémorphisme échoue à penser le changement puisqu’il «comporte et accepte une zone obscure, qui est précisément la zone opérationnelle centrale» (Simondon, 2005, p. 303). L’individuation se joue alors dans cette zone opérationnelle, dans un processus d’interaction continue entre les différentes réalités, processus qualifié d’«information».

Il convient alors de considérer l’individuation dans le temps, comme dynamique de cette «zone opérationnelle centrale». En effet, si l’individuation, comme saut qualitatif et invention, se manifeste ponctuellement, elle résulte d’un processus long et invisible. Pour un individu donné, ce qui apparaît comme équilibre et stabilité doit plutôt être pensé en tant que métastabilité, c’est-à-dire évolution imperceptible par laquelle l’équilibre entre l’individu et le milieu se modifie, même très lentement. Si l’individu interagit avec un milieu qui correspond à ses besoins, celui-ci offre des expériences plus ou moins conscientes mais qui l’enrichissent de nouveaux objets, non élaborés ni conscientisés. Une dynamique de changement se caractérisera alors par une succession de cycles: équilibre initial; expériences plus ou moins conscientes mais qui engagent le processus d’information dans la métastabilité; déséquilibre progressif entre le milieu et l’individu qui conduit à l’émergence de problèmes; saut qualitatif d’individuation en réponse à ces problèmes, d’où résulte un nouvel équilibre.

À la lumière de Simondon, la question de la transformation apparaît comme une donnée fondamentale de l’humain, l’horizon 2030 ne représentant qu’une intensification et une accélération des processus. En effet, de manière très générale, Simondon aide à «spécifier le processus d’invention, entendu comme production d’une nouveauté, en évitant le double écueil de faire de l’invention un pur pouvoir du sujet ou un pur produit du hasard» (Beaubois, 2015, p. 1). Il permet une reformulation des phénomènes transformatifs comme métastabilité, information, «zone opérationnelle centrale». Pour préciser cette dynamique, il est intéressant de considérer non seulement une philosophie générale de l’individuation mais les circonstances et les opérations pratiques de celle-ci. Dans certains travaux postérieurs à sa thèse initiale, Simondon précise les conditions de l’individuation en analysant les modalités de l’expérience. Nous nous appuierons en particulier sur le cours Imagination et invention (1965) qui peut se lire comme le développement d’une phénoménologie de l’individuation qui en approfondit les aspects moteurs, affectifs et culturels.

2.2 L’expérience comme centre temporel

Simondon aide à reformuler la question de la transformation comme une dynamique de dialogue entre l’individu et son milieu, dans une expérience porteuse de déstabilisation et d’enrichissement. Dans le cours de 1965, le développement individuel est pensé selon trois phases complémentaires: l’anticipation, l’expérience et la systématisation (Simondon, 2014). L’anticipation exprime l’influence qu’ont les caractéristiques de l’individu sur l’appréhension du milieu et sur la perception. Sous son effet, l’individu ne réagit pas seulement à son environnement mais peut se déplacer et de s’orienter seul dans son milieu. Ces déplacements ont pour effet une expérience qui n’est jamais totalement circonscrite par les possibilités du sujet: il importe de prendre acte du caractère changeant et imprévisible du monde. Dans ce parcours, l’expérience produit des informations qui ne correspondent pas aux attentes – par quoi elle est véritablement expérience. Elle produit «une série d’empreintes successives qualitativement différentes, irréductibles les unes aux autres» (p. 125). Ces expériences peu visibles conduisent à des expériences plus fortes, qui se présentent comme des problèmes. Ceux-ci appellent une «systématisation», c’est-à-dire une ressaisie des expériences passées qui permettent de les élaborer et qui entraîne le saut qualitatif de l’invention: «[…] le sujet doit modifier sa structure pour trouver des dimensions d’organisation plus vastes, plus “puissantes”, capables de surmonter les incompatibilités éprouvées» (p. 21).

«Modifier sa structure»: l’exigence transformative implique de ressaisir l’expérience passée, au regard du présent et des problèmes qu’il pose. Le modèle montre alors la possibilité de trouver des ressources pour s’engager dans le changement dans la mesure où l’attention passe des compétences à une compréhension des processus. «Créer de la valeur nouvelle» ne représente pas une création ex nihilo mais s’appuie sur l’expérience passée de même que sur le social et la culture qui sont vecteurs d’information. «Accepter tensions et dilemmes» devient le centre même de l’attention, trouve le lieu où le dialogue devient possible, dans cette «zone opérationnelle centrale» où les différents temps et lieux de l’expérience dialoguent. «Être responsable» renvoie à l’acceptation de l’individuation et de ses implications. Il est possible de lire dans cette perspective la complémentarité des notions que développe Simondon: à l’individuation, comme processus universel de changement, s’ajoutent en effet les notions d’individualisation et de personnalisation («l’individuation est unique, l’individualisation continuelle, la personnalisation discontinue», Simondon, 1984/1995, p. 135). L’individualisation, en effet, est le processus par lequel un individu singulier se transforme, en fonction de ses interactions avec le milieu et des problèmes qu’il y rencontre. Ce processus, en tant qu’il advient au fil du temps, dans la succession des expériences, est continuel. Par la personnalisation, enfin, l’individu prend conscience de ce qu’il est, de son histoire et de ses qualités propres qui le constituent comme une personne. C’est dans certaines expériences particulières qu’une telle prise de conscience a lieu, par quoi la personnalisation est discontinue.

L’analyse de l’expérience par Simondon nous paraît contribuer à donner un contenu aux CT en ouvrant la voie à une opérationnalisation fondée sur une compréhension des processus. En particulier, le présent de l’expérience est compris dans son pouvoir de transformation, comme présent qui retient le passé et qui se projette vers le futur.

Peut-on mobiliser ces travaux dans une perspective pédagogique? De manière générale, la philosophie de l’individuation aide peut-être à considérer les dynamiques des élèves, et à ne pas les enfermer dans les conceptions que l’on aurait de leur âge ou de leur milieu social. L’universalité de l’individuation aide à susciter les changements, même lorsqu’ils paraissent empêchés: c’est donc le principe d’éducabilité même qui est réaffirmé. Pour préciser ces enjeux éducatifs, en particulier dans le cas des pratiques artistiques, la philosophie de l’image que développe cet auteur est d’une aide remarquable.

2.3 Le cycle de l’image

Imagination et invention est le fruit d’un enseignement qui interrogeait la notion d’imagination, en particulier au regard de certains auteurs de référence comme Bergson ou Sartre. Sans pouvoir exposer la discussion qui y est menée, nous considérerons ce texte à partir de la thèse fondamentale sur l’individuation (Simondon, 2005), comme un prolongement qui en interroge certaines modalités. Dans cette perspective, l’image apparaît du fait de sa réalité intermédiaire et de la complémentarité de ses différentes occurrences comme l’instance de la «zone opérationnelle centrale» où se joue l’individuation. Si, en effet, «psychiquement, l’individu continue son individuation par le moyen de la mémoire et de l’imagination, fonction du passé et fonction de l’avenir» (Simondon, 2007, p. 167), ce sont peut-être les images qui soutiennent de telles fonctions.

Pour Simondon, l’image se définit «comme réalité intermédiaire entre objet et sujet, concret et abstrait, passé et avenir» (Simondon, 2014, p. 7). La notion est en effet considérée dans sa plus grande extension, ses diverses acceptions lui donnant sa dynamique: image-artefact – objet matériel offert à la vue –, mais aussi image psychique résultant de la perception comme de l’imagination, et même image-schème, organisant l’activité psychique. Les images ont ainsi une valeur médiatrice: […] elles ne sont déjà plus des perceptions concrètes mais elles ne sont pas encore des concepts abstraits, elles opèrent une synthèse entre des aspects d’anticipation, des contenus cognitifs et des contenus affectivo-émotifs qui rendent possibles les choix» (Guchet, 2010, p. 147). Les images apparaissent ainsi comme les organisatrices et les instances de l’information, qui engagent la face psychique de l’expérience et qui contribuent à l’individuation, ne serait-ce que sur le mode de la métastabilité. Simondon le souligne: «Presque tous les objets produits par l’homme sont en quelque mesure des objets-images; ils sont porteurs de significations latentes, non pas seulement cognitives, mais aussi conatives et affectivo-émotives; les objets-images sont presque des organismes» (Simondon, 2014, p. 235).

L’image opère donc entre arrêt et mouvement, entre objet et processus. Par ses pouvoirs, elle travaille à l’interface du sujet et du monde, à l’articulation des temporalités, entre anticipation, présent de l’expérience et remémoration, dans ce qui apparaît comme un «cycle de l’image». Car les images accumulées en mémoire déterminent les configurations perceptives et cognitives du rapport au milieu. Mais l’expérience a pour effet l’appropriation de nouvelles images qui sont mémorisées, qui s’organisent progressivement en acquérant une résonance affective et cognitive pour produire de nouvelles images. Cette expérience conduit d’abord à la formation de ce qui est de l’ordre de l’image-souvenir – trace qui a néanmoins une organisation propre et une présence par laquelle elle reste présente en mémoire. Progressivement, par combinaison et transformation, se forment des images moins liées au milieu mais ayant un pouvoir organisateur renforcé: des «images-génériques» qui condensent les expériences successives et qui en dégagent des structures cognitives. Par la diversité des expériences et la confrontation entre les passés accumulés, une systématisation devient nécessaire qui élabore les images et qui en fasse naître de nouvelles. Se forment ainsi ce que Simondon nomme des symboles, capables de porter de nouvelles valeurs et de définir une relation au monde renouvelée. S’engage alors pour l’individu «une renaissance du cycle des images, permettant d’aborder le milieu avec de nouvelles anticipations d’où sortiront des adaptations qui n’avaient pas été possibles avec les anticipations primitives» (Simondon, 2014, p. 19). La pratique artistique apparaît alors comme un facteur d’explicitation et d’intensification de ce cycle car elle rend conscientes les images mobilisées en même temps que l’invention de nouvelles: les élèves sont ainsi amenés à s’engager plus fortement dans les processus transformatifs.

Précisons cette proposition par un exemple: que vivrait un jeune qui visiterait les falaises d’Étretat, en Normandie? Il est venu, peut-être poussé par un ensemble d’images comme des photographies montrant l’avancée sur la mer ou certains tableaux de Monet. L’image fait voyager en excitant la curiosité et en anticipant des expériences. Sur place, d’autres images se forment – visuelles mais aussi sonores voire kinesthésiques ou olfactives: cri des oiseaux, vent sur le visage, odeurs iodées… S’agit-il d’images, d’ailleurs? Des sensations plus ou moins fugaces s’accumulent, se fixent quelques instants, en laissant une impression plus ou moins claire et forte en mémoire. On nommera «image» les tableaux dont on garde un souvenir variable en même temps que ces éclats de présent qui interagissent en constituant l’expérience de la promenade. C’est l’ensemble de ces images qui constituent la vie psychique et qui donnent sa force à la déambulation. Les vues picturales se chargent alors de nouveaux contenus qui les font considérer autrement, de manière moins froide, en retrouvant ce que la couleur et la touche de Monet cherchaient à exprimer. De même, le souvenir des peintures donne peut-être une valeur nouvelle à la promenade. Les différentes images se rencontrent donc; elles entrent en résonance, pourrait-on dire, pour enrichir et déplacer la perception des falaises d’Étretat. Une compréhension nouvelle du site se cherche: à savoir une image qui contiendrait l’expérience sensorielle en même temps que la qualité esthétique des tableaux. On pourra dire qu’au retour de la promenade, un symbole nouveau s’est formé: celui du bord de mer comme architecture de rêve, par exemple. Et Étretat deviendra aussi symbole de la peinture impressionniste comme esthétique attentive à l’instant ou disponibilité à la diversité du monde. Cette progression a donc pour effet un enrichissement de la perception qui ne manquera pas d’influencer de nouvelles visites. Ce jeune voyageur a changé dans ses représentations et ses attentes; il est prêt à de nouvelles expériences… Notre rapport au monde se nourrit ainsi d’images de tous ordres, qui ne cessent de s’enrichir et d’évoluer, modifiant notre perception de nos actions et de nous-mêmes. Mémoire et imagination nous poussent en avant, dans un cheminement qui constitue notre histoire.

Ce qui se fait de manière implicite, plus ou moins consciente, lors de la promenade, peut devenir objet d’action explicite: ainsi dans les projets artistiques. En nous appuyant sur les concepts développés par Simondon, nous pouvons comprendre les effets des pratiques artistiques en les considérant comme des vecteurs de transformation par leur pouvoir de mobiliser les images et d’en créer de nouvelles.

3. Les pratiques artistiques, vecteurs d’images et moteurs de transformation

Les pratiques artistiques, en tant qu’accueil réfléchi et actif des images autant que recherche pour en produire de nouvelles, apparaissent comme des moteurs privilégiés des dynamiques transformatives. En particulier, l’artiste peut être considéré comme étant à la fois producteur et récepteur de son oeuvre (Duhem, 2013), et ainsi créateur du milieu dans lequel il se développe. Il montre donc le pouvoir d’agir sur soi-même et ouvre la voie à une analyse des transformations fondée sur le cycle de l’image.

3.1 Comprendre la pratique artistique à partir de l’image

Précisons que la notion d’image ne se limite pas aux arts visuels. À partir de Simondon, et en retrouvant des formulations ordinaires, on pourra également concevoir l’image sonore: un accord, un intervalle mélodique, une qualité d’instrumentation, une pièce musicale tout entière. De même qu’une image chorégraphique (une posture, le synchronisme d’un mouvement, la clôture d’un geste ou d’une phrase chorégraphique): tel enchaînement, répété, fait image, c’est-à-dire qu’il gagne une présence forte en condensant le temps et en se fixant comme une unité de mémoire et de signification. La notion d’image littéraire prendra alors un sens élargi: elle concernera tout ce qu’explore la rhétorique mais aussi la mémoire d’une phrase ou d’une expression, voire le titre d’un ouvrage symbolisant un âge de la littérature, un ensemble de valeurs, une conception de la vie.

À partir de Simondon, considérer les effets transformatifs des arts demande de ne pas opposer le passé au présent mais de voir dans le passé ce qui oriente la perception du présent, en considérant qu’il y a dans ce passé des réserves d’images qui nourrissent le présent et que le présent enrichit en retour. De ne pas opposer non plus l’individuel au collectif, pour les mêmes raisons. Ni le sérieux de certaines activités à la frivolité d’autres, comme les pratiques artistiques. Les arts apparaissent comme un domaine qui manifeste, et qui accentue probablement, des dynamiques psychiques générales.

On comprendra, de même, combien toute créativité s’ancre dans une histoire et dans une culture. Considérons par exemple l’interprétation d’une pièce musicale comme une chanson. On relèvera alors l’effet des images anticipatrices: celles qui portent sur la situation même de chanter (seul ou en choeur, pour soi ou devant un public…). Ici, les expériences personnelles passées ou les diffusions médiatiques (chanteurs à la télévision) produisent des images qui déterminent l’engagement, en déterminant l’appréhension ou l’espoir, l’envie ou le refus – donc en jouant sur les facteurs de la motivation (intérêt, sentiment de capacité en particulier). Ces images anticipatrices se combinent à celles qui résultent de la situation: titre de la chanson, mention des compositeurs, partition éventuelle, première interprétation réalisée par l’enseignant ou l’enseignante, ou entendue en reproduction sonore… Les éléments captés sollicitent des informations en mémoire qui leur donnent une résonance particulière: ce pourra être le plaisir de retrouver un compositeur apprécié ou, inversement, un malaise devant une mélodie jugée difficile à interpréter au regard des expériences passées. Le premier déchiffrage, ou l’écoute initiale, conduisent à l’anticipation de l’interprétation que va produire le chanteur. Se pose alors le problème de la qualité de cette interprétation: quelles émotions transmettre? quel sens proposer aux auditeurs? Ces questions engagent une systématisation des différentes images captées (du compositeur, de la partition, de ses propres sentiments au moment de l’interprétation, par exemple). En effet, la compréhension de l’oeuvre se joue entre les traits perçus et l’ensemble des idées, émotions, valeurs qui constituent la singularité de l’interprète et que manifestent des images. Toute la mémoire est sollicitée dans une résonance qui cherche l’interprétation juste. Cette confrontation au matériau vise à produire une «vérité» de l’oeuvre qui en ferait le symbole d’une réalité encore inconnue. Le problème de l’interprétation se formule ainsi comme une recherche qui fera de l’oeuvre un symbole, ressenti et éprouvé par l’auditoire.

Des questions centrales dans une didactique des arts, comme la réception des oeuvres ou leur interprétation, s’éclairent ainsi en montrant le pouvoir de transformation qu’ont les pratiques artistiques. Précisons ces effets: nous le ferons en rendant compte de l’expérience vécue par des élèves de CE1 en projet danse. Sans pouvoir procéder ici à une évaluation de la construction effective des CT, nous montrerons l’intérêt d’analyser le projet du point de vue du cycle de l’image et de ses effets transformatifs.

3.2 Les pratiques artistiques comme vecteurs de transformation dans le cycle de l’image: analyse d’un projet «danse»

La perspective ouverte par Simondon peut conduire à l’analyse des situations et de leur contribution aux CT. Considérons ainsi les projets de danse que nous avons pu suivre dans le cadre du dispositif Constellation mis en oeuvre par le CND, Centre national de la danse à Pantin (Fabre, 2022; Bidault et al., 2022). Ce projet s’adressait à des groupes de jeunes très différents (de la maternelle au lycée, scolarisés en ULIS, inscrits dans des centres de loisirs). Chaque groupe, de 10 à 25 élèves, était appelé à rencontrer un artiste chorégraphe et à travailler avec lui pendant sept demi-journées[2] au cours d’une année pour découvrir l’univers de la danse. Il était invité à s’engager dans des pratiques corporelles et à développer une recherche chorégraphique conduisant à une restitution devant un public. Il est donc possible de caractériser les différents types d’activités et d’interroger leur situation au regard du cycle de l’image en repérant leurs possibles pouvoirs transformatifs: nous concentrerons notre attention sur une classe de CE1 travaillant avec une artiste intervenante, Julie Gouju. Le relevé des actions est réalisé selon une méthode d’observation participante. Il est enrichi d’enregistrements vidéo de certains moments de classe qui permettent de préciser les comportements des élèves. De même ont été menés des entretiens avec tous les élèves de la classe, par groupe de deux, pour préciser leur ressenti au fil du projet. Une analyse de contenu des propos des intervenants comme des élèves a été mise en regard avec le relevé des scénarios des séances.

Les observations font apparaître le projet comme une suite d’expériences à même de faire naître de nouvelles images et de mettre en travail les images existantes.

3.2.1 La présentation de l’artiste, danseuse-chorégraphe

Celle-ci se fait dans l’espace de la classe, en compagnie de la médiatrice pour le projet, Fanny Delmas. Julie présente son parcours professionnel; elle montre un court extrait d’un spectacle qu’elle présente actuellement. Les élèves l’interrogent pour mieux la connaître. Se découvre ainsi une personne nouvelle, porteuse d’un univers professionnel et culturel souvent inconnu. Les élèves arrivent avec les images de danse et de danseurs qu’ils ont vues à la télévision, dans leur famille, lors d’éventuels spectacles (images du rap ou de la danse classique par exemple), etc. Ces images déterminent une définition de la danse et des pratiques qui en relèvent. Elles contribuent, de manière souvent peu consciente, à l’anticipation de la présentation et de l’intérêt que les élèves porteront à l’artiste. Remarquons que l’image opère également par l’anticipation de ce que sera le projet par rapport à l’ordinaire scolaire: l’habitude des tâches ordinaires engage une attente concernant les types d’activité, les relations entre élèves comme avec les adultes.

En retour, la rencontre produit un certain nombre d’images: la réalité physique de l’artiste, sa manière de parler et de se mouvoir, etc. L’importance de cette dimension personnelle des projets artistiques a pu être soulignée (Bozec, 2019): le projet est une découverte humaine, qui passe par un attachement à la personne de l’artiste, c’est-à-dire la captation des images qu’elle offre et qui sont plus ou moins comprises comme significatives d’un monde artistique, de manière plus ou moins fortes et explicites (les images pouvant être nettes et conscientes, ou seulement de l’ordre d’une empreinte relevant d’une métastabilité muette). L’expérience artistique ici est donc confrontation à une réalité nouvelle, et aménagement de cette réalité qui aide à assumer l’ambiguïté. Elle ouvre sur une pluralité de valeurs qui seront explorées dans les différents temps d’atelier.

3.2.2 Les temps d’exercices et de pratiques proposées par l’artiste

Ces exercices visent à développer la sensibilité (par l’expérimentation du regard périphérique, par exemple), à enrichir le répertoire moteur (manière d’aller au sol et de se relever), de même qu’à renforcer la tonicité et la conscience motrice (marche à des rythmes variables, exploration de la différence entre taper et frapper du pied…). Soulignons que la gestualité, pour autant qu’elle est éprouvée et perçue, devient source d’images nouvelles. Ici encore, néanmoins, la tension entre images anticipatrices et images de l’expérience opère, pour induire une compréhension variable de la signification de ces exercices (qui peuvent être associés à des contraintes extérieures ou considérés comme des opportunités de développement personnel). Cette clarté du cadre détermine une motivation et un investissement dont dépendront l’attention, la réflexion, la mémorisation… Pour aider les élèves à stabiliser leur expérience et à s’approprier de nouvelles images en lien avec les pratiques physiques, Julie explicite les mouvements. Elle stabilise un répertoire de pratiques, propose la remémoration active des gestes réalisés, clarifie les enjeux de chaque activité, etc. À partir de l’exemple corporel, le développement de la sensibilité peut se comprendre comme la prise de conscience de parties de corps qui étaient restés non perçues, donc la formation d’images où le visuel se complète des sensations (étirement, contraction musculaire par exemple). De même, la proposition d’une gestualité nouvelle offre de nouvelles images dont la mémoire rencontre celle de l’image du corps stabilisée en l’enrichissant et en l’interrogeant (Guillerault, 1996).

Chez Simondon lui-même, la motricité est antérieure à la perception; les images se caractérisent comme «un faisceau de tendances motrices» (Chateau, cité dans Simondon, 2014, p. XXV). Même dans l’imitation se produisent des images motrices par des phénomènes «d’induction sympathique» (p. 39). Les propositions de danse, par la gestualité proposée jusqu’aux mouvements appris développent ainsi une multiplicité d’images, d’abord corporelles et liées au schéma corporel, et qui deviendront des images mentales.

3.2.3 Les temps de présentation des oeuvres et leurs éventuels commentaires

En parallèle aux temps de pratique de danse, des extraits de spectacles sont montrés: en quelques minutes, ils révèlent des choix artistiques forts, tant par la corporéité, le répertoire de gestes, ou les choix scénographiques qui sont montrés. Devant ces images, souvent étranges et qui renvoient à des esthétiques peu familières, les réactions d’étonnement ou de rejet ne manquent pas. Les images des spectacles vus précédemment opèrent à nouveau comme des anticipations qui pourraient restreindre l’attention. Mais Fanny, dans sa médiation, aide les élèves à mieux voir ces extraits en les décrivant; elle interrompt le flux temporel pour fixer des images précises (tel geste, réalisé à tel moment, par exemple). En comparant les scènes, en prenant le temps de l’observation, en aidant la description, en proposant des comparaisons entre images montrées et images en mémoire, la médiatrice aide à la captation d’images nouvelles et à leur remémoration. Elle veille alors à laisser les résonances de mémoire et d’imagination que suscitent ces images dans l’ombre de l’intimité de chacun. Par la reprise des images, en choisissant également des chorégraphies qui font écho aux pratiques de danse réalisées, on peut supposer que les images-souvenirs prennent force d’images génériques qui modifieront la compréhension de la danse.

L’expérience culturelle devient ainsi un entraînement à saisir de nouvelles images et à interroger le fond mémoriel que les élèves ont accumulé. Par les arts, en somme, l’image n’est pas seulement l’accompagnant et le déterminant muet de l’activité; elle ne se situe pas seulement en arrière-plan mais devient objet activement perçu, manipulé, créé.

3.2.4 La recherche artistique

À certains moments, les élèves doivent faire des propositions en réponse à une incitation de Julie. Par exemple: comment restituer par la danse le vol des oiseaux? Comment produire sur scène un feu d’artifice? De telles questions sont lancées aux élèves qui doivent y répondre par des gestes et des phrases chorégraphiques. Le jeu des images anticipées et produites, de l’expérience déterminée et de l’expérience en cours, opère alors particulièrement. Les images portent d’abord sur le fait même de chercher, c’est-à-dire de se confronter à l’inconnu, d’accepter l’indétermination et de se projeter vers un futur à créer. De plus, le caractère ouvert de la proposition oblige à mobiliser des images présentes en mémoire, comme des appuis. La discussion avec l’artiste fait réfléchir à ce fond non conscient d’images et aux stéréotypes qu’elles imposent – ainsi quand les élèves imitent les battements d’ailes des oiseaux en oscillant leurs bras. L’épreuve de la création, loin de détacher de toute appartenance culturelle ou sociale, s’ancre dans celle-ci; mais l’exigence de la recherche aide peut-être à éprouver le besoin de multiplier les images, d’accepter leur contradiction pour en inventer de nouvelles. La recherche confronte au problème et à l’exigence de mettre en travail les images en mémoire. Comment rendre compte de la légèreté des oiseaux? Comment donner l’impression qu’ils ne font aucun effort pour rester en l’air? La recherche, dans la perspective de Simondon, concerne l’image comme symbole, capable de porter de nouvelles valeurs. L’invention d’un symbole demande d’interroger le passé, de recueillir une multiplicité de traces pour «recruter des réalités primitivement non prévues» (Simondon, 2014, p. 179) qui se cristallisent en des images nouvelles et fortes. C’est peut-être ce qu’exprime la célèbre déclaration de Matisse: «Un grand peintre est celui qui trouve des signes personnels et durables pour exprimer plastiquement l’objet de sa vision» (Tériade, 1996, p. 384). Ce que Matisse nomme la vision, ce n’est pas ce qui est vu mais l’image intérieure produite par la résonance de l’expérience, entre mémoire et éléments de l’expérience en cours (rappelons que le peintre avait l’habitude de dessiner en étant très proche de ses modèles, à une distance qui limitait la perception visuelle). La vision désigne, chez Matisse, ce pouvoir d’une image qui devient un symbole intérieur et que le peintre cherche à exprimer par l’invention de signes «personnels et durables».

Pour les élèves, cette recherche, par exemple d’une gestualité d’oiseau léger, est moins achevée. Elle est restreinte dans sa créativité et son développement; mais elle permet de se confronter à l’incertain et de s’assumer comme responsable de ses inventions. Les élèves rencontrent ainsi les CT à partir de la manière dont l’artiste les rend «sensibles au virtuel», ainsi que l’écrit éloquemment Simondon (2007): «le créateur est sensible au virtuel, à ce qui demande, du fond des temps et dans l’humilité étroitement située dans le lieu, la carrière de l’avenir et l’ampleur du monde comme lieu de manifestation» (p. 180). Soulignons que, dans le projet, la recherche s’inscrit dans un cadre que les élèves apprennent progressivement à identifier; les temps de création sont ainsi bien délimités, avec des phases d’exploration et de monstration devant le groupe. Ce cadre du travail créatif se construit comme anticipation, mobilisation, tâtonnement, appréciation et reprise. Il explicite les tension propres à la recherche en ouvrant la voie à une connaissance des cheminements de l’invention.

3.2.5 La restitution

Ce dernier temps concerne la présentation, devant les parents et les pairs, d’une production chorégraphique préparée avec l’artiste au cours de l’année. Elle apparaît, lorsqu’on interroge les élèves participant à Constellation, comme particulièrement remarquable du point de vue de sa capacité à faire naître des images nouvelles. Il semble que le poids des images antécédentes soit assez réduit, sinon comme appréhension d’apparaître dans un espace scénique et d’être vu par un public. À l’inverse, l’expérience d’être sur scène et de danser en bénéficiant d’une sonorisation comme d’un éclairage de qualité multiplie les images sonores et visuelles. On ajoutera encore le regard de la famille et des proches sur soi, le retentissement des applaudissements, et même cette phase étrange de l’attente dans les coulisses et des images qu’elle suscite (proximité des corps, semi-pénombre, musique sourde de la présentation en cours sur scène…). C’est en ce sens que la restitution est un moment émotionnellement puissant, riche d’images multiples. Restera à interroger le destin de ces images, comment elles évolueront et pourront s’organiser, pour être la signature d’un moment passé exceptionnel ou la préfiguration d’autres expériences comparables que l’on recherchera, en se constituant une identité, fût-elle fragile encore, d’artiste.

On voit ainsi comment chaque temps du projet est porteur d’images nouvelles, capables de susciter une expérience qui sera plus ou moins profonde et riche, mais qui est vecteur de changement en permettant l’accumulation des images, l’attention à leur résonance, leur systématisation en symboles nouveaux.

4. Discussion: quel développement des CT?

En tant que domaine culturel foisonnant, que pratique engageant la sensibilité des sujets, et que recherche se confrontant à des problèmes, les arts mettent en travail les individus et les préparent au changement. Soulignons que le cadre d’analyse qui se dessine, basé sur le dialogue entre la notion de compétence transformative et les travaux de Simondon, constitue un apport original dans l’étude des enseignements artistiques puisqu’il synthétise des approches diverses – psychologiques, sociologiques, voire politiques de l’éducation artistique. Ils relèvent, en effet, pour une part d’une approche psychologique des arts – la question de la transformation n’étant pas sans évoquer la complémentarité entre schèmes de contenance et de transformation à l’oeuvre dans le rapport aux images (Tisseron, 1995). Ils engagent de même une réflexion sur la légitimité des pratiques culturelles et sur le remaniement des légitimités dans la modernité (Peterson, 2004). Ils rencontrent encore une pensée des effets politiques de l’art en tant qu’expérience susceptible de renforcer l’individualité et la vie communautaire (Dewey, 1915-2010).

En mobilisant les analyses de Simondon se manifeste une continuité entre les différents aspects de la pratique artistique qui montre comment se développe une force transformative. Nous pouvons maintenant préciser celle-ci en reprenant les trois CT mises en évidence par l’OCDE (2018).

4.1 Créer de la valeur nouvelle

Cette compétence résulte de la poussée du passé vers le futur en demandant que les individus puissent inventer, et inventer ce qui est au coeur de la décision et de l’orientation de l’action, à savoir la valeur. Dans le projet artistique observé, les jeunes sont invités à se projeter dans le temps, à anticiper la restitution, à réfléchir avec l’artiste aux qualités des danses qu’ils veulent montrer. L’horizon de la restitution exprime l’avènement de formes nouvelles, d’un ordre inédit du sens. Cet appel à la création était certes limité, dans le projet, en particulier du fait de l’âge des élèves et du besoin de les sensibiliser aux modalités et aux finalités de l’invention. Mais l’expérience de la confrontation entre images accumulées et images liées au présent de la situation, ainsi entre les représentations des oiseaux et l’appel à renouveler ces représentations, donnaient un cadre et des appuis à la compréhension de la création. L’engagement gestuel est lui-même porteur d’invention, lorsqu’il ne s’agit pas seulement de reproduire des images mais de retrouver une qualité du geste, de réinventer une phrase chorégraphique dans l’ensemble de ses valeurs. En danse, la transmission n’est pas une simple imitation mécanique mais une «transmission matricielle» (Vellet, 2006), qui pourra faire naître de nouveaux gestes de manière autonome.

Un autre aspect qui ressort du projet tient à l’émergence même de nouvelles valeurs. Le spectacle, en tant qu’il manifeste la possibilité d’inventer des présences sensibles inconnues dans l’espace scénique, est un levier important où les images incitent à un déplacement. C’est ce dont témoignent quelques élèves: J’ai adoré le feu d’artifice…; Parce qu’il y avait des éclairages de toutes les couleurs; Moi, c’était pour la danse. Sauter…; Faire des trucs un peu agiles ; Moi, j’ai adoré tout le spectacle. Dans un langage enfantin, c’est la force d’invention du spectacle qui s’exprime ici, comme émergence de nouvelles valeurs.

De plus, le travail que l’artiste a montré a pu valoir comme guide et comme exemple. La classe se rappelle bien avoir vu l’artiste chercher, en convoquant différentes musiques et en proposant des mouvements: Elle les a inventées… dans sa tête. Elle avait vu une musique, et après elle s’est dit, on va faire un spectacle avec [l’enseignante de la classe]. Elle avait la musique, mais pas la danse. Sans doute pourrait-on accentuer la part de la recherche et la confrontation en montrant comment les projets artistiques engagent des dynamiques créatives. Une dimension pédagogique qui paraît fondamentale, à lire Simondon, est celle du temps: ne pas attendre une réponse immédiate mais faire revenir le même problème, le remettre en chantier à plusieurs reprises. Ce fait plaide pour que les projets s’inscrivent dans des temporalités suffisamment longues où les élèves puissent mobiliser les images qui font écho aux problèmes rencontrés. Le travail qui conduit à une image résolutive, au saut créatif d’un symbole nouveau, demande du temps et des conditions multiples que les projets artistiques explicitent. Peut-être le pouvoir de transformation lié aux arts tient-il à la constitution d’une mémoire vivante, d’images revues et réinterprétées, qui exercent encore et encore leur influence pour ouvrir des possibilités de sensation, de pensée d’action. Le projet Constellation, en se déployant au long d’une année et en variant les activités, permet une telle temporalité. Entre propositions créatives et monstration du travail de l’artiste, par des essais répétés – ainsi pour choisir une musique en écho à une danse, les élèves ont pu trouver le temps pour affirmer des choix et comprendre ce que signifie inventer des valeurs.

4.2 Concilier tensions et dilemmes

La lecture de Simondon fait insister sur la pluralité de la mémoire telle qu’elle se manifeste dans les images, et sur le fait que les confrontations et contradictions peuvent être porteuses de résolution. Le problème apparaît alors comme une expérience du conflit qui est toujours un conflit pour soi-même, par rapport à une intention. Une élève, pratiquant la danse classique, s’étonne par exemple des propositions d’une artiste inscrite dans le champ de la danse contemporaine; et son implication, intermittente, porte la marque de ces tensions. Mais la discussion autour des situations, l’explicitation des propositions, la comparaison des gestuelles ont contribué à ce que les contradictions soient clarifiées et aménagées; et l’on observe une progressive implication dans le projet. La pluralité des images constitue un apprentissage de la tension. Et l’on pourrait même avancer que, en lisant Simondon, l’image est l’instance de la pluralité et la modalité par laquelle tensions et dilemmes sont accueillis et élaborés.

De manière générale, les élèves ont été exposés à une multiplicité de personnes, d’oeuvres, de caractères qui pouvaient s’opposer à leurs évidences et qui constituaient un ensemble multiple et hétérogène. Pour les aider à s’approprier ces images et à les faire dialoguer en acceptant la pluralité, un carnet de bord a été donné au long du projet. Chaque temps d’atelier était suivi d’un moment de bilan, outillé de ce carnet dans lequel les élèves notaient ce qui les avaient marqués et récapitulaient les différents objets du travail. Ce travail permettait de fixer la mémoire et de stabiliser les images. De plus, les élèves pouvaient y voir une abondante documentation iconographique sur la danse. Les tensions sont ainsi manifestées dans la coexistence des images, permettant que les élèves se sensibilisent aux contradictions et à leur pouvoir de transformation.

4.3 Être responsable

La classe s’est exposée en dansant devant les parents, en assumant le risque de la critique. Tel garçon, par exemple, s’est investi pour que personne ne me dise que je suis nul, comme il l’exprime. Mais la prise de risque est limitée par le collectif et par l’accompagnement de l’artiste. C’est une responsabilité collective qui se construit ici, où celle des élèves est de se montrer et de magnifier les propositions de l’artiste, tandis que celle de la chorégraphe est d’assumer le spectacle qu’elle a inventé. Les applaudissements des spectateurs lors de la restitution font de ce moment une expérience de responsabilité reconnue et admirée. De plus, le fait que les élèves ne soient que partiellement auteurs du spectacle limite la responsabilité mais ouvre un chemin qui pourra être poursuivi.

À la lumière de Simondon, on pourra avancer que le projet artistique est une expérience d’individuation, c’est-à-dire de changement, où les différentes images s’entrechoquent et suscitent des évolutions. Mais le projet est aussi individualisation, en prenant en compte l’expérience des élèves, qui sont reconnus dans leur goût et leur personnalité (la danseuse de classique étant sollicitée pour montrer les gestes qu’elle connaît, par exemple). Ainsi, les élèves sont-ils appelés à changer de manière singulière en s’appuyant sur les ressources construites collectivement. Et c’est bien une occasion de personnalisation, où les élèves peuvent affirmer des choix, suivre leurs préférences, assumer ce qui les constitue en propre. Images de la culture, images liées à l’histoire personnelle et images nées du projet se présentent conjointement, en appelant chacun à surmonter leur contradiction en des images plus personnelles, qui vaudront comme symboles de sa conception de soi et du monde. Par l’expérience de l’invention artistique, depuis les premières anticipations jusqu’à la présentation à un public, l’individu affirme sa responsabilité en comprenant le processus général de l’individuation et en s’affirmant comme personne issue d’un parcours singulier (Simondon, 2007). L’oeuvre n’est pas séparable du processus de son élaboration: c’est alors peut-être en complétant l’acte avec la considération du processus, jusque dans l’appréhension de la «zone opérationnelle centrale», c’est-à-dire de l’énigme de toute décision et de tout événement, que l’art rend possible et acceptable de devenir responsable.

5. Conclusion

Quel est le pouvoir transformatif des arts et de l’éducation artistique? Nous avons cherché à solliciter la pensée de Simondon pour proposer des éléments de réponse. En considérant les pratiques artistiques à la lumière du philosophe, il est possible d’avancer que les arts engagent les élèves dans le devenir en manifestant et en produisant des images, dans un cycle où les images intériorisées peuvent entrer en dialogue avec les images perçues dans les différentes expériences proposées. Ce flux des images qui s’entrechoquent est vecteur de déplacement et de développement. L’analyse du projet «danse» a pu montrer la contribution des arts au développement des trois compétences transformatives.

Peut-être est-il possible, à l’issue de ce parcours, de souligner combien l’appareil notionnel développé par Simondon contribue à une meilleure compréhension des processus transformatifs, en saisissant le dynamisme de l’individuation et ses conditions, et en se situant dans la «zone opérationnelle centrale» de l’information. En se rapprochant du vécu des individus dans leurs relations avec leurs environnements, il devient possible d’opérationnaliser les ambitions nécessaires à une éducation tournée vers le futur.

De manière complémentaire, l’analyse montre l’intérêt des pratiques artistiques comme levier remarquable, mais non unique, des processus transformatifs. Par le fait que les images n’y sont pas seulement des réalités psychiques mais sont perçues activement, comme par la possibilité de faire naître de nouvelles images, les pratiques artistiques apparaissent comme de véritables laboratoires des processus transformatifs.