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La parution du rapport de la Commission des déterminants sociaux de la santé de l’Organisation mondiale de la santé (Commission des déterminants sociaux de la santé, 2008) a donné à son président, Michael Marmot, l’occasion de choisir une formule-choc pour décrire les inégalités sociales de santé. Selon lui, dans l’ensemble des pays industrialisés, et tout autant dans plusieurs pays dits émergents ainsi que, par rapport à eux, pour de nombreux États du continent africain, « l’injustice sociale tue à grande échelle ». Quelques chiffres illustrent cette terrible réalité. Un homme vivant dans la banlieue du Maryland vit 20 ans de plus que celui qui habite à quelques kilomètres de là, au centre-ville de Washington (Marmot, 2004 : 183). À sa naissance, l’espérance de vie d’une fille au Lesotho est inférieure de 42 ans à celle d’une enfant née au même moment au Japon (Commission des déterminants sociaux de la santé, 2008 : 3). Près de 900 000 décès auraient été évités entre 1991 et 2000 aux États-Unis si les taux de mortalité de la population d’origine africaine étaient les mêmes que ceux de la population blanche (Commission des déterminants sociaux de la santé, 2008 : 30).

À l’échelle du Québec, le dernier rapport du Directeur de santé publique de Montréal (Agence de la santé et des services sociaux de Montréal, 2011) nous apprend que, pour deux quartiers se situant aux antipodes au regard de l’emploi et du revenu, l’espérance de vie observée sur le territoire de l’un (CLSC Hochelaga-Maisonneuve) était en 2008 de 74,2 ans, alors qu’elle s’élevait à 85 ans sur le territoire de l’autre (CLSC Saint-Laurent). Une différence de 11 ans! En Mauricie et au Centre-du-Québec, une région emblématique du Québec moyen à mi-chemin entre la ville de Québec et celle de Montréal, le taux de suicide est trois fois plus élevé chez les personnes les plus défavorisées sur le plan socio-économique que chez les personnes très favorisées (Agence de la santé et des services sociaux de la Mauricie et du Centre-du-Québec, 2012 : 13). La mortalité liée au tabagisme frappe deux fois plus chez les premiers que chez les seconds, tandis que les moins nantis se déclarent cinq fois plus souvent en mauvaise santé que les personnes les plus fortunées (Agence de la santé et des services sociaux de la Mauricie et du Centre-du-Québec, 2012 : 13). Et ce n’est pas tout. Selon le directeur de la santé publique de la région, les communautés locales les plus défavorisées sont aux prises avec une proportion plus élevée de signalements effectués à la Direction de la protection de la jeunesse et un surcroît d’élèves qui ont des difficultés d’apprentissage ou des problèmes de comportement (Agence de la santé et des services sociaux de la Mauricie et du Centre-du-Québec, 2012 : 33). Dans cette région qui compte à peu près 500 000 personnes, plus de 300 décès par année seraient évités si les inégalités étaient réduites (Agence de la santé et des services sociaux de la Mauricie et du Centre-du-Québec, 2012 : 35). En comparaison, combien de vies humaines escompte-t-on sauver lorsqu’on entreprend, à grands frais, des campagnes de vaccination massive comme celle qui a eu cours lors de l’épisode dit de la grippe AH1N1?

Avec Michael Marmot, il y a de quoi crier à l’injustice. D’autant que, comme nous le rappellent de nombreux auteurs, les inégalités sociales de santé sont évitables (Braveman, 2006; Macintyre, Ellaway et Cummins, 2002; Whitehead, Burstrom et Diderichsen, 2000).

La réduction des inégalités

Le but de cet article consiste à voir comment, dans la foulée de l’implantation d’un dispositif de surveillance de l’état de développement des communautés locales mise en oeuvre dans la région de la Mauricie et du Centre-du-Québec, une certaine forme de production et de diffusion des savoirs contribue à la mobilisation citoyenne et à la transformation des conditions de vie, de sorte que les inégalités sociales de santé soient réduites (Boisvert, 2007).

Quelques éléments d’un cadre d’opérations visant la réduction des inégalités

Le cadre opératoire de la réduction des inégalités sociales de santé dont il sera question ici s’appuie sur quatre éléments principaux. Tout d’abord, il rappelle l’importance d’adopter et de partager une éthique de la reconnaissance des inégalités afin de non seulement les prendre en compte (Blésin et Loute, 2010), mais de voir à les réduire, cela dans une optique à la fois organisationnelle et populationnelle (Trottier, 2010). Ensuite, il précise que l’un des lieux incontournables de mise en oeuvre des actions visant la réduction des inégalités se situe dans l’espace d’expression de la solidarité organique (Vibert, 2007) ou du territoire vécu (Bourque et Favreau, 2003) qu’est la communauté locale. En troisième lieu, il montre comment la diffusion des savoirs sur l’état de développement différencié des communautés locales illustre le fait que les inégalités sont produites et reproduites socialement (McAll, 2008), ou encore, qu’elles relèvent d’une privation de pouvoir collectif (Côté, 2009) entretenue en partie par les politiques et les programmes publics en place. Cela étant dit, à partir de deux illustrations inspirées d’expérimentations citoyennes, nous verrons comment activer la capacité d’agir des communautés locales en misant sur des cibles de potentiel d’actions territoriales intégrées, elles-mêmes soutenues par une stratégie générale de développement des communautés.

Ensemble, ces quatre éléments opératoires créent un mouvement participatif apte à pousser le vecteur du développement dans le sens de l’activation de la capacité d’agir locale, de manière à influencer les politiques publiques nationales tout en exerçant au passage un ascendant sur les pouvoirs régionaux. C’est donc tout le contraire du mouvement descendant des programmes publics qui, en les laissant à eux-mêmes, condamnent les plus démunis à un attentisme impuissant et offrent aux plus fortunés la part du lion du patrimoine collectif.

Une éthique de la reconnaissance

Les inégalités sociales de santé sont évitables. Mais il y a plus. Cette affirmation ne peut se contenter d’être décrétée, aussi confirmée qu’elle soit sur le plan scientifique. En appliquant aux inégalités ce que Laurence Blésin et Alain Loute (2011) appliquent à la notion de souffrance sociale, la reconnaissance des inégalités sociales de santé ne relève pas de la seule rationalité institutionnelle. La reconnaissance des inégalités doit être un phénomène social partagé. Elle doit s’inscrire dans les termes d’une éthique de la reconnaissance qui relève d’une véritable dynamique actantielle (Blésin et Loute, 2011 : 9), une expérience sociale qui réunit dans un même élan collectif les efforts pour les identifier, les comprendre et les transformer. Pour mener une telle action d’ensemble porteuse de connaissances, de revendications et de changements, Blésin et Loute suggèrent d’adopter une démarche pragmatiste qui allie profanes et experts dans la production de représentations et d’énonciations à partir d’ancrages localisés. Il s’agit dès lors de construire des espaces d’expression aptes à générer des rapports de force et des contre-pouvoirs (Blésin et Loute, 2011 : 35), eux-mêmes en mesure de soutenir la capacité d’action et d’engagement d’individus non plus considérés comme des victimes d’un ordre immuable, mais armés de conditions cognitives aptes à surmonter les torts dont ils subissent les préjudices (Blésin et Loute, 2011 : 15).

Voilà une posture théorique qui sied particulièrement bien à l’application du concept de responsabilité populationnelle dont le réseau de la santé et des services sociaux du Québec s’est doté pour agir sur les déterminants sociaux de la santé (MSSS, 2011). L’idée n’est pas d’instrumentaliser la notion de contre-pouvoir afin d’aider les instances du réseau de la santé à accomplir leur mission, mais de montrer que les institutions publiques peuvent soutenir les individus et les communautés locales dans l’actualisation de leur potentiel de développement, de leur capacité d’agir et dans leur liberté de faire des choix pour leur mieux-être et celui de leurs proches.

« Dans cet esprit, pour le dire notamment avec Louise-Hélène Trottier (2010), il importe de voir comment, grâce à une logique de coopération horizontale entre les acteurs des milieux institutionnels, communautaires, associatifs et citoyens, on peut arriver à articuler des actions favorisant une participation sociale accrue ainsi qu’une plus grande mobilisation collective. Cette façon de faire offre plusieurs avantages. Tout d’abord, elle aide à créer de nouveaux équilibres entre l’autonomie des territoires locaux et la hiérarchie ministérielle. Ensuite, elle facilite les interactions entre les pratiques d’encadrement et de contrôle des paliers supérieurs, d’une part, et la capacité d’innovation, le sens de l’initiative et l’engagement acteurs du milieu, d’autre part. Enfin, une participation accrue et une plus grande mobilisation collective permettent de développer une réelle synergie entre la planification par programmes propres aux grandes instances gouvernementales et les approches par projets présentes à l’échelle des communautés locales (Agence de la santé et des services sociaux de la Mauricie et du Centre-du-Québec, 2012.)»

La reconnaissance des territoires vécus

Depuis plusieurs années, au Québec comme ailleurs dans le monde, les autorités de santé publique sont tenues d’informer la population de son état de santé, des problèmes de santé prioritaires, des groupes les plus vulnérables et des principaux facteurs de risque sur la santé (L.R.Q., chapitre S-4.2). Dans la plupart des cas, les informations qui ressortent des activités de connaissances et de surveillance de la santé publique ou d’autres instances gouvernementales sont produites pour l’ensemble de la population (Directions de santé publique, 2005). Quand ces informations s’appuient sur des réalités territoriales, elles s’appliquent à des entités administratives qui sont des construits plus ou moins arbitraires et qui ne s’encombrent pas de considérations ayant trait à l’histoire, à la géographie ou à d’autres particularités locales[1]. Dans ce dernier cas, définies de manière instrumentale et sous la conduite d’experts éloignés des contingences du terrain, ces unités territoriales sont composées de populations hétérogènes et les statistiques qui en ressortent la plupart du temps apparaissent sous la forme de moyennes générales à peu près incapables de déceler quelque tendance particulière que ce soit. Au final, la souffrance sociale, la pauvreté et les inégalités elles-mêmes apparaissent comme des phénomènes certes encombrants du point de vue de la justice sociale, mais néanmoins épars, transverses, voire éthérés, presque inévitables et desquels on ne peut au mieux qu’atténuer les conséquences. Les inégalités sont bien là, tout en n’étant nulle part en même temps.

Les ancrages territoriaux et l’intelligence collective

Les gens dont la richesse et la santé varient les uns par rapport aux autres n’habitent pourtant pas n’importe où. Ils ont une adresse, comme le rappelait Georges Kaplan (Kaplan, 1999). Et à son tour, cette adresse correspond à des milieux de vie précis, ou encore à des territoires vécus, pour reprendre l’expression de Louis Favreau (Bourque et Favreau, 2003), c’est-à-dire à des quartiers, des paroisses, des unités de voisinage en milieu urbain ou des villages en milieu rural. C’est à cette échelle qu’il faut produire l’information nécessaire à la compréhension du vivre ensemble et du pouvoir d’agir.

Mais on ne délimite pas le périmètre d’une communauté locale comme on le fait pour une entité administrative. On le fait plutôt de concert avec ceux et celles qui ont l’expertise pour ce faire, soit les habitants qui résident ou travaillent dans ces communautés : organisateurs communautaires, élus, policiers, courtiers en immeubles, résidents, gestionnaires, gens d’affaires. Ceci étant, le fait d’envisager, aux plans statistique et informationnel, un territoire donné selon la géographie de ses communautés vécues suscite un intérêt particulier. Il permet à tous les acteurs concernés par le développement de constater que le territoire d’une région n’est pas un tout indifférencié, mais un organisme dont les composantes ont leur vie propre et que pour favoriser le mieux-être de l’ensemble, il faut tenir compte de chacune des parties.

Ce faisant, c’est la première étape de la reconnaissance sociale de la souffrance ou des inégalités qui se met en branle. Car avant de décrire des différences, il importe de situer chacun dans son existence. Avant d’être riche, en santé, pauvre ou malade, l’être humain est un citoyen. Pour paraphraser Blésin et Loute, « la confiance dans sa capacité de citoyen […], la confiance que le jeu social mérite d’être joué » (2011 : 38), passe par la reconnaissance de soi.

C’est dans un tel contexte que peut commencer à s’élever au-dessus d’une communauté locale une disposition que l’on pourrait désigner comme l’intelligence collective, ou territoriale, de la communauté (Bertacchini, 2007). Dès que son existence est formellement reconnue plutôt qu’indistinctement évoquée, les résidents d’une communauté quelconque sont enclins à se donner les moyens pour mieux se connaître et mieux se comprendre. C’est de cette façon qu’ils peuvent construire des outils et partager des informations qui suscitent les discussions et forcent la réflexion sur le fait de vivre ensemble (Boisvert, 2010). Et c’est sur cette lancée qu’a pu être mise en oeuvre, dans quelques régions du Québec, une instrumentation de reconnaissance et de connaissance des communautés, une instrumentation co-construite par les acteurs du milieu; une instrumentation qui s’appuie sur une participation interdisciplinaire et intersectorielle élargie; qui cultive les vertus de la transparence et qui accorde une égale importance aux données de nature qualitative et à celles de nature quantitative. Cette instrumentation s’intéresse autant, dans un souci d’équilibre, aux conceptions savantes qu’aux perceptions citoyennes, et elle déploie des efforts constants pour produire une information probante et utile à l’action (Boisvert, 2007, 2009, 2010).

L’état de développement des communautés locales

Les communautés étant délimitées, il s’agit de rendre compte de leur état de développement au regard de leur situation socio-économique (revenu, emploi, scolarité et état matrimonial) et de leur situation sociosanitaire (mortalité, incapacités, problèmes sociaux) (Boisvert, 2007). Cela étant, il est ensuite possible de documenter l’ampleur des écarts de santé et de bien-être entre les communautés les plus défavorisées et les communautés les plus favorisées. Dès lors, on est en mesure de constater que les inégalités s’inscrivent également dans un continuum faisant en sorte que, au-delà des extrêmes, il y a les positions intermédiaires. Enfin, l’on découvre que, à pauvreté égale, certaines communautés s’en sortent mieux que d’autres alors que, en revanche, d’autres communautés, mieux nanties au plan socio-économique, sont aux prises avec plus de problèmes de santé et de problèmes sociaux que ce à quoi on devrait s’attendre.

Mais surtout, un tel portrait de l’état de développement des communautés permet de localiser, de mesurer les inégalités et de montrer comment le développement de toute une région par exemple se construit à travers des pôles résidentiels opposant les quartiers centraux et les banlieues dans les grandes villes, d’une part et, d’autre part, les grands ensembles urbanisés, le monde rural et l’arrière-pays au plan de la santé et des problèmes sociaux.

Ce portrait est présenté puis validé auprès des communautés à l’occasion de rencontres citoyennes ou lors d’activités organisées par des organismes communautaires. Il donne lieu à des débats qui à tout coup suscitent de représentations démontrant en quoi et comment, les inégalités à l’échelle des communautés locales ne sont pas une fatalité (Agence de la santé et des services sociaux de la Mauricie et du Centre-du-Québec, 2012).

La production des inégalités

Or donc, les inégalités sociales de santé ne dépendent pas d’un risque individuel et ne relèvent pas d’une responsabilité personnelle (Blésin et Loute : 8, 26); elles sont dues à des circonstances sociales particulières. « L’ordre d’arrivée au cimetière est le classement final d’une hiérarchie implacable : les premiers sont les derniers » (Baudelot, 2010 : 53).

Une éthique sociale de la reconnaissance des inégalités ne peut faire l’économie de la compréhension de leur rapport de production. La contribution de Christopher McAll (2008) gagne à être reprise dans ses grandes lignes.

En dépit de nos politiques et de nos programmes publics, les inégalités existent et persistent parce qu’elles sont générées par un jeu d’appropriation et de dépossession qui relève d’une dynamique bien précise. Les inégalités désavantagent certains groupes ou certaines communautés tout en profitant à d’autres (McAll, 2008). Autrement dit, les inégalités opèrent en vases communicants sur le mode de différents processus de transferts.

Il y a d’abord le transfert des années. Ainsi, la différence d’espérance de vie observée entre les plus riches et les plus pauvres ne se mesure pas qu’en termes d’années perdues (McAll, 2008 : 101), elle s’exprime aussi en termes d’années données. Il y a des pertes d’un côté tandis qu’il y a un excédent de l’autre. Ceci parce que les mieux nantis profitent du fait que certaines personnes moins fortunées exercent à leur place les tâches les plus difficiles, mais aussi que les gens les plus fortunés sont à l’abri des nuisances urbaines. Ils font passer les autoroutes loin de chez eux. Ils n’habitent pas les îlots de chaleur. Ils se tiennent à distance des zones industrielles. Ils ignorent les méfaits des voisinages hostiles, etc.

À ce transfert s’ajoute un transfert d’accès aux ressources. Ce transfert-là est bien connu. Il procède d’un rapport d’appropriation qui fait en sorte, pour se situer dans le domaine sectoriel de la santé, que les personnes qui ont les meilleurs revenus, qui sont les plus scolarisées et qui sont les plus richement dotées en capital social (Bourdieu, 1970) s’approprient davantage les médecins de famille, passent plus de temps en cabinet avec eux, déjouent plus souvent les listes d’attente, arrivent en première ligne, profitent avant tout le monde des avancées de la recherche, appliquent automatiquement et précocement des prescriptions de santé dont les effets se font sentir toute la vie (Baudelot, 2010 : 54).

Toujours en lien avec nos programmes et nos politiques, la question des saines habitudes de vie n’échappe pas aux opérations de transferts, notamment en ce qui concerne le transfert des compétences. L’exemple du tabac est éloquent. Les experts de la prévention dénoncent avec raison ses conséquences sur la santé. Mais ils tiennent les fumeurs comme étant responsables de leurs malheurs, voire incompétents dans la prise en charge de leur santé. D’où la panoplie des conseils et des injonctions qui ont pour effet de dévaloriser encore davantage ceux qui sont déjà en situation de défavorisation (les fumeurs se recrutent surtout dans cette catégorie), ce qui ajoute à leur mésestime personnelle, accroît leur isolement, accentue les écarts tout en justifiant l’existence, à l’inverse, des fins connaisseurs de la bonne conduite. Et ce qui vaut pour le tabac vaut pour la malbouffe et pour la sédentarité. Autant de situations qui ne sont pas des inconduites, mais des obstacles que les personnes ont pourtant la compétence de surmonter quand on leur donne la liberté de faire des choix (Sen, 2010) plutôt que de leur dire quoi faire.

Enfin, parlons de transfert de capital. Prenons le cas du régime de revenu de dernier recours du Québec, soit l’Assistance emploi. Ce que l’on tend d’une main aux plus démunis repasse très vite entre les mains des propriétaires immobiliers qui placent le rendement sur leur investissement bien avant la qualité du bâti (McAll, 2008 : 98). Dans plusieurs cas, plus de 70% de ce qui est offert en prestation se transforme en mensualités locatives. Reste bien peu d’argent pour l’alimentation; la moitié de ce qui est nécessaire pour la sécurité alimentaire très souvent (Dispensaire diététique de Montréal, 2011). Enfin, une part résiduelle des allocations retourne très souvent à l’État par l’intermédiaire des jeux de loterie ou les taxes sur le tabac et l’alcool. Des mises certes déraisonnables, mais ô combien excusables dans les circonstances.

Sans reconnaissance du rapport de production des inégalités, aussi nécessaires soient nos programmes et nos politiques publics, aussi primordiale soit leur amélioration, reste que, sans plus, ils risquent de se cantonner dans une position « assistancielle » (Raynault, 2009) quand ils ne contribuent pas tout simplement au maintien ou à l’accroissement des inégalités (Potvin, 2008). Au surplus, à l’instar de ce que l’on observe pour tous les phénomènes sociaux, la santé est inégalement distribuée parce que les rapports d’exploitation qui sont à son origine ne sauraient être déjoués par la seule bonne volonté des mieux nantis, par le simple abandon de privilèges au demeurant considérés comme étant mérités (Bourdieu, 1970). La société ne fait pas de cadeaux à ses citoyens les plus déshérités. La réduction des inégalités passe par l’expression des droits et non par l’octroi de privilèges librement consentis (Vézina et Bernheim, 2011). La réduction des inégalités est indissociable de la participation citoyenne et la mobilisation collective lui est consubstantielle.

Le développement des communautés à la rescousse

C’est dans cet esprit que, dans la foulée des approches et des stratégies mises en oeuvre ces dernières années au Québec et ailleurs pour lutter contre la pauvreté et réduire les inégalités, les domaines du développement des communautés et du développement social se sont taillé une place de choix, notamment en santé publique. Autant dans la mise à jour du Programme national de santé publique du Québec (MSSS, 2008) que dans les plans régionaux de santé publique (ASSS Mauricie et Centre-du-Québec, 2008), voire de la planification stratégique des Agences de santé, le développement des communautés occupe une situation enviable (ASSS Mauricie et Centre-du-Québec, 2011). Et avec raison.

Le développement des communautés, selon l’INSPQ, « est un processus de coopération volontaire, d’entraide et de construction de liens sociaux entre les résidents et les institutions d’un milieu local, visant l’amélioration des conditions de vie sur les plans physique, social et économique » (INSPQ, 2002 : 6). C’est à cette échelle qu’il est possible de soutenir, voire de renforcer sans cesse autant la capacité d’agir des personnes que leur propension à créer, selon les termes de Ninacs (2010), un agir collectif, ou encore, selon Frolich et Blake (2006) ainsi que Bourque (2009), un acteur collectif territorial capable de rallier les forces vives d’un milieu autour de projets porteurs et structurants.

Partant du fait que le développement des communautés, selon l’INSPQ, « est un processus de coopération volontaire, d’entraide et de construction de liens sociaux entre les résidents et les institutions d’un milieu local, visant l’amélioration des conditions de vie sur les plans physique, social et économique » (INSPQ, 2002 : 6), il importe collectivement de soutenir au mieux, voire de renforcer sans cesse autant la capacité d’agir des personnes que leur propension à crée un agir collectif (Ninacs, 2010), de créer un acteur collectif territorial capable de rallier les forces vives d’un milieu (Frolich et Blake, 2006) et de s’activer et de se mobiliser autour de projets porteurs, grâce à la mise en place de stratégies et de processus déployés en vue de faciliter la construction d’un acteur collectif territorial (Bourque, 2009).

Cette posture conceptuelle en matière de développement offre plusieurs avantages. En théorie du moins, elle permet de répondre à certains détracteurs de la participation citoyenne voyant en elle, dans le pire des cas, une distraction donnant l’occasion à l’État de se délester de certaines de ses obligations (Morel, 2005). Au contraire, le développement des communautés ainsi vu aide non seulement à plaider pour l’importance des politiques publiques, mais aussi va-t-il dans le sens de leur nécessaire amélioration et s’écarte-t-il de l’idée que l’amélioration des conditions de vie de la population ne repose que sur la seule bonne volonté des décideurs et l’expertise des professionnels. Il permet de mettre en branle une mobilisation collective faisant en sorte que les communautés aient certes le quantum de ressources qui leur revient, mais surtout les ressources qui conviennent à leurs besoins et caractéristiques propres.

Ces informations aident ensuite les organismes et les groupes oeuvrant auprès des communautés à se mobiliser pour réclamer non seulement la part de ressources nécessaires à leur développement, mais une part de ressources dont l’usage est déterminé de telle sorte qu’il soutienne au mieux la capacité d’agir des communautés. Ce qui revient à s’écarter de la notion de programmes et à entrer de plain-pied dans une dynamique de développement par projets, un mode de développement qui facilite l’innovation et la créativité, tout en étant en phase avec la capacité d’agir déterminée par l’état du développement socio-économique et sociosanitaire. Voyons de plus près.

Le potentiel des communautés locales

Chaque communauté peut contribuer à son développement en mobilisant ses ressources et en allant chercher hors ses frontières celles qui sont nécessaires à son évolution (Bernard, 2007), faisant d’une communauté, pour paraphraser Côté (2009 : 97), non pas un objet de développement, mais un lieu où les acteurs sont les sujets de leur développement.

Il en est ainsi parce que toute communauté locale est dotée de potentiel au motif que des êtres humains y résident. Encore faut-il identifier ce potentiel apte à surdéterminer les grands facteurs structurants de développement que sont les réalités socio-économiques. On pense ici à tout ce qui a trait au sentiment d’appartenance des résidents, à leur fierté, aux relations de voisinage, au sentiment de sécurité, à la présence du sens de l’initiative, etc. D’où l’idée de mettre en place une approche de remontée de ces informations par la mobilisation d’experts en développement des communautés (Chabaud, 2001); une remontée capable de fournir les éléments d’un projet de changements planifiés. Pour le dire avec Louise Potvin, une remontée de l’information permettant d’établir entre les acteurs de la communauté des connexions informationnelles qui favorisent une juste problématisation de l’état de développement du milieu, qui provoquent un intéressement et un enrôlement à la prise en charge de son devenir et qui entraînent vers une mobilisation réussie dans la conduite de son développement (Potvin, 2007).

La conduite du développement

Le développement dans son essence est à géométrie variable. Ce qui est constant cependant, c’est qu’au regard de l’évolution des communautés humaines, le développement consiste à faire progresser chaque communauté d’un point « a » vers un point « b ». Toutes les combinaisons de moyens et d’objectifs possibles peuvent être utilisées pour provoquer ce progrès. Mais il est certain que ce n’est pas la position d’une communauté par rapport à une autre qui est révélatrice de sa capacité de développement. Le développement des communautés est le résultat des efforts qui font progresser une situation. En ce sens, toutes les communautés d’une région, qu’elles soient riches, pauvres, défavorisées ou mieux nanties, vulnérables, résilientes ou aisées, ont une capacité différenciée en matière de développement social. Au bout du compte, en plus des efforts liés au développement de chaque communauté, c’est la synergie de l’ensemble de ces efforts sur le plus grand nombre de communautés possible qui fera reculer, pour la peine, les inégalités sociales de santé. Deux exemples, en terminant.

Une communauté vulnérable

Les bénéfices attendus d’une telle posture « surveillantielle » se démontrent assez facilement dans le cas d’un processus d’embourgeoisement, notamment. Ainsi, dans tel quartier, les moins nantis ne voient pas augmenter le prix de leur loyer et ne sont pas repoussés en périphérie parce qu’ils ne font pas assez d’efforts pour gagner plus d’argent, mais parce qu’ils ne sont pas avertis des actions de ceux qui spéculent à tout vent, profitent de leur incapacité d’agir, font comme si seul le libre marché pouvait convenir de l’issue de leur destin personnel.

Et pourtant, si un exercice d’appréciation du potentiel de développement de la communauté a démontré que le sentiment de fierté est au plus bas, que la perspective de pouvoir changer les choses est au point mort, voire que les relations de voisinage sont tendues, il reste que les gens ont encore le goût de se rassembler lorsqu’on leur en offre l’occasion. Si modeste soit cette disposition collective, c’est de là qu’il faut partir pour construire la chaîne de renforcements des potentiels de la communauté. Et comme de fait, voilà un premier pas permettant de briser la force d’inertie qui confine les gens dans l’isolement, la méfiance et le repli sur soi. Voilà un élan déployé dans un espace neutre où l’on partage le constat que ce que l’on vit n’est pas unique, qu’ensemble le poids du monde est moins lourd à porter… Et puis, après la fête, la chaîne de renforcements continue à se déplier. Elle va de la mise sur pied d’un journal de quartier à un projet de sécurité alimentaire qui, avec ses cuisines collectives, ses jardins communautaires ou de jardins de balcon, prend le relais des comptoirs alimentaires. De tels rapprochements favorisent le sentiment qu’on peut faire quelque chose collectivement, en agissant de concert avec les entrepreneurs locaux, les organismes communautaires, les organisations publiques ou autres instances de la société civile pour mettre sur pied une friperie, des vélos de quartier, un gymnase collectif, un café doublé d’une buanderie communautaire et d’un accès Internet, un centre d’alphabétisation et une clinique communautaire.

Par effet d’entraînement, les mêmes entrepreneurs sociaux ébauchent des projets visant à transformer un bâtiment vétuste ou une église menacée de démolition en coopérative de production culturelle ou en hébergement hôtelier convivial et écologique avec à la clé, bien sûr, l’embauche préférentielle des résidents du quartier[2]. Et comme au passage ces derniers améliorent leurs revenus, ils sont les premiers à vouloir contribuer aux efforts de rénovation du parc de logements de la communauté. Petit à petit, une certaine mixité sociale se développe, une mixité liée à l’amélioration des conditions de vie de tous les résidents, ayant un effet d’entraînement sur d’autres quartiers aux prises ailleurs avec les mêmes problèmes. Mais pourquoi s’arrêter là?

Par effet d’entraînement, les mêmes entrepreneurs sociaux ébauchent des projets visant à transformer un bâtiment vétuste ou une église menacée de démolition en coopérative de production culturelle ou en hébergement hôtelier convivial et écologique avec à la clé, bien sûr, l’embauche préférentielle des résidents du quartier[3]. Et comme au passage ces derniers améliorent leurs revenus, ils sont les premiers à vouloir contribuer aux efforts de rénovation du parc de logements de la communauté. Petit à petit, une certaine mixité sociale se développe, une mixité liée à l’amélioration des conditions de vie de tous les résidents, ayant un effet d’entraînement sur d’autres quartiers aux prises ailleurs avec les mêmes problèmes. Mais pourquoi s’arrêter là?

Une communauté avantagée

Rien n’est moins présent dans une communauté avantagée que l’esprit communautaire. Mais il arrive aussi que dans de telles communautés, les questions relatives à la sécurité soient en même temps préoccupantes. Le potentiel de développement d’une telle communauté réside en cette capacité des gens qui l’habitent de comprendre les avantages comparés des efforts de protection contre la criminalité selon que l’on adopte une approche individualiste et protectionniste (système d’alarme sophistiqué, assurances tous risques, accès limité, guérite de sécurité et tutti quanti…) ou suivant qu’on s’en remet à une approche plus communautaire de type vigilance du voisinage. Les enfants sont-ils mieux protégés par les patrouilles policières, si fréquentes soient-elles, ou par le déploiement d’un programme comme « Enfant secours »?

Mieux encore, qu’on pense aux avantages qui résulteraient, aux plans environnemental et urbanistique par exemple, du fait d’adopter un regard plus collectiviste sur le bâti, sur les cadastres, sur le mobilier urbain, sur le tracé des rues. Gagnerait-on à ne pas confier tout le déploiement des composantes relatives à l’aménagement physique au seul regard privé, au regard aveugle de gens qui ne tiennent pas compte des avantages qu’ils ont à vivre dans une société plus égalitaire? Enfin, comment ne pas escompter qu’une préoccupation communautaire élargie en milieu avantagé ne provoque de retombées au plan collectif, par effet d’entraînement, par une sensibilisation accrue à tout ce qui touche les politiques publiques comme celles relatives au partage de la richesse, cela au motif qu’elle diminue les tensions, favorise la cohésion sociale et permet de vivre dans une société plus conviviale?

En conclusion

Les inégalités sociales existent. Elles font mal. Mais elles ne sont pas une fatalité. Pour les contrer, il ne suffit pas d’en formaliser l’existence de manière savante ou vulgarisée. Il importe de les inscrire dans une véritable éthique sociale de reconnaissance faisant en sorte que c’est collectivement qu’elles sont localisées, mesurées, validées et comprises pour ensuite être surmontées.

Une telle éthique peut se déployer de plusieurs façons. L’une d’elles passe par la contribution des instances publiques à l’activation de la capacité – différenciée – d’agir des communautés locales, cela en établissant des équilibres entre la logique gouvernementale et la dynamique communautaire par le biais d’un juste dosage de l’action dirigée par programme et l’approche par projets. Une autre manifestation de cette éthique serait le recours à des stratégies relatives au développement des communautés pour déployer les conditions favorisant l’exercice de la responsabilité citoyenne et l’application des droits collectifs.

À noter que l’exercice de la responsabilité citoyenne et de la participation sociale ne relève pas d’une nouvelle morale publique, non plus que d’un projet poursuivant des « finalités essentiellement politico administratives » (Côté, 2009 : 79), encore moins d’une orthodoxie visant à repousser toute marginalité émancipatrice. C’est avant tout une mise en mouvement d’une communauté sur un objet d’intervention à sa portée, librement consentie, liée à une capacité d’agir locale donnée. Une telle mise en mouvement est surtout constitutive des rapports de force entraînant des changements calés sur des priorités locales et non pas portés par des expertises ou des autorités externes.

Une autre conséquence du développement d’une éthique de reconnaissance des inégalités sociales de santé consiste à forcer l’action sur les conditions de vie plutôt que les comportements, les habitudes ou le renforcement des compétences des individus. Elle fait la démonstration que pour lutter contre la pauvreté, abolir la souffrance sociale et contrer les inégalités, il ne suffit pas de miser sur une amélioration des chances, comme le propose l’approche par programmes en provenance des ministères ou des organismes caritatifs.

Dans ce contexte, si la présence de l’État est centrale, ses politiques sont décisives. Ces dernières ne sauraient être favorables à la justice sociale en l’absence d’une solide mobilisation citoyenne, sans la montée de contre-pouvoirs capables de faire survenir une représentation démocratique décentralisée et participative. Rien n’est gagné. Mais pour paraphraser encore une fois Blésin et Loute, on est condamné à accepter le fait qu’on ne saurait attendre que l’État (ou bien la société elle-même) soit transformé pour espérer sa transformation (Blésin et Louthe, 2010).